L’odieux, c’est l’autre
1Disons-le d’emblée, peut-être faut-il partir des derniers mots de l’ouvrage de Yann Rodier, pour en signaler spontanément l’importance : « Une histoire finalement toujours d’actualité ». Loin des poncifs sur la modernité des anciens, le livre en présence nous confronte à une réalité dramatiquement familière : celle de la manipulation des affects collectifs dans le but de fabriquer un artefact sujet de haine, ceci à des fins politiques. L’ouvrage dans sa globalité repose sur un postulat paradoxal, souligné par l’épilogue à portée épistémologique, selon lequel il est possible de faire l’histoire « de la raison de l’odieux » (p. 438), en décryptant « les rouages d’une passion, toujours construite et conjoncturelle qui contamine parfois la psychè collective, modelée par les stéréotypes et les préjugés » (ibid.). Et si la passion peut devenir « un objet d’histoire1 », si l’on peut en quelque sorte faire l’archéologie de la modernité en observant l’évolution des structures imaginaires des époques qui la préparent, c’est en vertu d’une conception de la discipline historique telle qu’elle peut se donner « pour objectif épistémologique de déchiffrer l’empreinte et le rôle des passions dans l’histoire sanglante du corps social » (p. 285) après les guerres de Religion. L’objectif politique majeur est alors d’éviter le retour de l’odieux intérieur : pour conjurer le « retour du refoulé, la violence des guerres civiles » (p. 27), l’époque voit se développer une dense réflexion anthropologique sur la colère, la violence et la haine comme dangers pour l’individu et la Cité. Si le terrain a été préparé par des entreprises précédentes, comme Y. Rodier le signale régulièrement avec une grande exigence scientifique, Les Raisons de la haine constitue une lecture particulièrement éclairante pour les contemporains traumatisés que nous sommes par l’intrusion d’une violence aussi haineuse que sauvagement meurtrière dans notre réalité.
Les mots tuent
2Les mots peuvent-ils tuer2 ?Rassemblant et étudiant un corpus très riche et divers (journaux, traités des passions, d’éducation princière, libelles, oraisons funèbres, pièces de théâtre, chansons, correspondances, ouvrages de poétique, sermons, mazarinades, ouvrages techniques ou scientifiques, histoires tragiques, histoires dévotes, textes juridiques, poèmes, textes narratifs, textes théologiques), Y. Rodier montre comment ces différents types de discursivité ont été utilisés par le pouvoir politique ou ses contre-pouvoirs pour fabriquer de l’odieux et en instrumentaliser l’expansion imaginaire. Il est frappant de voir tracée cette ligne de force de l’ouvrage où, dans les discours et selon leur diffusion, les représentations se font et se défont. Parce qu’il n’existe aucun objet de haine objectif, le discours est acteur de l’histoire en tant qu’il est producteur de passion. Comme le relève Denis Crouzet dans la préface qu’il donne à l’ouvrage :
L’histoire telle qu[e Y. Rodier] la met en œuvre est sémiologique parce que la sémiologie est l’outil, dans un temps où la rhétorique gouverne le monde et les hommes, d’une performativité sur l’histoire même. (p. 9)
3Aucun discours de haine n’est donc innocent et l’on sera toujours coupable d’en banaliser la moindre expression. Tout discours recèle une potentielle puissance et une puissance d’autant plus apte à se traduire en violence actuelle qu’il repose sur une redoutable connaissance des situations et des acteurs qui y sont plongés. Contre un certain anti-intellectualisme primaire qui sépare le « réel » du « livresque », l’ouvrage de Y. Rodier montre, preuves historiques à l’appui, à quel point le discours écrit ou proféré tend à la performativité, surtout lorsqu’il maîtrise les techniques qui permettent de structurer l’imaginaire et d’assurer donc son articulation au passage à l’acte. Le premier xviie siècle (de l’assassinat d’HenriIV à l’avènement de Louis XIV) présente ainsi plusieurs épisodes d’« artificialisation de cet imaginaire de l’odieux » qui révèle « combien ce régime émotionnel est réglé et intégré dans le jeu politique » (p. 92) des acteurs et actrices de l’époque. À la sortie des guerres de religion, il s’agit de livrer une autre bataille, sur le terrain de la mémoire traumatique, pour orienter et façonner la compréhension du monde contemporain.
4L’assassinat de Concini est l’un de ces épisodes remarquables où s’observe la construction active de cette « communauté émotionnelle de l’odieux » (p. 111) sur laquelle la nation va s’échafauder. Il est précédé par la « défiguration rhétorique » de sa victime, dans les libelles qui relaient un « discours performatif » annonçant « la métamorphose de la haine de papier, la haine affective, en haine effective » (p. 108). Car dans les appels à supplicier Concini, tels qu’ils se diffusent dans l’ensemble de la société, de l’aristocratie au peuple, « le mot postule l’acte » (ibid.). Le massacre de Concini finit par représenter « cette parole qui tue, cette métamorphose de l’imaginaire odieux en une haine brutale » (p. 112) :
Au corps de papier, déchiré et défiguré sous l’effet du verbe haineux, est substitué quelques mois plus tard le corps physique du favori, déchiré cette fois-ci par la geste collective d’un peuple en furie. (ibid.)
5Mais l’action discursive ne s’arrête pas là puisque la production et « l’expression d’une prétendue haine publique contre le favori » (p. 109), mobilisant tous les registres littéraires, constituent un encouragement pour Louis XIII à concevoir le coup d’État de 1617.
6La démarche de Y. Rodier se fixe donc un objectif de salubrité publique lorsqu’elle entreprend « d’envisager la nature de ce lien organique entre l’imaginaire de la haine de papier et son incarnation en une haine violente, brutale, physique et sanglante » (ibid.), de décrire la logique de « performativité du discours de l’odieux », la « puissance du discours dans l’espace public » (p. 113). Durant la Fronde, les mazarinades tentent de retrouver à l’égard de Mazarin les effets sanglants de la publicisation d’un supposé « unanimisme de la haine publique » (p. 413). Les libellistes y deviennent des « professionnels de la violence intellectuelle capable de susciter une raison de l’odieux voire une émotion publique violente » (p. 414). Y. Rodier montre la profonde violence de « l’abstraction verbale, inhérente au discours polémique » qui « fait prendre conscience de la puissance performative du discours et du passage potentiel du mot à l’acte destructeur3 » (p. 413). Qui pourrait douter que les mécanismes qu’il met en lumière entre discours, imaginaire et acte ne soient encore à l’œuvre dans notre propre histoire ? Et cela alors que la période objet d’étude de Y. Rodier illustre une inquiétante collusion entre pouvoir politique et vecteurs de médiatisation. Ces derniers, aussi frustes qu’ils puissent nous apparaître au regard de nos actuels réseaux sociaux, n’anticipent pas moins la redoutable efficacité d’une circulation émotionnelle aux allures de contamination passionnelle.
Pouvoir & média
7Car l’ouvrage de Y. Rodier fait aussi l’histoire des relations troubles entre le pouvoir politique, établi ou à conquérir, et les organes de médiatisation, aussi peu sophistiqués soient-ils en apparence. L’étude de la période observée permet en effet de comprendre comment la « mise en place d’une science politique des passions » (p. 18) justifie l’absolutisme. Or ce dernier passe, très rapidement, sous Marie de Médicis puis Richelieu, par un « contrôle de plus en plus étroit des vecteurs médiatiques de l’idéel » (p. 22). Le pouvoir politique comprend, dans le contexte d’après-guerre civile, l’intérêt à faire émerger un ressentiment national qui prend notamment la figure d’un anti-hispanisme. La fabrication d’une passion d’État omniprésente équivaut à un « contrôle des passions » collectives subsumées dans un « régime émotionnel de l’Antipathie d’État » (ibid.). Y. Rodier montre donc comment le pouvoir participe de la « fabrique du discours de l’odieux » avec la conscience que « Passion et/ou Raison d’État constituent in fine les fondements d’un nouvel art de gouverner, l’absolutisme royal, capable en théorie d’éviter, de canaliser ou d’orienter les émotions populaires » (ibid.). La diffusion de l’annonce du régicide d’Henri IV permet par exemple d’observer un effort de « nationalisation de l’information, accompagnée d’une parfaite gestion de l’événement par le pouvoir royal » (p. 40). Il s’agit d’assurer à la fois la condamnation unanime du régicide et l’amour post-mortem du roi. Le « pouvoir alchimique de l’imprimé » (p. 41), largement diffusé, produit un unanimisme passionnel populaire, une « uniformisation émotionnelle » (p. 42) dont l’utilité politique ne se dément plus.
8Sous la régence de Marie de Médicis, les libelles cherchent à fabriquer de l’odieux en exploitant l’efficacité du libelle pour artificialiser et stimuler une haine contre de plus ou moins fantasmatiques ennemis d’État (p. 55). Capable de maîtriser les méthodes discursives qui instillent la haine dans les imaginaires, le pouvoir perçoit l’ambivalence de la profusion des libelles « émouvant le peuple en faisant naître les passions enragées dans l’espace public » (p. 99). Cette efficacité pathique sur la psychè collective représente un danger si elle échappe au contrôle centralisé de l’État au sommet duquel on comprend que « si la médiatisation et la politisation introduites par des libelles accessibles au plus grand nombre n’établissent pas encore l’opinion publique, ils ont contribué à faire naître ex nihilo une émotion publique » (p. 114). Les puissants cherchent donc à agir sur les métamorphoses de l’odieux et pour éviter le retour des conflits religieux, on transfère la haine depuis l’autre religieux sur l’autre étranger : c’est ainsi que la figure du Turc « apparaît alors comme l’unique ennemi commun de la chrétienté et servit de contre-feu à l’anti-protestantisme » (p. 49). Le favori Concini symbolise à lui seul le statut de bouc-émissaire imposé aux étrangers sous la régence. Les libelles de ses opposants fabriquent à son sujet l’image d’une toute-puissance scandaleuse et illégitime et recourent à l’argument xénophobe comme aux stéréotypes nationaux (p. 95-97). Le gouvernement de la régente finit par instrumentaliser une xénophobie politique légalisée par le Parlement en 1615 (p. 115). Un peu plus tard, les mêmes mécanismes, qui poussent Marie de Médicis à abandonner les signes de son origine étrangère, sont exploités par les détracteurs de Mazarin :
À la croisée des imaginaires xénophobes, Mazarin cristallise la figure cosmopolite de tous les étrangers honnis : l’Italien machiavélique, l’Espagnol ambitieux, l’Anglais régicide et le Turc tyrannique. (p. 426)
9Dans la France d’après les guerres de religion, l’un des enjeux politiques majeurs est le double contrôle de l’éloquence publique et de l’information : il s’agit de « dépassionner l’espace public et désamorcer tout risque de retour de l’odieux » (p. 61) ou de faire en sorte d’orienter les passions publiques de telle sorte qu’elles servent la stabilité du pouvoir en place. C’est dans cet esprit qu’est créé en 1611 le Mercure François, périodique conçu d’après une « méthode de compilation des faits politiques, soigneusement agencés, afin d’en rendre la présentation favorable au pouvoir » (p. 62). Alors que naît la réalité de la propagande étatique, se met en place une politique de répression contre les libraires qui doit assurer le « contrôle systématique de la production et de la diffusion de l’imprimé » (p. 64). Louis XIII met en place quant à lui à partir de 1618 un « véritable programme de nationalisation de l’imprimerie française » (p. 134). Ce contrôle de l’imprimé s’accompagne d’un contrôle de l’éloquence de la chaire tandis que les fictions narratives, histoires tragiques et canards notamment, relaient l’effort officiel pour « substituer les haines extra-chrétiennes aux haines intra-chrétiennes » (p. 85). En 1617, les historiographes du roi ont déjà été mobilisés pour justifier le coup d’État de Louis XIII en accentuant notamment les méfaits du septennat de la régence. L’assassinat de Concini est alors présenté comme un crime d’amour et non de haine, relevant des intérêts de l’État et commis pour un peuple qui haïssait le favori. Parallèlement le pouvoir royal réagit contre l’usage anarchique du verbe subversif, diffamatoire, contaminant l’espace public d’un élan haineux et séditieux potentiellement incontrôlable. L’État s’arroge donc en toute légalité le monopole de la violence publique, une violence qui culmine dans la construction de l’ennemi d’État. Richelieu excelle dans ce contrôle des vecteurs médiatiques qui ont fait leur preuve dans l’histoire la plus récente :
Cherchant à modeler la psychè collective, il contribue à renforcer un sentiment national qui se construit par antagonisme à ceux identifiés comme les ennemis de l’État. La conquête de l’émotion publique, imposée et impulsée par l’État grâce au contrôle des médias, précède l’émergence plus tardive d’une véritable opinion publique. Le musellement de toute voix contradictoire après 1630 renforce ce rapport dissymétrique entre un pouvoir qui impose sa raison voire sa passion d’État dans l’espace public et le peuple. Soumis à ses passions, ce dernier ne peut que recevoir cette raison du Prince ou du ministre d’État. Seul le langage politique des passions est jugé adapté à cet espace public et caractérise l’État moderne du premier xviie siècle. (p. 327)
10Le Parlement édicte en janvier 1625 un édit interdisant de chanter des chansons diffamatoires au Pont-Neuf et dans les places et carrefours de Paris tandis que le « contrôle des correspondances suspectes est renforcé avec la centralisation des postes » (p. 376) qui permet aussi de surveiller libellistes et comploteurs. Y. Rodier rattache à cette entreprise le mouvement d’institutionnalisation et d’étatisation de l’écrivain, notamment par le biais de la création de l’Académie française en 1635, comme l’action de soutien à une presse affidée au pouvoir, le Mercure confié au père Joseph et la Gazette à Renaudot. Jusqu’à la fin de la période observée, l’État n’a toutefois pas le monopole de cette fabrique de l’odieux sur laquelle agissent notamment avec succès les frondeurs contre le successeur de Richelieu : la multiplication des mazarinades demeure une éclatante manifestation du statut de l’imprimé comme « redoutable outil de pouvoir sur la psychè collective » (p. 23), du point de vue des contestataires de l’ordre qui cherche à s’établir.
Qu’est-ce qu’une nation ?
11La démonstration de la nature de « l’absolutisme moderne » comme « absolutisme des passions capable de les contrôler et de les instrumentaliser » (p. 23) n’en reste que plus frappante. Y. Rodier montre que l’État moderne, comme construction rationnelle, repose sur le sacrifice des intérêts individuels au profit de sa propre souveraineté, et qu’à ce titre il implique un encadrement des passions dont la nécessité se manifeste jusque dans les créations théâtrales contemporaines, chez Corneille par exemple. La structure psychique du monarque se pense elle-même comme une structure politique, une « royauté intérieure » sur laquelle doit régner « une raison d’État de soi-même » « contre le risque permanent de passions déréglées » (p. 294). L’action du Prince sur ses sujets se conçoit en analogie avec l’action de la raison sur les passions. Et puisque le sujet ordinaire échoue la plupart du temps à soumettre ses passions à son entendement, son meilleur recours est de « se soumettre au souverain, investi d’une raison suréminente capable de domestiquer les passions » (ibid.). L’absolutisme garantit l’ordre du corps social et donc la paix : « l’absolutisme prôné est celui d’une raison d’État des passions voire d’une passion d’État, garantissant le monopole de la violence » (ibid.). Cette notion de « passion d’État » se décline dans la fabrication d’une part d’« un ressentiment national de l’odieux » — qui permet de justifier une politique extérieure agressive et de favoriser la pacification intérieure royaume —, et d’autre part d’« entreprendre la conquête affective de ses sujets pour s’en faire aimer » (ibid.). Ainsi l’absolutisme politique se trouve-t-il justifié et pensé à partir du modèle anthropologique des passions, les sujets, régulées par la raison, le Prince (p. 298). Et le degré d’absolutisme du régime politique se définira en fonction du degré de dérèglement des passions collectives en présence. L’absolutisme comme règne « d’une raison absolue du Prince, ne cédant jamais à ses passions, s’inscrit dans un vaste mouvement de pensée cherchant à conjurer le retour des passions populaires dans le corps social » (p. 215).
12Dans ce cadre, l’ouvrage de Y. Rodier montre comment la haine constitue un lien susceptible d’exploitation politique. Toute la période considérée, parcourue en quatre séquences (1610-1617 ; 1617-1622 ; 1620-1650 ; 1624-1659), voit se rejouer la nécessité de recréer la communauté affective nationale, socle de réconciliation sur lequel se fonde la stabilité de l’État. Pour externaliser l’objet de la haine publique en dehors du corps social, il faut désigner un ennemi que l’on ne va plus définir « par son appartenance confessionnelle » (p. 56) et que l’on va opposer au « bon Français » dont l’identité « dans l’espace national doit se substituer à celle du vrai Catholique pour conjurer le retour de l’odieux » (p. 57). Lors des états généraux de juin 1614, « l’imposition d’un amour absolu et national pour le roi et la patrie doit permettre de panser les fractures provoquées par les guerres de Religion » (p. 59). C’est le moment où, devant l’urgence de créer une communauté nationale, le terme de patrie voit sa signification muter, depuis son sens médiéval de désignation d’un pays d’origine à celui d’une appartenance à une nation : « Une conscience nationale visant à dépasser les clivages religieux et à définir un ennemi d’État plus qu’un ennemi d’Église » (p. 60). Les structures cognitives et affectives de la communauté formée par la nation sont alors soumises aux « nécessités de la raison politique » (p. 78) : un art de gouverner s’applique à les modeler et les influencer par le biais des discours polémiques mais aussi des arts et de tous les produits culturels comme les spectacles. Il s’agit de relayer et entretenir l’animosité contre les cibles étrangères du « ressentiment identitaire commun » (p. 81), de justifier une diplomatie agressive, de « fixer une imagologie populaire en forgeant stéréotypes et préjugés que l’on retrouve dans le théâtre, les ballets, la littérature et les estampes » (p. 391). Richelieu déploie ainsi une « propagande iconographique », fruit d’une « esthétique du plaisir » (p. 393), produisant une quantité considérable d’estampes satiriques où l’Espagnol est identifié au vice et au monstrueux. L’apogée de cette production « concorde avec le renforcement de la censure qui n’épargne aucun medium » (p. 395), avec la complicité des imprimeurs-imagiers qui entretiennent avec le pouvoir royal un « lien statutaire, professionnel voire institutionnel » (ibid.).
13Parallèlement, la consolidation de la nation comme « communauté politique imaginaire et imaginée », fondée sur ce que Benedict Anderson définit des « artefacts culturels4 » (p. 97), implique la valorisation d’un pouvoir politique usant de la raison, et se caractérisant par les qualités de modération et de maîtrise : « Deux corps du roi apparaissent, le corps privé du roi soumis à ses passions est dissocié de son corps public dirigé par sa raison pour dissoudre toute violence » (p. 360). Dans l’espace public, ce pouvoir favorise l’instrumentalisation de la haine comme « produit culturel », « élément identitaire » (p. 116-117), « résultat socioculturel de l’éducation que l’enfant acquiert tel un automatisme préservatif de défense contre » ceux qui sont désignés comme ennemis d’État (p. 118). C’est dans ce contexte que la science morale joue un rôle essentiel dans la diplomatique du premier xviie siècle. Médecins, moralistes, théologiens, historiens, politologues s’impliquent dans l’élaboration d’une science de l’âme qui fait « naître une véritable anthropologie des passions, à l’origine de l’État absolu moderne » (p. 220). Une science des passions se construit au moyen d’observations des symptômes, de raisonnements étiologiques et de recherches thérapeutiques morales voire médicales. Il s’agit de « fournir un canevas rationnel pour expliquer la genèse des passions, aux origines de la violence et des guerres civiles » (p. 229), « de les identifier comme les causes principales de la violence et de la barbarie » (p. 230). Le développement de cette « science physique des passions » offre la possibilité d’un « déchiffrement » et d’une « lecture corporelle des passions, perfectionnés par la médecine et la physiognomonie » pour les « anticiper, » « contrôler » et « les instrumentaliser » (p. 248). L’ambition de la psychologie des passions qui se développe dans les productions intellectuelles et culturelles de l’époque vise à « connaître les causes universelles des mouvements affectifs en nous et en l’autre » (p. 265). À l’extrême, il s’agit de pouvoir prévoir le développement et la manifestation de la haine et de fournir les instruments pour pratiquer soi-même la métriopathie.
14Dans ce cadre la xénophobie se fait l’expression « d’une stratégie rhétorique visant à susciter l’adhésion collective, à justifier une révolte politique » (ibid.) ; la haine devient ciment communautaire, « marqueur identitaire national qui ne peut s’exprimer que par la violence » (ibid.) . Dans la lutte pour le pouvoir réel et symbolique que se livrent Marie de Médicis et Louis XIII, chaque parti exploite cette puissance fédératrice de l’odieux. Elle conduit à réorienter la politique antiprotestante par la définition d’une « parfaite haine » (p. 160), « une haine d’abomination contre le péché et non le pécheur » (p. 146), haine « instrument de l’amour de Dieu », « outil sotériologique, au service du salut des âmes réformées », « enseignée par la douceur » et qui « doit préluder à la réunification de l’Église » (p. 158-159) : l’hérétique n’est plus un ennemi mais un malade à rééduquer et convertir. L’ennemi est ailleurs : l’anti-hispanisme d’État se charge de le construire. L’effort pour « circonscrire la haine d’inimitié, destructrice de l’Autre » se double de la désignation de « la nature du péché à haïr » (p. 158). De même, le succès des spiritualités mystiques, qui prônent un anéantissement du moi, encouragent « à une expiation individuelle de son propre péché plutôt que collective et sanglante du péché de l’autre » (p. 433). Richelieu revendique au premier chef ce rôle de « thérapeute des âmes » (p. 157), fondé sur un rationalisme chrétien capable de modérer les passions et de « rétablir les bonnes passions dans le corps social » (ibid.). L’opération implique « une restauration étatique de la religion qui ne peut passer que par la primauté de l’État sur l’Église » (p. 339) : « La relégation du théologien à la seconde place dans l’État constitue le cœur du catholicisme d’État » (p. 340) ; « L’État monarchique congédie la théologie du champ politique, mettant un terme à la controverse sur le pouvoir pontifical, réduisant au silence les gallicans et ralliant les dévots » (p. 355).
15L’épisode du siège de La Rochelle illustre cette politique. Durant les quatorze mois de sa durée, le pouvoir déploie une campagne de presse qui entretient temporairement une anglophobie d’État et vise à montrer que Richelieu combat « moins l’hérésie que l’ingérence étrangère dans les affaires du royaume » (p. 357). Il s’agit de pacifier l’intérieur pour intervenir dans la guerre de Trente Ans contre les Habsbourg :
L’anglophobie est utilisée comme une stratégie de diversion, d’intoxication et d’externalisation de la haine publique en évitant de polariser l’attention sur les différends religieux. (p. 361)
16De façon opposée, la figure du roi exemplaire de métriopathie désigne la passion déréglée comme l’ennemi intérieur à combattre. Face à elle, toute violence commise dans l’espace public, en dehors du champ de la violence d’État, se trouve délégitimée et combattue. L’obsession de la conjuration de la violence, qui hante la société du premier xviie siècle, se reflète dans l’intérêt de l’époque pour la théorie des passions qui apparaissent réversibles : « chaque passion peut tendre à la vertu ou au vice, selon l’usage que chacun en fait » (p. 247). Désormais le crime de lèse-majesté se définit moins par l’appartenance confessionnelle des individus que par un acte de rébellion contre l’autorité royale (p. 180). Y. Rodier commente à ce sujet d’édifiants épisodes de théâtralisation de bûchers élevés par le roi contre des émeutiers catholiques et par lesquels le roi « affirme la souveraineté de son autorité, impose l’obéissance à tous ses sujets, dément toute lecture confessionnelle de son action, désamorce toute velléité de violence contre ses sujets protestants et revendique l’exercice monopolistique de la violence. La destruction d’un temple devient un geste exclusif de l’autorité régalienne » (ibid.). Ce faisant le monarque « proclame l’anachronisme d’un comportement hérité d’un temps révolu et rétablit l’équilibre du corps social, gangrené par les passions des sujets » (ibid.). C’est bien en monopolisant la violence légale et politique que le roi réduit le royaume à sa propre rationalité. La « modélisation de l’imaginaire » (p. 184) impose un idéal politique de tempérance des passions dans le corps du roi puis dans le corps social, idéal qui suppose la pratique d’une « rhétorique modératrice » (p. 183) excluant la calomnie comme la mention des adhésions confessionnelles. Face à la flambée des émotions et révoltes dans les années 1630-1660, « Richelieu exerça une politique systématique de manutention des esprits pour imposer une raison de l’odieux, conforme à ses desseins politiques » (p. 325). L’un des acquis de la période est lumineusement mis en évidence :
la raison d’État fit émerger paradoxalement le public, non comme un corps politique constitué, mais comme un pouvoir d’arbitrage. La politique entre dans la sphère de l’opinion par le pouvoir de la persuasion et de l’émotion publique. L’État ludovicien affirme ce faisant son caractère absolutiste. (ibid.)
Un autre xviie siècle
17L’historiographie n’en finit pas de dé-cartésianiser le xviie siècle, et de découvrir, en-deçà du « Grand Siècle pasteurisé » (p. 445), une époque incompréhensible sans la prise en compte des troubles causés par l’agitation des passions, émotions et autres manifestations de ce qui échappe à la raison cartésienne. Cette dernière, Y. Rodier le rappelle, et son livre le montre précieusement, doit être redéfinie pour comprendre l’époque à l’étude (p. 311). La notion possède en premier lieu une signification politique :
Lue à l’aune des Traités des passions, la raison se comprend comme l’outil privilégié du souverain et du ministre d’État afin de préserver l’État des passions individuelles. Les réformes et l’action politique de Richelieu dans les années 1620-1630 peuvent être lues comme l’entreprise d’une domestication absolutiste des haines privées par l’extension et l’imposition progressive d’une raison régalienne. (p. 311)
18Partant, Y. Rodier propose de lire l’époque non pas comme celle du « triomphe d’une raison cartésienne, a posteriori mal interprétée » mais comme celle du « triomphe des passions que chacun cherche à contrôler » (p. 433), une époque qui voue un culte massif aux passions dans les arts, la philosophie, la morale, la théologie, la diplomatie. Le renversement de point de vue concerne toutes les disciplines qui s’intéressent à l’étude de la période désormais comprise comme celle où l’on fait des passions le reflet de « l’essence de la nature humaine » (ibid.). L’effort de l’ouvrage pour constituer la haine en objet d’histoire inspire une conscience épistémologique qui doit nous conduire à cesser de voir dans les passions les antithèses à la rationalité et à considérer la dimension cognitive des passions « interprétées », à la suite de Robert Solomon5, « comme des jugements conscients, des choix individuels et non comme de simples réactions pulsionnelles » (p. 444).
19En écrivant cette histoire de la passion de haine, « non pas une histoire émotionnelle de la haine active, mais du rôle supposé de la passion de haine sur la société » (p. 447), Y. Rodier engage donc explicitement à relire deux représentations historiographiques du xviie siècle à l’aune des passions : celle du « siècle cartésien, et du prétendu triomphe de la raison » ; celle du siècle des saints exemplaire de la mystique d’un amour absolu pour Dieu (p. 20). La réforme du corps social se produit grâce à la conception et à la diffusion des traités des passions à travers la réforme du corps du roi et de la promotion « d’un absolutisme de Raison contre les passions du peuple, sur le modèle thomiste des passions de l’âme, gouvernées par la raison. L’observation du renversement d’une violence physique contre l’autre en une violence métaphysique contre soi-même ne peut que fasciner » (p. 21). Pour surmonter les traumatismes, s’impose « la croyance que les structures sociales et politiques peuvent agir sur le contrôle des passions » (p. 447) et se justifie l’absolutisme comme « moyen rationnel — raison ou passion d’État — de contrôler un peuple sujet à ses passions et prompt à l’émotion » (ibid.). Il n’y a donc rien d’irrationnel dans cette haine performative « dans le champ de l’instrumentalisation éthique, politique, religieuse du pathos collectif » selon les termes de D. Crouzet dans sa préface (p. 9). Et la façon dont Y. Rodier convoque la référence de Pierre Bourdieu le souligne avec évidence en rappelant à quel point « l’ordre établi résulte du produit de l’accord entre les structures cognitives que l’histoire collective […] et individuelle […] a inscrites dans les corps et les structures objectives du monde » (p. 77). L’unité de la nation s’obtient au prix de l’assimilation de la haine politique à « un habitus inculqué par la polémique, véritable fabrique affective dans l’espace public » (ibid.).
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20L’ouvrage de Y. Rodier, comme le synthétise Denis Crouzet dans la préface qu’il lui donne, observe la naissance tragique de l’absolutisme non dans l’historicité des passions mais dans le discours sur l’une d’elles : la haine (p. 9). Ce faisant il contribue précieusement à l’histoire de la naissance de l’absolutisme par une réflexion d’ampleur sur la genèse et la création d’une anthropologie moderne. En manifestant l’« hypertrophie de l’imprimé polémique » et « son impact sur les témoins de l’époque » (p. 436), il rend visible l’efficacité de médiations discursives qui visent moins à convaincre « par l’argumentation qu’à détruire la position adverse » (p. 437). Car le discours de la haine, qui fait l’objet de ce livre précieux, se distingue parmi ces médiations en tant qu’il « nie la circularité de l’échange, du libre-échange, du dialogue ouvert, par la privation de la parole à son adversaire et réduit l’opinion publique à un substrat symbolique, celui du monologue, des arguments unilatéraux auxquels le récepteur doit acquiescer dans la polémique. Il s’agit moins d’un débat d’opinion que d’une conquête affective et démonstrative auprès d’un public » (p. 119). Nous, qui vivons en démocratie républicaine, sommes donc invités à une prise de conscience du rôle historique et tragique de la passion et parallèlement de la façon dont « l’imaginaire de l’odieux continue de façonner l’opinion voire l’émotion publique » ; car, « Loin d’une civilisation des mœurs, la haine reste, plus que jamais, un objet du quotidien avant de devenir celui de l’Histoire » (p. 23). On ne naît pas odieux : on ne l’est pas par nature ; on devient odieux, et ceci par superposition d’une image odieuse sur un objet donné à haïr. La leçon de l’Histoire est sur ce point implacable. À nous de nous prémunir contre le « piège redoutable de l’anamorphose des libelles » de notre temps, « de ces projections d’apparence dans le paysage des faits » (p. 119).