Acta fabula
ISSN 2115-8037

2021
Mars 2021 (volume 22, numéro 3)
titre article
Lénaïg Cariou

Emmanuel Hocquard : un « manuel de lecture » poétique

Emmanuel Hocquard: a poetic "reading manual"
Nathalie Koble, Abigail Lang, Michel Murat & Jean-François Puff (dir.), Emmanuel Hocquard. La poésie mode d’emploi, Dijon, Les Presses du réel, coll. « L'écart absolu – Fondamentaux », 2020, 392 p., EAN 9782378961251.

« Une œuvre [poétique] consiste essentiellement en élucidations. »
Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico‑philosophicus, 4.112.
Cité par Emmanuel Hocquard dans La Bibliothèque de Trieste.

(Re)lire Emmanuel Hocquard, aujourd’hui

1Jouer, déjouer, renverser, inverser, ainsi peut‑on résumer en quelques mots le trouble semé par E. Hocquard au sein du paysage poétique de la seconde moitié du xxe siècle, dont il fut un des principaux acteurs. Sa posture ouvertement anti‑lyrique en fait le chef de file d’une génération de poètes littéralistes, à qui il a légué le concept de « modernité négative ». Au fil de ses nombreux projets collectifs (Orange Export Ltd., les lectures au musée d’Art moderne de la Ville de Paris, la traduction collective à Royaumont, les cours aux Beaux‑Arts de Bordeaux), il a ainsi réuni autour de lui une communauté poétique hétéroclite et qu’aucune définition n’a jamais su réduire : poètes‑grammairiens, poètes littéralistes, poésie blanche, etc. Grand lecteur de poésie américaine, il a contribué à la faire connaître en France, par le biais de traductions et d’anthologies. Il a publié plus d’une vingtaine de livres de poésie, dont l’Album d’images de la villa Harris, quiinaugura en 1978 la collection P.O.L. des éditions Hachette, aux côtés du Je me souviens de Georges Perec. Comme l’indique la quatrième de couverture du volume Emmanuel Hocquard. La poésie mode d’emploi, son œuvre polymorphe et foisonnante amorce une remise en question profonde du fait poétique, tant par la réflexion théorique dont elle est porteuse, que par la redéfinition des pratiques poétiques dont elle témoigne :

Emmanuel Hocquard est l’auteur d’une œuvre poétique où se manifeste l’ambition d’une redéfinition radicale, doublée d’une écriture en prose qui déjoue les catégories de genre autant qu’elle joue avec elles.

2La parution en novembre 2020 des actes du colloque « Emmanuel Hocquard : la poésie mode d’emploi », qui eut lieu du 1er au 3 juin 2017 à la Maison de la recherche de Paris‑Sorbonne, s’inscrit dans un renouveau global de la recherche sur l’œuvre du poète. Alors qu’on avait pu croire que son lectorat était avant tout constitué d’ami·es, d’écrivain·es, d’ancien·nes étudiant·es, une bande bien définie à qui ses œuvres étaient explicitement ou implicitement adressées, le programme du colloque faisait déjà écho à un regain d’intérêt éditorial pour l’œuvre du poète : réédition d’Un privé à Tanger I aux éditions Points en 20141, réédition des Élégies dans la collection « Poésie / Gallimard » en 20162, et publication du Cours de Pise prévue pour l’année suivante3. Depuis lors, E. Hocquard nous a quittés, mais la liste des lecteur·rices, des travaux académiques, des publications et des rééditions sur son œuvre n’a fait que s’allonger : parution du livre Raquel :peinture, poésie en 20184 (en hommage à la peintre Raquel qui dirigea avec lui les Éditions Orange Export Ltd.), réédition de l’anthologie Orange Export Ltd. 1969‑19865 chez Flammarion en octobre 2020. D’autres rééditions des œuvres devenues introuvables sont par ailleurs prévues.

3La publication d’Emmanuel Hocquard. La poésie mode d’emploi vient donc à la fois confirmer ce renouveau éditorial et combler un vide critique. À l’exception de la belle somme biographique de Gilles Tiberghien6 et du dossier que lui avaient consacré les Cahiers Critiques de Poésie de Marseille en 20017, il n’existait en effet jusqu’alors aucun ouvrage analytique en français entièrement consacré à l’œuvre du poète8.

4Le choix des contributrices et des contributeurs aboutit à une somme, à la fois polyphonique et complète, d’articles et de témoignages sur la vie et l’œuvre d’E. Hocquard. Si un certain nombre des contributions sont volontairement situées9 et à la première personne, un ensemble de notices biographiques en fin d’ouvrage, permet de retracer les liens entre les différent·es contributeur·trices et le poète. Témoin de la grande familiarité des auteur·rices avec l’œuvre du poète, l’index des « personnes et des personnages cités » permet de reconstituer la géographie intime et imaginaire de l’œuvre d’E. Hocquard. Car « trouver la position critique qu’on doit adopter avec Hocquard, ce n’est pas simple », confirme Olivier Cadiot dans un texte qui clôt l’ouvrage… La difficulté est toutefois ici parfaitement surmontée.

5Le titre La poésie mode d’emploi reprend l’expression qu’E. Hocquard utilise à plusieurs reprises, dans ma haie10, pour désigner le « mode de lecture11 » à adopter à l’égard de ses livres, et de la poésie en général. Le poète recourt à cette expression notamment dans le texte central que constitue La Bibliothèque de Trieste, dans lequel il définit la « modernité négative », qu’il oppose à la « modernité triomphante » de l’avant‑guerre. Aux yeux d’E. Hocquard, l’œuvre de cette « modernité apophatique », à défaut d’être théorisée par les auteurs eux‑mêmes, a été mal comprise :

En l’absence de modes d’emploi explicites, leurs livres ont souvent passé pour ce qu’ils n’étaient pas tout en l’étant quand même : des livres difficiles, déroutants, fort éloignés en tout cas de l’idée que la plupart des gens cultivés, y compris les théoriciens, se faisaient alors et se font encore aujourd’hui de la poésie et de sa lecture12.

6Or, dans les années qui suivent ce texte, l’œuvre d’E. Hocquard entreprend justement, dans une forme hybride et changeante, ondoyant entre vers libre et prose, une redéfinition théorique et pratique de l’objet poésie. L’enjeu de ce volume est donc double :
1. Analyser ce « mode d’emploi » théorique de la poésie que propose le poète dans son œuvre ;
2. Fournir un « mode d’emploi » nouveau, pour permettre au lectorat resté perplexe face à l’œuvre d’E. Hocquard d’aborder cette œuvre poétique déroutante, qui peut parfois sembler « aussi sèche qu’une biscotte sans beurre13 ».

7S’il existait un certain nombre d’articles isolés et généralement ciblés sur l’œuvre d’E. Hocquard, dont plusieurs rédigés par Stéphane Baquey14, c’est la première fois que l’œuvre du poète est analysée de manière si fouillée. La vaste introduction d’Abigail Lang et de Jean‑François Puff retrace avec clarté la chronologie des différentes aventures poétiques qui ont structuré la vie du poète en en mettant en lumière à la fois les dynamiques profondes (l’entreprise littérale), les inspirations (la poésie objectiviste américaine), et les tournants (la « crise de Rome », le « tournant pragmatique »). Elle permet de poser les grands enjeux d’une (re)lecture contemporaine de l’œuvre hocquardienne : une réception critique contemporaine « caractérisée par une totale incompréhension » (p. 8), l’amorce d’un mouvement d’internationalisation du paysage poétique, l’ambition d’une « sortie de la poésie » (Jean‑Marie Gleize15), conçue comme une alternative tout à la fois aux avant‑gardes de la première moitié du xxe siècle, et aux démons du lyrisme et de l’analogie. À l’abondance de l’œuvre du poète répond l’ampleur du panorama proposé par ce volume, structuré en six parties qui mènent « de la poétique singulière de l’auteur aux conditions collectives de son activité » (p. 18), en l’abordant successivement d’un point de vue poétique, formel, esthétique, spatial, biographique et pragmatique.

Les ressorts d’« une poésie sans accent poétique16 »

8Les deux premières parties du volume entreprennent de mettre au jour les grandes tensions, poétiques, stylistiques, formelles, qui traversent l’œuvre hocquardienne — « ou du moins la modalité selon laquelle il est encore possible de parler à son sujet de poétique » (St. Baquey, p. 23).

9La première partie, « Description d’une poétique », donne lieu à deux analyses de motifs centraux dans l’œuvre d’E. Hocquard, qui permettent à leurs auteurs de tracer deux trajectoires transversales dans sa production poétique : le motif de la table, analysé dans le long article liminaire de St. Baquey, et le motif de la lumière, étudié par Damien Blanchard par le prisme de l’« éblouissement ». Dans « La table d’Emmanuel Hocquard », St. Baquey passe en revue les multiples occurrences et définitions successives du mot table sous la plume du poète pour tenter de dégager une poétique plurielle. Dans « De l’éblouissement », D. Blanchard articule une lecture littérale et une lecture métaphorique des notions de transparence et de reflet en lien avec la question du langage. L’article d’Anne Emmanuelle Volterra, « Emmanuel Hocquard, principes d’une anti‑métaphysique », adopte quant à lui une approche philosophique, pour mettre en lumière le parti pris réaliste d’Hocquard, qui se manifeste selon elle par le choix d’un présent achronique, le refus des normes de grammaires transcendantes, et le recours à la tautologie, seule capable de dire le réel tel qu’il est. L’article de Benoît Auclerc reprend la question de « l’élaboration d’une anti‑grammaire » (p. 39) ouverte par A. E. Volterra, en l’analysant non plus sur un plan épistémologique mais politique. Il définit ainsi la grammaire littérale hocquardienne comme « une forme d’insoumission à la grammaire d’État » (p. 75).

10La deuxième partie de l’ouvrage, intitulée « Lire ce que désigne le mot de "poésie" », aborde avant tout la question de la poétique par le biais d’un prisme plus proprement textuel. L’article de Michel Murat, « Remplacer la forme par le mot forme », propose à cet égard une traversée de l’œuvre hocquardienne dont il analyse les diverses manifestations formelles, allant de la « poésie en vers », aux « livres de prose », en passant par les « livres de poésie non versifiée », les « relations en vers » et autres « blaireaux ». Il en conclut que si E. Hocquard n’est pas à ses yeux « un inventeur de formes » (p. 85), il a toutefois le don de détourner, voire d’altérer, les formes existantes (ainsi son usage de l’« élégie inverse », ou encore du sonnet, dans Un test de solitude17). Prolongeant la question des formes poétiques, ouverte par M. Murat, J.‑M. Gleize propose une analyse générique du Commanditaire, « dispositif textuel narratif‑théorique, fictionnel‑réflexif », ostensiblement sous‑titré « Poème », comme « œuvre néogénérique », « manière de manifeste de la poésie d’après, de la poésie de "sortie", "littéralement lessivée" » (p. 123).

11Anne Portugal, après avoir évoqué les divergences esthétiques qui la séparent du poète, développe de son côté une analyse typographique sur l’usage de la virgule dans la poésie hocquardienne. Deux autres poètes viennent par ailleurs compléter ces analyses textuelles en abordant l’importante question de la traduction. Cole Swensen, poète et traductrice d’E. Hocquard aux États‑Unis, montre comment le poète a su construire « une véritable communauté de traduction » (p. 119) par le biais des expériences de traduction collective à Royaumont, auxquelles elle a pris part. Elle rappelle également l’attention accordée par E. Hocquard à la notion d’écart, entre l’original et la traduction, à l’origine de son rejet des éditions bilingues, et de son choix d’intégrer ces traductions dans des anthologies de poésie « en français ». Ce sont ces espaces vacants entre le texte source et sa traduction que Pascal Poyet semble vouloir habiter dans son texte « Un terrain qui n’appartient pas. Sur la traduction », libre réflexion à la deuxième personne sur la traduction hocquardienne. S’inspirant de la parabole inaugurale de l’archéologue Montalban qui agence les fragments de fresques, il se fait à son tour « traducteur de cailloux » et construit un texte expérimental par montages successifs d’extraits textuels, empruntés notamment à Théorie des Tables18 — dont E. Hocquard avait dit qu’il était la « suite » de sa traduction de Série Baudelaire de Michael Palmer.

Espaces de création, lieux de mémoire

12Les deux parties suivantes s’intéressent aux mediums de création et, plus généralement, aux espaces de l’écriture hocquardienne. Il s’agit ici de prendre du recul par rapport au texte proprement poétique, et de le resituer dans son rapport aux autres arts et aux lieux qui le hantent.

13La troisième partie de l’ouvrage, intitulée « Intermédialité et dispositifs », vient mettre le texte en perspective avec les autres mediums que sont la photographie (omniprésente dans l’œuvre du poète, qu’elle soit présente physiquement ou objet de réflexions poétique et théorique) et la vidéo (principalement présente dans le projet du Voyage à Reykjavik, réalisé avec Alexandre Delay). Deux articles décrivent l’importance de la photographie dans l’œuvre publiée d’E. Hocquard19. Le premier, de Luigi Magno, s’attache à décrire la prégnance de « gestes photographiques » au sein de son œuvre, qui seraient comme la continuité ou l’envers des « gestes lyriques » décrits par Dominique Rabaté20. Dans le second, partant du constat que le poète s’est servi d’une chambre Sinar pour photographier le canale, appareil qui ne reproduit pas l’objet photographié tel qu’il est mais en corrige l’image, Marie‑Jeanne Zenetti propose une lecture de l’écriture hocquardienne comme d’une écriture « à la chambre » (p. 185) qui renonce à la recherche de transparence entre les mots et les choses et prend plutôt le parti d’exhiber cette « anamorphose ».

14Reprenant également les techniques d’analyse de l’esthétique comparée, cette fois entre analyse filmique et poétique, Zsόfia Szatmári entreprend quant à elle une analyse approfondie de l’œuvre double que constitue le Voyage à Reykjavik. Par le biais d’un parallèle lumineux avec Lettre à Freddy Buache de Godard, elle montre que l’œuvre déploie une « poétique de la collaboration » (p. 164) ou de la « lettre d’amis » — qui s’inscrit dans ce que l’introduction avec nommé la « poétique du destinataire » (p. 9). Cette troisième partie est d’autant plus précieuse que le cheminement artistique d’E. Hocquard est traversé par de nombreuses rencontres, amitiés et collaborations avec d’autres artistes : photographes, cinéastes, peintres… Seule la peinture est ici absente, qui pourtant a joué un rôle central dans les premières expériences poétiques, parmi lesquelles les collaborations réitérées avec la peintre Raquel Lévy, dans le cadre de l’aventure Orange Export Ltd.

15« Espèces d’espaces », quatrième partie du volume (qui emprunte son titre au livre de Perec21), déplace la focale sur la topographie, déjà présente dans les réflexions précédentes de Zs. Szatmári sur l’Islande fictive au « nom tautologique » (p. 173) du Voyage à Reykjavik. Après l’analyse du non‑voyage en Islande, Emmanuel Rubio se lance quant à lui dans une enquête sur les lieux (ou « non‑lieux22 ») du Commanditaire, abordé cette fois dans une perspective architecturale. L’article suivant, du poète et traducteur Jean‑Charles Depaule, propose un cheminement au sein de « la géographie toute personnelle des livres d’Emmanuel Hocquard » (p. 209). Ce faisant, il esquisse une « grammaire des lieux » (p. 219), qui s’attache tout autant à l’acte de nomination de « l’espace qualifié » (p. 211) qu’à l’exploration des espaces‑langages hocquardiens. Le texte de Yasser Elhariry « Orogénèse » s’apparente enfin à une rêverie poético‑géologique sur la Méditerranée, dont les deux faces des livres d’E. Hocquard, séparées par la pliure, se feraient le reflet orogénique…

Vivre, écrire en « bande »

16Les deux dernières sections de l’ouvrage, les plus longues, mettent à l’honneur des approches pragmatique et biographique de l’œuvre d’E. Hocquard : quelles furent les conditions de création qui furent les siennes, les rencontres‑clés, les lectures matricielles ? Autant de questions auxquelles ces parties répondent, réunissant articles de recherche et témoignages d’ami·es.

17La quatrième partie, « Pratique poétique et forme de vie », a pour centre de gravité trois témoignages à la première personne, qui tous mêlent souvenir personnel et analyse d’un aspect de l’œuvre d’E. Hocquard. Xavier Person entrelace le récit anecdotique d’une scène de cuisine en compagnie du poète avec une lecture lacanienne de ce qu’il nomme « le fantasme » de transparence chez E. Hocquard (p. 265). Pascalle Monnier, poète et amie, élabore une libre réflexion sur le temps dans l’imaginaire hocquardien à partir du personnage de miss Avisham extrait des Grandes Espérances de Dickens, « un d[e ses] romans préférés ». Gilles A. Tiberghien retrace l’évolution de la passion hocquardienne pour les polars, de la « cure de polars » à la Villa Médicis (p. 295) à l’élaboration du personnage du privé, en passant par la construction progressive d’une pragmatique de l’enquête, empreinte de leurs communes lectures de Wittgenstein.

18Trois études critiques adoptent en outre un point de vue philosophique sur l’œuvre du poète. Philippe Charron déploie une réflexion épistémologique sur la « méthode de l’idiot », qui se manifeste chez E. Hocquard par une remise en cause systématique des savoirs appris. Les articles de Flora Isidore et de J.‑Fr. Puff repartent ensuite de considérations sur la structuration de l’espace hocquardien et interrogent dans une perspective éthique les liens entre poésie et pratiques de vie. La première montre que l’écriture hocquardienne construit sa singularité dans l’espace du dehors, hors de la langue domestique de l’enfance, hors des habitudes et des normes sociales. Partant de l’analyse de la polarisation bifrontale de l’imaginaire hocquardien (entre un pôle négatif et un pôle positif, un dehors et un dedans, le passé et le présent ouvrant sur un futur), le second montre que le poète‑Janus élabore une éthique de l’écriture comme « exercice spirituel » (p. 289). À rebours du lyrisme, cette éthique de l’écriture s’épanouit dans une « poétique du destinataire » (p. 292), identifiée comme « moment heureux de l’œuvre » hocquardienne (p. 293).

19C’est de cette tension entre « test de solitude » et adresse à une communauté de destinataires que s’empare la sixième et dernière partie de l’ouvrage, intitulée « Conditions de travail », qui traite avant tout des projets collectifs. A. Lang aborde la question de front dans son article : « Des communautés pour quoi faire ? ». Elle y analyse trois expériences poétiques collectives dont E. Hocquard a été l’initiateur : l’expérience d’Orange Export Ltd., les lectures de l’ARC et la traduction collective à Royaumont. Ce faisant, elle ouvre la voie à l’étude des autres projets collectifs qui jalonnent la vie du poète. A. Lang montre que ces « communautés textuelles » (p. 346), en lien avec la « poétique du destinataire », constituent des moyens d’explorer une poésie « qui prolonge le langage ordinaire au lieu de rompre avec lui » (p. 348). L’article très fourni d’Élodie Bouygues revient sur le cas d’Orange Export Ltd. et met en lumière, par un travail approfondi sur les archives, le fonctionnement de la petite maison d’édition créée par R. Lévy et E. Hocquard. David Lespiau témoigne d’un autre projet éditorial : la publication des cours d’E. Hocquard aux Beaux‑Arts de Bordeaux, projet sur lequel il a travaillé pendant plusieurs années avec le poète. Si le volume en question est paru chez P.O.L. depuis, le témoignage de D. Lespiau sur les choix d’élaboration et de structuration de « cette nouvelle haie » (p. 357), qui reflète plus que jamais de la « pensée en mouvement » (p. 362) de son auteur, demeure précieux.

L’invention de nouvelles (communautés) poétiques

20L’ouvrage se clôt sur un témoignage du poète Olivier Cadiot, qui revient sur son amitié poétique avec E. Hocquard, dont il reconnaît qu’il a été son « maître », au sens pictural du terme (p. 372). De manière générale, la participation de plusieurs proches et collaborateurs·trices du poète ajoute à ces analyses un témoignage concret de ces compagnonnages poétiques, évoqués dans de nombreux articles — qu’il s’agisse des communautés de création, d’édition, de lectures, de traductions ou encore de l’esthétique de la « lettre d’ami » (Zs. Szatmári, p. 163). Cette volonté de créer des « communautés de travail » (A. Lang, p. 335) à une époque de l’histoire où, comme le souligne de manière frappante A. Lang dans son article, les grandes identités collectives s’effondrent pour laisser place à des sociétés capitalistes dirigées par un individualisme virulent, me semble cruciale dans la démarche d’E. Hocquard ; elle appelle à être approfondie dans de nouvelles études, tant sur l’œuvre d’E. Hocquard que sur la nébuleuse de poètes qu’il a su réunir autour de lui, à laquelle il a donné le nom de « modernité négative ».

21L’objectif du volume Emmanuel Hocquard. La poésie mode d’emploi est donc parfaitement atteint : il offre une somme riche qui tout à la fois constitue un premier bilan approfondi sur l’œuvre du poète, et ouvre la voie aux recherches futures. Ces recherches, déjà en cours, seront en outre renouvelées par le dépôt prochain des archives d’E. Hocquard à la Bibliothèque nationale de France. Plus qu’un simple « mode d’emploi », l’ouvrage accompagnera amicalement les lecteurs·trices et chercheurs·euses futur·es dans leur (re)découverte de l’œuvre rhizomatique d’Emmanuel Hocquard — pour mieux appréhender la portée de la redéfinition radicale qu’elle opère au sein du champ poétique.