Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2021
Février 2021 (volume 22, numéro 2)
titre article
Mélanie Grenier

Progression narrative et œuvres antimimétiques. Ébauche d’un champ de recherche prometteur

Narrative progression and antimimetic works. Draft of a promising research field
Brian Richardson, A Poetics of Plot for the Twenty-First Century. Theorizing Unruly Narratives, Columbus : Ohio State University Press, coll. « Theory and Interpretation of Narrative », 2019.

1Fortement inspiré du formalisme, le renouvellement de méthode qu’ont connu les études littéraires au milieu du xxe siècle a conduit à l’émergence de diverses orientations théoriques parmi lesquelles la narratologie peut sans doute être considérée comme l’une des plus fécondes. Les dimensions textuelles à propos desquelles elle a largement contribué à approfondir la réflexion et qui sont devenues ses objets d’étude privilégiés — le narrateur, l’intrigue ou la temporalité, par exemple —   constituent un bagage d’outils auquel recourent les chercheurs de toutes allégeances qui s’intéressent de près ou de loin au récit. Néanmoins, certaines œuvres narratives se laissent encore difficilement saisir par les outils narratologiques. Repoussant les limites du racontable, se jouant des frontières ontologiques et défiant la logique, de nombreux récits postmodernes, ainsi qu’un certain nombre d’œuvres plus anciennes, ne se laissent décrire que par la négative, exposant par le fait même les limites et les biais de l’approche. On parle alors de remise en question de l’autorité narrative, de déconstruction des hiérarchies, d’éclatementdu sujet. En ce qui a trait à la description même des principes qui régissent ces œuvres, les moyens offerts par la théorie narrative sont longtemps restés insuffisants.

2Depuis le tournant du XXIe siècle, la narratologie connaît un renouveau : forts de ses assises, certains chercheurs ont entrepris de pallier ses manques. S’inspirant de domaines connexes — la rhétorique, les études cognitives, les études de genre, pour ne nommer que ceux-là —, ils ont revisité la conception du récit de sorte à mieux rendre compte de la diversité des pratiques. Généralement regroupées sous l’appellation de narratologie postclassique1, ces approches, qui ont en commun une orientation pragmatique, élargissent le champ d’investigation de la narratologie. La réflexion se trouve ainsi aiguillée vers des phénomènes qui, bien que mis en évidence par des pratiques marginales, sont susceptibles d’éclairer plus largement le fonctionnement du récit en soulignant des aspects de la narrativité que les œuvres conventionnelles amoindrissent, voire oblitèrent.

3C’est dans ce courant de la narratologie postclassique que se situe la narratologie non naturelle, qui viendrait compléter la narratologie traditionnelle en « fourni[ssant] un cadre conceptuel pour analyser les œuvres qui refusent d’adopter les conventions de la narration conversationnelle ou les formes mimétiques de représentation narrative2 ». L’approche se fonde sur une remise en question d’un présupposé implicite attribué à la narratologie traditionnelle selon lequel toute œuvre narrative de fiction produirait des représentations mimétiques, soit des représentations de mondes fictifs autonomes et cohérents régis par des lois homologues à celles qui gouvernent notre réalité. Parmi ceux qui explorent cette avenue se démarquent cinq chercheurs qui font office de figures fondatrices : Brian Richardson, Jan Alber, Henrik Skov Nielsen, Stefan Iversen et Maria Mäkelä3. Si tous s’entendent sur le fait que les frontières de la narrativité transcendent celles de la représentation mimétique, leurs travaux respectifs s’appuient toutefois sur des définitions sensiblement différentes de ce qu’est une œuvre antimimétique. Parmi les éléments de divergence, le plus significatif peut être saisi en opposant les définitions d’Alber et de Richardson. Pour le premier, la narration non naturelle comprend l’ensemble des récits où se produisent « des scénarios et des événements physiquement, logiquement et humainement impossibles4 », ce qui inclut des genres plus conventionnels comme les contes de fées ou les récits de science-fiction. Le second propose pour sa part une définition qui, sans être plus restrictive, est néanmoins plus nuancée. En effet, Richardson distingue les récits non mimétiques, qui proposent des mondes fictionnels impossibles mais néanmoins cohérents et gouvernés par des lois plus ou moins similaires à celles qui régissent le monde réel, et les récits antimimétiques, qui mettent en scène « des représentations qui vont à l’encontre des présuppositions des récits non fictionnels, violent les attentes mimétiques et les pratiques du réalisme, défient les conventions des genres existants, établis5 ».

4Pour Richardson, la question de l’antimimétisme repose avant tout sur un effet de surprise ou de défamiliarisation provoqué par un jeu du texte avec les conventions. Cette conception met de l’avant un intérêt pour les mécanismes de la lecture qui rapproche la narratologie non naturelle de la narratologie cognitive. Associée, elle aussi, à la narratologie postclassique, la narratologie cognitive poursuivrait, selon Maria Mäkelä, l’objectif suivant : « the description and analysis of the cognitive mechanisms behind our reading and understanding of narratives »6. Les chercheurs associés à la narratologie non naturelle considèrent toutefois que le cadre conceptuel de base de la narratologie cognitive constitue une limite problématique. En prenant pour fondement les stratégies cognitives mobilisées au cours de notre expérience quotidienne du monde, elle exclurait d’office la possibilité de modalités d’interaction avec le texte qui outrepasseraient ce cadre et entretiendrait, comme la narratologie traditionnelle, un biais mimétique7. La narratologie non naturelle tirerait donc sa pertinence du fait qu’elle envisage le récit non pas comme une extension ou un réarrangement du monde réel, mais comme un espace susceptible de générer ses modalités d’actualisation propres, qu’elle se propose de saisir.

5Néanmoins, entre circonscrire les règles transgressées par une œuvre et décrire les principes sur lesquels repose son actualisation, il y a un pas. C’est ce pas que s’efforce de franchir Brian Richardson dans A Poetics of Plot for the Twenty-First Century. Theorizing Unruly Narratives (2019). À ce jour, les travaux de Richardson portant sur la narratologie non naturelle s’échelonnent sur une quinzaine d’années. Si ses premières publications à ce propos visaient à légitimer un corpus (Unnatural Voices. Extreme Narration in Modern and Contemporary Fiction (2006), puis à bâtir une orientation théorique (A Poetics of Unnatural Narrative (2013), avec Jan Alber et Henrik Skov Nielsen; Unnatural Narrative. Theory, History, and Practice (2015)), ce dernier ouvrage témoigne d’une certaine maturité de l’approche en investissant la question de la progression narrative (plot), soit la façon dont un récit organise entre eux les différents éléments qui le constituent dans une structure qui en établit l’unité. Néanmoins, le compte rendu de la réflexion menée par Richardson montrera que, bien que la méthodologie adoptée permette certaines avancées, les propositions restent un peu en surface du problème de la mise en intrigue. En examinant l’approche proposée par Richardson à la lumière de la conception de l’intrigue que défend Raphaël Baroni, il s’agira, en somme, de situer l’apport de l’ouvrage, et de cerner le terrain de recherche qu’il ébauche.

Œuvres antimimétiques et narrativité

6La conception de la progression narrative défendue par Richardson met en question la relation généralement présupposée par la narratologie traditionnelle entre fabula et syuzhet. Appelée aussi histoire, la fabula se situe ontologiquement au niveau du référent du discours et désigne la suite des événements tels qu’ils s’enchaînent dans le temps. Quant au syuzhet, son ontologie se situe au niveau du discours : il désigne la séquence des événements tels qu’ils sont présentés dans le texte. La dynamique des textes mimétiques reposerait ainsi sur les altérations imposées par le syuzhet à la fabula, qui constituerait le matériau de base du récit et l’horizon de la lecture. Par conséquent, si la fabula peut être considérée comme le fondement du syuzhet, c’est parce que les règles qui régissent l’ordre des événements sont différentes des règles qui régissent l’ordre du texte. C’est notamment le cas des œuvres mimétiques, où le monde de la fabula est soumis à des impératifs homologues à ceux qui gouvernent notre monde. Néanmoins, argue Richardson, cette dichotomie n’admet aucune description satisfaisante des œuvres antimimétiques, dont l’un des objectifs est justement de créer des schèmes qui échappent aux limites que nous imposent ces impératifs8, schèmes qui ne sont possibles que dans et par le texte. Dans un récit antimimétique, fabula et syuzhet ne peuvent être distingués : la fabula ne peut pas être considérée comme le matériau élémentaire du syuzhet puisque son ontologie dépend des règles du discours.

7Richardson considère que la dynamique des œuvres antimimétiques repose plutôt sur un principe de subversion qu’il a baptisé « principe de Loki » : « A central axiom of antimimetic poetics is what I have called the Loki9 Principle, which states that whenever a literary convention becomes powerful or ubiquitous, someone will come along and violate that convention »10 (3). Ainsi, l’horizon qui guide la progression narrative des récits antimimétiques relèverait non plus d’une homologie avec la réalité, mais d’une adéquation avec le discours, puisque les règles qui sont transformées, transgressées ou ignorées ne sont pas celles du monde réel, mais celles de la progression narrative. Ce faisant, les œuvres antimimétiques exposent de façon particulièrement manifeste leur caractère fictif, proposant des univers où il suffit de raconter pour que l’impossible devienne subitement concevable.

8Pour provoquer ses effets, le récit antimimétique se construit sur une opposition avec les conventions. Rappelant Richardson, Patron souligne que les œuvres totalement antimimétiques sont inexistantes :

si beaucoup de récits sont entièrement mimétiques, aucun ne peut être entièrement antimimétique. Les deux aspects sont présents simultanément, à différents degrés, dans de nombreux récits. […] Les éléments antimimétiques (évènements, personnages, etc.) sont souvent plus remarquables et plus intéressants quand ils sont pris dans un rapport dialectique avec les aspects mimétiques du récit dans lequel ils apparaissent11.

9En outre, Richardson insiste sur la relative autonomie des diverses composantes narratives, parti pris que reflète sa méthode. Plutôt que de faire l’analyse systématique d’une œuvre pour arriver à cerner un principe général de construction et de progression — ce qu’a fait, par exemple, Genette dans « Discours du récit » avec À la recherche du temps perdu —, il choisit de colliger les récits antimimétiques les plus intéressants pour ensuite en dégager les constantes et les disparités. En conséquence, comme il l’affirme lui-même, c’est à une réflexion de poétique descriptive que nous convie l’ouvrage, où les différentes composantes de la progression narrative sont exposées dans un souci de rendre compte de ce rapport dialectique dont parle Patron en prenant soin d’expliquer la façon singulière dont il s’établit dans les récits antimimétiques.

Structure et progression du récit antimimétique

10A Poetics of Plot for the Twenty-First Century se divise donc en sept chapitres s’attachant chacun à l’exploration d’une dimension de la progression du récit. Si la réflexion prend parfois l’allure un peu monotone d’une liste, elle a néanmoins le mérite de brosser un portrait riche des pratiques antimimétiques, avec le souci constant de maintenir un dialogue avec les pratiques conventionnelles. Chaque fois, Richardson rappelle, dans un premier temps, la conception généralement convenue de la dimension explorée, puis il expose la sienne. Dans un deuxième temps, il montre les différents moyens par lesquels les récits antimimétiques, suivant le principe de Loki, bousculent ces conventions. Dans un troisième temps, et c’est là que réside l’intérêt le plus manifeste de sa proposition, Richardson fait une synthèse dans laquelle il suggère un élargissement des différentes définitions de manière à inclure les éléments mis au jour par les récits antimimétiques.

11À propos de la narrativité, rappelant que les sciences humaines ont récemment connu un tournant narratif (narrative turn), il souligne l’importance d’arriver à se doter d’une définition qui tienne compte des pratiques récentes. Revisitant les théories les plus courantes, Richardson s’affaire à en exposer les limites avant de montrer, à travers un bref survol d’œuvres contemporaines dont l’appartenance au genre narratif fait l’objet de discussions — « Ping », de Beckett, « What Happened : A Play », de Gertrude Stein, et « La chambre secrète », de Robbe-Grillet –, comment ces limites demeurent précaires. Il en vient ainsi à forger sa propre définition : « narrative is a representation of causally related series of events »12 (28). Pour Richardson, la narrativité dépend de la possibilité d’établir, entre des événements rapportés, une relation de causalité qui, pour inclure les œuvres antimimétiques, doit autoriser les événements contradictoires et rejeter la nécessité d’une agentivité. Explorant ensuite les frontières qui permettent de départager les histoires uniques des histoires multiples, le narratif du non-narratif, l’événement du non-événement, puis le narré du non-narré, du disnarré et du dénarré, il nous amène à cette évidence que les pratiques postmodernes élargissent le domaine du narratif tant par les objets qu’elles investissent que par les modalités à travers lesquelles elles le font.

12En ce qui a trait aux théories s’attachant à cerner le fonctionnement des amorces narratives, Richardson en dresse une typologie. Il parle de conceptions aristotéliciennes pour désigner celles qui visent à établir les règles permettant d’identifier un point de départ clair et non équivoque (catégorie à laquelle il associe le structuralisme); de conceptions fondées sur une alternative dichotomique d’effets possibles constituant des pôles entre lesquels louvoient les auteurs ; et de l’hypothèse selon laquelle tout début étant nécessairement arbitraire et illusoire, sa théorisation demeure hasardeuse. Sa propre conceptualisation, qui s’inscrit dans le sillage des travaux de Phelan et Romagnolo, comprend quatre sous-catégories : le début du syuzhet, le début de la fabula, l’antétexte auctorial et, enfin, l’antétexte institutionnel. Si les catégories de Richardson laissent présager une conceptualisation limpide, sa démonstration prouve toutefois que l’identification de tout segment comme une amorce demeure problématique, affirmation particulièrement vraie pour l’amorce de la fabula qui reste étroitement liée à l’interprétation du texte. Cette artificialité constitue un terrain de jeu fertile dont les œuvres antimimétiques explorent les ressources et les limites.

13La question du développement occupe, quant à elle, deux chapitres : le premier est consacré aux développements fondés sur une intrigue, alors que le second analyse ceux dont le ressort repose sur un principe autre. À propos de l’intrigue, Richardson rappelle que sa principale fonction est d’engainer le récit dans un tout dont la signifiance dépend largement de la plausibilité des relations qui unissent les éléments divers le constituant. Revenant sur les différentes logiques susceptibles de la soutenir, il s’attache d’abord à répertorier les types d’intrigue les plus conventionnels — intrigues épisodiques, classiques ou fragmentaires. Il examine ensuite des catégories plus marginales — intrigues multiples, pseudo-intrigues et non-intrigues (plotlessness) —, pour finalement proposer des catégories d’intrigue non naturelle : intrigues oniriques, carnavalesques et contradictoires. À propos des dernières, il explique qu’elles se fondent sur le rejet ou la parodie du principe probabiliste sur lequel reposent les intrigues plus conventionnelles. Ce faisant, la progression des récits antimimétiques créerait non plus un suspense mais, suivant la terminologie de Ryan, un métasuspense en rattachant la curiosité du lecteur à l’inventivité des choix de l’écrivain plutôt qu’à l’incertitude du déroulement des événements de la fabula. Également, de telles intrigues problématisent la notion de racontabilité, en soulignant sa dimension essentiellement contextuelle. La racontabilité, plaide Richardson, ne dépend pas de l’élément textuel lui-même autant que de la structure dans laquelle il s’insère : est racontable ce qui permet à la dynamique de fonctionner. Il rappelle que la progression narrative consiste, au fond, en un mouvement contre la possibilité constante de sa suspension : « we may observe that plot is a continuous movement against its own negation13 » (81). En d’autres termes, l’intrigue n’a d’effet qu’au prix du risque immanent de ne pas aboutir. En conséquence, les œuvres antimimétiques exacerbent des aspects non naturels qui sont présents à divers degrés dans toute œuvre narrative de fiction et attestent, au demeurant, qu’il existe, au-delà de la fabula, d’autres dispositifs qui permettent de mettre en jeu la certitude d’un dénouement satisfaisant, dispositifs qu’il reste encore à reconnaître et à comprendre.

14En ce qui a trait aux autres modes de progression, Richardson précise d’entrée de jeu qu’ils relèvent de pratiques récentes puis, allant du plus familier au plus aberrant et s’appuyant chaque fois sur un exemple, il les décrit tour à tour. L’ordonnancement intertextuel désigne un type d’organisation où la structure du récit calque celle d’une œuvre modèle alors que l’ordonnancement rhétorique désigne un agencement d’éléments qui vise moins à présenter un déroulement d’actions qu’à incarner une thèse, une vision du monde. Quant à l’ordonnancement esthétique, il repose non pas sur un effet, mais sur un motif. Richardson soutient également que certains modes d’organisation s’articulent à un élément intradiégétique qui sert de générateur. Dans le cas des éléments visuels générateurs d’événement, la description d’éléments visuels (une peinture ou une sculpture, par exemple) est suivie par l’incarnation dans le récit de ce qu’il représente. Dans le cas des éléments verbaux générateurs d’événement, qui correspondent à ce que Ricardou appelle « métaphore structurelle »14, des événements survenant dans la fabula ne semblent motivés qu’en réponse à la présence d’un élément verbal. Richardson cite, entre autres exemples, le mot « rouge » dans Projet pour une révolution à New-York, de Robbe-Grillet, qu’il associe au meurtre et à l’incendie, notamment. Il est ensuite question d’ordonnancement alphabétique, qui sollicite d’une manière ou d’une autre l’ordre des lettres de l’alphabet ; d’ordonnancement sériel, qui repose sur la répétition d’une série d’événements ; de collage, où les éléments clés qui servent de fondement à la structure sont repris et réorganisés d’une séquence à l’autre; et d’ordonnancement aléatoire, où la construction de la structure narrative dépend du hasard. Il souligne enfin que, si ces modes d’organisation peuvent paraître déroutants, ils restent malgré tout étroitement liés aux formes plus conventionnelles de mise en intrigue, lesquelles leur offrent une sorte de contrepoint. Pour Richardson, la dynamique de ces modes d’organisation repose sur une dialectique avec l’intrigue qui permet d’y percevoir, malgré leur caractère perturbant, une certaine forme de causalité et, donc, de la narrativité.

15Le chapitre consacré à la temporalité s’ouvre sur un survol de la conception qu’en défend Genette : elle sert de matériau de base à la démonstration de Richardson, qui se propose de l’élargir et de la modifier. Après avoir rappelé les notions de fabula et de syuzhet, qui concernent l’ordre des événements, il revient sur celles de temps historique et de temps de l’écriture, qui en constituent le contrepoint, puis sur celles de durée et de temps de la réception, qui régissent la lecture. Enfin, il termine avec la notion de fréquence, à laquelle il adjoint celle de pseudofréquence, qu’il utilise pour désigner la répétition d’événements qui ont de légères dissemblances. Cet ajout est intéressant en soi puisqu’il souligne une forme d’inversion dans la conceptualisation du récit. Parce que la théorie de Genette suppose que le texte réfère à un monde qui lui préexiste, elle implique que les récits itératifs renvoient nécessairement à un même événement. La notion de fréquence n’inclut que l’idée de redite puisque la répétition à l’identique d’un incident ne s’inscrit pas dans le cadre des possibilités admises dans un monde mimétique. Dans la conception de Richardson, il semble plutôt, comme nous l’avons mentionné précédemment, que le caractère fictif du texte autorise une prévalence de la logique du discours sur toute logique externe au texte, dictant ainsi les règles du monde représenté (aussi incohérent soit-il). Il devient alors tout à fait concevable que des incidents similaires se produisent successivement, voire simultanément, et qu’il soit malgré tout question d’événements singuliers.

16C’est à ce dépassement du cadre mimétique de la temporalité que s’attache la suite de la démonstration, au cours de laquelle le narratologue propose, dans un premier temps, une typologie des temporalités antimimétiques. Circulaire, antinomique, hypothétique, contradictoire, multiple ou dénarrée, la temporalité antimimétique se soustrait aux logiques du monde réel pour créer des univers où la succession des événements n’a pour seule contrainte que les limites de son énonciation. À propos de la durée, Richardson ajoute, aux notions genettiennes de pause, de scène et de sommaire, celle d’étirement, proposée par Chatman, et celle de contradiction, qu’il avance lui-même pour qualifier les narrations où la durée d’un événement dans l’histoire et celle que le récit commande de lui attribuer sont irréconciliables. Surtout, il souligne les différentes possibilités de distorsion de la durée d’un événement offertes par la dialectique fabula / syuzhet, décrivant les effets singuliers suscités par chacune. Il revient ensuite sur les notions de longueur, de temps de la narration et de temps de la lecture, en insistant chaque fois sur les ressources de la fictionnalité. Le récit antimimétique apparaît ainsi comme un espace où ces ressources sont exploitées non plus pour les effets qu’elles peuvent avoir sur l’actualisation de la fabula, mais pour elles-mêmes, de sorte à éprouver les limites de leur potentiel, ainsi que celles de leur réception.

17Dans l’avant-dernier chapitre, Richardson revient sur la distinction entre fabula et syuzhet initialement mise en question. Survolant les différentes théories la défendant, il en vient à la conclusion que cette opposition, peu importe sa forme, repose sur une conception mimétique du récit, et la dépasser exige qu’on aborde l’un et l’autre indépendamment. En ce qui a trait à la fabula, il affirme que la question la plus pertinente, peu explorée jusqu’ici, a trait à la distinction entre les récits fondés sur une fabula unique et restituable et ceux pour lesquels il est impossible de cerner avec certitude les contours d’une histoire. Il inclut dans cette catégorie les fabulas insaisissables (unknowable fabula (129)), trop vagues pour être reconstituées de manière satisfaisante ; les fabulas circulaires, non naturelles parce qu’elles ne finissent jamais ; les fabulas troubles (« fuzzy » fabula (130)), fondées sur des événements hypothétiques dont on ignore s’ils sont advenus, les fabulas contradictoires (contradictory narratives), où des événements se contredisent entre eux ; et les fabulas multilinéaires (multilinear, forking-path fabulas (133)), où des itinéraires divers se dessinent sans qu’un trajet particulier puisse être considéré prééminent. Quant au syuzhet, Richardson précise d’abord que même les récits les plus linéaires dérogent à la chronologie pour ensuite faire valoir que l’originalité des œuvres antimimétiques ne réside pas dans la déconstruction de la chronologie, mais dans la désarticulation du discours lui-même. Puis, il répertorie des exemples qu’il organise en fonction de la nature de la désarticulation mise en œuvre. Certaines œuvres créent une progression narrative inhabituelle par le pastiche d’autres formes — de dictionnaire, de lettre de recommandation ou d’examen à choix multiples, par exemple. D’autres jouent avec la disposition du texte ou la construction du livre de façon à élaborer des séquences inusitées. D’autres encore autorisent des itinéraires multiples en proposant des choix au lecteur ou en utilisant des supports mobiles — des fiches ou des cahiers spiralés réversibles, par exemple — à partir desquels il peut créer son ordre propre. Enfin, les syuzhets excessifs, auxquels Richardson associe notamment les hyperfictions, rassemblent une quantité d’éléments si grande qu’il est improbable qu’un lecteur arrive à tout prendre en compte. Si, en conclusion, Richardson plaide pour une conceptualisation du syuzhet qui intègre ces pratiques innovantes, il souligne surtout que ces stratégies, qui entretiennent généralement un lien direct avec les thèmes narratifs de l’œuvre, rappellent à quel point la modélisation théorique est féconde pour l’analyse du récit.

18Enfin, suivant l’ordre des choses, Richardson consacre son dernier chapitre aux fins narratives. Il s’attache d’abord à définir ce qui caractérise les fins fixes (fixed endings (149)), parangon des diverses tentatives de théorisation. Puis, concluant qu’à l’instar du commencement, toute fin narrative est provisoire et artificielle, il répertorie les autres types de fin, moins usuels et, partant, moins étudiés. Richardson passe en revue les fins ouvertes (loose endings (154)), les fins dissimulées (covert endings (155)) et les fins absentes (absent endings (156)). Tous associés au récit mimétique, ces différents types de fin lui permettent de faire la démonstration que, loin de déterminer le récit, comme l’avancent plusieurs théories élaborées à partir des fins fixes, les fins narratives contribuent davantage à consolider la dynamique du texte qu’à y mettre un terme. Pour Richardson, il en va de même avec les fins non naturelles, qui peuvent tout aussi bien produire un effet de clôture que le récuser. Toutefois, alors que la visée des fins mimétiques est à appréhender en fonction de la fabula, celle des fins antimimétiques aurait plutôt trait au syuzhet. La progression des récits antimimétiques s’appuie, rappelons-le, sur le principe de Loki : elle repose non pas sur un jeu avec les règles du monde réel, mais sur une subversion de celles du discours. Par conséquent, c’est en fonction de cette subversion que doivent être étudiées les fins antimimétiques. En proposant des conclusions improbables, les fins circulaires, dénarrées (denarrated endings (158)), parodiques (parodic endings (158)), multilinéaires (forking-path endings (159)) ou, encore, les fins qui débouchent sur une fusion métafictionnelle (metafictional fusions (160)) exposent les rouages de la fiction et les mécanismes de son appréhension par un lecteur. Pour Richardson, ce constat met en évidence l’importance des dimensions esthétiques et axiologiques de toute fin narrative. Non seulement la fin met-elle un terme à une histoire, elle boucle un projet poétique : une compréhension satisfaisante de son rôle et de son fonctionnement dans l’économie narrative impliquerait nécessairement la considération d’aspects pragmatiques.

Progression narrative et mise en intrigue

19Finalement, le portrait que brosse Richardson des pratiques antimimétiques reste morcelé. La structure de l’ouvrage, qui suit pour une large part le déroulement de la séquence narrative, ne suffit pas à faire émerger une structure globale des narrations non naturelles. Si la liste des débuts, des déroulements, des fins et des temporalités non naturelles donne un portrait assez exhaustif des pratiques ciblées, le choix d’appréhender indépendamment les dimensions de la narrativité crée un morcellement qui oblitère la relation entre les constituantes de la narration. En conséquence, la démonstration ne permet pas de comprendre à quel principe obéit la progression narrative de ces œuvres subversives et nous laisse sous l’impression qu’il n’est possible de les appréhender que par aspects. Pourtant, il suffit de lire quelques-uns, voire un seul de ces récits pour constater qu’ils sollicitent, comme les récits mimétiques, des mécanismes d’anticipation et de rétrospection qui dessinent en creux une logique, une structure d’ensemble en organisant le sens.

20Pour Baroni, qui s’appuie sur les travaux de Gervais, de Petitat et d’Adam, notamment, ces mécanismes reposent en partie sur une interaction entre les compétences endo-narratives du lecteur et son habileté à considérer les conventions transtextuelles. Dans La tension narrative. Suspense, curiosité et surprise15, il définit les compétences endo-narratives comme des schèmes qui permettent de donner sens aux actions, fictives ou réelles, en nous appuyant tant sur leur déroulement séquentiel (dimension syntagmatique) que sur l’organisation de leurs composantes actancielles (dimension paradigmatique). Sur le plan syntagmatique, les scripts, matrices interactives et autres « processus événementiels ou actionnels sous-codés16 » (Baroni parle de catastrophes, de conflits et d’actions planifiées) orientent nos attentes relatives au déroulement de l’action. Sur le plan paradigmatique, pour lequel Baroni se réfère au schème interactif de Gervais17, nous cherchons à identifier diverses composantes (agent, opération, temps, espace, accessoires) à partir desquelles il devient possible de construire une représentation cohérente de l’action.

21Dans le cadre de la narration, ces schèmes deviennent toutefois l’objet d’une mise en jeu qui permet de créer une « tension narrative », que Baroni définit comme « un effet poétique qui structure le récit et [dans lequel on reconnaît] l’aspect dynamique ou la “force” de ce que l’on a coutume d’appeler une intrigue18. » De manière à créer cette tension, les auteurs subvertissent les schèmes endo-narratifs en créant, par exemple, des déroulements inattendus ou encore en retardant le dévoilement de certaines composantes. Lorsqu’elles sont réutilisées de manière plus ou moins semblable dans divers récits, les différentes stratégies de subversion donnent naissance à des règles génériques, des schèmes discursifs, qui peuvent lier les œuvres entre elles. Ces règles constituent un réseau de conventions transtextuelles qui, au moment de la lecture, entrent en interaction avec les schèmes régissant les compétences endo-narratives du lecteur : les mécanismes d’anticipation et de rétrospection à partir desquels le lecteur construit le sens de l’œuvre reposeraient en grande partie sur ce processus.

22Ce que Richardson nomme le principe de Loki, dans le contexte des œuvres antimimétiques, repose sur une dynamique tout à fait semblable. Toutefois, plutôt que de subvertir les schèmes endo-narratifs, qui régulent nos interactions physiques, les œuvres antimimétiques subvertissent les schèmes qui régulent une forme particulière d’interaction symbolique, soit celle qui s’établit entre l’émetteur et le destinataire d’un récit. Or, ce changement de paradigme implique une conceptualisation beaucoup plus complexe de la dynamique narrative. D’une part, identifier et modéliser les principes qui régissent la subversion de règles génériques nécessite une description claire de ces règles, une démarche qui se trouve compliquée par le fait que les règles génériques sont un objet non consensuel. D’autre part, de la subversion des règles discursives du récit émanent des schèmes endo-narratifs inédits, puisque les principes qui prévalent à la transgression des règles du discours relèvent d’une logique qui n’est pas celle de l’action. Par conséquent, il ne s’agit plus pour le lecteur de réguler un écart entre les schèmes endo-narratifs mobilisés et les transformations que leur fait subir le discours, mais de reconsidérer l’agencement des composantes des schèmes endo-narratifs à partir de l’utilisation qui en est faite dans le discours. Dans les processus d’anticipation et de rétrospection déployés par le lecteur, la hiérarchie qui lie fabula et syuzhet se trouve, d’une certaine manière, inversée : les œuvres antimimétiques ne participent pas seulement d'un conflit de représentation, mais d'un bouleversement des rapports actantiels, et donc de notre façon d'agir et de comprendre le monde.

23L’ouvrage de Richardson constitue, en conséquence, un apport précieux à la réflexion. Bien qu’il reste en surface du problème de la mise en intrigue en se limitant à une approche descriptive, certaines de ses observations aiguillent la réflexion vers des outils qui devraient permettre de mieux comprendre la logique des œuvres antimimétiques et, éventuellement, de cerner ce que nous apprennent ces œuvres sur le fonctionnement de l’intrigue de façon générale.