Acta fabula
ISSN 2115-8037

2021
Janvier 2021 (volume 22, numéro 1)
titre article
Christophe Cosker

L’écrivain en procès. Les règles de l’art & celles du droit

The writer on trial. The rules of art and the rules of law
Emmanuel Pierrat, L’Auteur, ses droits et ses devoirs, Paris : Gallimard, coll. « Folio essais », 2020, EAN 978207281909, 841 p.

« Pourvu que je ne parle en mes écrits ni de l’autorité, ni du culte, ni de la politique, ni de la morale, ni des gens en place, ni des corps en crédit, ni de l’Opéra, ni des autres spectacles, ni de personne qui tienne à quelque chose, je puis tout imprimer librement. »
Beaumarchais, Le Mariage de Figaro (1784)

1Emmanuel Pierrat est tout à la fois écrivain, avocat, conservateur du musée du barreau et blogueur. Il offre ici au lecteur une réflexion juridique qui articule principalement trois concepts : droit, société et création. L’ouvrage intéresse notamment l’écrivain en opérant son initiation juridique, de la reconnaissance de sa qualité d’auteur jusqu’aux litiges possibles. Il met en lumière une certaine ombre portée judiciaire du monde littéraire. En d’autres termes, il éclaire les procès qui se cachent parfois derrière des œuvres, des procès historiques et retentissants comme ceux de Madame Bovary ou des Fleurs du mal, à ceux, contemporains, autour du genre flou de l’autofiction. L’objet du texte est donc le face‑à‑face possible entre l’auteur, plus largement que l’écrivain, et le juge. En effet, il s’agit ici non seulement de textes, mais aussi d’images, c’est‑à‑dire de toutes les productions techniques assimilables à des œuvres de l’esprit.

2Le texte de la Déclaration universelle des droits de l’Homme et du citoyen apparaît comme la pierre angulaire de ce livre, parce que c’est en elle que l’on trouve posée la liberté d’expression, dont celle de création est une conséquence. Mais le face‑à‑face entre l’auteur et le juge est lié à un autre : celui qui oppose la liberté de création à d’autres droits, au premier rang desquels l’atteinte à la vie privée aujourd’hui, mais jadis, par exemple, le respect des bonnes mœurs. La liberté de création, illimitée en droit, l’est extrêmement souvent en fait, ou dans les faits – dont l’ouvrage, foisonnant, fourmille. En s’appuyant sur de grands procès et sur les polémiques récentes ou actuelles, l’essai d’E. Pierrat met l’accent sur les tenants et les aboutissants de la responsabilité juridique. Parallèlement à l’engagement sartrien ou à l’irresponsabilité parfois défendue par Barthes, il s’agit ici de problématiser juridiquement le rapport entre littérature et réalité, en particulier en raison du fétichisme contemporain de la réalité, qui pousse à utiliser, non sans conséquences, des realia. Pour rendre compte de cet ouvrage, nous proposons d’articuler les œuvres et les hommes car, si la critique biographique est dévaluée dans les études littéraires, le fruit est souvent rattaché à l’arbre auquel le juge demande des comptes.

À propos des œuvres

3Le citoyen lambda est souvent perdu dans le langage juridique, maîtrisé par E. Pierrat. Il convient, en conséquence, d’avancer prudemment à la suite de l’auteur, pour reprendre les textes juridiques, les apparier aux faits et mettre en perspective à la fois les plaidoyers et les réquisitoires des avocats, les attendus, les sentences, les verdicts et les peines des juges. Le point de départ fondamental est la définition de l’œuvre et de son originalité, parce que seule l’œuvre originale est protégée. Elle doit, pour ce faire, porter « l’empreinte de la personnalité de l’auteur », selon une loi qui renvoie à une vision romantique de l’écrivain datant du xixe siècle. Ainsi l’originalité se distingue‑t‑elle de l’inventivité et de la nouveauté pour se fonder davantage sur les critères de la composition et de l’expression. La mise en forme est donc la condition sine qua non d’une œuvre qui se définit par la combinaison entre idée, composition et expression.

4L’œuvre produite, il devient rapidement question de sa reproduction et de sa diffusion. E. Pierrat rappelle alors la définition de la contrefaçon :

Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite. Il en est de même pour la traduction, l’adaptation ou la transformation, l’arrangement ou la reproduction par un art ou un procédé quelconque. (p. 120)

5C’est la raison pour laquelle l’utilisateur potentiel de tout ou partie d’une œuvre doit s’assurer qu’elle relève du domaine public et ne pas hésiter à contacter les héritiers d’un auteur afin de contractualiser l’accord d’une utilisation d’œuvre. On signalera l’exception de la copie privée et la difficile régulation de ce domaine à l’ère numérique. Parmi les utilisations limitées de l’œuvre, le droit de citation apparaît comme le plus simple et le plus large, coïncidant avec la liberté d’expression. Une citation peut être utilisée de façon « critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information » (p. 127) en fonction de l’œuvre dans laquelle elles apparaissent. Ce droit se limite néanmoins à sept lignes. L’usage d’une citation est donc particulièrement ouvert en fonction de l’intention du livre qui l’accueille. En termes de principes, la seule limite à la citation est la concurrence avec l’œuvre originale. Et E. Pierrat de rappeler que l’œuvre excède toujours le bien ou le mal qu’on peut en dire.

6En ce qui concerne l’image, deux cas particuliers attirent l’attention : le premier est l’image d’une œuvre d’art sur le point d’être mise aux enchères. Le second est appelé l’exception de panorama. La reproduction d’une œuvre protégée est autorisée dans un cliché plus large dont elle ne constitue pas le centre. D’autres exceptions existent, dont les jours sont comptés selon l’auteur – et le contexte du procès Charlie Hebdo tend à lui donner raison –, à savoir celles de parodie et de caricature.

7Le droit de l’image possède donc autant de subtilités que celui du texte. En conséquence, pour s’assurer des droits d’une image, il faut parfois se renseigner à la fois sur le photographe et sur le modèle afin d’obtenir leur double autorisation. Dans cette perspective, E. Pierrat rappelle la définition du mannequin – avec ses conséquences juridiques – comme :

Toute personne qui est chargée soit de présenter au public, directement ou indirectement par reproduction de son image, sur tout support visuel ou audiovisuel, un produit, un service ou un message publicitaire, soit de poser comme modèle, avec ou sans utilisation extérieure de son image, même si cette activité n’est exercée qu’à titre exceptionnel. (p. 208)

8En conséquence, le mannequin se retrouve au service de la marchandise et le contrat permet souvent de se passer de son accord pour utiliser son image. Le droit d’arène fonctionne de la même manière pour les sportifs de haut niveau dans l’exercice de leur métier. Dans un autre registre, E. Pierrat rappelle « le goût prononcé des sociétés occidentales pour un hygiénisme normatif » (p. 273) qui conduit à modifier des clichés célèbres privant Malraux, Sartre, Gainsbourg et Coco Chanel de leur cigarette ou encore Tati de sa pipe. À l’opposé de l’œuvre, l’auteur place la fiction mensongère contemporaine appelée fake news et définie en droit comme suit :

La publication, la diffusion ou la reproduction, par quelque moyen que ce soit, de fausses nouvelles, de pièces fabriquées, falsifiées ou mensongèrement attribuées à des tiers lorsque, faite de mauvaise foi, elle aura troublé l’ordre public ou aura été susceptible de le troubler. (p. 319)

9Il insiste enfin sur l’existence spectrale d’une forme de censure dont l’enfer est la manifestation la plus nette : « Le terme serait né, au xviie siècle, pour désigner “le grenier du couvent des Feuillants dans lequel on avait exilé les livres hérétiques” » (p. 351). Larousse y voit quant à lui le « recueil de tous les dévergondages luxurieux de la plume et du crayon » (p. 364). Les violences faites aux livres sont légion, des incendies célèbres de l’Antiquité aux actions contemporaines : « Brûler un livre semble donc toujours aujourd’hui inspirer les analphabètes de toutes origines ou convictions […]. Le livre a conservé ce pouvoir symbolique, que la crise de la lecture nous faisait presque oublier. » (p. 352‑353).

L’homme, l’écrivain, l’auteur : les producteurs des œuvres de l’esprit

10En droit, l’écrivain est « celui sous le nom de qui l’œuvre est divulguée ». C’est la raison pour laquelle l’animateur d’une émission littéraire actuelle remplace l’expression « écrit par » par « paru sous la signature de ». Cette double formulation rappelle la brèche entre celui qu’il convient de ne plus appeler « nègre », mais prête‑plume ou, en anglais, ghost‑writer,et l’auteur putatif inscrit en première de couverture. E. Pierrat rappelle que seule une personne physique peut être auteur et que les cours, en particulier ceux des professeurs prestigieux, de Saussure à Barthes en passant par Lacan, sont protégés par le droit d’auteur. À plus forte raison, l’auteur d’un texte ou d’une image doit, non seulement être une personne physique, mais encore une personne humaine, comme en témoigne l’affaire suivante, connue pour sa cocasserie :

La problématique relative à la titularité des droits d’auteur peut également survenir concernant les œuvres photographiques. Une situation particulièrement loufoque a en effet posé une nouvelle difficulté concernant la qualité d’auteur. Une cour d’appel californienne a statué, le 23 avril 2018, sur le sort du célèbre selfie réalisé par un macaque au nord des Célèbes, durant l’été 2014. Rappelons que cette photographie, prise avec l’appareil de David Slater, qui visitait ce zoo indonésien, montrant le singe grimaçant, prénommé Naruto, avait été vue dans le monde entier. (p. 67)

11En d’autres termes, un singe, fût‑il doté d’un nom, n’est pas un auteur et ne peut donc en toucher les droits. Indépendamment du procès partisan suscité par une mouvance intéressée, l’élégance – ou le bon sens – a incité le propriétaire à reverser une partie de l’argent généré par le cliché à la cause animale, en particulier du zoo dans lequel habite le singe avide de reconnaissance. E. Pierrat convoque également quelques exemples, célèbres ou non, de l’usage du pseudonymat. S’interrogeant sur les droits de l’auteur défunt, il fait apparaître un nouveau personnage, potentiellement tracassier, l’héritier — en tant qu’exécuteur testamentaire. Rappelons que les droits d’auteur courent pendant soixante‑dix ans après la mort de l’auteur, durée de laquelle les guerres mondiales sont exceptionnellement déductibles. Cette dernière règle fait partie des exceptions dont le but est d’empêcher une œuvre de tomber dans la gratuité d’un domaine public dont l’auteur de l’essai déplore l’exiguïté croissante. Un outil appelé le Répertoire Balzac permet de se renseigner sur les ayants droit d’une œuvre. Certains déposent ensuite le nom d’un personnage pour continuer à s’en assurer une exploitation industrielle lucrative.

12L’auteur rapporte également l’affaire d’un romancier qui s’est révélé être un criminel, en l’occurrence un meurtrier :

Un livre peut parfois se retourner très durement contre son auteur, notamment dans un procès criminel. Fin juillet 2018, l’écrivain chinois Liu Yongbiao a ainsi été condamné pour quatre meurtres datant de 1995, non élucidés jusqu’à 2017, mais que le romancier avait mis en scène dans un roman paru quinze ans après les faits. (p. 162)

13Mais le nœud le plus épineux pour le droit contemporain est le domaine ouvert par l’autofiction. Que faire de la liberté de création en cas d’utilisation du nom de personnages existants ou de reprise de faits divers ? L’écrivain à l’origine de cette forme – Serge Doubrovsky – est mort avant d’avoir eu à rendre des comptes sur les conséquences de certains de ses portraits. Emmanuel Pierrat met ainsi en garde l’impétrant en littérature :

En parallèle des mémoires de criminels, c’est l’autofiction qui est devenue un des genres éditoriaux les plus périlleux judiciairement ; à ce titre, elle est bien souvent la victime, avant publication, d’un véritable phénomène d’autocensure, durant lequel le livre est d’abord soumis à un cabinet d’avocats qui doit d’abord le caviarder pour éviter d’avoir à défendre son auteur à la barre. (p. 164)

14La plus grande limite actuelle à la liberté de création est donc le droit à une vie privée et à sa protection. En effet, le droit stipule que « nul ne sera l’objet d’immixtion arbitraire dans sa vie privée, sa famille, son domicile ou sa correspondance, ni d’atteintes à son honneur et à sa réputation » (p. 170). Il existe même, selon les journaux qui en pâtissent, un « droit au caprice » qui permet de divulguer volontairement certains aspects de sa vie tout en poursuivant ceux qui en révèlent d’autres. Il existe néanmoins une différence de traitement juridique entre personne privée et personne publique. Le droit à l’information peut aussi faire exception au droit au respect de la vie privée. E. Pierrat rappelle la vie et mort du délit d’offense au président de la République, héritier du crime de lèse‑majesté.


***

15Nous avons entrepris de tirer deux fils, tantôt parallèles tantôt mêlés, étant donné qu’ils sont, in fine, indémêlables et forment même parfois un écheveau, inextricable ou presque, pour le juge. Ce dernier met en cause, c’est‑à‑dire accuse tantôt l’œuvre, tantôt son auteur. Et c’est surtout aujourd’hui la zone grise — titre repris à d’un des livres de cette rentrée littéraire — entre fiction et réalité, exploitée par le roman, ou le récit, qui est à l’origine de nombreux procès. En cherchant une réalité parfois transparente derrière le voile de l’art, le juge ne tranche pas toujours en faveur de l’impunité de l’écrivain, notamment quand l’auteur cache un criminel. Comme le titre l’indique, l’auteur a des droits, mais aussi des devoirs ; et il peut avoir tort. On prolongera la voix masculine de ce livre par les voix féminines qui se font aujourd’hui entendre et l’horizon de procès possibles comme dans le cas d’affaires semblables à celle qu’a mis au jour Vanessa Springora.