Acta fabula
ISSN 2115-8037

2021
Janvier 2021 (volume 22, numéro 1)
titre article
Julie Moucheron

D’autres vies que la mienne ? Petite réflexion sur l’écriture littéraire de l’histoire à l’ère des smartphones

Other lives than mine? A little thinking on the literary writing of history in the age of smartphones
Enzo Traverso,Passés singuliers. Le « Je » dans l’écriture de l’histoire, Paris, Lux éditions, 2020, 232 p., ISBN 978-2-89596-333-2.

1Après Le Passé, modes d’emploi. Histoire, mémoire, politique (La Fabrique, 2015), l’historien Enzo Traverso publie un court essai (Lux éditions, 2020) à propos du statut de la subjectivité dans les récits historiques contemporains. Partant de l’hypothèse selon laquelle l’essor du « moi » serait un trait marquant de la production historiographique actuelle, commun à différents genres éditoriaux, il recense les formes prises par ce phénomène et en analyse les diverses implications. Il livre finalement une critique argumentée du subjectivisme dans l’écriture historique, afin de répondre à un objectif à la fois épistémologique et politique. La conclusion de cet essai nous paraît symptomatique de la réflexion actuelle sur l’écriture de l’histoire, qui est principalement l’apanage des historiens et des philosophes. On se risque donc à en proposer une lecture qui, sans nier la force des arguments avancés par E. Traverso, entend appeler les littéraires à se saisir des problématiques de l’histoire racontée à la première personne, au moyen de leurs propres outilsconceptuels.

Le « Je » dans l’histoire de l’histoire

2L’histoire est-elle une science ou un art du récit ? Cette alternative entre deux conceptions de l’histoire remonte aux origines de la discipline… sinon aux calendes grecques, comme l’explique l’auteur de Passés singuliers dans le premier chapitre, en étudiant la rupture opérée par Thucydide avec le régime narratif du témoignage. Celui qui dit « je », c’est le mémorialiste — et si la réflexion sur la mémoire est une composante de l’histoire, il va de soi que l’histoire n’est pas la mémoire. L’historien doit donc s’efforcer d’entretenir la distance avec son objet d’étude et fuir la première personne du singulier. C’est ainsi que, d’un côté, les partisans de l’histoire-science mettent en avant le postulat fondateur de la neutralité du chercheur en sciences humaines, fût-elle le fruit d’un consensus ou d’une construction épistémologique. De l’autre côté, les historiens et philosophes qui scrutent les biais du langage ont tendance à rappeler que l’existence d’une vérité objective en histoire est une hypothèse fragile — les arguments de la sociologie de la connaissance, qui montrent les déterminismes à l’œuvre dans la construction sociale de la réalité scientifique, renforcent ces positions.

3Pour bien saisir la portée de l’argumentation d’E. Traverso et l’arrière-plan idéologique qui oriente le débat historiographique, un retour en arrière est nécessaire. Il existe, dans l’historiographie française, un perpétuel mouvement de balancier entre les positions « objectivistes » et « subjectivistes ». Lorsque les historiens républicains entreprennent de fonder l’histoire comme discipline scientifique, dans le dernier quart du xixe siècle, ils promeuvent l’effacement du savant. Pour Monod, qui lance la Revue historique en 1876, ou pour Langlois et Seignobos, auteurs d’un célèbre manuel de méthodologie (l’Introduction aux études historiques), l’historien n’a pas vocation à « écrire ». Son attention doit porter en premier lieu sur les documents d’archives dont il effectue la critique raisonnée. Son style doit être neutre, de sorte à ne pas interposer la personnalité de l’historien entre les sources et le lecteur. Aux origines de la discipline, l’historien est avant tout un érudit qui se fond dans la communauté des professeurs et des chercheurs. Son travail est une partie d’un tout. Il n’a pas vocation à dire « je ». Les historiens républicains de la IIIe République accomplissent, dans leur programme, un geste de rupture symbolique très fort (même s’il n'est en réalité pas total) : c’est la grande séparation, le divorce de l’histoire et de la littérature, le « partage du sensible » qu’évoque Jacques Rancière. La sociologie de Durkheim, qui émerge et s’institutionnalise au tournant des xixe et xxe siècles, renforce les justifications théoriques de la position objectiviste pour les sciences humaines. En promouvant l’usage des statistiques et en accentuant le vœu d’en finir avec les « prénotions » (les préjugés antérieurs au raisonnement scientifique), les durkheimiens ambitionnent de faire de leur discipline une vraie science, susceptible d’établir des lois. La fameuse controverse de 1903 qui oppose Simiand, élève de Durkheim, et Seignobos, révèle l’écart entre la sociologie et l’histoire : pour Seignobos, l’histoire doit rester une science du particulier, là où la volonté de ses rivaux sociologues est plus totalisante.

4La tension fondatrice entre objectivisme et subjectivisme accompagne la succession des divers courants historiographiques, tout au long du xxe siècle. À travers le mouvement des Annales, Marc Bloch et Lucien Febvre se prononcent en faveur d’un rapprochement de l’histoire avec les sciences sociales : l’histoire des méthodiques, les « traités-et-batailles » à la Seignobos, serait encore trop proche du récit. La mise en avant de l’histoire économique et sociale, par opposition à l’histoire politique, constitue certes une révolution thématique et épistémologique. Elle est aussi et surtout l’indice d’un changement de regard politique porté sur une société française qui se remet péniblement d’une guerre traumatisante ; cette perspective inédite est portée par des historiens d’une nouvelle génération. Après la Seconde Guerre mondiale, l’histoire sérielle de Labrousse, fortement appuyée sur les statistiques, poursuit en quelque sorte l’œuvre des Annales. L’œuvre de Braudel tisse un lien ferme entre l’histoire et l’anthropologie, aboutissant au paradoxe de faire de la discipline historique un regard porté sur un temps considéré comme quasi immobile. Au cours de l’ère structuraliste, l’histoire universitaire est encore majoritairement une forteresse dont l’objectivisme est l’un des piliers.

5Cependant, quelques critiques importantes sont adressées à l’encontre de cette citadelle objectiviste à partir des années 1970. D’abord, venu des États-Unis, le fameux linguistic turn en histoire, sur lequel a coulé beaucoup d’encre critique et dont on ne donnera ici qu’un aperçu simplifié. L’ouvrage très commenté d’Hayden White, Metahistory (1973), lance un pavé dans la mare historiographique mondiale. En prétendant que les historiens et les écrivains usent des mêmes tropes lorsqu’ils mettent les événements du passé en récit, il rouvre de façon provocante le débat sur la frontière entre histoire et fiction, et donc sur celle entre histoire et littérature. La théorie de White a été largement rejetée au nom de ses possibles utilisations révisionnistes, voire négationnistes. Les implications éthiques de l’écriture de l’histoire (et surtout de l’histoire des années les plus meurtrières du xxe siècle) impliquent selon les détracteurs de White de maintenir la croyance dans une vérité extratextuelle et extralinguistique. La remise en question des pouvoirs du langage et de sa capacité à évoquer ou à obscurcir la vision du passé s’appuie aussi sur la vogue de la psychanalyse. Dans les années 1870, l’heure n’est plus à proclamer la mort de l’auteur lové en toute invisibilité dans son texte. C’est le moment de l’histoire intellectuelle occidentale où advient – que les lecteurs pardonnent cette nouvelle simplification – le fameux « retour du sujet », c'est-à-dire le nouveau déplacement de l’attention critique, dans les sciences humaines, vers l’individu. Toutes les conditions sont donc réunies pour que le refoulé littéraire fasse de nouveau surface dans l’historiographie.

6En effet, au même moment en France, des historiens d’horizons divers – tels que Henri-Irénée Marrou, et plus tard Paul Veyne et son célèbre Comment on écrit l’histoire (1971), ou encore Michel de Certeau et L’écriture de l’histoire (1975) – se prononcent en faveur d’une histoire plus interdisciplinaire et philosophique que celle des braudéliens. Dans la conception de Marc Bloch, l’histoire était encore un « métier », donc une œuvre collective. Désormais, le paradigme de « l’écriture » domine — comme le montre aussi l’écho rencontré par les travaux de Ricœur (Temps et récit) dans les études historiques et littéraires, autour de la notion de « mise en intrigue » dans le récit historique. Le tournant historiographique qui s’opère progressivement dans les années 1980 invite à une meilleure prise en compte de la subjectivité de l’historien, et plus globalement à un retour réflexif des sciences sociales vers leur généalogie. Mais les positions objectivistes demeurent la norme. Ainsi, les exercices d’« ego-histoire » initiés par Pierre Nora ne doivent pas être lus comme un moment de lâcher-prise autobiographique des historiens alors invités à lever le voile sur leur trajectoire intellectuelle et leurs déterminismes. En réalité, un certain nombre d’historiens sollicités par Pierre Nora — y compris Michel de Certeau — se montrent réticents, preuve que le principe de l’effacement du savant derrière son œuvre est toujours bien présent.

7Quelques décennies après la Seconde Guerre mondiale, et à mesure que l’empire soviétique et ses mythes se délitent, ce moment historiographique correspond aussi à l’essor du phénomène mémoriel en Europe. La vogue des témoignages historiques et des autobiographies s’intensifie à la fin du siècle. Quelques historiens expriment une curiosité croissante envers la fiction, comme le constatent les contributions d’un numéro du Débat en 1989, « Questions à la littérature » : l’intérêt nouveau pour les histoires incarnées dans des voix anonymes, à la fois individuelles et plurielles, serait le symptôme d’un besoin de récit, ou de figuration émotive de l’histoire collective, à l’époque de l’extinction des idéologies qui ont dominé le xxe siècle. Sous la bannière floue du post-modernisme, les écritures du traumatisme familial, de récits de filiation et de mémoires hantées rencontrent un succès éditorial indéniable à partir des années 1980, avec parfois d’authentiques réussites, ou inversement des récits qui flirtent avec le sensationnalisme. Au point que certains parlent d’un « paradigme victimaire » ou d’une « industrie de la mémoire » pour qualifier le phénomène — E. Traverso, qui a spécifiquement étudié les enjeux mémoriels de la Shoah, y consacre quelques pages déterminantes dans son analyse.

8Et aujourd’hui, où en est-on ? Le terrain est préparé, dans la décennie 2000, par une première vague de récits hybrides entre histoire et fiction qui renouvellent le genre du roman historique et semblent signifier un besoin de « retour au réel » dans le domaine des lettres. Les œuvres de Jonathan Littell (Les Bienveillantes, 2006), Yannick Haenel (Jan Karski, 2010) ou encore Laurent Binet (HHhH, 2010), qui s’appuient sur des matériaux documentaires solides tout en autorisant l’invention, donnent lieu à des discussions très vives entre spécialistes de l’histoire de la Shoah, défenseurs de la mémoire et partisans de la liberté totale des écrivains. Un numéro du Débat (« L’histoire saisie par la fiction », en 2011) réunit les points de vue sur les enjeux de ces controverses, qui se prolongent encore aujourd’hui1. À noter que cette pratique de la « métafiction historiographique postmoderne » (p. 151) déborde les frontières hexagonales. Les Soldats de Salamine de Javier Cercas, paru en 2001 et traduit en français dès l’année suivante, s’immisce sur les traces des oubliés de la guerre civile espagnole et pose des questions comparables. Quand il est question des drames de l’histoire au xxe siècle, la tentation de l’empathie émotive s’impose contre le regard parfois jugé froid ou anesthésiant de l’historien.

9Mais c’est surtout la parution en 2014 du manifeste L’histoire est une littérature contemporaine d’Ivan Jablonka qui relance vivement le questionnement — jamais vraiment éteint – sur la frontière entre histoire et fiction. Alors que le littéraire est traditionnellement considéré comme une scorie de l’écriture scientifique, I. Jablonka invite au contraire à braver les partitions de la carte des savoirs en conciliant la pratique de recherche avec une démarche littéraire et créative. Il suggère de faire une « fiction de méthode » de l’enquête menée sur les traces du passé, ce qui aboutit en pratique à exhiber et mettre en récit le « paradigme indiciaire » (C. Ginzburg) dans lequel s’inscrit le travail de l’historien. Ce dispositif narratif s’inspire des récits non-fictionnels construits autour d’un « effet d’enquête », dont on considère que la vogue a été initiée en France par L’Adversaire (2000) d’Emmanuel Carrère. Certains livres de Jablonka mettent donc en pratique ses propositions historiographiques, en mêlant la figure de l’enquêteur-historien au récit de l’enquête de terrain — les détracteurs diraient qu’ils mettent en scène l’individu et ses émotions au contact de son objet d’étude. Si la démarche n’est pas approuvée par tous, Jablonka recueille les suffrages du public. Les ouvrages Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus (2012) et En camping-car (2018), qui étudient l’histoire familiale de l’auteur et la façon dont elle s’inscrit dans la grande histoire, ou encore Laetitia (2016) à propos d’un sordide fait divers, ont été des succès de librairie.

Je n’est pas un autre

10Dans son essai, E. Traverso cite de nombreux ouvrages récents qui présentent la caractéristique d’entrelacer histoire et fiction. Il évoque successivement des champs génériques distincts : les romans, les récits d’histoire familiale, les autobiographies d’historiens qu’elles soient publiques ou privées, appuyée ou non sur des notes… Il remarque que la tentation du récit de soi ne se limite pas aux historiens et concerne également les sociologues. Du reste, il élargit son propos à d’autres supports de représentations que la littérature, comme le cinéma ou la bande dessinée (Maus). La critique ne porte pas sur l’intégralité du corpus considéré. L’auteur a grand soin de la nuance. Il reconnaît les vertus épistémiques qu’entraîne, sous certaines conditions, la reconnaissance de la subjectivité de l’historien ; il souligne l’intelligence et l’inventivité de certains récits qui réactualisent (reenact) l’histoire à travers des quêtes personnelles (Antoine de Baecque, La Traversée des Alpes) ; il salue la réussite de certains romans historiques à « ouvrir une épaisseur analytique » tout en s’appuyant sur les acquis de l’historiographie contemporaine (Éric Vuillard, L’Ordre du jour) ; il concède que la fiction peut avoir un intérêt exploratoire pour la démarche intellectuelle de l’historien.

11La cible principale d’E. Traverso, ou plutôt, l’objet central de sa réflexion, demeure le récit historique tel qu’il a été récemment aiguillonné par les propositions d’Ivan Jablonka ou tel qu’il est pratiqué, par exemple, par Javier Cercas : l’histoire racontée à la première personne par des personnes qui ne l’ont pas vécue. Autrement dit, le storytelling subjectiviste qui envisage l’histoire à partir du présent. Pourquoi ?

12La critique repose en fait sur des bases philosophiques et politiques. E. Traverso — dont le cadre de pensée marxiste est manifeste dans l’essai sans être toutefois clairement posé comme tel — part du postulat selon lequel l’identité subjective ne se constitue que par et à travers la relation avec autrui. En conséquence, l’historien subjectiviste, bien qu’il entende écrire au nom de l’universel et de l’humanité, émet une communication qui est en réalité autocentrée. En se mettant en scène dans l’enquête, il se préoccupe du présent de l’individu, non de l’avenir collectif : « la nouvelle histoire subjectiviste est complètement axée sur une temporalité existentielle », considère l’essayiste (p. 117). Certes, la mise en avant de l’émotion individuelle peut passer pour une façon d’humaniser l’histoire, de lui rendre un « vécu ». Elle part, en quelque sorte, d’une intention louable. Mais l’essayiste est catégorique : le sens profond de l’histoire ne réside pas dans les individus ou dans leurs émotions. L’historien subjectiviste ferait preuve d’un rapport au monde solipsiste, caractéristique de la société contemporaine. « L’écriture subjectiviste de l’histoire ne peut être dissociée de l’avènement de l’individualisme comme un des traits majeurs du nouvel ordre du monde », affirme l’historien (p. 194). Il ajoute : « l’expansion du moi implique forcément un rétrécissement du nous » (p. 206).

13E. Traverso, spécialiste de la mémoire juive européenne, puise des arguments dans un débat qu’il connaît bien : « l’industrie » éditoriale sur la mémoire de la Shoah et sa dérive « victimaire2 ». La promotion de la figure de la victime au moyen de l’enquête subjective est une forme de conscience du passé fortement axée sur le présent, ainsi que sur la capacité à ressentir de l’empathie, de l’émotion. Or l’écriture de la post-mémoire hantée par le passé remplit souvent une fonction rédemptrice aux horizons limités. Lecteur de Walter Benjamin, l’auteur considère que l’écriture subjectiviste est symptomatique d’un présent incapable de faire le deuil de ses morts, incapable de projeter un avenir meilleur3. Elle s’inscrit dans le régime d’historicité que François Hartog4 qualifie de « présentisme ». Or il s’agit d’un présentisme apolitique. Car la prolifération des mémoires endeuillées n’offre aucun espoir de changement : la muséification du passé ainsi engendrée signifie l’extinction des voix rebelles au profit du dogme de la commémoration. Par ailleurs, le tumulte des émotions et des bonnes intentions proférées sur la scène médiatique ferait de l’ombre aux intellectuels et à l’esprit critique. Ainsi, quand un historien se laisse aller à une réaction publique qui offre une large place aux affects, par exemple sous le coup de la sidération après une vague d’attentats (p. 120), il risque de devenir un bruit de fond. Il faillit en quelque sorte à la formule spinozienne qui pourrait résumer le devoir du chercheur en sciences humaines : « ni rire, ni pleurer, mais comprendre » (p. 121).

14Passés singuliers est l’occasion pour E. Traverso d’exprimer une inquiétude massive quant à l’individualisme qu’il estime de plus en plus hégémonique dans le monde occidental contemporain. Il assimile ainsi le tournant subjectiviste du récit historique à « l’ère du selfie » et du storytelling5. Les auteurs d’histoire à la première personne, bien sûr, ne poursuivent pas intentionnellement cette voie. Ils ne sont que le miroir de leur époque, le xxie siècle des smartphones et de l’extinction des utopies politiques collectives — l’idéal communiste — à l’égard desquels le propos prend des accents nostalgiques (que l’on soit favorable ou non à l’arrière-plan idéologique qui oriente le discours, force est de constater que l’essai, sur ce point, n’est pas exempt de déclinisme). Cependant, l’essayiste considère que l’histoire subjectiviste, si elle est « le produit et non la cause », n’entreprend rien pour lutter contre une ère individualiste et irrémédiablement marchande : les récits hybrides entre histoire et fiction, souvent empreints de pathos, se vendent beaucoup mieux que les ouvrages de sciences humaines traditionnels, sans pour autant offrir de nouveaux cadres de pensée. Au-delà du récit historique, c’est de façon globale que l’époque capitaliste et son rapport présentiste au temps collectif mettent en œuvre une destruction du sens de la référence historique, au profit d’un rapport muséal et patrimonial au passé. De nombreux écrivains « de gauche » ont déjà alerté sur ce point : ainsi réifiée, momifiée, l’histoire ne s’avère propice qu’au plaisir nostalgique du collectionneur ou de l’amateur d’atmosphères désuètes ; elle perd sa nature « par définition politique et publique » et son pouvoir de subversion face aux apparences de fausse évidence des pouvoirs en place6. L’essai Passés singuliers, beaucoup plus qu’un résumé des récentes controverses historiographiques, est une invitation à réactiver la fonction civique et critique de la discipline historienne. Une invitation à l’écrire avec distance et lucidité, loin des sirènes médiatiques et de la séduction du présentisme… en somme, sous l’égide d’un « nous » revitalisé.

15En dépit de la cohérence des arguments présentés dans cet essai, un (léger) sentiment d’insatisfaction peut s’immiscer dans l’esprit du lecteur ou de la lectrice. La finalité visée par le discours essayistique — réaffirmer le caractère inaliénable de la « vérité » historique et encourager la repolitisation de l’histoire — ne heurtera pas qui constate presque chaque jour, dans l’actualité, les effets délétères du néolibéralisme. En revanche, en n’entrant pas dans le détail des textes littéraires, en émettant un discours englobant sur toutes les occurrences de la subjectivité rassemblées dans « l’ère du selfie », il est possible que l’analyse appelle davantage de développement, peut-être hors du cadre d’un essai. Car, in fine, le problème de l’énonciation historique est-il vraiment celui de la première personne, ou celui — contigu mais distinct — de la fiction ? Cela n’est pas certain. L’analyse du discours aurait sans doute son mot à dire sur une question aussi cruciale que celle de l’énonciation. Et puisqu’il est question d’écriture de l’histoire, les littéraires aussi auraient probablement des éléments d’analyse à apporter afin de compléter (sans nécessairement contredire) le regard des historiens professionnels.

16Par ailleurs, le jugement porté sur les aspects fallacieux des récits historiques hybrides semble trop sévère. Car tous ne font pas preuve d’une mélancolie paralysante à l’égard de l’histoire et des morts. En effectuant un pas de côté vis-à-vis du paradigme marxiste, il est possible de dire « je » sans pour autant réfracter le narcissisme contemporain : les récits à la première personne peuvent se muer en espaces propices à repolitiser l’histoire. La littérature, au moins autant que le discours scientifique, peut engendrer et nourrir des espoirs politiques — porter l’idée de « changer la vie » et participer au tissage de la communauté. C’est du reste ce qu’indique Enzo Traverso quand il souligne que les moments révolutionnaires exigent « des récits qui puissent saisir leur dimension collective, leur polyphonie » (p. 211) et quand il mentionne la notion de Tikkoun (p. 206), ce concept de la mystique hébraïque qui assigne pour mission de « réparer le monde ». Un récent essai d’Alexandre Gefen (Réparer le monde, Corti, 2017), consacré à la perspective du tikkoun dans la littérature contemporaine, montre que l’écriture de soi peut s’adresser directement aux espaces marginaux, aux « vaincus », aux oublié-e-s de l’histoire, et faire croître l’empathie et le souci de l’autre qui sont les premiers pas d’un contrat social humaniste. Une partie de la littérature contemporaine, par des dispositifs et des choix à décortiquer, détient ce pouvoir réparateur que la littérature formaliste du xxe siècle avait peut-être déléguée pour un temps aux sciences sociales. L’écrivain d’aujourd’hui n’est pas toujours l’enquêteur égaré parmi les morts et prisonnier de sa conception mélancolique du passé – il peut aussi être celui par qui vient la rédemption.

17Achevons en observant l’illustration de couverture de Passés singuliers. Le célèbre tableau de James Ensor, l’Autoportrait aux masques (1899), admet plusieurs lectures. Le visage du peintre y figure au centre d’une foule carnavalesque à la fois amusante et dérangeante. L’image a-t-elle été choisie parce qu’elle serait une métaphore de la position solipsiste du sujet contemporain, une figuration de l’écueil philosophique et éthique que combat l’essayiste ? Le tableau peut aussi signifier que l’artiste — l’écrivain — est parfois le seul à ouvrir les yeux au milieu de la foule et des fous. Qu’il soit l’inquiéteur qui clame dans le désert ou celui qui porte une vocation sociale directe, il suggère qu’un autre monde est possible.