Acta fabula
ISSN 2115-8037

2020
Décembre 2020 (volume 21, numéro 11)
titre article
Dominique Perrin

Enseigner la littérature : un état des lieux collaboratif & prospectif

Teaching literature: a collaborative and forward-looking review
Nathalie Brillant Rannou, François Le Goff, Marie‑José Fourtanier, Jean‑François Massol (dir.), Un Dictionnaire de didactique de la littérature, Paris : Honoré Champion, coll. « Didactique des lettres et des cultures », 2020, 392 p., EAN 9782745352668.

« Autant de savoirs, de savoir‑faire et de savoir‑être qui sont les ferments d’une société de progrès qui n’a pas renoncé aux utopies de l’éducation » (Avant‑propos, p. 14)

1Un Dictionnaire de didactique de la littérature résulte de la collaboration de plusieurs laboratoires et d’une soixantaine de chercheurs, représentatifs de l’extension d’une communauté scientifique francophone aux inscriptions institutionnelles variées. La prudence intellectuelle manifestée par le titre de l’ouvrage (un article indéfini au lieu du traditionnel substantif avec majuscule) et son avant‑propos — il s’agit ici de dessiner un panorama tourné vers l’avenir d’un chantier au long cours — met en valeur un travail collectif ambitieux. Sa forme hybride, entre succession de notices au fil de l’alphabet et synthèse critique, en constitue un enjeu significatif — plus éloquent, moyennant un système général d’indexation thématique, analytique et bibliographique, qu’un simple « dictionnaire ».

2Conçu sous la direction de quatre personnalités du champ de la recherche en didactique du français, dans le cadre d’une collection dédiée aux « Didactiques des lettres et des cultures » sous la direction d’Emmanuel Fraisse et de Francis Marcoin, l’ouvrage offre un aperçu scientifique à la fois ouvert et resserré sur les acquis d’une discipline d’histoire relativement récente. Il vise la mise au jour « [d]es sources de chaque concept, de ses usages avérés dans l’enseignement et en didactique depuis plusieurs années, des tensions dont il est porteur et du potentiel opérationnel qu’il annonce » (Avant‑propos, p. 12) : c’est au redéploiement critique d’une cinquantaine d’années de travaux multiformes que se sont attelés Nathalie Brillant Rannou, François Le Goff, Marie‑José Fourtanier et Jean‑François Massol, dans un esprit qu’on peut rapprocher de celui du Dictionnaire du littéraire publié dans un contexte très différent en 20021. Les solutions trouvées pour ce travail d’exposition et de mise en lien sont singulières et productives : ce dictionnaire distribue au sein de cinq grands axes d’analyse une mosaïque de synthèses plus développées que de simples notices, insérant la succession alphabétique de ses apports dans une progression historique et conceptuelle.

Cartographier un champ de recherche

3Pertinent pour un public de chercheurs, de praticiens et d’étudiants, l’ouvrage fait également le choix singulier du resserrement et de la maniabilité (400 pages environ sous une couverture souple). La clarté générale de l’écriture y accompagne le plaisir intellectuel des mises en lien nécessaires et contingentes suscitées par une lecture partiellement discontinue. Les quelque cent notices proposées se caractérisent par leur densité (deux à quatre pages de synthèse contextualisante avec bibliographie fondamentale et renvois à la bibliographie étendue) et par la diversité de leurs perspectives. Un échantillon pour la lettre A donne une idée de cette variété : « Activité fictionnalisante du lecteur », « Actualisation », « AFEF (Association française des enseignants de français) », « Album », « Appropriation littéraire », « Argumentation », « Ateliers d’écriture de l’école à l’université », « Auteur/auctorialité », « Autobiographie de lecteur », « Autolecture », « Avant‑lecture », « Avant‑texte, brouillons ».

4Cette cartographie conceptuelle est précédée par un aperçu historique sur l’émergence d’une discipline solidaire d’un projet de démocratisation scolaire et d’actualisation des paradigmes enseignés, dans le contexte des années 1970. Trois sections focalisent ensuite l’attention sur les cadres théoriques et leur évolution, sur le pôle du texte et de sa description, puis sur celui de la littérature comme pratique intersubjective. L’ensemble débouche sur un état des outils et dispositifs actuels d’enseignement. Au terme d’une progression centrée sur des entrées conceptuelles, cette partie apparaît particulièrement riche d’enjeux ; elle montre comment l’effort collectif pour intégrer les propositions issues de la recherche littéraire et les démarches expérimentales propres aux sciences de l’éducation procure aujourd’hui un ensemble de pratiques d’enseignement diversifiées, relayées avec une attention croissante par l’institution scolaire.

Une discipline en tension

5Les avancées actuelles de la discipline sont présentées sous la forme de synthèses définitionnelles superposant aux questionnements touchant à la littérature le prisme des enjeux d’enseignement. Ainsi — pour un tandem d’exemples emblématique — des notions d’auteur et d’auctorialité, d’intertextualité et d’imitation, envisagées dans la perspective de l’initiation à l’analyse et à la production de textes : construire et nuancer la figure de l’auteur s’impose tôt dans le parcours de lecteurs et scripteurs en formation, et implique en retour des savoirs et attitudes multiples, inégalement mis en valeur selon les traditions et dispositifs d’enseignement. Ces synthèses articulent des perspectives historiques et théoriques, et la référence documentée à des enjeux d’apprentissage, sur la base de sélections bibliographiques particulièrement efficaces, complétées en bibliographie générale. Des fils conducteurs mettent certaines d’entre elles en lien avec des questions épistémologiques transversales, au croisement entre théorie littéraire et sciences de la cognition, psychologie, sociologie et anthropologie.

6Objectivation didactique et subjectivité littéraire forment de fait un attelage aussi tendu que nécessaire, apte à cristalliser nombre d’enjeux caractéristiques de la recherche actuelle en sciences humaines : ainsi de la constellation stimulante que dessinent les entrées « Compréhension/interprétation/inférence », « Culture littéraire et rapport à la culture », « Empathie », « Texte du lecteur », « Sensation, sensibilité, émotion ». Ces tensions entre exigence formalisatrice et appréhension des strates les plus variées et mouvantes de l’activité psychique liée à la littérature apparaissent d’autant plus fécondes qu’elles sont assumées comme propriété spécifique de l’objet enseigné — entre résistance à l’arraisonnement théorique, enjeux en tant que « bien commun », et dimension intime, tangentiellement « privée » de pratiques sujettes à la plasticité en même temps qu’à de puissantes déterminations.

7Mais au‑delà de la variété des champs disciplinaires convoqués, l’intérêt de l’ouvrage réside dans la visibilité qu’il donne aux relations d’osmose entre la recherche en littérature — dans ses relations historiques complexes avec les sciences du langage — et celle des didacticiens. Solidaire d’autres champs fondamentaux pour la recherche en éducation, la discipline présentée apparaît dans son lien essentiel avec les études littéraires et les époques qu’elles traversent : nombre de notices attestent cette attention assidue à l’évolution des connaissances dans le champ de la littérature générale, selon une trajectoire rappelée dans les parties à caractère historiographique. L’ouvrage intègre une réflexion transversale sur le caractère fondateur, dans la généalogie de la discipline, de la démarche de recherche et des croisements de paradigmes qu’elle suppose (« pas de didactique sans recherche intégrée », résume M.‑J. Fourtanier à propos d’une thèse fondatrice, p. 326). Il met ainsi notamment en lumière les voies par lesquelles les apports de la recherche littéraire sont appropriés par les didacticiens, via différents modes de transposition — mais aussi de « détournements » dont l’ouvrage poursuit le projet critique de clarifier l’histoire.

Fonder la recherche à venir

8La mobilisation patiente d’un réseau de chercheurs aux ancrages différents confère une signification particulière à la somme proposée, sur un plan à la fois disciplinaire — le domaine présenté intéresse nombre de praticiens et de chercheurs dans des domaines connexes — et générationnel — la recherche y atteint un développement comportant un risque d’entropie. Il s’agit ainsi de faire le point sur une discipline progressivement constituée au sein de la didactique du français depuis la décennie 1970, et dont le dynamisme s’explique à la fois par l’ampleur de ses enjeux et la difficulté initiale à en assurer la reconnaissance théorique et institutionnelle. C’est donc aussi l’histoire d’une communauté scientifique que restitue parfois explicitement ce Dictionnaire : évoquer la constitution progressive d’un réseau de chercheurs à l’échelle du monde francophone et les leviers de son développement — revues, rencontres et manifestations — ne relève pas tant ici de l’histoire savante que de la réflexion sur les conditions d’une recherche internationalisée selon un modèle singulier.

9L’attention apportée à la mise en œuvre de perspectives théoriques évolutives, au « terrain » extraordinairement contraint et fécond que constitue le milieu scolaire, dessine ainsi un champ disciplinaire propre, dont l’exploration est restituée dans son relief, avec ses évidents détours et ses étapes fondatrices — selon une dynamique formaliste au départ, jusqu’au passage à un paradigme durablement centré sur les processus intersubjectifs de construction du sens au tournant des années 2000. La recherche didactique apporte aujourd’hui des données singulières à la réflexion sur les différentes facettes de la littérature considérée comme activité — mentale, sociale, culturelle —, mais aussi comme objet et comme corpus2. Elle formule et impulse, c’est l’un des apports de ce dictionnaire que de l’attester, des questionnements liés à sa position intermédiaire dans le champ universitaire et intellectuel : ainsi de la réflexion historique et praxéologique sur la notion de paraphrase, sur les enjeux des « autobiographies de lecteur » et des « événements de lecture » qu’elles enregistrent, ou sur les vertus cognitives du débat interprétatif dans le cadre de lectures fortement socialisées. On trouve donc ici une porte d’entrée clarifiante et stimulante dans une bibliographie de recherche aujourd’hui considérable — avec une ouverture caractéristique sur des corpus hybrides et contemporains : littératures imagées et graphiques, pratiques numériques de la littératie.

Enseigner la littérature de l’école à l’université : des perspectives multiples

10En frontispice d’un « état des recherches en didactique de la littérature3 » qui consacrait en 1999 un tournant réflexif et critique, Bertrand Daunay résumait :

(...) de nombreuses recherches descriptives ont interrogé aussi bien la notion de littérature que les pratiques de lecture des élèves comme les pratiques effectives d’enseignement de la littérature. Au cœur des recherches didactiques se place la question de la sélection des savoirs et des pratiques (lecture et écriture notamment) susceptibles de devenir objets d’enseignement et d’apprentissage, à tous les niveaux du cursus scolaire.

11Il notait en conclusion : « La didactique du français ne prétend pas apporter de réponses définitives aux interrogations sociales concernant l’enseignement de la littérature. Mais elle peut aider à se garder de l’illusion des réponses univoques (...). »

12Parce qu’il redéfinit et contextualise des notions élaborées et mises à l’épreuve par plusieurs générations de chercheurs — de l’investigation théorique à l’élaboration de pratiques fondées sur le « réel » que constitue le rapport à la littérature chez des sujets en formation —, ce Dictionnaire permet d’imaginer les suites qui pourraient y être données : intégration plus explicite des questions liées à l’expérience littéraire médiatisée propre à l’enfance, contributions plus approfondies sur les apports de la sociologie de la culture et de l’école (on pense aux travaux de Stéphane Bonnéry sur la lecture d’albums chez les très jeunes élèves), de la psychologie et de l’anthropologie de la création (le nom de Didier Anzieu mériterait sans doute d’apparaître dans la bibliographie fondamentale d’une synthèse à venir), questions touchant aux littératures orales et aux cultures populaires.


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13Un enjeu transversal de ce Dictionnaire — le plus aiguillonnant peut‑être —, concerne la nécessaire transversalité de la recherche en didactique de la littérature : penser l’activité littéraire et la formation du « sujet lecteur » de la maternelle à l’université est un défi à tous égards, dont la fécondité n’est plus ici à démontrer. Le panorama présenté trouve son évidente vigueur dans ce grand écart qui recèle nombre de questions en suspens. Considérée dans sa continuité, ses heurts et ses métamorphoses, la pratique littéraire effective des enfants, des adolescents — mais aussi des lecteurs adultes objectivement « en formation » dans des situations existentielles et linguistiques infiniment variées — pose des questions fondamentales et lumineuses aux enseignants et aux chercheurs. Il est donc notamment possible que les prochaines synthèses permises par cet ouvrage pionnier accordent une place plus marquée à l’analyse des pratiques littéraires des (très) jeunes lecteurs — la notice consacrée à la notion d’« avant‑lecture » en témoigne de manière tout à fait passionnante.