Après l’homme & au‑delà : clones, cyborgs, êtres virtuels & autres intelligences artificielles
1La collection « Bibliothèques de littérature générale et comparée », dirigée par Jean Bessière au sein de la maison d’édition Honoré Champion, accueille ici l’ouvrage issu de la thèse de doctorat d’Amaury Dehoux : Le roman posthumain ou la faillite de l’individu moderne. Étude comparée des figurations contemporaines de l’être technologique dans les littératures anglophone, francophone, hispanophone et japonaise (1980‑2015). Il s’agit d’une réflexion comparatiste sur les rapports entre un type de personnage posthumain — clone, cyborg, être virtuel et intelligence artificielle — et la forme littéraire du roman. Le chercheur situe l’origine du phénomène dans les années 1980. Ainsi James Cameron réalise‑t‑il Terminator en 1984 et Verhoeven RoboCop en 1987. Le personnage posthumain, défini comme « un être qui, grâce à l’application des nouvelles technologies, possède une ou plusieurs propriétés dont ne dispose pas l’homme traditionnel » (p. 13), se développe en raison de l’importance de la technologie dans la société moderne ; et il invite à mettre en discussion l’idéal du progrès. Amaury Dehoux développe un nouveau paradigme de l’homme et de son identité comme rapport à soi et à l’espace‑temps. Le but de l’ouvrage est de montrer la manière dont un certain type de littérature, qu’on ne saurait réduire à la science‑fiction, propose une anthropologie d’une nouveauté radicale, liée à la modernité et dont La Possibilité d’une île (2005) de Michel Houellebecq est l’un des modèles. Pour rendre compte de cet essai, nous suivrons les trois pistes proposées par Amaury Dehoux dans le plan de son ouvrage, à savoir que le roman du posthumain commence par offrir de nouvelles possibilités scientifiques et littéraires à la catégorie de personnage, avant de montrer que ce type de roman présente un chronotope spécifique, celui de l’apocalypse ou de la catastrophe, ce qui permettra, en dernier ressort, de suggérer les critères d’une nouvelle pensée du roman.
De nouvelles possibilités pour la catégorie de personnage
2La catégorie de posthumain, dans l’essai éponyme, permet d’explorer de nouvelles formes de personnages. A. Dehoux interroge l’être technologique dans la fiction ; il en reconnaît trois types dont il brosse le portrait et dresse les caractéristiques : le clone, le cyborg et l’être virtuel.
Le corps amélioré
3Le premier type de personnage posthumain ici considéré est celui qui peut s’assimiler au clone. Conséquence d’un modelage organique ou d’un clonage, il est le résultat d’un « reformatage corporel » (p. 23). Il s’agit d’une mutation de l’intérieur étant donné que le personnage ne se voit pas ajouter de prothèse autre qu’organique. Dans cette perspective, le roman du posthumain interroge le thème du corps en contexte de maladie ou de vieillesse, tout en proposant leur dépassement. En s’intéressant aux « limites que la chair impose à l’épanouissement et au déploiement de l’être » (p. 23), cette forme retrouve le lieu commun platonicien selon lequel le corps est une tombe dont il faut se détacher pour devenir philosophe et pouvoir contempler le Ciel des Idées : soma/sema. C’est d’abord la chirurgie esthétique qui permet d’obtenir ces résultats, dissociant le physique du mental en faisant mentir l’apparence du corps. Le roman du posthumain explore ensuite d’autres frontières comme celle entre l’homme et la femme, ou encore entre l’homme et l’animal — ajout d’ailes notamment — et le végétal. Dans La Possibilité d’une île, Michel Houellebecq ôte à l’homme, conformément au modèle des plantes, tout organe excréteur. Avec le clonage, la répétition du corps devient sérielle, voire industrielle, violant ainsi la conception fixiste et sacrée du corps, défendue notamment par la religion.
Le corps mêlé à la machine
4Le deuxième type de personnage posthumain se place sous le signe de l’arabesque ; mais il ne mêle l’humain ni à l’animal ni au végétal, mais à la machine et souvent à sa matière de prédilection, un quelconque métal. Pour questionner la forme des personnages, A. Dehoux recourt au concept de design. Sorti du cadre organique, le personnage emblématique de cette catégorie est le cyborg : cybernetic organism. L’hybridation du corps et de la machine invite à « lire littéralement la technologie comme une prothèse du corps » (p. 41). Qu’il s’agisse d’une greffe ou de l’implantation d’une prothèse, l’individu devient inséparable de la machine, radicalisant le paradigme de l’arme qui prolonge le soldat. Parmi ces personnages que l’on peut allumer et éteindre parce qu’ils sont machines, le chercheur retrace la trajectoire de Molly dans Neuromancer (1984) de William Gibson :
Ainsi, à une période antérieure de sa vie, Molly disposait d’un simple corps organique et, pour gagner de l’argent, elle s’est notamment prostituée. Ces notations indiquent que, déjà à ce moment, le personnage se sert de son corps comme d’un outil de travail, qui est toutefois vécu comme subi : Molly pratique une activité qu’elle déteste — elle s’abstrait d’ailleurs pendant l’acte sexuel — et qui repose d’abord sur des déterminations biologiques — l’attraction et le désir des hommes pour le corps féminin. Avec l’argent accumulé, Molly a finalement pu se payer une opération de design de son corps, qui l’a transformée en cyborg — elle possède des lames greffées sous ses ongles, des implants oculaires. (p. 50‑51)
Le personnage sans le corps
5Il s’agit d’analyser un type de personnage souvent réduit à deux lettres : IA — pour Intelligence Artificielle. Cette catégorie de posthumain est créée ex nihilo. Elle radicalise le double virtuel. Ce personnage peut néanmoins avoir un corps, mais un corps auquel une vie ne préexiste pas étant donné qu’il s’est agi d’« assembler des composantes éparses en vue de fabriquer une entité radicalement nouvelle » (p. 60). Toutes proportions gardées, on peut établir un parallèle avec les membra disjecta dont est fait le monstre de Frankenstein imaginé par Mary Shelley. Le concept de honte prométhéenne est développé ultérieurement pour donner à comprendre une honte de l’humanité antérieure qui s’oppose à toute nostalgie de pureté du corps organique. Les intelligences artificielles se classent en fonction de leur degré d’étrangeté par rapport au corps humain. En conséquence, la catégorie que l’on retrouve les plus fréquemment est celle qui est la plus proche du modèle original, à savoir l’humanoïde. Dans Endymion (1996) de Dan Simmons, sans la peau bleue qui constitue leur marque distinctive, les androïdes ne seraient pas reconnaissables des êtres humains. L’intelligence artificielle reprend à son compte le thème biblique de la ressemblance à l’homme et non plus à Dieu.
Quel monde pour le posthumain ? Le chronotope du futur apocalyptique ou de la catastrophe
6Si le personnage posthumain se caractérise par sa différence avec le personnage traditionnel — et avec l’homme traditionnel — il réclame sans doute un nouveau type de décor, ce qui invite à postuler l’existence d’un chronotope particulier du roman posthumain. A. Dehoux privilégie quant à lui le temps « redessiné » sur l’espace, et convoque le concept de timeshape, à la fois forme de temps et forme du temps.
La catastrophe in fieri
7Le chronotope du roman posthumain apparaît être, même si ce n’est pas systématique, l’apocalypse, à tout le moins une catastrophe. C’est elle qui rend possible, voire obligatoire, le passage de l’humain au posthumain. Dans cette perspective, ce n’est pas l’opposition traditionnelle entre un avant et un après qui permet de mieux comprendre la structuration temporelle du temps apocalyptique ou catastrophique. Le concept, issu de l’épopée dont le roman est l’héritier, d’action débutant in medias res, est sans doute plus adapté. Mais la formule latine jugée la plus pertinente par le chercheur est : in fieri. En effet, dans de nombreux romans du posthumain, « la catastrophe [est] un phénomène en cours » (p. 182). Les textes mettent en scène une « apocalypse permanente » (p. 82) dans un climat de « fin du monde » (p. 82). Dans ce « contexte apocalyptique global » (p. 83), les écrivains cherchent souvent un nom à une catastrophe capable de rivaliser avec les holocaustes et les génocides. Ainsi, dans La Possibilité d’une île, Michel Houellebecq multiplie‑t‑il les Diminutions.
Le monde post‑apocalyptique
8Mais, dans nombre de romans du posthumain, la catastrophe ne défigure pas entièrement un monde reconnaissable par le lecteur, même à l’état de ruines. Ainsi dans Villa vortex (2003) de Dantec, les attentats, la corruption et le trafic d’armes sont‑ils des éléments récurrents. Les textes s’inspirent alors de faits réels comme la Seconde guerre mondiale, la guerre des Balkans ou encore les attentats du 11 septembre. À plus forte raison, le thème de la mort se propose comme l’équivalent de la catastrophe :
À partir du moment où le plaisir vient du meurtre même, celui‑ci doit être constamment répété pour maintenir la jouissance. Le tueur en série institue donc la mise à mort comme un état de vie permanent. À ce titre, il constitue une allégorie parfaite de la société contemporaine, qui porte en elle son propre principe de destruction. Autrement dit, elle ne cesse de produire les formes de son propre anéantissement. (p. 83)
9La mise en scène du meurtrier en action permet de comprendre, de façon analogique, la mort d’un homme et la fin du monde, la fin d’un monde. Ainsi VillaVortex est‑il narré par un homme qui n’est plus, invitant le lecteur à s’interroger sur les modalités anciennes et nouvelles du posthumain, à partir de l’outre‑tombe et de la catégorie de fantôme, vers des catégories technologiques plus modernes.
La nécessité d’un novum
10Le roman du posthumain, dont la forme la plus caractéristique et la plus évidente est la science‑fiction, nécessite un décrochage du réel habituel, ce que le chercheur propose d’appeler, le novum — nouveau en latin :
Pour reprendre un terme usuel de la théorie de la science‑fiction, il faudrait considérer ce fondement temporel comme le novum, ce concept désignant littéralement la nouveauté du monde science‑fictionnel, l’élément qui rend ce monde étrange par rapport à l’univers de référence du lecteur. Le post‑humain nécessite cependant d’appréhender ce novum selon un processus d’ontologisation, dans la mesure où être et technologie se donnent suivant un indissociable à travers la posthumanité, laquelle renvoie justement à la nouveauté d’un être issu de la technologie. (p. 109)
11Ce novum renvoie à la fois au mode de transformation du personnage humain en posthumain, ou alors son apparition ex nihilo. Il peut aussi être lié à l’événement qui bouleverse le monde. C’est souvent la trouvaille de l’auteur sur laquelle repose à la fois l’originalité et l’étrangeté d’un livre. Ainsi certains personnages réussissent‑ils à télécharger ce qu’ils sont dans un double virtuel ou dans un nouveau corps, invitant le lecteur à s’interroger sur le rapport entre l’identité, le corps et la vie, sur ce qui fait que l’homme est homme.
La pensée du roman posthumain
Taedium vitae : l’homme fatigué de l’humanité
12Le roman du posthumain met souvent en scène ce qu’on peut appeler l’homme ultime. Il peut s’agir du dernier homme, mais aussi du dernier stade de l’humanité, l’homme étant, comme on dit familièrement, au bout du rouleau. C’est cet être humain fatigué de lui‑même et des autres, c’est‑à‑dire de l’humanité en lui et hors de lui, autour de lui, qui rend possible le passage vers le posthumain, au prix ou non d’une mort. En ce sens, le concept de taedium vitae — lassitude de vivre — nous semble pertinent pour décrire l’état d’esprit du dernier homme. C’est en tout cas celui du personnage de Daniel, qui pourtant fut longtemps humoriste, chez Houellebecq. Le narcissisme humain disparu, quelque chose de nouveau peut advenir à l’homme, ou après l’homme.
Nouveau décor
13Ne s’appesantissant pas sur la poétique des ruines liée au roman posthumain, A. Dehoux analyse néanmoins avec précision la façon dont la terre se trouve reconfigurée, dans son corpus, de la façon suivante : « réaffirmation de Gaïa dans sa primauté, au détriment de l’Anthropocène » (p. 140). Le désert devient le paysage de prédilection du roman posthumain et se caractérise notamment par l’absence de l’eau nécessaire à la vie humaine sous sa forme traditionnelle. Le roman posthumain radicalise la révolution opérée par Copernic et rompt avec le monogéisme, c’est‑à‑dire le caractère unique de la planète Terre. Nombre de personnages posthumains sont obligés de subir une translocation qui leur permet de découvrir de nouveaux paysages, à de nouvelles échelles : « Par la dualité de l’extension et de la compression, le roman posthumain dessine un ethnoscape qui s’actualise à l’échelle de l’univers » (p. 171).
À nouveau personnage, nouvelle pensée de l’homme
14Les catégories de personnage, de lieu et de temps, telles qu’elles apparaissent de façon inédite dans le roman posthumain, permettent une nouvelle réflexion sur ce qu’est l’homme. Ainsi, la finitude humaine, rapportée à la Terre, n’a‑t‑elle plus lieu d’être pour un personnage posthumain, universel et immortel :
AY230 démontre que le fait de marcher sur la Terre possède toujours une finalité, étant donné que, par sa finitude, le sol garantit, à terme, un point d’arrivée. À l’inverse, comme le note un jeune être virtuel, cette même façon de se déplacer n’aboutirait à rien dans l’espace des flux, vu que celui‑ci est infini. L’idée de distance à parcourir ne fait ainsi plus sens dans un environnement qui ne repose pas sur le principe de mesurabilité. Les posthumains se transfèrent immédiatement où ils ont besoin d’être, en une congruence avec la fluidité du lieu, qu’ils mettent, par là, en évidence. (p. 181)
15Le personnage posthumain opère une rupture ontologique avec l’homme traditionnel et le personnage romanesque à lui lié. Ayant acquis l’immortalité, il peut faire preuve de patience ; mais cette même qualité contribue à la dévaluation de toute idée de sacrifice étant donné l’absence de réel enjeu, c’est‑à‑dire de possibilité de perdre. Aussi le posthumain apparaît‑il presque toujours in fine comme un orphelin et le corpus d’A. Dehoux, qui aurait gagné à être justifié et contextualisé étant donnée sa vastitude, manifeste une difficulté du posthumain à s’émanciper de l’humain par la désobéissance, loin du fantasme cinématographique de la vengeance des robots.
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16En conclusion, Amaury Dehoux atteint son quod erat demonstrandum : « lire le posthumain comme une autre manière de dire l’humain » (p. 323). Pour comprendre le personnage posthumain, il a fallu renoncer au paradigme de la nature au profit de celui de la technologie. Or, une vieille habitude réaliste a fixé une certaine idée du personnage ; et l’on aurait du mal à envisager le héros balzacien comme un posthumain, mais peut‑être moins le personnage de Stevenson ou de Kafka parce qu’il s’agit davantage d’une « herméneutique de l’homme contemporain » (p. 346). En d’autres termes, après et au‑delà de l’homme, Amaury Dehoux nous invite à prêter attention à des fables souvent liées à un futur apocalyptique et dans lesquelles le roman est contaminé par une technologie qui incite à revenir sur la séparation entre ce qui est humain et ce qui ne l’est pas : « La posthumanité romanesque suppose ainsi la représentation d’un être hybride qui mêle inextricablement l’homme traditionnel et la technologie » (p. 323). Ainsi, du livre au monde, le cas de la brebis Dolly génétiquement obtenue, le champion d’échecs Kasparov battu par un ordinateur à son propre jeu, ou Pistorius menaçant ses adversaires avec ses prothèses forcent‑il à redéfinir le nihil a me alienum puto — rien de ce qui est humain ne m’est étranger.