Acta fabula
ISSN 2115-8037

2020
Juin 2020 (volume 21, numéro 6)
titre article
David Martens

Nicolas Bouvier. Portrait d’un écrivain iconographe

Nicolas Bouvier. Portrait of an iconographer writer
Olivier Lugon, Nicolas Bouvier iconographe, Genève : Bibliothèque de Genève & Gollion, Infolio, 2020, 160 p., EAN 9782884746953.

1Il n’est jamais mauvais de se rappeler que la plupart des écrivains, au cours de leur vie, n’ont pas été seulement des écrivains. En prendre la mesure ne conduit pas nécessairement tout droit à une forme de biographisme réducteur invitant à s’intéresser aux petits à côtés de cet essentiel que constituerait l’œuvre littéraire. Au contraire, pour peu qu’on se soucie de mise en perspective générale, une telle prise de conscience invite à situer l’écriture au sein du tissus de pratiques, régulières ou non, professionnelles ou non, qui tissent la trame de l’existence quotidienne des écrivains. Loin d’écarter de ce qui serait en quelque sorte le cœur de la littérature, une telle approche permet au contraire de mieux la comprendre, dans ses multiples facettes et dans toute sa complexité.

2D’un point de vue strictement pratique et économique, tout le monde ne peut, à l’instar de Flaubert ou Proust, vivre de ses rentes et consacrer l’essentiel de ses jours à l’écriture de poèmes ou de chapitres de romans. Même en cas de relatif succès, les droits d’auteurs ne sont pas toujours suffisants pour garantir le nécessaire et permettre le superflu. Bernard Lahire le rappelait utilement dans un travail de sociologie paru il y a près de quinze ans sous le titre La Condition littéraire. La double vie des écrivains (La Découverte, 2006), souvent, les auteurs ont exercé d’autres métiers, dans le monde de l’édition parfois, dans d’autres secteurs aussi bien, dont certains n’entretenaient parfois qu’un lien bien ténu avec l’univers des lettres. On peut après tout avoir plusieurs violons d’Ingres…

Au hasard des opportunités

3Considéré de nos jours comme l’un des plus grands noms de la littérature de voyage de langue française au xxsiècle, Nicolas Bouvier n’a cependant connu la reconnaissance et un certain succès qu’assez tardivement. L’Usage du monde n’est pas d’emblée devenu le classique qu’il est aujourd’hui et publier ce livre n’a pas été une mince affaire pour ses deux auteurs. Nicolas Bouvier et son compagnon de route et ami de toujours Thierry Vernet, auteur des images qui ponctuent le texte de Bouvier, ont essuyé plusieurs refus et le premier tirage du livre a mis un temps considérable à s’écouler. De retour du voyage en Fiat Topolino qui allait donner lieu à ce livre-phare et conduire son auteur jusqu’au Japon (la Fiat, bien fatiguée, ayant été abandonnée en chemin…), et suite aux échecs de ses premières tentatives de faire publier son livre, il a bien fallu lui trouver à s’employer à son retour en Suisse.

4Cet amateur d’images, devenu par ailleurs photographe durant son séjour au pays du Soleil Levant, en vient dans ce contexte à « accepte[r] […] un mandat de recherche d’images », qui lui tombe dessus un peu par hasard, et cette première commande en « entraîne immédiatement d’autres […] plus importantes qui transforment bientôt le gagne-pain occasionnel en un véritable métier » (p. 18), dont Bouvier sera une figure à la fois pionnière dans le monde francophone et un acteur marquant.

5Jusqu’à présent, les études consacrées à Bouvier se sont, tout naturellement, concentrées sur celles de ses activités qui lui ont assuré la majeure part de sa notoriété : son œuvre littéraire, en première instance et, dans une moindre mesure, son travail de photographe. Dans ce contexte, le livre qu’Olivier Lugon consacre à l’activité d’iconographe de Bouvier apporte une pièce majeure à cette connaissance du parcours d’une figure déterminante de la culture suisse-romande de la seconde moitié du xxsiècle, en se concentrant sur un volet de l’activité publique de l’auteur jusqu’à présent complètement méconnu, ou alors très partiellement et de quelques spécialistes seulement.

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6L’existence du fonds iconographique de Nicolas Bouvier — qui avait, avant son dépôt, fait l’objet d’une exposition organisée en 2000 : Le Corps, miroir du monde : voyage dans le musée imaginaire de Nicolas Bouvier —, conservé à la Bibliothèque de Genève, est à la base de ce livre. Cette conservation est exceptionnelle et a sans doute été rendue possible en raison même de la notoriété de l’écrivain. Le fait est que la profession et ceux qui s’y livraient ont longtemps été laissés dans l’ombre. Comme le note O. Lugon, lorsque Bouvier commence à se livrer à cette activité, l’appellation n’en est pas encore stabilisée. Et pour cause : la profession n’était alors guère identifiée comme telle, et Bouvier fera, précisément, partie de ceux qui contribueront activement à la reconnaissance et à la professionnalisation de cette activité qui aura constitué sa principale source de revenus durant sa vie active (de 1961 à 1998).

Du portrait d’un iconographe à celui d’un réseau professionnel

7Le livre se décline en quatre parties, qui suivent, de façon chronologique et en ses différentes facettes, l’évolution de la pratique de Bouvier, tout en la situant précisément dans le contexte de l’émergence, des transformations et, enfin, de la disparition du champ de l’iconographie comme pratique professionnelle. Dans son livre, O. Lugon parvient en effet à tenir simultanément deux ambitions : tout en centrant son travail sur l’histoire de l’activité de Bouvier comme iconographe, il esquisse conjointement celle d’une profession, en situant résolument l’écrivain genevois dans les réseaux professionnels et amicaux dans lequel son travail autour de l’image a pu se développer. Cette double tâche n’est pas particulièrement aisée, et O. Lugon s’en acquitte avec beaucoup de brio, sans jamais faire de Bouvier le prétexte d’une recherche sur des réseaux professionnels ni subordonner la description de ces derniers à la compréhension de l’activité d’iconographe que fut l’auteur du Poisson-scorpion.

8La première partie, « L’invention d’un métier », plante le décor d’une période de l’histoire du livre qui voit l’émergence de la profession d’iconographe. Tout d’abord méconnus, peu visibles, les chercheurs d’images qui permettent la réalisation de livres illustrés sont initialement qualifiés de « documentalistes ». Ce n’est que progressivement, comme le montre O. Lugon, que l’appellation d’iconographe s’impose, avec des figures comme Bouvier, mais aussi Jacques Ostier et Roger-Jean Ségalat. Tous trois sont des hommes à la croisée du monde des images — photographes eux-mêmes ou proches des milieux photographiques — et des livres. Autant dire que leur profession leur permet de conjuguer leurs centres d’intérêt. O. Lugon esquisse les tendances du champs en voie de gestation et, bientôt, de structuration, soulignant notamment ce qu’Ostier fait pour imposer la visibilité du travail de l’iconographe, notamment à travers des conceptions qu’il formule dans certains écrits. Ainsi le début des années 60 correspond-il à l’émergence d’une profession à part entière, qui commence à être identifiée comme telle et se professionnalise progressivement, après une période dorée, à la BnF notamment, où l’accès aux images semble avoir été particulièrement commode. O. Lugon note en effet que, devant les restrictions qui accompagnent cette professionnalisation, Bouvier se tourne de plus en plus volontiers vers des institutions (bibliothèques, etc.) plus modestes pour dénicher les images qui figureront au sein de son fonds.

9La deuxième partie du livre, « Les grandes heures du livre illustré », dresse le portrait d’une période bénie, celle des débuts de Bouvier comme iconographe, dans une ville, Genève, qui accueille de nombreuses institutions internationales. Celles-ci montrent un fréquent besoin d’images pour les publications qu’elles sont amenées à produire et c’est dans cet environnement favorable que Bouvier est contacté par Erik Nitsche, au sujet d’un livre commandé par l’OMS.

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10Le même Nitsche est alors sur le point de lancer aux Éditions Rencontre, à Lausanne, l’ambitieuse collection à vocation encyclopédique « La Science illustrée ».

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11Elle « offrira à Bouvier son premier grand chantier d’iconographe, d’une ampleur exceptionnelle autant par le nombre d’images à rassembler — il prendra en charge l’illustration d’une dizaine de volumes — que par les tirages atteints par la collection » (p. 47). L’éditeur est un des clubs du livre qui font florès à cette époque, et dont O. Lugon dépeint les principes de fonctionnement, notamment sur le plan économique, en soulignant combien la qualité formelle de ces livres demande « une échelle de production industrielle » (p. 49) pour pouvoir être rentable. Cette collaboration marque les débuts d’une forte implication auprès de cette maison. Ainsi Bouvier se chargera-t-il de l’iconographie de plusieurs volumes de « Histoire de la musique » et de « L’Atlas des voyages », collection dans laquelle il publie la première édition de son livre sur le Japon, en prenant en charge, fait exceptionnel, non seulement les textes, mais aussi une iconographie composée, pour une large part, de ses propres photographies. Pour autant, son activité d’iconographe ne se limitera pas à cette maison et il en viendra à contribuer à certaines réalisations d’autres éditeurs.

12Plus centrée sur les actes et techniques qui font le quotidien de l’iconographe, la troisième partie du livre, « La photographie de bibliothèque », montre comment la quête d’images de Bouvier relève de sa pratique photographique. L’iconographe a en effet choisi de reproduire lui-même les images qu’il glanait au fil de ses recherches. Un tel choix repose sur des raisons pratiques et économiques à la fois : une telle option permettait une plus grande rapidité d’exécution et de livraison aux commanditaires en même temps que la réduction des frais en évitant la sous-traitance. Ces pages sont pour O. Lugon l’occasion de mettre en lumière une veine méconnue voire méprisée de l’histoire de la photographie : celle de la pure duplication d’autres images, qui pourtant traverse l’histoire du médium après dès ses origines, chez Niepce comme chez Talbot. Et l’auteur de souligner avec beaucoup d’à-propos, et dans la foulée des positions des iconographes eux-mêmes, toute la part créative de cette pratique photographique, en dépit de ce que, par sa nature, elle reconduit certaines des considérations les plus anciennes qui ont contribué à jeter le discrédit le médium en le réduisant à sa part de reproduction mécanisée. Chez Bouvier, on ne trouve guère de clivages entre la part reproductive et la dimension créative de la photographie. Davantage, à partir du début des années 70, les différentes activités de celui dont l’ouvrage montre qu’il fut sans doute avant tout un homme du livre dans toutes ses dimensions, tendent à converger. L’iconographe ne se borne plus à réunir des ensembles d’images, mais s’implique de plus en plus résolument dans l’élaboration graphique des livres auxquels il contribue, et bientôt jusque dans l’écriture des textes qui accompagnent ses images, dont il devient ainsi le principal commentateur.

13La quatrième et dernière partie du livre, enfin, « L’iconographe, historien des images », montre comment Bouvier est, à la faveur de ses activités d’iconographe, progressivement devenu historien de la photographie, notamment à l’occasion d’une exposition à laquelle il a participé en 1975 à propos de l’histoire de la photo en Suisse. À cet égard, non seulement Bouvier écrit et publie des études sur le sujet1, mais en outre il va jusqu’à contribuer activement à la reconnaissance de ce qui apparaît comme un véritable patrimoine iconographique national (que son fonds finira par rejoindre…). Tant et si bien qu’il va durant une période devenir l’une des figures-phares de l’histoire de la photographie dans son pays, à travers une série de réalisations qui ont permis une connaissance de ce pan de la vie des images en Suisse romande. Ce travail s’est par exemple décliné à propos de la famille Boissonnas — plusieurs générations de photographes renommés —, découverte par Bouvier dans le cadre de ses recherches et à laquelle il va consacre non seulement une exposition, mais aussi un film pour la télévision ainsi qu’un fort volume illustré. Ce faisant — le titre de cette dernière partie du livre le suggère —, O. Lugon se livre en somme, de façon oblique, à l’archéologie de sa propre pratique d’historien de la photographie et, comme dans ce livre, de la vie des images au sens large. En effet, le travail de Bouvier ne se réduit en rien à la photographie, mais s’ouvre à tous types d’images, avec une inclination prononcée pour l’image populaire, à laquelle il s’est intéressé à de multiples reprises, notamment dans des textes qui témoignent d’une attention continue et d’une réflexion de plus en plus poussée au sujet d’un stock d’images qui se mue progressivement en véritable collection.

14La conclusion qu’O. Lugon propose au parcours auquel il a convié son lecteur insiste spécialement sur le fait que la profession d’iconographe telle que Nicolas Bouvier s’y est livré — d’abord quelque peu par hasard, puis de plus en plus résolument —, à l’échelle de l’histoire des images, ne constitue qu’un moment particulier, rendu possible par un contexte éditorial et technique, qui correspond aux Trente Glorieuses en les débordant quelque peu et qui prend fin avec le développement de l’Internet. « Dans ce contexte », conclut O. Lugon, « éditeurs, rédacteurs ou graphistes se montrent de moins en moins enclins à reconnaître comme une compétence spécifique cette action et à rémunérer des spécialistes pour l’effectuer ». Et d’ajouter :

Dans ce cadre, les quelques quarante ans de carrière d’iconographie de Nicolas Bouvier paraissent […] coïncider de façon exemplaire avec ce qu’aura finalement été l’étroite fenêtre temporelle de l’iconographie, pendant laquelle rechercher des images a pu être perçu comme un savoir-faire, un métier, autant que comme une aventure esthétique et intellectuelle. (p. 150)

& la littérature ?

15Tout le livre montre combien, si elle a coïncidé avec les difficultés à faire publier L’Usage du monde, l’activité d’iconographe de Bouvier n’a pas correspondu avec une forme de pis-aller issu d’un dépit devant les difficultés de la reconnaissance au sein du monde littéraire. Au contraire, Bouvier paraît avoir embrassé sa profession avec passion et, au fil des ans, a été conduit à conjuguer son travail de chercheur et d’assembleur d’images avec l’écriture. « En situant ainsi son œuvre à la croisée du texte et des images », note O. Lugon, « Nicolas Bouvier tend aussi à faire se rejoindre deux acceptions de l’“iconographe” qu’on aurait pu penser difficilement compatibles, celle du fournisseur et celle de l’interprète. Au fond, une seule et même personne peut concilier le rôle muet de l’“iconographe” pourvoyeur d’images et celui, disert, de l’“iconographe” exégète, et rapprocher en quelque sorte les deux gestes » (p. 147).

16Dans son livre passionnant, à aucun moment O. Lugon ne sort de son champ de compétence, qui est celui des images, de leur histoire et de leurs modes de circulation. Ne cherchant nullement à se faire historien de la littérature, il ne cherche en aucune façon à examiner une potentielle relation entre l’œuvre littéraire de Bouvier et son travail d’iconographe. Un tel travail, qui ne correspond pas à l’objectif que s’était fixé l’auteur, est sans doute celui qui viendrait spontanément à l’esprit au sein des études littéraires. Plusieurs interrogations sont en effet soulevées par ce travail, comme celle touchant à d’éventuels points de convergence entre l’écriture littéraire de Bouvier et sa manière d’user des images et de composer des pages de volumes illustrés en agençant images et textes, les siens à l’occasion mais aussi, plus souvent encore, ceux d’autres auteurs.

17Ce livre rend désormais une telle enquête possible, et peut-être souhaitable pour mieux connaître non seulement l’écrivain mais aussi, plus largement, cet homme fou de livres et d’images que fut Bouvier. Davantage, et au-delà des seuls cercles littéraires, l’ouvrage invite à une véritable prise en considération, plus systématique que ne le permettait cet ouvrage centré sur une figure particulière, sur cette profession, ses histoires, ses réseaux, ses réalisations, majeures et mineures. Ce livre porte en effet à l’attention, modestement sans doute mais avec une rigueur sans faille, un vaste domaine qui, à n’en pas douter, fera l’objet de recherches plus approfondies au cours des années à venir — et sans doute est-ce là l’une des principales raisons en vertu desquelles ce livre pourrait faire date.

Un ouvrage de référence

18J’ignore bien sûr quel sera son retentissement, mais un tel livre me semble appelé à marquer. Évitant toute forme de jargon, il ouvre de nombreuses pistes de recherche pour l’histoire des images et devrait à plusieurs titres intéresser aussi bien les historiens du livre que ceux des images et de la littérature. Au-delà du public des historiens de la culture au sens large, il me paraît en outre susceptible de recueillir les faveurs des amateurs éclairés et des curieux. O. Lugon propose en effet un parcours qui se lit avec beaucoup de plaisir et de facilité, sous la forme d’un volume dont la qualité formelle est tout bonnement épatante sans qu’il manifeste pour autant une volonté d’en mettre plein la vue.

19Le traitement des images, tout spécialement, procure un véritable bonheur de lecture. On rencontre au fil des pages différents types de documents : de nombreuses pages et double-pages de livres, qui permettent d’apprécier le travail de Bouvier, des documents professionnels (correspondances…), mais aussi des photographies de l’iconographe au travail. La grande variété, de nature, de taille et de mise en forme de ces images font de ce livre un digne héritier des ouvrages dont il traite. À l’évidence, l’auteur et les personnes qui ont conçu le volume ont recherché à produire à travers lui une forme d’hommage à une époque et à une manière de concevoir le livre illustré. Le soin remarquable qu’ils ont apporté à la réalisation formelle de l’ensemble est tout à leur honneur et pour le plus grand plaisir du lecteur.

20Dans les comptes rendus de ce type, il est souvent de bon ton, pour atténuer son enthousiasme en montrant que l’on n’a pas perdu tout esprit critique, de pointer l’un ou l’autre défaut à l’ouvrage que l’on recense. L’on m’excusera, je l’espère, de ne pas sacrifier à cet usage, d’avoir été intéressé et même séduit sans la moindre réserve ou réticence, et de n’avoir pas trouvé matière à pinailler. Je crois que toute personne intéressée par l’histoire du livre illustré au xxsiècle devrait posséder dans sa bibliothèque ce livre, remarquable à tous égards. Difficile d’en attendre moins d’un ouvrage portant sur un tel sujet, mais encore fallait-il parvenir à relever le défi de la qualité qui a fait la réputation du livre illustré en Suisse romande.