Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2020
Avril 2020 (volume 21, numéro 4)
titre article
Josefa Terribilini

Ce que le théâtre fait à la parole

What theater does to speech
Sarah Nancy et Julia Gros de Gasquet (dir.), La Voix du public en France aux XVIIe et XVIIIe siècles, Presses Universitaires de Rennes, coll. « Le spectaculaire », 2019, 354 p., EAN : 9782753577909.

1L’analyse des conditions de la représentation et de l’expérience spectatrice occupe, depuis quelques décennies, une place centrale dans les études théâtrales consacrées aux siècles classiques. Explorant le déroulement d’un spectacle dans ses dimensions matérielles et sociales, les approches historienne et sociologique se sont alliées pour tenter d’ébaucher les contours d’un univers dynamique et poreux, du point de vue de la relation entre scène et salle, bien éloigné du microcosme feutré et tacitement réglementé que constitue aujourd’hui, et depuis plus d’un siècle, la représentation d’une œuvre théâtrale ou opératique en Europe1. La dimension acoustique des représentations, délaissée jusqu’ici, a alors été mise à l’honneur ; on a notamment souligné le caractère bruyant des spectacles, dû autant aux « machines » sur le plateau qu’à l’activité du public dans la salle, et qui empêchait ce dernier de saisir l’entièreté du texte de la pièce à la première écoute2. Ces observations ont ainsi contribué à battre en brèche l’idée d’une « passivité » des spectateurs, remise en cause, également, par les théories de la réception théâtrale ; celles‑ci ont non seulement mis en avant la dimension productrice, voire créatrice de l’activité de spectation3, mais elles ont aussi, en tentant d’atteindre l’individu‑spectateur dans une perspective quasi anthropologique, manifesté la diversité des expériences de spectateurs4. Enfin, il faut signaler les récentes recherches sur la parole spectatrice en tant que nouvelle instance de jugement au cours du xviie siècle, qui ont permis mesurer le poids du goût du public dans le développement des arts du spectacle, au‑delà du moment de la représentation5.

2Au carrefour de ces différentes perspectives, l’ouvrage dirigé par Sarah Nancy et Julia Gros de Gasquet s’intéresse à la réception dans sa dimension vocale. Circonscrivant son champ d’analyse à la parole des spectateurs, La Voix du public en France aux xviie et xviiie siècles, fait état de différents types de « brouhaha » discernables lors des spectacles et rapportés dans des récits, gazettes ou tout autre compte rendu de l’âge classique ; il s’inscrit ainsi dans la voie ouverte en 2008 par le programme « Le son du théâtre » qui visait à palier « l’oubli du sonore par la théâtrologie »6. Mais le projet du recueil déborde cette visée historienne : en partant du présupposé selon lequel le théâtre, « en tant qu’art de la parole », fait quelque chose « à la parole » (p. 7), l’ensemble des articles se donne pour tâche d’analyser les effets de l’art dramatique (et opératique) sur le désir des spectateurs et leur capacité à parler. À noter qu’il faut comprendre cette parole, de même que la « voix » du titre, dans un sens multiple : celle‑ci subsume non seulement toutes les manifestations spectatrices audibles au cours d’une représentation, mais encore les mots écrits qui tentent par après de les ressaisir, ce qui ouvre la question de la tension entre oralité et écriture. Fort de ce double intérêt — pour les bruits émis et pour les discours qui les restituent —, le recueil privilégie trois axes principaux, qui s’entremêlent et se répondent au fil de ses vingt‑et‑une contributions : il s’intéresse d’une part aux modalités d’émergence de la voix des spectateurs, prise entre conditionnement et spontanéité ; il parcourt, d’autre part, les enjeux symboliques liés à cette voix, et examine, enfin, les modes de représentation par lesquels celle‑ci nous parvient.

3À travers cette triple interrogation, le recueil affronte en outre le problème de la distinction entre logos et phonè, posant que :

« la place du spectateur », c’est‑à‑dire la manière dont un spectacle sollicite celle ou celui qui en reçoit les impressions, notamment sonores et visuelles, et contribue ainsi à construire son identité et son rapport aux autres, se joue dans ces manifestations sonores en tant qu’elles sont prises dans le partage entre logos et phônè. (p. 8)

4Ce partage aristotélicien, l’ouvrage s’attache à le bousculer. Dans les textes introductifs et conclusifs, Sarah Nancy et Julia Gros de Gasquet marquent en effet leur volonté de complexifier, avec les contributions du volume, la relation entre le langage rationnel, qui instituerait l’humain en tant qu’être social, et l’exclamation spontanée qui n’aurait pas, quant à elle, de valeur politique. À travers l’analyse des récits de réactions spectatrices, dont certaines créent immédiatement du lien, tandis que d’autres se transforment plus tard en discours articulé, le recueil questionne notamment l’idée selon laquelle l’exclamation (phonè), n’aurait pas, à l’inverse de la parole intelligible (logos), de portée politique ou esthétique. Sans y apporter de réponse univoque, les contributions permettent au contraire d’apprécier la complexité de l’expérience des spectateurs.

Hésitations

5Aux xviie et xviie siècles, on le sait, le public chahute. Dans son chapitre d’ouverture, « Diversité des voix, diversité des lieux », l’ouvrage permet d’en prendre la mesure en dressant un premier tableau, complété au fil du recueil, des différents types de bruits audibles dans une salle de théâtre de l’époque. Ceux‑ci vont du coup de sifflet au bon mot en passant par le chant et par les rires, autant de réactions dont Judith Le Blanc et Raphaëlle Legrand, dans leurs études respectives, soulignent qu’elles peuvent soit être provoquées par les conditions matérielles de l’écoute et déranger alors le spectacle, soit s’inscrire dans la dramaturgie des œuvres elles‑mêmes. Ce qu’éclaire d’emblée le recueil en effet, c’est la complexité des modalités d’émergence de la voix du public. Cette dernière peut se traduire par des émanations spontanées, des « accidents » non prévus par les artistes, à l’image des saillies plaisantes qui « sonnent le glas de la fiction » en opérant un retournement comique de la pièce (S. Marchand, p. 22) ; mais elle peut également être provoquée et intégrée sciemment au spectacle. C’est que, comme le rappelle Sophie Marchand, au cours du xviie siècle, la réception du public devient l’un des principaux critères d’évaluation des pièces7 et la parole du spectateur est alors source de valeur : « le théâtre doit faire parler » (p. 19). Au xviiie siècle, le succès d’un opéra peut même dépendre de son potentiel participatif ; aussi observe‑t‑on différentes stratégies mises en place pour encourager le concours vocal des spectateurs, à l’image de la répétition relevée par Judith Le Blanc à l’opéra et au Vaudeville, qui incite le public à reprendre les refrains en chœur.

6On sera peut‑être surpris de découvrir une telle sollicitation de la voix des spectateurs à une époque dominée par une volonté théorique de séparation extrême entre la scène et la salle (on se souvient du « quatrième mur » de Diderot). D’Aubignac ne rappelait‑il pas, en 1660 déjà, « à ceux qui [voyaient] représenter une Tragédie, le silence qu’ils [devaient] y garder, l’attention qu’ils [devaient] y apporter » 8 ? L’ouvrage met ici le doigt sur l’hésitation profonde que semble entretenir le théâtre classique vis‑à‑vis du public dont on aimerait qu’il « porte une pierre au bec9 » afin de faire advenir l’illusion théâtrale, mais dont les réactions restent néanmoins essentielles au succès des artistes, voire utiles à une forme de cohésion sur un plan social. En effet, les manifestations sonores des spectateurs, si elles apparaissent parfois comme émancipatrices en ce qu’elles interrompent le régime mimétique et impliquent par là un « renversement du rapport de force » (S. Marchand, p. 23), peuvent aussi être conditionnées non seulement esthétiquement, mais encore socialement ; Jennifer Ruimi, toujours dans la première partie, souligne ainsi l’ambivalence du rire dans les parades du xviiie siècle qui, tout en procurant une forme d’exutoire pour les spectateurs, est en réalité un rire régressif qui ne fait qu’ajouter du « ciment » à une communauté préexistante (p. 44). Le public réagissant s’apparente alors à un public obéissant, dans une forme d’assujettissement inconscient contre lequel s’insurgera d’ailleurs Rousseau, qu’étudie Christine Hammann dans la quatrième partie du recueil : conscient du caractère convenu de l’évaluation des spectacles par les spectateurs, celui‑ci tentera d’élaborer une expérience théâtrale nouvelle, débarrassée de la séparation scène/salle, de façon à faire naître une communauté fondée sur une « universalité sensible » (p. 253).

Transgressions

7L’ouvrage aborde la question de la transgression plus en profondeur dans la deuxième partie, « Polémiques, querelles, transgressions ». Les quatre contributions de cette section soulignent la difficulté avec laquelle s’élabore la mise au pas des spectateurs, qui se heurte à la réalité « des voix et des corps dissidents (A. Régent‑Susini, p. 166) ainsi qu’à la diversité des publics de l’époque — Théodora Psychoyou, dans la troisième partie, met en lumière le caractère « non monolithique » de l’assemblée théâtrale qui se révèle particulièrement au moment où « le jugement de l’oreille est pris comme critère d’évaluation du beau » (p. 132). Mais les tentatives de « dressage » du public (et des artistes) s’intensifient malgré tout car, comme le souligne Christian Biet, le genre dramatique, dès le xviie siècle, est en recherche de légitimité et pense trouver dans l’élaboration d’une esthétique immersive une manière d’accéder à « une fonction plus haute, plus morale et plus utile à la cité » qui cherche elle‑même à réguler les conduites afin d’établir « un ordre politique et social dont l’absolu pouvoir est encore en devenir » (p. 73). Aussi assiste‑t‑on, dès le milieu du xviie siècle, à un renforcement progressif des tactiques poétiques, scénographiques, architecturales et même policières, relevées par Christian Biet et Anne Surgers, qui visent à endiguer le désordre des spectateurs, et particulièrement leurs manifestations sonores. Car ce que les doctes semblent pressentir, comme Sarah Nancy le souligne en introduction, c’est la capacité « transgressive » de la voix vis‑à‑vis de l’illusion théâtrale (p. 13). C’est que, contrairement au corps qui, s’il peut s’agiter, demeure forcément de l’autre côté de la scène, la voix ne s’arrête pas au « quatrième mur » et met constamment la fiction en danger. François Lecercle et Érik Leborgne en rapportent quelques cas révélateurs ; le premier analyse deux « saisissements interpellatifs » de spectatrices anglaises qui, se sentant prises à parti par la fiction, laissent échapper un aveu pendant une représentation (p. 82) : bien que, de par leur valeur d’épiphanie, ces événements servent les défenseurs de l’art dramatique sur un plan religieux, ils attestent toutefois d’une forme de « raté » du régime mimétique, révélé, précisément, par l’émission vocale. Quant à Leborgne, son étude de la visite de Casanova à l’opéra français met au jour une double transgression vocale de l’illusion théâtrale, d’abord du côté du plateau (l’artiste supposée faire advenir la fiction la brouille par son cri qui provoque la mise à distance du spectateur Casanova), puis de celui de la salle (Casanova émet un rire qui interrompt l’illusion pour ceux qui l’entourent et s’en voit réprimandé).

8La dimension sonore de la parole spectatrice apparaît donc comme intrinsèquement transgressive à l’égard de la fiction, ce que certains dramaturges comprennent bien, eux aussi ; dans la troisième partie du recueil, « Perception, intériorité, conscience critique », Ève‑Marie Rollinat‑Levasseur montre comment Molière, en déplaçant le spectacle de la scène à la salle par le biais de ses personnages de spectateurs dans La Critique de L’École des femmes, parvient paradoxalement à réduire le public réel au silence, ou du moins à le mettre à l’unisson au moment même où sa pièce « semble faire entendre le concert dissonant des voix » (p. 156). Myriam Dufour‑Maître, de son côté, étudie la façon dont Corneille, très attentif aux conditions de la représentation, s’attache, au fil de ses œuvres, à canaliser toujours plus les bruits du public de manière à soutenir sa poétique d’illusion théâtrale : alors qu’il tente initialement de coordonner ceux‑ci avec l’action de sa pièce, il essaiera ensuite, dans ses dernières œuvres, de les étouffer au profit d’une « admiration intériorisée » (p. 141). Diderot, enfin, porte cette admiration intérieure plus loin encore lorsqu’il élabore sa théorie dramatique ; comme le note Nathalie Kremer, la mise en place de son fameux quatrième mur doit précisément passer par le silence du spectateur, mais un silence actif d’un point de vue créatif, de sorte que, « pris dans le même espace de représentation », ce dernier puisse entendre la « voix invisible » de l’œuvre et la parachever intérieurement (p. 181‑183).

Représentations

9Intitulée « Poétique et politique », la quatrième partie du recueil ajoute un axe d’approche politique à ces considérations sur le bruit des spectateurs et permet de penser en profondeur la question de sa représentation. Il faut d’abord rappeler que les représentations de réactions que constituent l’ensemble des cas analysés dans le recueil sont toutes déterminées par des modèles de pensées qui nous rendent évidemment la voix du public aux siècles classiques difficilement accessible en elle‑même, mais qui éclairent en revanche « la façon dont le public a été modélisé » (H. Merlin‑Kajman, p. 187). Or, comme le souligne Brice Tabeling dans sa contribution, la voix du public, et le public lui‑même, sont presque toujours pris entre deux modèles de pensée, le premier considérant la voix « en deçà du concept de publicité » (cette voix ne serait qu’une phonè émise dans un pur présent par un non‑public), le second, au contraire, comme « la voix de la vérité » (le logos du public aurait alors une valeur universelle) (p. 221). Toutefois, ces deux modèles disent peut‑être autant l’un que l’autre, en creux, la crainte qu’inspire la confusion spectatrice, le murmure indéchiffrable de la foule insaisissable. C’est du moins ce que semble révéler l’analyse par Fabien Cavaillé du motif de l’assemblée unanime chez Mercier qui, quoiqu’il vise à valoriser la salle de théâtre comme lieu de l’unanimité en puissance, laisse percevoir la difficulté à penser le groupe dans sa diversité (p. 234). D’ailleurs, certains auteurs, comme le gazetier Loret, vont jusqu’à « museler » cette voix publique perçue comme menaçante derrière une fiction enthousiaste, par peur de sa portée politique potentiellement dangereuse (L. Naudeix, p. 210). En émerge alors une voix nouvelle, à l’instar de la « personne fictive » qui paraît lors de la querelle du Cid analysée par Hélène Merlin‑Kajman (p. 198). Dans son éclairante contribution, cette dernière met en effet au jour l’intrication essentielle de l’oral et de l’écrit par l’analyse des modalisations de la voix spectatrice : d’abord prolongement du bruit de la salle, l’imprimé, au fil de la querelle, usurpe la parole du public pour faire naître une troisième voix qui influera ensuite sur les spectateurs empiriques, donnant alors naissance à un nouveau public duquel on rapportera la voix, et ainsi de suite dans un aller‑retour infini.


10Rapporter une voix, n’est‑ce pas toujours la réinventer ? Et le recueil, en analysant ces différents témoignages de réactions spectatrices, fait‑il autre chose ? Cette question est abordée dans la dernière partie de l’ouvrage, « Se ressouvenir du son : restitution, inspiration », qui témoigne d’une grande réflexivité vis‑à‑vis de son propre rapport aux voix du passé. L’entretien mené par Julia Gros de Gasquet auprès de plusieurs chercheurs en théâtrologie, ainsi que la conclusion du recueil par Sarah Nancy, répondent bien à la présentation par Mylène Pardoen du projet Bretez, qui tente de faire renaître des ambiances du théâtre classique à l’aide d’une machine en pistant les « traces du sonore » dans des écrits et visuels de l’époque (p. 258) ; ce que les premières effectuent au niveau théorique, la seconde l’applique à l’aide de la technologie, mais toutes, dans leur recherche des vestiges de la production sonore, historicisent la question du son pour tenter d’en proposer une restitution « neutralisée » ; celle‑ci doit alors inviter à la compréhension d’un événement tout en restant consciente de son caractère re‑créatif et tâtonnant, afin de « faire rendre un son nouveau à ce que nous croyons connaître, ici, le théâtre des xviie et xviiie siècles » (p. 305). Et c’était peut‑être, d’ailleurs, l’objectif poursuivi par Edmond Rostand qui, à la fin du xixe siècle, dans sa représentation de la séance théâtrale du xviie siècle qui ouvre le premier acte de Cyrano de Bergerac, n’essayait pas de recréer à tout prix l’atmosphère d’une pièce de l’époque mais déplaçait plutôt « les lignes imaginaires du passé » (S. Nancy, p. 306) en ancrant l’expérience spectaculaire du xviie siècle « dans une réalité vécue et spontanément partagée » (A. Duprat, p. 270).

11Nonobstant la diversité des angles d’attaque proposés, le recueil possède ainsi une grande cohérence d’ensemble, notamment grâce au travail d’édition de S. Nancy et J. Gros de Gasquet, dont les textes introductifs et conclusifs offrent un cadre théorique extrêmement riche pour penser l’émergence et les représentations des manifestations sonores du public, ceci loin de toute réduction à des oppositions sommaires telles que la passivité ou l’activité des spectateurs, l’oral et l’écrit, l’émancipation ou la répression, la phoné et le logos, mais au contraire en rendant compte de leur intime dialectique et en les inscrivant dans leurs continuelles mutations historiques. Les quelques incursions dans la modernité, notamment chez Christian Biet, Anne Surgers, mais également dans l’entretien final, permettent enfin de mettre en perspective le rapport qu’entretient le genre dramatique à la voix du public en général et de rappeler que l’immobilité silencieuse du spectateur n’a non seulement rien de donné, mais que la recherche d’un nouveau type d’expérience théâtrale « participatif » que tentent d’effectuer certaines performances contemporaines revient peut‑être à retrouver, en un sens, ce que les siècles classiques se sont acharnés à faire disparaî