Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2019
Décembre 2019 (volume 20, numéro 10)
titre article
Boris Verberk

Quels collectifs et quelles poétiques pour parler de l’histoire littéraire ?

Vincent Debaene et alii (dir.), L’Histoire littéraire des écrivains, Presses de l’université Paris-Sorbonne, collection « Lettres françaises », 2013, 367 p., EAN13 : 9782840508748.

« Indigène »

1« Indigène » : c’est l’une des entrées que suggèrent les auteurs de L’Histoire littéraire des écrivains pour aborder l’objet qui les réunit. Ce terme surprenant à première vue, et somme toute peu défini, devient dans la préface d’Antoine Compagnon un mot d’époque : « “indigène”, comme on dit aujourd’hui1 ». Il demeure utilisé avec de prudents guillemets dans l’introduction que fournissent les directeurs de la publication au moment de définir leur objet :

C’est l’histoire littéraire telle qu’elle est racontée et construite par les auteurs eux-mêmes, le récit « indigène » et pluriel d’une aventure collective, pris en charge par certains de ses acteurs principaux2.

2Tout au long des articles, la notion d’espace littéraire est retravaillée : par l’inclusion de genres mineurs comme la chronique, par la question des frontières et du rapport entre centre et périphérie, ou encore par la métaphore géographique de la situation. La littérature devient ainsi un lieu dont les écrivains sont les indigènes, c’est-à-dire très littéralement ceux qui y sont nés et y vivent. Un espace qui tendrait à l’autonomie dès lors que la parole sur la littérature viendrait de ceux-là même qui l’habitent. L’indigénisme des auteurs jette alors une autre lueur sur le processus d’autonomisation du champ littéraire tel qu’il est envisagé par Bourdieu. Loin de toute comparaison nécessairement boiteuse avec l’indigénisme politique, cet ouvrage prend le parti d’envisager la littérature de l’intérieur au moment de son autonomisation, du point de vue de ceux qui l’habitent.

3Dès lors, il ne s’agit plus tant d’opposer l’histoire littéraire savante à celle des écrivains. Cette perspective est certes revendiquée par de nombreux auteurs qui, au xxe siècle en particulier, cherchent à « défaire, fragiliser, à contrer plus ou moins clandestinement3 » l’histoire universitaire. Mais l’ouvrage ne cherche pas à rendre compte de cette polarisation, plutôt à voir ses effets sur l’écriture – historiographique et littéraire. C’est donc bien d’un travail de « littéraires » qu’il s’agit, et non de sociologues de la littérature.

4Trois angles sont abordés par les auteurs. D’abord, celui de « la multiplicité des rapports au “temps des lettres” qu’on peut observer chez les écrivains du xxe siècle4 ». Marielle Macé choisit d’envisager la manière dont les auteurs se trouvent dans différentes « situations » face à la littérature et son histoire en fonction de ce qu’ils en entendent et d’où ils s’y placent. Variations politiques et historiographiques dont les figures du chroniqueur et du mémorialiste développées par Jean‑Louis Jeannelle sont des exemples particuliers. Pris dans une histoire littéraire du temps présent, il s’agit pour ces auteurs de démêler ce qui sera mémorable pour la postérité eu égard aux temps passés. Vient ensuite la question des différents traitements de l’histoire littéraire par les écrivains. La tradition est le rapport que choisit d’explorer William Marx en opposant les positions de révolutionnaires et de néoclassiques. Christophe Pradeau explore la manière dont l’histoire des lectures individuelles devient histoire littéraire dans une dimension individuelle incarnée par la figure du « prince des lecteurs », et la met en lien avec l’émergence du roman. Le roman intègre par ailleurs en lui‑même des histoires littéraires, notamment dans les bibliothèques fantasmées qu’il décrit et que déploie Michel Murat. La tradition comme les lectures forment des communautés, et ce sont elles qu’interrogent Bruno Curatolo et Didier Alexandre. L’un observe l’histoire littéraire du point de vue des revues et des filiations qu’elles créent. L’autre envisage la maison d’édition comme un lieu où l’histoire littéraire se forme par le collectif, reliant la littérature à ses conditions matérielles. Toutes ces explorations du lieu des lettres dans lequel vivent les auteurs sont également orientées vers ses limites. Les contributions de Vincent Debaene et Michel Espagne envisagent la manière dont les auteurs jouent un rôle dans l’élargissement de l’histoire littéraire. Soit en en étendant les frontières vers les périphéries coloniales, comme le firent très différemment Senghor et Damas. Soit en insistant sur les manières que la littérature à de traverser les frontières nationales qui emprisonnent souvent les histoires littéraires. Enfin, un panorama de textes est dressé par Thierry Roger et Michel Murat dans une impressionnante bibliographie qui laisse espérer d’autres perspectives à venir sur le champ d’étude que défend l’ouvrage.

« Le temps des lettres »

5Nous avons déjà mentionné la métaphore géographique que propose M. Macé pour exprimer la position des écrivains par rapport à la littérature. Leurs « situations » sont à la fois un « emplacement », qui dépend de la manière dont ils envisagent l’histoire de la littérature et leur place en son sein, et une « attitude5 », c’est‑à‑dire la manière qu’ils ont de participer à cette histoire. À partir de ces deux pôles, une typologie des présences à la littérature peut se dresser qui donne son sens au pluriel du titre. Trois types sont explorés dans ce chapitre : « l’écrivain guetteur », « l’exilé » et « l’incendiaire6 ». Mais avant de les approfondir, une précaution liminaire est à souligner. La place des écrivains dans l’espace littéraire n’est pas envisagée comme une stratégie des auteurs dans un vaste champ de bataille bourdieusien. M. Macé distingue la situation de la posture, définie par Jérôme Meizoz comme un ethos rhétorique adopté par l’auteur pour exister au sein du champ littéraire. Cette distinction est exemplaire de la volonté de l’ouvrage dans son ensemble de ne pas aborder les histoires littéraires d’écrivains par le prisme des théories du champ. La situation est « d’abord un geste existentiel7 » qui déploie une réflexion historiographique pour justifier ou approfondir un style.

6Quand les écrivains présentent eux‑mêmes leur situation, ils se portraiturent d’une certaine manière par leurs influences. Mais ils tracent aussi des lignes d’avenir qui les font devenir le pont entre les auteurs du passé et les possibles de la modernité. Écrivain en attente, « guetteur », Rivière interroge le roman d’aventure précisément pour ce qu’il ouvre d’attentes et de possibles. La lecture qu’en propose M. Macé souligne que ces possibles permettent d’envisager un présent qui ne sort jamais tout à fait du passé. L’expression empruntée à Rivière est exemplaire de la situation de ces écrivains‑guetteurs, elle exprime « le sentiment magique d’une osmose avec la vie des œuvres au présent8 ». Gide est exemplaire à cet égard d’un rapport à la tradition tendu vers ce qu’elle réserve encore. D’une certaine manière, son histoire littéraire s’écrit au futur antérieur, là où celle d’un Barrès s’écrirait au plus‑que‑parfait. Il ne s’agit pas pour les écrivains‑guetteurs de faire de la tradition un modèle mais une ressource. L’incorporation des œuvres est tendue vers l’avenir chez l’écrivain‑guetteur, mais elle peut aussi donner lieu à un repli dans une « bibliothèque intérieure » typique de l’histoire littéraire des écrivains. Allégorisée par le fameux jeu de l’île déserte, elle postule des lecteurs « qui considèrent les auteurs du passé comme des interlocuteurs9 ». Or, cette conversation avec les livres leur est absolument nécessaire : elle permet de survivre à la solitude éternelle de l’île, ou au front pendant la Grande Guerre où Thibaudet apporte avec lui les Essais de Montaigne. L’humain apparaît « précaire » face au monde sans la ressource de la littérature. M. Macé reprend ici l’expression de Malraux10 pour définir un rapport à l’histoire littéraire certes toujours tourné vers l’avenir, mais qui insiste sur la vulnérabilité de chacun face à ce qu’il réserve. Une telle conception de l’œuvre littéraire implique un lecteur qui relit toujours les mêmes livres pour en tirer à chaque fois de nouveaux possibles. M. Macé y retrouve la définition du « classique » comme celui qui relit proposée par Sartre dans Qu’est-ce que la littérature ?. La littérature devient ainsi un panorama que l’écrivain voit s’éloigner derrière lui quand il jette un « œil dans le rétroviseur11 ». D’où « deux lignes superposées dans la littérature moderne, associées à deux façons d’habiter l’Histoire – une littérature d’avancée, une littérature de maintien12 ». Un tel rapport aux livres correspond nécessairement à un positionnement politique qui lie le rapport intime au livre à une dimension collective. C’est ainsi que peuvent s’opposer le classique « qu’on réactualise perpétuellement » et le canon « qui sélectionne, justifie, interdit13 ». M. Macé superpose ce questionnement à celui des bibliothèques intérieures et muséales de Malraux ou idéales de Queneau. Comment en effet ne pas craindre un racornissement de la littérature dans ces bibliothèques ? D’où la figure d’un « incendiaire », un brûleur de bibliothèque qui refuse toute sclérose dans l’ordonnancement des lettres. « La question du canon suscite un désarroi de lecteurs, non de savants, et renvoie in fine à l’énigme de la communauté14 » : M. Macé termine son chapitre dans une grande densité théorique afin d’éclairer le lien entre littérature et communauté chez Blanchot. Elle ouvre la piste enthousiasmante mais aussi très exigeante d’« inscrire Blanchot au cœur de cette stupeur collective face à la masse culturelle ». Une stupeur dans laquelle se trouve aussi l'histoire littéraire en tentant d'organiser la masse écrasante des livres. Ainsi escompte‑t‑elle « donner un enjeu un peu plus partageable à quelques mots‑clés de sa pensée : absence, expérience, néant15 ».

7Les situations des écrivains face à l’histoire littéraire posent la question récurrente de leur mémoire, « ce processus mental et communautaire qui donne une forme et une lisibilité à l’accumulation des livres16 ». Ordonnée ou non, tendue vers l’avenir ou nostalgique, elle fait du présent un moment de transition. J.‑L. Jeannelle propose d’envisager ce qui pourrait être au fond une autre situation : celle du chroniqueur. Ce dernier écrit une histoire littéraire sous la forme d’« un récit contemporain ou rétrospectif de la vie littéraire17 ». Le chapitre nous invite à adopter un regard interne à la littérature pour être témoin de son histoire en train de se faire : les sociabilités, les liens, mais aussi les oubliés de l’histoire qui ressurgissent tout à coup.

8Le chroniqueur s’intéresse à ce qui devrait ou aurait dû être retenu du présent. J.‑L. Jeannelle nous plonge dans la chronique de Maurice Martin du Gard dont le titre anticipe l’histoire littéraire : Les Mémorables. L’ironie qui veut que beaucoup de ce que rapporte le chroniqueur soit tombé dans l’oubli ne nous occupe pas ici. En s’interrogeant sur ce qui motive l’écriture de « MMG », il s’agit d’une part de faire le portrait en creux du romancier et de dégager un autre rapport à l’écriture que n’a pas tant retenu l’histoire. « “Écrire, ce doit être toujours un plaisir” : un tel axiome témoigne de l’indifférence du chroniqueur à toute gnose18 ». Le plaisir pris par le chroniqueur aux occasions mondaines se retrouve dans l’écriture de son journal. La littérature écrite n’est pas ici autonome, mais dépend des moments de conversation.

9Ainsi la conversation apparaît‑elle comme un objet historiographique. Le chroniqueur en retient les choses dites pour les faire demeurer. Il restitue ainsi une odeur depuis longtemps dissipée. L’écriture des Souvenirs cherche à « préserver de l’oubli un état donné du monde social19 ». C’est l’occasion pour J.‑L. Jeannelle d’explorer les manières qu’ont le diariste et le chroniqueur de ramener des souvenirs. Il retrouve chez La Bruyère les expressions « faire ressouvenir » et « ramentevoir », « c’est‑à‑dire remettre quelque chose en mémoire à quelqu’un20 ». C’est là ce que font les genres du Souvenir, de la chronique ou du journal en faisant revivre un passé révolu. La mise en parallèle avec « la vague des panoramas à la Belle‑Époque » est d’autant plus éclairante qu’elle était déjà évoquée par M. Macé à propos de la littérature qu’on ne voit que dans le rétroviseur. Le chroniqueur est une figure étrange du milieu littéraire dans la mesure où il n’appartient ni au présent, ni au passé, mais est tout entier voué à l’avenir :

Le chroniqueur ne vit jamais exactement son temps : ce qu’il rapporte est à l’opposé de l’événement dont traite le journaliste ou du révolu auquel s’attache le mémorialiste ou l’historien ; c’est un temps intermédiaire, saisi précisément au moment où il se défait, en un geste de consignation interminable, oscillant avec nostalgie entre la prégnance du témoignage personnel et la mélancolie qu’impose la conscience des changements survenus ou à venir21.

10Cette histoire littéraire est d’autant plus « indigène » qu’elle maîtrise tous les rituels de la vie littéraire. « Son objet privilégié n’est autre que la réputation – celle‑là même qu’ignorent les histoires savantes22 ». Elle déploie à travers le récit des rituels littéraires et des conversations, ce que J.‑L. Jeannelle propose d’appeler une « histoire pathique, faite de relations, d’amitiés sélectives ou de haines dont les circuits échappent souvent aux spécialistes de littérature23 ».

11À partir de la situation du chroniqueur, J.‑L. Jeannelle propose une typologie des histoires littéraires des écrivains en rapport à l’histoire savante. Elle peut être soit « concurrente de l’histoire savante », soit « coexistante, c’est‑à‑dire dans ses marges », soit « coextensive » sous la forme d’une chronique de la vie littéraire24. La fin du chapitre enrichit cette typologie en distinguant les manières que chaque histoire indigène a de négocier avec l’histoire littéraire savante. Ainsi, l’histoire concurrente « [réorganise] le passé des lettres » par des commentaires sur les œuvres canoniques. L’histoire coexistante propose « un examen de la production contemporaine visant à orienter l’actualité littéraire ». Enfin, l’auteur peut aussi mettre lui‑même en œuvre son rôle dans l’histoire littéraire « en se livrant alors à une entreprise d’autoreprésentation destinée à rectifier l’idée que l’on se fait de lui25 ». Ce dernier aspect est particulièrement mis en valeur par l’étude de l’histoire coextensive, celle des chroniqueurs.

12Envisager l’histoire littéraire des écrivains permet de voir comment se déploient plusieurs rapports au temps des lettres. Cette perspective enrichit les interprétations des textes en insistant tout particulièrement sur ce que peut la littérature face au temps.

« Résultat et dépassement »

13L’histoire littéraire des écrivains permet de renouveler certaines approches historiques en envisageant le temps des lettres du point de vue des acteurs. Or, selon W. Marx, les approches d’avant‑garde comme celles d’arrières gardes sont toutes deux dans un refus de l’histoire linéaire. Si avec le romantisme « le rapport à la tradition s’efface progressivement au profit d’une affirmation de l’individu26 », alors la littérature en vient à sortir de l’histoire. L’histoire littéraire savante de Brunetière au xixe siècle dépeint ainsi son évolution jusqu’au symbolisme qui permet une expression purement littéraire donnant le primat à la poésie. L’idée d’une pureté de la littérature atteinte dans la poésie symboliste implique l’aboutissement du projet littéraire à la fin du siècle. L’histoire arrivée à sa fin impose donc d’en sortir pour continuer à écrire, et donc de repenser le rapport aux auteurs du passé. Que ce soit par le retour en arrière, avant la « bifurcation romantique27 » ou par « l’éloge surréaliste du hasard et de la non‑préméditation28 », les écrivains du xxe siècle doivent inventer de nouveaux rapports au temps.

14W. Marx insiste sur le fait que les différentes possibilités pour la création sont alors toutes dans un double rapport à l’histoire littéraire. Elles en sont à la fois le « résultat » et doivent en proposer le « dépassement29 ». Cette tension est caractéristique de la création du xxe siècle et explique en partie l'existence d’un rapport à l’histoire particulièrement angoissé. Le rapport au symbolisme exemplifie très bien cet aspect, comme en témoigne notamment la position de la NRf : « le classicisme complexe et ambigu défendu par la NRf verra dans le symbolisme une expérience utile qui valait la peine d’être tentée et dont il fallait à présent tirer la leçon30 ». C’est donc ici l’aspect de dépassement qui est privilégié. Mais, de façon moins attendue, la volonté de revenir au classicisme d’avant l’invention de la littérature est aussi un dépassement de toute linéarité historique. Il s’agit donc de s’inventer une tradition : soit classique, soit erratique, à la manière des précurseurs du surréalisme proposés dans le Manifeste d’André Breton. « Mais, dans les deux cas, la tradition ne sert qu’à démolir l’histoire ». Une troisième option demeure : celle d’une voie de traverse dans le fil de l’histoire qui se choisit de nouveaux noms. L’influence de classiques étrangers participe de cette logique du résultat plus que du dépassement : Goethe, Shakespeare, Dostoïevski, Poe. Ainsi, « les traditions ne s’inventent qu’au prétexte de sauver la littérature elle‑même31 ».

15La tension entre résultat et dépassement n’aboutit donc pas nécessairement à la rupture avec le passé. Ch. Pradeau souligne la manière dont le roman évite ce risque : « [le roman] échappe pour une large part à l’alternative entre résultat et dépassement », par un rapport différent à la mémoire. « L’avènement du roman comme genre cardinal […] entraîne un changement de régime de la littérature : la mémoire se recompose, devient “faible et variable", à l’image de celle du roman32 ». Ch. Pradeau emprunte ici les mots d’Isabelle Daunais pour définir le rapport à la mémoire du roman. Un rapport qu’allégorise la figure de la « liseuse de roman ». Liseuse et non lectrice, cette figure qu’incarne Florine dans les Illusions perdues évoque pour Balzac « l’intempérance des lectures sans frein » : « elle lit beaucoup, elle lit trop, elle lit mal ; sa lecture est oublieuse, impuissante à fonder une conscience33 ». Pourtant, la mémoire du roman change avec le siècle.

De la « liseuse de roman » au « liseur de Balzac », de Florine au relecteur des Illusions perdues, du féminin au neutre, il y a toute la distance qui sépare une lecture oublieuse d’une lecture mémorieuse, une lecture sans profit – sans profit autre que le divertissement – d’une lecture qui fait œuvre34.

16Le roman est donc devenu non plus le lieu des oublis, mais celui qui accueille toute l’histoire de la littérature. Lire des romans, ce n’est plus nécessairement se noyer sous les noms, les événements, les pages. Il est possible d’en avoir une lecture sérieuse, d’y trouver les échos de l’humanité entière. Ch. Pradeau pointe ici un tour de langue misogyne qui aboutit à former le « prince des liseurs » en qui « les livres ralentissent, freinés dans leur course à l’oubli, les nouveautés et les classiques se croisent et s’agrègent, se transmettent et demeurent35 ». C’est à partir de cette figure que Ch. Pradeau propose une relecture de la Recherche du temps perdu. Il l’envisage comme le récit des admirations d’un homme pour des artistes, de ses choix, de ses goûts, dont le roman se fait la mémoire durable : la Recherche « fait de la transmission culturelle tout à la fois un enjeu et un ressort dramatique36 ». Expliquer ainsi le succès de l’œuvre de Proust n’est pas sans audace, mais a le mérite de souligner comment autour de ces treize volumes s’organise un nouveau rapport à la lecture et à la littérature. Lire, ce n’est plus se distraire, s’oublier, c’est devenir mémoire.

17La lecture de La Recherche que propose Ch. Pradeau est d’une certaine manière poursuivie par le chapitre de M. Murat. Ce dernier s’intéresse tout particulièrement à la manière dont la fiction intervient dans la création de l’histoire littéraire. C’est un essai particulièrement réflexif qui invite à ré‑envisager la poétique de la critique. Cette approche tend à brouiller les frontières entre la critique savante et la critique des écrivains. Elle souligne tout particulièrement la manière dont des ressources de la fiction ou du romanesque sont employées par la crique savante. Ainsi, une large part du vocabulaire critique repose sur des tropes (« avant‑garde », « décadence », « image », etc.). Il retrouve notamment chez le Sainte‑Beuve critique de nombreuses figures : épigrammes, métaphores, images particulièrement vives ; le « naufrage » du romantisme en est un exemple saisissant37. Autre cas : le récit étiologique du distique élégiaque que propose Ovide en ouverture des Amours personnifie les genres littéraires pour expliquer leurs relations, leur évolution. De façon plus réaliste, Breton raconte « la naissance du poème en prose » par une anecdote fantaisiste. L’histoire littéraire utilise donc les mêmes outils de narration que la fiction pour donner une pertinence à son récit. C’est à cette lumière que M. Murat propose de lire les hypothèses contrefactuelles telles que « ce qui se serait passé si » : « La fiction est ici avant tout un mode de raisonnement38 ». M. Murat insiste pour redonner une validité à ces audaces stylistiques que la critique contemporaine utilise inconsciemment ou dédaigne pour leur manque de scientificité. « Ces exemples plaident pour une critique plus imaginative que celle à laquelle s’adonnent en général les universitaires, mais qui ne renoncerait pas à l’érudition et au respect scrupuleux des documents. » W. Marx plaçait la littérature entre résultat et dépassement, M. Murat en fait ici de même avec la poétique de la critique.

18Mais plus encore, il s’agit ici de trouver une manière de lire le roman comme une histoire littéraire. Dans son chapitre, Ch. Pradeau comparait La Recherche à une odyssée de l’admiration, M. Murat propose d’étendre cette méthode à d’autres ouvrages, voire de la généraliser. Cela impliquerait d’« [étudier] l’apport de la fiction romanesque, par son contenu narratif, ses personnages, les scènes évoquées, etc., à notre compréhension de la littérature39 ». Les pages suivantes sont programmatiques d’une critique à venir qui s’articulerait autour de plusieurs distinctions. D’une part se trouvent les « romans de la formation de l’écrivain », les « romans du romancier » qui reposent sur la mise en abyme du geste créateur, et « le roman du roman » qui présente le destin d’une œuvre (manuscrit trouvé, par exemple). D’autre part, les « romans du lecteur » s’intéressent à l’immersion dans la lecture (Madame Bovary, Don Quichotte et d’autres encore), à l’illusion et à la désillusion, etc. Et enfin, « le roman de la vie littéraire » qu’il serait intéressant de rapprocher de la figure du chroniqueur que développe J.‑L. Jeannelle. Ces différents types de romans s’ancrent dans une périodisation en trois phases. D’abord, celle de l’autonomisation du champ littéraire qui permet au roman de se juger lui‑même. Ensuite, une phase dans laquelle le roman de la bibliothèque infinie met en exergue le jugement de goût pour se repérer dans le flot des romans. Enfin, les avant‑gardes introduisent une vague de romans de l’histoire littéraire, notamment sur la genèse du mouvement surréaliste. C’est en conclusion que M. Murat aborde la dernière phase de sa périodisation : le roman de l’accès à la culture dans la métafiction contemporaine. Ainsi un vaste champ d’étude se trouve‑t‑il programmé et ouvert.

Les rôles du collectif dans l’histoire littéraire

19L’histoire littéraire des écrivains ne se cantonne pas qu’aux écrits théoriques, et permet d’envisager tout à la fois la poétique de la critique à nouveaux frais et le récit romanesque comme porteur d’une histoire littéraire. B. Curatolo expose quant à lui le décalage productif que le prisme de l’histoire littéraire des écrivains permet dans l’étude des revues littéraires du xxe siècle. Il souligne que la littérature est alors une aventure collective que souligne la part active des écrivains dans les revues. Ainsi, il montre « à de très rares exceptions », « que s’il n’y a pas de revues sans écrivains, il n’y a pas non plus d’écrivains sans revues40 ». Ce chapitre enquête donc sur la manière dont les écrivains utilisent la revue pour conformer la littérature à leur histoire littéraire. À partir de trois revues majeures du siècle dernier, la NRf, Europe et les Temps modernes, B. Curatolo déploie les conceptions littéraires respectives d’Arland, Guéhenno et Sarraute.

20L’histoire d’Arland est presque racontée plus que présentée. B. Curatolo insiste sur un parcours de vie fait de dévouement à la NRf, à Jean Paulhan et à la littérature. Une haute idée de la fidélité qui, une fois Arland à la direction de la revue en 1953, s’accompagne de « la volonté de ne pas trahir l’esprit qui avait animé tant d’années de vie littéraire41 ». Un esprit qui implique une pureté de la littérature ainsi résumée : « le refus des lois du marché et du conformisme » et « le refus de l’alignement et des partis pris politiques42 ». Une telle position ne peut que rappeler la situation décrite par W. Marx à la suite du symbolisme. Ni résultat, ni dépassement, Arland semble défendre le maintien d’une ligne coûte que coûte. Une position qui ne peut être envisagée sans la question du deuil. Si Arland refuse ainsi de laisser la littérature perdre de sa pureté, il n’abandonne rien aussi de la place de Paulhan. Dans un texte émouvant paru en 1984 dans les Cahiers Jean Paulhan, Arland répond à un « billet » que lui avait écrit Paulhan à propos de leur amitié. « Tu n’es pas mort43. » Ainsi, la littérature prend‑elle la figure du disparu auquel il faut demeurer fidèle. C’est un tout autre parti pris que Jean Guéhenno défend pendant ses quatre ans à la tête d’Europe de 1932 à 1936. Pour lui, « le roman n’est rien s’il n’a une dimension universelle, ferment de l’entente entre les peuples et les cultures44 ». La littérature, et le roman en particulier, participe pour lui du devenir de l’humanité. Dès lors, la question du peuple devient un enjeu central de la revue, et sa représentation en littérature un fil rouge à travers lequel peut se lire l’histoire littéraire entre « populisme » et « littérature prolétarienne45 ». Cette confrontation de points de vue introduit celle plus virulente de la dispute, à la fois entre les revues (La Table ronde et Les Temps modernes, par exemple), mais aussi au sein d’une même revue. Ainsi Sarraute propose‑t‑elle une histoire littéraire qui refuse la contradiction entre la fine psychologie de Dostoïevski et l’absurdité des situations de Kafka. Elle insiste sur le travail permanent d’innovation et l’interdit tacite pour un auteur de simplement reprendre les découvertes de ses prédécesseurs. Cette conception de la littérature amène B. Curatolo à conclure son propos sur une histoire littéraire des écrivains qui « trouve son rythme dans le balancement entre l’ancien et le nouveau, ce qui ne serait pas très différent des divisions académiques entre classiques et moderne à cette nuance, essentielle, qu’il est ressenti de l’intérieur et comme work in progress46 ». Une telle définition insiste, comme M. Murat, sur une différence de poétique plus que de perspective avec les histoires littéraires savantes.

21L’étude des revues met en relation les écrivains dans des conflits sur les enjeux de la littérature. Mais dans ces débats, les conceptions sont soutenues collectivement – d’où qu'un différend puisse se solder par un départ. La manière dont l’auteur s’ancre ainsi dans un collectif est le sujet de D. Alexandre. Il s’intéresse d’une part aux filiations, inexistantes ou millénaires, que s’inventent les écrivains. D’autre part, il suggère une étude matérialiste de la littérature du xxe siècle qui en fait une aventure nécessairement collective pour aboutir au livre. Ce deuxième type de collectif s’organise dans les maisons d’éditions, et se subdivise dans les collections.

22Les collectifs sont définis comme des « groupements d’écrivains, organisés dans des structures communes, se fixant des objectifs communs selon une démarche concertée47 ». Cette conception entre d’emblée en confrontation avec l’hypothèse d’une création mystique qui ne dépendrait d’aucune contrainte matérielle et se ferait dans la solitude. L’exemple type de cette démarche est porté par Duras dans Écrire, dont D. Alexandre propose une lecture à charge. Il s’en prend ainsi à « certains poncifs consacrés par un discours critique qui érige en absolu l’acte créateur et en mystique l’écriture au détriment de toute influence du dehors du monde, social, historique, institutionnel48 ». Duras est ici le contre‑modèle d’écrivains qui, eux, s’inscrivent dans des filiations historiques ou baignent dans l’univers des livres. La filiation chrétienne dont se revendique Claudel implique une forme de collectif transhistorique entre des auteurs qui ont partagé la même visée religieuse. Mais cette histoire de la littérature chrétienne est aussi une fiction qui s’avoue joliment dans le désir de Claudel d’être « le fils d’un Rimbaud religieux49 ». Ces filiations sont d’autant moins linéaires qu’elles découlent souvent du mur de la bibliothèque. L’histoire littéraire entoure l’écrivain plus qu’elle ne le précède, si bien qu’on peut écrire avec Réda que « chaque poète est l’aboutissement de cette idée de la poésie qui traverse les siècles et se trouve être le contemporain de la “renaissance carolingienne”, de Claudel et de Rimbaud50 ».

23Or, la bibliothèque est essentiellement une sélection et une collection. D’où le rôle important des éditions qui rassemblent des livres, créent entre deux des relations qui orientent les réceptions. La maison d’édition est indispensable pour passer du texte au livre. Dès lors, la littérature devient une entreprise doublement collective. D’une part, elle se fait dans des conditions matérielles telles qu’elle nécessite une institution, une industrie. D’autre part, elle plonge l’auteur dans une – souvent plusieurs – collection dans laquelle d’autres interviennent. De l’étude de la relation que les auteurs entretiennent avec leur édition peut se déduire leur conception de la littérature : « l’une unitaire et autoritaire, l’autre plurielle et plurivocale, l’une soumettant la littérature et le magistère qu’elle exerce à un point de vue moral et religieux, l’autre dissociant la littérature de la morale collective51 », l’une se réclamant du consensus entre écrivains chrétiens autour de Claudel, l’autre ouvrant au dissensus défendu par Paulhan au sein de la NRf. L’étude des collections permet ainsi de saisir différentes manières pour les auteurs de s’inscrire dans l’histoire littéraire. Si bien que D. Alexandre en conclut qu’« on ne devient écrivain qu’en se donnant une histoire52 », et que le choix des filiations comme des collections participe activement de cette narrativité.

La littérature passe-muraille

24C’est justement à partir d’une collection que V. Debaene commence sa réflexion. La quatrième de couverture des Armes miraculeuses d’Aimé Césaire dans la collection « Blanche » de Gallimard présente une sorte d’« arbre généalogique, dont le sommet est occupé par le massif “André Breton53” ». Césaire apparaît ainsi comme le dernier bourgeon du surréalisme dans une histoire littéraire portée par la collection, et qui s’étend ainsi du centre parisien vers la périphérie coloniale. V. Debaene souligne que « la perception d’une historicité de la littérature vivante est une donnée essentielle de la modernité », et que, comme l’ont montré les chapitres précédents, cette question dépasse de loin le simple enjeu stratégique d’une existence dans le champ littéraire. Pour autant, la question d’une filiation se pose autrement pour « les écrivains francophones des colonies qui ont configuré le passé littéraire à leur propre dessein54 ». C’est l’historicité de la « littérature indigène d’expression française » qui est interrogée, ce qui souligne tout particulièrement le paradoxe postcolonial d’un enracinement à une terre et une culture réifiée (qui habite les colonies), et l’appartenance à un monde étendu de la périphérie au centre occidental (qui habite la littérature). En étudiant deux anthologies de littérature des colonies, celle de Damas et celle de Senghor, il s’agit de voir dans quel terreau leurs arbres généalogiques viennent prendre racine. Une telle problématique anticipe celle qui fait suite aux indépendances (et qui vaut le néologisme « pré‑postcolonial »), et permet de réinvestir le temps de l’immédiat après‑guerre et les possibles qui étaient alors présents.

25Les anthologies de Damas et de Senghor se distinguent par le fait que leur « lange est le français », qu’elle présente une « littérature écrite et récente, voire contemporaine » et que « les anthologues sont eux‑mêmes des écrivains issus de la colonie55 ». Leur situation est faite d’injonctions contradictoires : celle de l’authenticité et celle de la littérarité. À cet égard, ces textes exemplifient remarquablement le piège de la situation coloniale pour ceux qui veulent s’y faire une place depuis la périphérie. Le choix des anthologues est ici de donner une reconnaissance aux textes qu’ils regroupent en les inscrivant dans une histoire de la littérature. L’idée est en somme de considérer la rupture avec une littérature de perfection formelle comme « le point de raccordement de la “littérature indigène d’expression française” à l’histoire de la littérature française56 ». Mais pour Senghor, il s’agit d’une renaissance et il « retrouve dans la littérature présente […] les traces d’une histoire et d’une identité qui plongent leurs racines dans un passé lointain ». Alors que pour Damas, il s’agit d’une confluence des avant‑gardes « orienté[es] vers l’avenir57 ».

26L’enjeu de ces anthologies est immense, et leur différence de perspective est toute politique. Mais toutes deux se rejoignent dans une entreprise vertigineuse : « À partir d’un corpus très mince, il ne s’agit rien moins que de réécrire, à destination d’un public métropolitain, l’histoire récente de toute la littérature58 ». La spécificité de la situation de Damas et Senghor éclaire parfaitement l’enjeu de l’histoire littéraire des écrivains au xxe siècle : réorganiser un passé infini pour exister à sa suite. De fait, de nombreuses anthologies sont publiées dans l’après‑guerre afin de définir le rôle de la poésie. Mais pour les anthologues des périphéries, il s’agit de « faire lire [les auteurs qu’ils présentent], c’est à dire de les rendre lisibles, c’est‑à‑dire encore de produire les contextes dans lesquels l’expérience du lecteur pourra s’inscrire et prendre sens59 ». On retrouve ici la manière dont l’histoire littéraire comme le choix d’une collection programment la réception d’un texte.

27Dans la constitution de nouvelles histoires littéraires sur le mode de la tradition et de la filiation, W. Marx montrait comment des auteurs étrangers comme Poe, Dostoïevski ou Kafka avaient pu être intégrés par les écrivains français. La rupture littéraire au xxe siècle n’implique pas qu’un refus de la linéarité, mais aussi celui de la frontière. M. Espagne approfondit ce point afin d’abolir l’ornière nationale qui aveugle les histoires savantes. Il montre comment les panthéons littéraires ne sont jamais strictement nationaux, si bien que « Rousseau imprègne autour de 1800 la littérature allemande » ou qu’il existe « un Hölderling français, lié à la philosophie heideggérienne60 ». Plus complexe encore, les auteurs « nationaux » réintègrent parfois le panthéon par la lecture qu’en ont faite des critiques d’autres nations. Il en est ainsi du Baudelaire de Benjamin qui change à la fois la lecture française du poète et du critique : « Le succès dont jouit actuellement Walter Benjamin en France est une forme de réimportation d’un Baudelaire transformé par l’appropriation de l’École de Francfort61. »

28Plus encore, la traduction étend les frontières de « la littérature vivante et pertinente62 [aux yeux des contemporains] », voire les abolit dans une littérature monde. Les écrivains traducteurs font bien plus que donner à lire un nouveau livre, ils intègrent un auteur à leur histoire littéraire en faisant des ponts par delà les frontières. C’est ainsi une histoire littéraire en « relation » qui se dessine à travers les lectures des écrivains, pour emprunter le mot cher à Glissant. Comme d’autres chapitres de cet ouvrage, M. Espagne compte ouvrir de nouvelles possibilités critiques par le décentrement de l’histoire littéraire nationale auquel oblige l’histoire littéraire des écrivains, et ainsi « s’engager dans une définition légèrement différente de la littérature et ses usages63 ».


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29L’étude des histoires littéraires des écrivains a déjà donné lieu à d’autres publications détaillées à la toute fin de l’imposante bibliographie composée par Thierry Roger et Michel Murat. Cet ouvrage se trouve de fait à une place ambiguë. Il forme à la fois une somme et un point de départ, et propose une synthèse des pistes qu’ouvre l’histoire littéraire des écrivains. Pistes sur les communautés littéraires, qu’elles soient mystiques, politiques, existentielles. Pistes aussi sur la poétique de la critique, et sur le plaisir de lire l’histoire littéraire.

30Ces ouvertures sont quelque peu desservies par une préface beaucoup plus ciblée. Ce qu’Antoine Compagnon y souligne tout particulièrement, c’est le goût de lire que donne tout particulièrement l’histoire littéraire des écrivains. Avec Thibaudet, il considère qu’à travers elle « la littérature se transmet comme quelque chose qui dure et qui change64 ». Ainsi s’expliquerait pour partie l’abandon de la lecture des classiques, préfacés par des universitaires en vue de préparer des concours, et non plus par des écrivains. L’exemple de cet élan vers la littérature, Antoine Compagnon l’emprunte à Bernard Dort dans un geste quelque peu provocateur. Dort raconte en effet « ce qu’il devait à Brasillach » dans son amour de Corneille65. Or, ce que montrent les différents chapitres de cet ouvrage, c’est que les histoires littéraires partagent bien plus qu’un simple élan vers la littérature. Elles la nourrissent, la façonnent, l’utilisent autant qu’elles se mettent à son service. Un élan qui n’est, du reste, pas mort, tant de nombreux universitaires contemporains sont aussi des écrivains.