Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2019
Juin-juillet 2019 (volume 20, numéro 6)
titre article
Étienne Bergeron

L’inversion de la question du VIH & la nécessité de la « contamination »

David Caron, AIDS in French Culture. Social Ills, Literary Cures, Madison, University of Wisconsin Press, 2001, & David Caron, The Nearness of Others. Searching for Tact and Contact in the Age of HIV, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2014.

1Lorsque David Caron écrit AIDS in French Culture. Social Ills, Literary Cures, il n’a pas encore contracté le VIH. Au moment où il publie The Nearness of Others. Searching for Tact and Contact in the Age of HIV, la maladie l’accompagne déjà depuis huit ans. À priori, cette information peut sembler anecdotique. Pourtant, il est indéniable que le 24 mai 2006 marque un tournant dans l’écriture de ce spécialiste de la littérature du sida. Dès la parution de son deuxième ouvrage (My Father & I. The Marais and the Queerness of Community) en 2009, on a affaire à un style beaucoup plus intime où les frontières entre récit autobiographique et essai théorique sont brouillées, le premier venant alimenter les réflexions du second, ce que suggère justement l’écart entre le titre « Mon père et moi » et le sous-titre « Le Marais et la queerité de la communauté ». S’il a souvent étudié l’œuvre autofictive d’Hervé Guibert, par exemple, c’est aujourd’hui en grande partie le partage de sa propre expérience du VIH qui nourrit ses réflexions. Bien que le fait de vivre avec ce virus ne soit plus synonyme d’une mort imminente comme ce put être le cas à une autre époque, il n’en demeure pas moins que ce nouveau rapport au corps, au monde et à sa propre finitude marque dès lors la subjectivité de l’auteur et, par conséquent, « contamine » son écriture, là où l’exploration de la notion de contact lui permet d’abolir les frontières : « Estomper les frontières entre le privé et le public, le mort et le vivant, toi et moi, est ce que je considère à la fois une façon urbaine de faire son deuil et un mode de partage — faire preuve de tact envers les morts1. » (2014, p. 66)

2Si son style d’écriture s’est libéré du carcan institutionnel à travers les années, ses sujets de recherche, eux, sont demeurés sensiblement les mêmes. Il suffit de s’attarder sur ses publications entre 2001 et 2014 pour remarquer une persistance des notions de langage, d’identité, de frontières, de corps et de communauté qui lui sont chères. Ceci dit, qu’il analyse des textes littéraires (sur l’homosexualité ou le sida) ou des souvenirs liés à sa propre expérience du VIH, D. Caron tente chaque fois d’explorer ce que les conceptions du VIH qui en émanent révèlent, en creux, de la société qui a produit ces rhétoriques ostracisantes — une inversion réflexive qui est bien de son temps.

3En effet, les réflexions sur l’hostilité à l’encontre des homosexuels nées dans les années 1990 ont changé la façon dont la question avait été problématisée jusque‑là dans les études gays. Comme le faisait remarquer Daniel Borrillo en 2000,

au lieu de se consacrer à l’étude du comportement homosexuel, traité dans le passé comme déviant, l’attention est désormais portée sur les raisons qui ont mené à considérer cette forme de sexualité comme déviante ; de sorte que le déplacement de l’objet d’analyse vers l’homophobie produit un changement aussi bien épistémologique que politique. Épistémologique, car il ne s’agit pas tant de connaître ou de comprendre l’origine et le fonctionnement de l’homosexualité que d’analyser l’hostilité déclenchée par cette forme spécifique d’orientation sexuelle. Politique, car ce n’est plus la question homosexuelle […] mais bien la question homophobe qui mérite dorénavant une problématisation particulière2.

4En ce sens — et pour reprendre le titre de l’ouvrage d’Éric Fassin3 qui approfondit cette idée —, on pourrait dire que l’un des principaux apports des récents travaux de D. Caron est d’opérer une inversion de la question du VIH. Comme le suggère David Halperin en quatrième de couverture de The Nearness of Others : « Il ne s’agit plus d’une analyse culturelle du VIH, mais d’une analyse culturelle par le VIH4 ». Autrement dit, l’objet d’étude de D. Caron n’est plus le VIH en tant que tel, mais bien la société et ses processus normatifs, qu’il met en question à partirde son expérience personnelle de la maladie.

5Pour bien saisir les implications d’une telle approche, il nous faut revenir à son premier livre, ce qui nous permettra de mieux saisir de quelle façon celui‑ci annonce ses publications suivantes, c’est‑à‑dire en quoi l’indéniable queerité réflexive et formelle de The Nearness of Othersn’est en fait que l’application concrète d’idées que D. Caron avait déjà commencé à semer en 2001 sur le plan théorique.

Le poids des métaphores & des systèmes dichotomiques

6AIDS in French Culture est un essai de littérature critique traditionnel où s’entremêlent essentiellement des analyses de textes de Zola, Genet et Guibert. Plus précisément, Caron tente de comprendre quel rôle peuvent jouer les textes littéraires dans notre compréhension du VIH, ce qui revient à « explorer ce qui se produit lorsque quelqu’un écrit depuis le point de vue du dégénéré, quand le principe gouverneur derrière un roman n’est plus de normaliser, mais de déstabiliser ; non plus de guérir la société, mais de l’infecter5 » (2001, p. 15. Je souligne).

7Pour ce faire, D. Caron remonte jusqu’au xixe siècle, moment pivot où la médecine a commencé à être reconnue comme science dite alors « objective » puisqu’elle se fondait sur la raison et les vérités empiriques. Reste qu’à partir de la Seconde Guerre mondiale, on reconnaît que « l’état d’une science reflète une vision particulière du monde et non la distance qui nous sépare d’un savoir complet et absolu de la vérité6 » (p. 6). En d’autres termes, on admet aujourd’hui que la science — comme toute forme de savoir, d’ailleurs — est construite et traduit une vision particulière du monde. Ainsi, selon D. Caron, la science et la médecine modernes n’auraient‑elles pour but que d’authentifier la place de ceux qui sont déjà en position de pouvoir, de consolider leur propre (et « saine ») vision du monde en la figeant notamment dans des métaphores : « le discours scientifique est […] à la fois un produit de et une métaphore pour une vision particulière du monde, qui organise une société donnée à un moment donné de l’Histoire7 » (p. 7).

8En effet, dès son émergence, la figure moderne du médecin s’est vue attribuée un pouvoir naturalisant, lui permettant du coup de produire (et de renforcer) une foule d’idéologies discriminatoires, notamment la dichotomie même/différent aujourd’hui au fondement de notre système social et épistémique, où tout doit être catégorisé, divisé selon des frontières étanches. En témoigne la création de la figure de l’homosexuel en 1869 : la médecine s’appliquait alors, ainsi que l’a montré Foucault dans son Histoire de la sexualité8, à définir, nommer (et contrôler) tout ce qui échappait à la connaissance, non pour intégrer ceux‑ci à la société, mais pour les catégoriser comme différents, comme cet Autre « malsain » dont il était alors plus facile de se distancier. « Qui avait sa place et qui ne l’avait pas au sein de cette société imaginaire était déterminé à même le langage », précise D. Caron. « [Pourtant], ces nouveaux signifiants associés à la santé et à la pathologie n’avaient aucun référent réel ; ils ont plutôt identifié comme Même ou Autre tout élément qui était perçu comme désirable ou non par la communauté : ils ont inventé et figé des catégories ontologiques9. » (p. 21). Ce procédé a aussi permis, si l’on s’en réfère à Jonathan Katz, d’inventer et de consolider la figure de l’hétérosexuel par la négative, celui‑ci devenant dès lors ce que l’homosexuel n’était pas.

9Pour étayer ce lien entre discours médical et vision dichotomique du monde social, D. Caron distingue deux types d’approche : localisationniste [localizationist] et totalisatrice [totalizing]. Si la première envisage tout danger comme un mal provenant de l’extérieur (de l’Autre), la seconde localise plutôt la source du problème au sein même de l’individu (ou de la société), comme un processus immanent, un mal intérieur ; comme une dégradation de soi. Cette distinction est utile, car elle montre comment, à partir de cette époque, la métaphore corporelle a été privilégiée pour parler de l’ordre social, c’est‑à‑dire en tant que corps social (ou machine), le corps devenant l’incarnation métaphorique d’un projet social et politique. Ainsi pouvait‑on donner un sens à la contamination idéologique (et donc abstraite) de la société par un individu ou par un groupe hors‑norme en se la figurant comme un virus infectant le corps physique de l’individu « sain » ou normal. « Les deux cibles de la métaphore [corps et nation] sont affectées (ou infectées) par leur mise en contact l’une avec l’autre10 » (p. 8), explique D. Caron. En outre, ce rapport métaphorique au monde a généré deux visions opposées du corps social, l’une fondée sur le partage de valeurs sociales, l’autre sur un type ontologique d’identité organique et nationale.

10Dans cette optique, D. Caron montre que l’homosexualité a longtemps été envisagée, à cause de son absence de traits physiques repérables, comme un mal intérieur, une perversion, et non comme une altérité identifiable sur le corps à l’instar des personnes racisées ou des femmes, par exemple. Une telle distinction introduit la métaphore structurante de la dégénérescence. L’homosexuel était perçu, à cette époque, comme un homme ayant régressé vers la féminité sans pour autant devenir une femme (et donc un « Autre » à part entière) ; il s’agissait ainsi de voir l’homosexualité comme un processus dynamique, l’entredeux négatif du développement d’un individu. L’idée était de localiser dans le corps la source interne (et invisible) du problème afin de pouvoir agir sur celui‑ci, et ultimement le « guérir ». Produit par des parents hétérosexuels, l’homosexuel ne pouvait en ce sens être un Autre radical, mais simplement l’un des nôtres, victime d’une pathologie ; ce qui a engendré non pas une crainte de l’Autre, mais bien une crainte du Même : « ce qui était perçu hier comme diabolique est aujourd’hui devenu pathologique, c’est‑à‑dire humain. Le besoin d’identifier et d’exclure le pathologique est alors d’autant plus crucial maintenant que l’Autre est aussi semblable en nature du Même. Il n’y a plus qu’un “/” entre les deux11 » (p. 22).

11D. Caron montre par exemple comment cette peur de l’annihilation de la société bourgeoise est structurante dans l’écriture de Zola, particulièrement dans son roman La Débâcle (1892). En effet, le roman expérimental partage de plusieurs façons les ambitions de la médecine, à savoir une volonté de fixer, dans le corps, des identités fuyantes en cherchant une vérité ontologique par l’observation empirique. Cet effort passe, chez Zola, par les descriptions physiques des personnages, comme si l’immoralité de ceux‑ci laissait des traces lisibles sur la peau : « Zola cherche la cause des catastrophes nationales chez les individus qui forment la nation, tout comme la médecine tente de repérer les agents microscopiques qui seraient responsables d’une pathologie plus large12. » (p. 32). Cette transposition métaphorique du médical au littéraire lui permet de passer d’une vision totalisatrice (immunologique) à une vision localisationniste (virologique) au sein de son écriture : comme un médecin, Zola cherche à produire le personnage de l’homosexuel (Maurice et Jean, dans le roman) en lui attribuant des caractéristiques physiques spécifiques. En d’autres mots, il entend « localiser » et rendre visible la corporalité de ce personnage (ce « virus »), afin de le mettre à distance et ainsi d’immuniser le corps social en empêchant toute possibilité de contact et d’infection. Aussi D. Caron avance‑t‑il que la métaphore médicale utilisée par Zola est productive : sa crainte initialement suscitée par l’idée de dégénérescence l’amène à produire des identités « autres », littéraires, afin de sauvegarder, dans le réel, la pureté identitaire qui lui est chère.

12D. Caron s’intéresse ensuite à l’œuvre de Genet, non pour montrer un contre‑exemple où l’objectif serait de rejeter ou de se libérer du discours normatif et des métaphores convoquées par Zola, mais plutôt pour montrer de quelle manière Genet se réapproprie ce type de discours normatif de manière productive, en lui résistant, c’est‑à‑dire en montrant qu’il fait partie intégrante de ce système l’ayant construit comme « Autre » — ce qui n’est pas sans rappeler les propos de David Halperin sur la notion de liberté dans Saint Foucault13. Contrairement à Zola, Genet recours à ces tropes pour mieux les infecter de son point de vue marginal, son objectif étant de déstabiliser la notion même d’ordre, voire « de nous transporter à cette impossible position où il n’y aurait plus de dedans/dehors, et donc plus de système14 » (p. 64) — ce qui offre cette fois‑ci un écho intéressant aux travaux de Deleuze et Guattari sur le corps‑sans‑organe et la désorganisation du monde social15. Pour ce faire, Genet se positionne justement, dans son écriture, à la frontière du système symbolique, où il incarne la duplicité, l’entredeux, l’ambiguïté, notamment dans sa façon d’embrasser l’abjection. Ni Même ni Autre, c’est plutôt son indifférenciation — sa queerité, pourrait‑on dire — qui lui permet finalement de déstabiliser l’ordre.

13À dévoiler la porosité entre ce qu’on considère comme le monde et l’immonde, à donner une valeur positive à ce qui a été construit en termes négatifs par le discours normatif, Genet dénaturalise le sens. Ainsi fait‑il, par exemple, des poux, symboles de malpropreté et de maladie, l’emblème d’une communauté de réprouvés dans Journal du voleur (1949). Tel est aussi l’effet qu’il cherche à produire par l’infection mutuelle de deux termes dichotomiques (les « fleurs » devenant une métaphore pour désigner les « prisonniers », par exemple). De même lors de la mythique scène du tube de vaseline — l’analyse qu’en livre D. Caron est très proche de celles de Didier Eribon dans Une morale du minoritaire (2001) et de David Halperin dans What Do Gay Men Want?(2007) –, où lubrifiant anal et police entrent en contact et « contaminent » l’ordre symbolique. Le narrateur se donne de cette manière le pouvoir de produire du sens, « d’atteindre un point où il peut neutraliser la dynamique binaire des relations spéculaires, où il n’est plus d’un côté ou de l’autre de la frontière, mais bien exactement à la frontière, ni sujet ni objet16 » (p. 85). En revanche, cet entredeux n’est pas une position tenable à long terme, comme le souligne D. Caron ; elle n’est possible que dans l’alternance, par un geste d’oscillation entre les deux pôles. C’est pourquoi Genet choisit de demeurer au cœur du système de représentations qu’il critique pour mieux le déconstruire : loin de proposer un nouveau système ou de nouvelles frontières, il déconstruit l’idée même de système afin de demeurer dans un monde de possibilités, de contaminations et de potentiels jamais figés — ce qui est le propre du queer, dirait Halperin17. En réalité, selon D. Caron, « [Genet] utilise le roman pour redéfinir le sujet non pas comme quelqu’un qui doit être protégé de la contamination (il est toujours déjà contaminé), mais comme agent de contamination lui‑même — comme celui qui ne sera pas territorialisé18 » (p. 95).

14Cette perspective historique et médicale sur l’homosexualité amène finalement D. Caron à aborder la question du VIH, qui obéit au même système ontologique. Dans ce cas‑ci, c’est plutôt une vision localisationniste qui est préconisée, certaines catégories de personnes (minorités sexuelles ou ethniques, consommateurs de drogues, etc.) ayant d’emblée été jugées responsables de l’apparition de l’épidémie. En témoigne la prolifération de tous ces récits qui prétendent raconter la genèse de la maladie, où l’on révèle que le virus serait né en Afrique avant d’être transporté en Occident par les homosexuels. Dans ce type d’histoire à la « whodunnit », c’est l’Autre, le marginal qui est en faute ; la menace virologique vient de l’extérieur pour contaminer les « normaux », appuyant du coup la dichotomie sain/malade. Aussi D. Caron avance‑t‑il que les métaphores/tropes (de guerre, de complots, d’invasion…) issus de la culture de masse ont en grande partie contribué à produire une vision romancée et stigmatisante du VIH, en accentuant l’opposition entre bons et méchants, moraux et déviants : « Qu’elles soient médicales, journalistiques ou fictives, toutes ces narrations ont un but commun : imposer un sens à ce qui n’en a pas. Ce qui est vraiment en jeu, alors, est une lutte pour savoir qui aura le pouvoir d’attribuer du sens19. » (p. 101). Comme l’avait fait Eribon en étudiant l’homosexualité à travers le prisme de l’injure homophobe20, D. Caron tente donc de montrer l’influence nocive qu’ont pu exercer ces métaphores sérophobes, et suggère que dans les années 1980, à un moment où on savait peu de choses sur le virus, les métaphores employées par le discours médical ont favorisé la création d’un imaginaire rassurant pour la norme, mais réducteur et néfaste pour les personnes séropositives, automatiquement altérisées. En choisissant de montrer uniquement des images stéréotypées des effets du sida dans les médias, on a renforcé les frontières entre santé et maladie, l’altérité étant alors toujours apparente sur la peau. Dans cette perspective, le corps séropositif devenait le représentant métonymique d’une communauté avec laquelle il fallait rompre tout contact afin d’empêcher toute possibilité d’infection — et d’affection.

15En contrepartie, Caron souligne que « la crise du sida a [aussi] permis une critique radicale de la façon dont les métaphores de la maladie ont été utilisées pour établir et renforcer des relations de pouvoir21 » (p. 9), et ce tout particulièrement grâce aux représentations littéraires du sida. C’est du moins ce qui ressort de son analyse des romans autofictionnels de Guibert, lesquels produisent une déstabilisation radicale de la traditionnelle opposition sain/malade, et incidemment des structures de pouvoir qui en dépendent. Comme Genet avant lui, Guibert réclame et assume sa différence, mais plutôt que de déconstruire le langage pour en abolir les frontières symboliques, c’est plutôt par une subversion du point de vue [gaze] médical qu’il cherche à résister à la domination. En réalité, que ce soit par les jeux de narration dans ses romans ou ceux de focalisation dans son film documentaire La Pudeur ou l’impudeur, Guibert cherche chaque fois à déstabiliser la hiérarchisation entre médecin et patient en redonnant du pouvoir à la subjectivité du « je » atteint du sida. Ainsi que le précise D. Caron, « dans ses romans sur le sida, la notion de point de vue a une importance capitale, au sens où elle représente non seulement le moment où la personne atteinte du sida est construite comme objet du discours, mais aussi le moment où il ou elle a la possibilité de résister à une telle construction en déstabilisant la dichotomie sujet/objet elle‑même22 » (p. 119).

16C’est la raison pour laquelle le point de vue des parents est absent des romans de Guibert ; ainsi échappe‑t‑il à la violence de leur regard essentialiste. Il en va de même pour les médecins : « sa première réaction par rapport au point de vue médical en est un de refus : le refus d’être photographié ou pesé, le refus de connaître le résultat de ses derniers tests, le refus de se soumettre à des examens inutiles et douloureux, et ainsi de suite23 » (p. 122). Sur ce point, D. Caron donne l’exemple d’une scène de Cytomégalovirus où Guibert décide de porter une blouse verte de médecin après avoir refusé de porter l’humiliante blouse bleue réservée aux patients. En s’appropriant et en resignifiant ce type de vêtements, il dénaturalise les rôles (et la symbolique) qu’ils représentent et déstabilise les hiérarchies. Manière pour Guibert de contrôler la représentation de son corps malade : plutôt que de se laisser regarder (et définir) passivement par le regard médical, il s’agit d’assumer l’image de son corps déclinant et de le présenter au lecteur à travers une narration subjective à la première personne. Ce renversement est d’autant plus manifeste dans La Pudeur ou l’impudeur, où Guibert‑patient contrôle la caméra qui le filme avec son médecin ; il contrôle ce qui entre ou non dans le cadre. Ce faisant, « Guibert donne au lecteur l’opportunité de refuser de modeler son regard sur celui du docteur, en même temps qu’il force le lecteur à adopter le point de vue d’un homme gay atteint du sida24 » (p. 125). En d’autres mots, il contamine la représentation par sa subjectivité. De cette façon, il introduit un second regard dans l’équation, un regard qui vient concurrencer voire détrôner celui du médecin, révélant par là même le caractère scripté de leurs rôles respectifs. Cela permet également d’effacer toute frontière entre les deux sujets, produisant un rapport dynamique de réciprocité, voire une indifférenciation salvatrice où les identités médecin/patient ne leur préexistent pas, mais sont toujours à réinventer : « L’interférence du point de vue du patient sur la scène médicale […] délégitimise aussitôt la traditionnelle relation médecin-patient […], et permet la renégociation de tout ce qui, jusque-là, reposait sur de tels rôles : le savoir, le pouvoir, le discours, l’éthique, et les positions que ceux-ci assignent au corps humain25 » (p. 128). L’interférence identitaire (ou contamination, du latin contaminare, nous rappelle D. Caron, ce qui signifie « mettre en contact avec ») est ici nécessaire : elle ne fait pas que détruire le système de représentation, elle produit aussi de nouvelles potentialités relationnelles.

17Cette déstabilisation des frontières est enfin présente dans la forme des romans, marqués par une non‑linéarité et une fragmentation en contradiction avec la linéarité du modèle narratif habituellement employé pour traiter du sida. Chez Guibert, la chronologie est difficile à reconstituer, le lecteur se trouvant entraîné dans un labyrinthe d’anecdotes, de souvenirs et de dates. Comme le remarque D. Caron,

les récits dominants sur le sida donnent une illusion de totalité, de complétude. Ils ont un début, un milieu et une fin. Ils fournissent une structure dans laquelle tout peut et sera éventuellement pris en compte. Le fragment, à l’opposée, permet de reconnaître que quelque chose a été grièvement endommagé et ne pourra être réassemblé. Il ne sera plus possible d’avoir « une vue d’ensemble », comme on dit, […] l’idée d’« intégralité » ne servant plus la fonction que d’un mythe originaire26. (p. 136‑137)

18Cette idée d’« incomplétude » semble avoir eu une influence notable — que ce soit consciemment ou non — sur les ouvrages suivants de D. Caron, tout particulièrement dans The Nearness of Others, composé de cent vingt‑trois fragments de diverse longueur, ainsi décrit par l’auteur : « Considérez la forme de ce livre [comme] une série de notes de bas de page où l’histoire ne reprendrait jamais où on l’a laissée27. » (2014, p. 6).

La corporalité & l’éthique du tact

19« Utilisant son histoire personnelle comme un tremplin anecdotique à la théorisation28 » (p. 41), D. Caron s’adonne donc à une forme d’autofiction essayistique qui rappelle le style et les préoccupations de Guibert, et ce, dans le but précis de produire un nouveau type de discours sur le VIH. Cette hybridation/contamination formelle participe du même type de négation des frontières dont il était question dans les analyses littéraires de son premier livre. Cette fois, en revanche, c’est sa propre histoire, marquée par l’annonce de sa séropositivité, qui lui inspire ce format. Plus précisément, l’ensemble des anecdotes et réflexions qui composent ce livre apportent une réponse à cette hypothèse qui sourd de chacune des pages, à savoir « [s’il] ne vaudrait pas mieux allier la séropositivité à une politique globale du corps [plutôt] qu’à des revendications identitaires stabilisantes, et à l’intact préférer l’incomplet, le transitoire, le fragile, l’ouvert29 ». Un réinvestissement des potentialités du corps à la défaveur de l’identité, qui lui permet en outre d’approfondir deux notions essentielles à sa réflexion : le tact et le contact.

20Comme chez Guibert, l’annonce de la séropositivité de D. Caron marque le moment où il prend conscience du pouvoir et du contrôle que les médecins ont sur son existence : « la première fois où quelqu’un a conscience d’avoir le VIH […] est rattachée à un diagnostique ; c’est‑à‑dire pas à la maladie elle‑même […] mais à sa compréhension pour et sa prise en charge par quelqu’un d’autre30 » (p. 109). Le partage de cet événement dans les premières pages du livre lui permet de réinvestir — quoique de manière plus personnelle — des propos qu’il tenait déjà dans AIDS in French Culture sur les effets de la métaphorisation du discours médical sur nos existences, et la conception que nous avons de nous‑mêmes. « Je ne sais pas ce que ça veut dire d’être séropositif [sinon que] je suis l’objet du discours d’autres personnes », ajoute‑t‑il. « Peu importe ce que le VIH fait ou ne fait pas de moi, une chose est certaine : cela ne dépend que de sa relation avec les discours, images et récits qui ont existé et vont continuer d’exister à l’extérieur de moi31. » (p. 35). Ce discours disciplinaire sur l’identité lui donne alors l’impression de ne plus s’appartenir ; il n’est plus que ce que les médecins disent qu’il est, à savoir un homosexuel atteint du VIH. Il est dépossédé de son corps (qui ne lui fournit d’ailleurs aucun signe tangible de sa maladie), et devient dépendant du discours médical, un type construit par (et pour) le langage. Ce sentiment de dépossession corporelle est au fondement de toute sa réflexion, ce qu’il confirme en disant que « ce livre représente [sa] tentative de replacer ce corps [infecté par le VIH], son nouveau et étrange corps, là où il devrait être […], un corps parmi les corps, sur le rythme32 » (p. 5. Je souligne). Par l’écriture, Caron cherche à réinvestir ce corps malade qui ne lui appartient plus depuis qu’on l’a identifié/unifié, c’est-à-dire désubjectivé par des rhétoriques et des métaphores de toutes sortes.

21En effet, poursuivant sa réflexion sur les approches totalisatrices et localisationnistes de la médecine, D. Caron rappelle que, depuis Descartes et les Lumières, on a cherché à désincarner le sujet, à le séparer de son corps pour le faire basculer dans l’abstraction identitaire — principe de séparation universaliste qui s’est étendu à l’organisation même de la société. En d’autres mots, la pensée analytique de l’époque aurait opéré une métaphorisation généralisée du corps : « Au dix‑huitième siècle, la métaphorisation du goût qui est passée du gustatif à l’esthétique, et celle du tact qui est passée du musical au social, a été l’un des stratagèmes rhétoriques qui a permis aux Lumières de produire l’Homme universel en reléguant son corps à l’abstraction33. » (p. 197). De cette séparation serait née la dichotomie sauvagerie/civilité, notamment, la première mettant de l’avant la « bassesse » des pulsions corporelles, alors que la seconde valorise la retenue et le contrôle nécessaires à la vie en société. D. Caron donne un bon exemple de ce changement en exposant le glissement sémantique subi par le mot « tact » à la même époque. Le tact, du latin tangere, réfère étymologiquement au toucher, au tangible, au contingent, mais aussi au contact, à l’intact et à la contagion. Or faire preuve de tact a aujourd’hui moins à voir avec le contact que la mise à distance, c’est‑à‑dire le fait de manifester de la délicatesse en taisant ou en détournant les yeux face à ce qui provoque l’inconfort pour cause d’altérité. Si le tact moderne est ainsi davantage esthétique que physique, explique D. Caron, c’est parce que les Lumières ont relégué la corporalité du tact au second plan, suivant un idéal de pureté et d’intégrité où la vulnérabilité et le potentiel de contamination du corps sur l’esprit n’ont plus leur place : « Les formes d’être‑ensemble impliquant des corps sensibles qui effectuent des activités ensembles (manger, jouer de la musique) se sont débarrassées de l’idée de coprésence contingente, à la faveur de classes sociales désincarnées basées sur la raison universelle et transcendantale34. » (p. 295). Peut‑être est‑ce indirectement à cela que faisait référence Halperin lorsqu’il évoquait la présence persistante d’un second placard chez les homosexuels, et ce, malgré la tolérance grandissante de la société à leur égard de nos jours : « Ici, le placard opère pour cacher non pas l’homosexualité en tant qu’identité ou désir mais l’homosexualité comme habitusqueer : comme affect, sensibilité, subjectivité, plaisir, mode d’être en matière de genre35. » Autrement dit, si l’identité gay (abstraite et objective) n’est plus problématique en soi, les manières dont les gays habitent et utilisent leur corps (sensible et subjectif) pour entrer en contact avec autrui, elles, le sont toujours — problème qu’on pourrait même étendre à l’ensemble de la société.

22Partant de ces constats, ce que propose Caron, c’est donc de renouer avec le tact dans son acception originaire, c’est‑à‑dire de réinvestir et de resubjectiver notre corps pour le sortir de l’abstraction et de l’effacement civilisé dont il est victime :

Je pense qu’il faudrait faire preuve de tact. Non pas de ce tact bourgeois, de cette élégance de l’âme, éthérée, immatérielle et qu’on prétend innée […] ; pas de cet outil d’oppression sociale, cousin du goût, du jugement et de la distinction. Non, je parle d’un autre tact, d’un tact réincarné, réincorporé, rendu à son sens tactile d’origine, d’un tact qui permet non seulement de considérer – dans tous les sens du terme – le corps de l’autre, mais de lui faire signe, de l’appeler et, sinon de l’aimer, au moins d’en tirer plaisir puisque c’est aussi ce qu’il recherche. Une éthique du tact pourrait enfin apporter une réponse politique à ce qui reste le problème fondamental, donc tenace, de notre modernité : la peur du contact36.

23Nous craignons le contact parce qu’il est en mesure d’ébranler les identités stables et étanches qu’on a tenté d’imposer jusqu’ici, affirme D. Caron. Aussi traite-t-il du dévoilement [disclosure], qu’il associe à l’idée du coming out. Selon lui (mais également Sedgwick ou Halperin), qu’il s’agisse de dévoiler son homosexualité ou sa séropositivité, cette obligation au dévoilement servirait davantage les personnes qui représentent la norme que les personnes marginalisées, confinées à une narration qui leur préexiste :

Oui, faire son coming out est un geste nécessaire et libérateur, mais l’un de ses effets est aussi de tracer des frontières visibles autour de l’« objet » qu’est l’identité homosexuelle et, incidemment, d’en faciliter le contrôle. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, dévoiler son homosexualité, c’est la réduire à un objet qui peu dès lors être plus facilement identifié et contrôlé pour s’en dissocier. La soi‑disant personne qui est « out » n’est passée que d’une prison (le placard) à une autre (l’identité), dont il est beaucoup plus difficile de s’extirper. […] Le dévoilement n’est donc pas la fin de l’oppression, mais le point de départ d’un système de normalisation et de contrôle. […] Contre cette logique oppressive, je suggère de penser le dévoilement comme un partage, c’est‑à‑dire une forme de dynamique relationnelle qui a l’égalité comme prémisse37. (p. 181)

24Plus encore que l’homosexualité peut-être, le dévoilement du VIH est devenu obligatoire, son potentiel de contamination étant perçu comme une menace tangible pour la norme. Dans ce cas‑ci en revanche, le dévoilement du statut sérologique ostracise plus qu’il ne libère le sujet qu’il identifie, en ravivant la peur du contact qui sommeille en chacun de nous. D. Caron en témoigne en multipliant les anecdotes à propos de ses interactions sur les applications de rencontre, lors desquelles sa séropositivité est inévitablement un frein à toute rencontre sexuelle potentielle, bien qu’il soit considéré « indétectable ». En réalité, précise‑t‑il, « “indétectable” n’a aucune signification dans un système qui ne conçoit la production de sens qu’en fonction de l’opposition binaire (entre sain et malade), plutôt que des agencements multiples que pourraient offrir les différences38 » (p. 184). L’effet d’une telle dichotomie est qu’il nous apparaît alors – à tort – moins risqué d’avoir des rapports sexuels avec quelqu’un qui se dit séronégatif (sans qu’on puisse avoir la certitude qu’il dit vrai) plutôt qu’un séropositif indétectable, non susceptible de transmettre virus. Dans ces cas‑là, la charge symbolique liée au VIH a plus de poids que le risque réel, la croyance subjective plus que la connaissance objective : « La façon dont nous déterminons ce qui est risqué ou sécuritaire est souvent une question de perceptions forgées par les pouvoirs et les discours sociaux plutôt que par le résultat d’une évaluation objective des faits39. » (p. 130).

25En réponse à ce savoir subjectif sur le VIH, D. Caron distingue deux types de discours possibles : la confession et le partage, le premier relevant d’un désir de contrôle et de distanciation, le second d’un désir de reconnaissance mutuelles et de rapprochement. Comme il le dit ailleurs,

partager, en un sens, signifie de permettre à chaque personne impliquée de prendre part équitablement à la communauté par la production de sens, un procédé qu’il faut considérer comme collaboratif et éphémère. Pendant l’épidémie, être séronégatif signifie vivre à proximité du VIH, être en contact avec lui et avec les personnes qui l’« ont ». Et bien que nous ne puissions pas nier que certaines personnes ont le VIH et d’autres non, cette différence ne doit pas être perçue en terme d’incompatibilité, mais de proximité40. (p. 170. L’auteur souligne)

26Si D. Caron valorise l’idée de partage, c’est que celle‑ci permet de concevoir le dévoilement du VIH comme une forme de contamination, puisque cela nous rappelle que tout le monde a un statut sérologique, qu’il soit positif ou négatif, donc que notre rapport au VIH doit être de différence et non de distinction, de rencontre hétérogène et non de séparation homogène. Une question habite Caron : « Est‑ce que le dévoilement du VIH […] pourrait être une façon d’établir un contact qui ne dépendrait pas d’identités stables préexistantes ni ne chercherait à en produire de nouvelles41 ? » (p. 156). Autrement dit, serait‑il possible de partager son statut sérologique sans se voir confinés à des discours préétablis, au sens où « partager […] ne tiendrait pas au dévoilement d’une sorte de vérité [ontologique], mais à la création d’un savoir commun qui répondrait à nos besoins, aussi différents, situationnels et éphémères puissent‑ils être42 » (p. 134) ?

27Les nouvelles possibilités relationnelles que ce rapport au partage permettrait ne sont pas sans rappeler le souhait formulé par Foucault de « rouvrir des virtualités relationnelles et affectives43 » grâce à « l’affirmation de la non‑identité44 » et à l’exploration des concepts de mode de vie45 et de parrêsia46. Cette tentative de revaloriser la subjectivité aux dépends de l’identité est également très répandue au sein des théories queer produites ces dernières années — pensons aux travaux de Michael Warner ou de David Halperin. Là où la réflexion de D. Caron se distingue du lot, c’est qu’il y intègre la notion de tact/contact (vs la notion foucaldienne de mode de vie qui s’y apparente, par exemple), laquelle place le corps, le plaisir, la communauté, et le care au centre du débat, valorisant du coup non pas un entre‑soi, mais un entre‑différent— un estompement des frontières qui permettrait une saine et inévitable contamination mutuelle des corps et des esprits. Suivant cette idée, il ne s’agirait alors plus de mettre en contact deux « homosexuels », par exemple, mais simplement deux corps désirants sans identité : « le contact se produit lorsque quelqu’un accepte de se laisser contaminer par les faiblesses et les lacunes d’autrui. S’il y adhère avec plaisir, il serait même possible d’appeler cela de l’amour47 » (p. 241). Défait de sa carapace identitaire (et incidemment de son obligation au dévoilement), le sujet s’ouvrirait alors à une variété de contacts sociaux jusque-là impensables :

La dimension tactile d’un tact réincorporé nous rappelle que toucher une autre personne est inévitablement un acte de réciprocité, que cet acte rend tangible le principe fondamental de l’égalité humaine, et que l’égalité ne s’effectue pas dans l’autonomie, mais au contraire dans l’acceptation d’une forme de partage inhérente à l’être et qui ne saurait laisser intact le sujet au contact de l’objet48.

28Ce contact est ce qui permet enfin à D. Caron de réinvestir l’idée de communauté dans une optique queer : « Compte‑tenu que la métaphorisation du goût et du tact a cherché à remplacer les communautés corporelles […] par des communautés abstraites au sein desquelles les vraies relations ont cédé la place à une sorte de rapport intangible (l’immanence de soi-même), est-ce que la revalorisation de la corporéité pourrait nous aider à considérer des modes de collectivité différents ou oubliés49 ? » (p. 199).

Le potentiel de contamination d’une communauté sans identité

29La notion de communauté, brièvement abordée en conclusion de AIDS in French Culture, puiscentrale dans My Father & I. The Marais and the Queerness of Community, est encore une fois réinvestie dans son plus récent ouvrage, où il la met cette fois en relation avec sa dimension corporelle, en proposant l’idée d’une « communauté sans identité ». Selon D. Caron, l’hétérogénéité, c’est-à-dire la singularité, est, au cœur de toute collectivité, constituée par des sentiments de honte ou d’échec50 (comme c’est le cas avec l’homosexualité et la séropositivité), ces derniers en constituant justement les points de contact. En cela, il rejoint la pensée de Michael Warner, pour qui « les scènes queer sont de vrais salons des refusés, où les gens les plus hétérogènes sont placés dans une grande proximité à cause de leur expérience commune du fait d’avoir été méprisés et rejetés du monde des normes qu’ils reconnaissent maintenant comme de la fausse moralité51 ». C’est aussi la raison pour laquelle, chez D. Caron, ce qui est au fondement de la communauté gay depuis l’arrivée du sida ne serait plus tant une identité préétablie ni un projet d’avenir commun, mais bien le partage, en creux, d’une « catastrophe » inaugurale. Cette idée n’est pas nouvelle : on la trouve également chez Didier Eribon qui propose de « ne […] pas penser que tous les homosexuels […] sont “identiques” les uns aux autres […], mais qu’ils sont reliés les uns aux autres […] par la médiation du rapport vécu de chacun avec la société homophobe52 ». De même chez Kane Race, par exemple, qui suggère que « bien qu’ils ne soient d’aucune façon homogènes, nous pourrions considérer que les hommes gays partagent une position sociale spécifique qui ne peut être entièrement évacuée du fait que cette position est expérimentée différemment selon la valeur sociale qui est accordée à la race, la classe sociale et le comportement genré de chacun53 ». Développant cette idée, D. Caron propose pour sa part le « tact comme fondement à l’idée de communauté — une communauté dans la différence aussi bien que comme différence54 » (p. 296). Le recours au tact permettrait ainsi de mettre en contact des individus hétérogènes ayant un même rapport subjectif au monde à l’intérieur d’un cadre spatiotemporel particulier.

30Cela explique peut‑être pour quelle raison, à la surprise de beaucoup de gens, les rencontres de hasard dans les rues n’ont pas disparu avec l’accroissement de la tolérance et le développement des espaces de socialité gay. Si les rapports sexuels publics ou anonymes ont survécu à la normalisation croissante de l’homosexualité, dit D. Caron, c’est précisément parce qu’ils sont impersonnels et valorisent la non‑identité: « L’idée que l’impersonnalité puisse servir de base à une communauté échappe à ceux qui conçoivent la communauté comme rassemblant des soi préétablis plutôt que la condition de leur singularité55. » Aussi les théories queer actuelles explorent‑elles de plus en plus les effets productifs de l’idée du hors temps, du hors lieu (Foucault parlerait d’« hétérotopies ») et des rencontres sexuelles anonymes. Comme le résume D. Caron,

les communautés ne s’enracinent pas, elles se disséminent sur un modèle diasporique libre, fait de hors lieux et de hors temps, dans lequel le moi ne peut se concevoir qu’à travers ses contacts avec d’autres et faire l’expérience de lui-même comme étrangeté. Et donc une communauté queer est une communauté de décalages spatiaux et temporels, où le passé et le présent sont simultanés et dans lesquels nous jouissons des plaisirs du collectif56.


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31Autrement dit, les gays ne représenteraient pas une communauté potentielle parce qu’ils partagent une même identité (imposée et désincarnée), mais parce qu’ils partagent une expérience sensible du monde (homophobe) qui est semblable.

32Cela permet finalement à D. Caron d’introduire la notion de voisinage [neighborliness], laquelle illustre bien cette idée de communauté hétérogène qu’il souhaite explorer : « C’est précisément le mélange de forces en apparence incompatibles et d’une ouverture au changement, aux erreurs et aux malentendus qui fait du voisinage un concept aussi productif et élusif. Il demande que nous envisagions des modes complexes d’interaction fondés sur le contact57. » (p. 62). De même relie‑t‑il l’homosexualité et le VIH aux catastrophes de l’holocauste (dans My Father & I) ou de 9/11 (dans The Nearness of Others) : selon lui, il est possible de rapprocher ces identités et ces événements hétéroclites non pas parce qu’ils seraient similaires, mais parce que les communautés imaginaires qu’elles ont permis de créer fonctionnent selon le même regroupement de corps hétérogènes ayant vécu une expérience sensible commune dans un même espace‑temps. En effet, la structure du voisinage — comme celle de l’amitié foucaldienne, d’une certaine façon — nous permettrait de reconnaître qu’échecs, lacunes et vulnérabilités sont le lot de chacun, peu importe leurs différences dites « identitaires ». Cela nous permettrait alors de revenir à la simplicité de la rencontre de deux corps, au potentiel productif du rapprochement et du contact physique. Car le soi ne nous préexiste pas, mais se crée au contact des autres, de sorte que c’est dans le partage de l’expérience que peuvent se créer les communautés, et non dans la recherche (et l’imposition) de vérités empiriques. Au‑delà du VIH, « le tact peut aussi servir à nous mettre en contact avec des personnes que nous n’arrivons pas à comprendre pleinement. Au final, bien que nous empruntions des chemins différents, il n’y a pas de raison pour que nous ne puissions pas nous toucher58 » (p. 311).