Acta fabula
ISSN 2115-8037

2019
Juin-juillet 2019 (volume 20, numéro 6)
titre article
Philippe Richard

« Ou comment se souvenir de 1913… »

Proust et Alain-Fournier. La transgression des genres. 1913-1914, sous la direction de Mireille Naturel, Paris : Honoré Champion, coll. « Recherches proustiennes », 2017, 252 p., EAN 9782745331748.

1Si Jacques Rivière fut bien le premier commentateur à unir Le Grand Meaulnes et À la recherche du temps perdu, il nous replonge surtout aujourd’hui, par cette heureuse alliance, en l’an 1913, trop souvent recouvert par l’importance de 1914 et dès lors seulement compris comme élan vers la guerre — alors que nos deux romans s’appuient en vérité sur l’enfance sans penser à la violence. Or combien remarquable peut être une année symbolisant et incarnant un monde disparu, au cœur de laquelle deux imaginaires unissent le réalisme et la poésie en cette double quête d’un temps originel et d’un lieu originaire. La réminiscence semble alors ce lien unissant deux œuvres constituées comme « chambres » capables d’accueillir l’écriture et l’aventure. Le présent ouvrage nous offre en ce sens de belles analyses dont on pourra cependant regretter le parfait artifice de présentation : on sait en effet depuis longtemps que Proust et Fournier sont de grands maîtres de l’artialisation littéraire sans qu’il soit besoin de parler de « transgression des genres » dans un titre au sens fort obscur, et l’alliance attendue entre les deux romanciers dans le même titre est encore décevante lorsqu’on constate que deux articles seulement font l’effort de croiser les deux poétiques — quand une contribution va jusqu’à mettre en relation le romanesque proustien avec la littérature québécoise.

2Philippe Chardin montre que la Recherche use du modèle romantique de la quête amoureuse pour le détourner de façon crue, lorsque l’enfant, dans son lit, songe à une maîtresse et engendre une scène de solipsisme onaniste, en une totale opposition à Meaulnes qui conserve une vision éthérée de l’imaginaire adolescent et n’éprouve qu’horreur pour les femmes perdues (lorsque d’autres entrent sereinement dans les maisons de passe sous la conduite de Bloch). Mais si la femme ne pense jamais qu’à l’amour chez Proust, ce qui finit évidemment par nier l’amour même, l’homme ne pense qu’à l’instant merveilleux de la rencontre chez Fournier, ce qui finit aussi par nier l’amour en rendant impossible le prosaïsme de la vie.

3Akio Wada souligne qu’Illiers est une réalité matricielle de l’écriture proustienne, à la fois réelle et imaginaire, devenant création au second degré en donnant naissance à Combray et n’énonçant rien de moins que la nature littéraire de toute vie réelle dès lors appelée à devenir, à son tour, littérature :

J’ai gardé des processions de la Fête Dieu le souvenir le plus admirable de mon enfance. Comme la fièvre de foins m’empêche d’aller à la campagne à cette époque-là, et qu’à Paris elles sont interdites, je ne peux plus les voir qu’en pensée. Je ne doute pas que bientôt je n’entendrai plus le son des cloches que dans cette atmosphère intérieure où vibrent encore les sons qui n’existent plus mais qui nous ont autrefois émus (janvier 1905).

4Une simple photographie d’Illiers suffit-elle donc à réenvisager sa vie (par la mémoire involontaire) ? Le narrateur contemplera à son tour des photographies de Balbec.

5Mireille Naturel opère une analyse génétique établissant Jean Santeuil comme brouillon de la Recherche (en lequel certaines scènes de fantasme sont déjà prévues). On comprend que l’être est davantage transfiguré par le rêve que par le souvenir, celui-ci permettant l’expérimentation des phénomènes à une vitesse plus grande que la vie au long cours mais ne pouvant pas être fixé par la mémoire pour être revécu. Or seule l’intermittence permet à l’être de se connaître. Le rêve et la peinture se rejoignent alors : tout est évanescence et pastel aux teintes alanguies.

6Jean-Marc Quaranta a recours à la même méthode critique pour cerner la logique de l’évolution des personnages proustiens (« approfondir et exprimer une réflexion sur le désir dans le cadre romanesque »), découvrant à l’aventure un rythme propre aux textes qui glisse lentement, par exemple, de l’aristocratique Maria à la pauvre Albertine (la seconde trouvant sa naissance en la première) :

En faisant apparaître ses personnages féminins au sein d’une nébuleuse avant d’en individualiser un, l’auteur de la Recherche livre une clé psychologique du désir amoureux, lequel préexiste et flotte avant de s’emparer d’un objet qu’il façonne.

7Yoko Matsubara, en posant le lien intertextuel entre Phèdre et la Recherche, affirme que l’être aimé n’est jamais qu’un objet transitionnel comparable à n’importe quel étant, comme le montre un narrateur aussi attaché à ses aubépines qu’à une amante :

Le matin du départ, comme on m’avait fait friser pour être photographié […], ma mère me trouva en larmes […] en train de dire adieu aux aubépines, entourant de mes bras les branches piquantes, et, comme une princesse de tragédie à qui pèseraient ces vains ornements, ingrat envers l’importune main qui en formant tous ces nœuds avait pris soin sur mon front d’assembler mes cheveux.

8Yvonne Goga oppose les conceptions littéraires et les techniques d’écriture de Proust et de Fournier. D’emblée fasciné par la beauté d’Yvonne, Meaulnes représente une esthétique romantique de l’illumination séduite par l’idéal et devenant obsessionnelle, lorsque Swann tarde à voir la beauté d’Odette et manifeste une esthétique mallarméenne considérant que la beauté n’existe pas en valeur absolue et se révèle bien moins qu’elle ne se construit. Attachement à la chronologie (Fournier) et volonté de fragmentation (Proust) sont du reste les corollaires structurels de cette opposition de deux artialisations, jointe au goût pour la mémoire volontaire chez le premier et à la confiance en la mémoire involontaire pour le second — ces deux mouvements étant certes toujours enchâssés à l’affectivité des personnages.

9Agathe Corre-Rivière souhaite qu’une éthique de l’archive puisse protéger les documents conservés par une famille — cas exemplaire de l’archive vivante. Il en va là d’un devoir de mémoire et d’un devoir de développement — ou d’un même impératif de justice et de justesse.

10Isabelle Guillaume remarque que la guerre de la Recherche n’a rien à voir avec les récits contemporains et réalistes du genre. La focalisation périphérique du narrateur réformé peut en effet railler la culture de guerre ambiante ou présenter le front comme un espace presque mythique — lieu de « combats titaniques », celui-ci marque notamment Saint-Loup d’une cicatrice « plus auguste et plus mystérieuse » que « l’empreinte laissée sur la terre par le pied d’un géant », faisant de lui un Orphée revenu des « rivages de la mort » — mais elle rend surtout possible de vastes ellipses matérialisant le temps ravageur et faisant de lui, en réalité, un nouvel objet transitionnel — marque d’une modernité irrémédiablement marquée par la violence totale. Combray ravagée nous fait dès lors passer du théâtre de l’enfance au théâtre de la mort et se transforme en métaphore de l’ensemble du sol national. En arrière-fond, et comme en un triste symbole, l’importance démesurée de la mode, souvent justifiée de façon patriotique pour cacher son inlassable quête d’élégance gisant au cœur des embusqués, parodie les journaux féminins contemporains en un pastiche dont Proust a le secret :

C’est encore parce qu’elles […] pensaient sans cesse [à leur devoir de réjouir les combattants], disaient-elles, qu’elles en portaient, quand l’un des leurs tombait, à peine le deuil, sous le prétexte qu’il était « mêlé de fierté », ce qui permettait un bonnet de crêpe anglais blanc (du plus gracieux effet et « autorisant tous les espoirs », dans l’invincible certitude du triomphe définitif), de remplacer le cachemire d’autrefois par le satin et la mousseline de soie.

11Ariane Charton s’intéresse enfin à la spiritualité de Fournier, essentielle pour envisager correctement le personnage de Meaulnes et ne pas le réduire, comme la critique le fait si souvent, à un pur archétype onirique. Après un service militaire qui lui fit vite éprouver la parfaite absurdité du monde de l’armée, le romancier prend effectivement conscience de la vacuité de la vie lorsqu’elle s’éloigne de la foi chrétienne de l’enfance et opère dès lors un retour vers la grâce jaillie de la conscience même de sa misère. Il y a là chemin de l’auteur vers ce pays sans nom dont on sait qu’il fut le titre provisoire de Meaulnes et vers cette angélique pureté que respire son roman et dont notre siècle aurait encore tant besoin.    

12La modernité de Proust et de Fournier apparaît donc clairement si l’on se penche sur l’année 1913 — qui vit l’élaboration de leurs deux œuvres tout en précédant ce vrai commencement du nouveau siècle (moderne et terrible) qu’est 1914. Année d’un temps perdu que le présent ouvrage tente de faire revivre un instant et qui justifie assez l’intérêt que l’on peut lui porter, malgré quelques contributions dont l’intérêt paraîtra aussi mince qu’étrange au non-initié.