Acta fabula
ISSN 2115-8037

2001
Printemps 2001 (volume 2, numéro 1)
titre article
Carola Erbertz

Les traces de l'indicible

Éric BENOIT : Écrire le cri. Le Livre des Questions d'Edmond Jabès. Exégèse. Collection Sémaphores. Presses Universitaires de Bordeaux, 2000. 191 p., ISBN : 2-86781-255-0, 110F.

1Le Livre des Questions est le premier des livres que l'écrivain Edmond Jabès écrivit dans son exil à Paris, après avoir quitté son pays natal, l'Égypte, parce que juif, à la suite de la Crise de Suez. Cette oeuvre, publiée en 1963, inaugure une écriture novatrice et " inouïe ", comme située au-delà de tous les genres. De cette parution à 1973, suivirent six volumes poursuivant les réflexions sur l'écriture et le judaïsme, qui seront ultérieurement regroupées en un cycle baptisé du même nom.

2Éric Benoit a choisi de consacrer une étude approfondie au premier volume éponyme. Ce choix se justifie dans la mesure où Le Livre des Questions témoigne d'un tournant dans la conception poétique de son auteur. L'ouvrage peut être considéré comme la source d'une tentative sans fin d'écrire un livre à jamais irréalisable, chaque essai étant détruit par la suite du livre suivant. Ainsi, Le Livre des Questions constitue le point de départ d'un processus fertile de déconstruction, comme l'ouverture d'un dialogue avec les livres à venir.

3Dans son essai Écrire le cri, Éric Benoit met à la disposition des futurs lecteurs de Jabès un outil stimulant et lucide. Son étude linéaire du Livre des Questions invite à lire cette oeuvre apparemment hétéroclite et difficile en éclairant sa structuration précise et sa cohérence thématique. En ce sens, l'approche de Benoit peut se lire comme une réponse à l'invitation lancée par le livre de Jabès lui-même. Son exégèse — terme justifié par le rapport étroit qu'établit l'auteur entre le judaïsme et l'écriture — se présente sous la forme d'un " déploiement " du texte. Benoit reste toujours très conscient de l'importance du commentaire dans une oeuvre qui contient implicitement sa propre exégèse, à travers notamment l'inscription au coeur du texte de rabbins imaginaires. Ce sont eux qui, en commentant, ouvrent la discussion à l'infini et appellent la participation du lecteur. Le commentateur lui-même ne trouve pas de réponses dans le livre, mais une porte d'entrée dans cycle des questions. En proposant à plusieurs reprises des interprétations multiples, Benoit insiste sur le fait que Le Livre des Questions n'apporte de jamais position définitive : le " sens " est seulement à trouver dans le dynamisme d'une recherche permanente et multiple.

4L'ouverture d'Écrire le cri fournit une excellente introduction à l'usage des lecteurs qui rencontrent pour la première fois un texte d'Edmond Jabès. Certes, elle n'aborde pas le sujet de l'influence réciproque entre les innovations poétologiques et les courants théoriques de l'époque, tels que les représentent par exemple Blanchot, Derrida et Foucault. Mais dans la mesure où ces références ne sont pas indispensables pour lire Jabès, le lecteur pourra admettre que l'introduction puisse se dispenser de ces mises en relation théoriques et se veuille avant tout aide et incitation à la lecture. Après avoir résumé la biographie de Jabès, Benoit aborde les motifs centraux du Livre des Questions en les mettant en relation avec la question de l'écriture et avec leur contexte historique. Car la Shoah est le point de départ du projet jabésien et lui confère son caractère spécifique. Dans le domaine littéraire, on peut affirmer que l'extermination de six millions de juifs a eu pour conséquence une crise de la fiction, dont le dilemme peut être ainsi formulé : le langage reste toujours derrière l'indicible horreur des camps, bien que la souffrance ait toujours besoin de s'exprimer. Il ne reste plus à Jabès que la possibilité " d'écrire le cri ", au prix d'un style fragmentaire et de la destruction de la chronologie. La suggestion remplace la narration, les personnages n'évoquent que les ombres de ce qu'ils auraient pu être. Sarah et Yukel, les amants séparés autour desquels Le Livre des Questions s'édifie, sont les représentants universels des victimes, et de leur survivance douloureuse et éphémère par le livre.

5Le mérite de Benoit est de démontrer que Le Livre des Questions est, malgré ses ruptures et sa diversité stylistique, un ouvrage tout à fait lisible : si l'on y prend garde, un cheminement analytique s'établit à travers les pages du livre et s'oppose à l'aspect fragmenté du texte. L'hétérogénéité et la discontinuité apparente du texte jabésien sont compensées par l'enchaînement des chapitres et par un réseau thématique consciemment élaboré. Benoit suit la continuité des mots-clés pour les mettre en relation ; il révèle les jonctions transversales qui parcourent la composition polyphonique du Livre des Questions. À cet égard, Écrire le cri ouvre des voies nouvelles de lecture : les grands thèmes des Jabès et les réseaux de signification sont à trouver dans une lecture de détail.

6En mettant en rapport les structures micro- et macrocosmiques du Livre des Questions, Éric Benoit se penche également sur la tradition juive. C'est dans les écritures canoniques du judaïsme que l'on trouve les premières traces de l'ambition jabésienne d'un livre ouvert. L'exégèse de la Torah constitue le modèle canonique d'une herméneutique vivante produisant sans cesse des questions renouvelées (même si ces analogies se manifestent plus dans la structure et le style qu'elles ne touchent au contenu, ce qui est un aspect quelque peu négligé par Benoit). On pourrait se demander également si, parfois, le commentateur n'exagère pas l'importance du concept de " Dieu " dans la pensée de Jabès. Alors que Le Livre des Questions ne cache pas son athéisme, Benoit a tendance à sauver Dieu dans sa négation même, et veut voir sa présence jusque dans son absence même. C'est ainsi que le critique repère dans le livre des " formules négatives qui valent en fait comme autant d'affirmations de Dieu " (p. 147). Après la Shoah, et avec Hans Jonas, Benoit retrouve Dieu dans le coeur des hommes. En réalité, la théologie de Jabès serait plutôt inverse : l'homme fait Dieu. L'énergie de la structure métaphysique nommée " Dieu " se déplace — ce qui est tout à fait dans l'esprit du judaïsme —  entièrement dans l'acte d'écrire. Dans le contexte historique du vingtième siècle, il est donc absolument nécessaire de lire les nombreux emprunts au style biblique que l'on découvre dans Le Livre des Questions d'une façon séculaire : la transcendance se trouve désormais uniquement dans le mot. Chez Jabès, Dieu est un mot et rien d'autre. En ce sens, nous rejoignons Benoit qui affirme que " le questionnement de Dieu est inséparable du questionnement des mots, de l'interrogation du langage " (p. 32).

7Pour Edmond Jabès, le livre est le seul espace de référence. La création passe par les mots et l'écrivain prend le langage éminemment au sérieux. Il l'examine, le questionne, et le préserve en s'abstenant par exemple de créer le moindre néologisme. Ce respect à l'égard du vocabulaire et des lettres préexistantes rejoint celui de la tradition juive, au point que la manière dont Jabès traite la langue française semble souvent s'inspirer de l'hébreux. Benoit éclaircit par de nombreux exemples cet enjeu qui pourrait autrement demeurer obscur pour la plupart des lecteurs. Enfin, le critique montre en quoi, selon Jabès, le judaïsme nous concerne tous : il fonctionne comme une altérité et nous permet de vivre cette relation aux autres qui est notre condition humaine. De même qu'il y a toujours un décalage dans le rapport entre les êtres, le rapport entre le mot et son référent témoigne de cette notion juive de différence : "l'écriture est toujours en exil de l'indicible qu'elle doit dire et elle rejoint en cela l'identité du judaïsme ". (p. 144). Dans cette perspective, la Shoah, rupture fondamentale devient ce gouffre obsédant à la source de la tentative poétique d'Edmond Jabès.

8La parution de cet essai, presque dix ans après la mort d'Edmond Jabès, nous invite à abandonner définitivement l'idée que Le Livre des Questions serait illisible.