Acta fabula
ISSN 2115-8037

2003
Automne 2003 (volume 4, numéro 2)
Timothée Picard

Secrets du secret

Sigila, n° 11, « Tonalités secrètes », Gris-France, printemps-été 2003.

1Le onzième numéro de Sigila, la belle et quelque peu mystérieuse revue transdisciplinaire franco‑portugaise sur le secret, s’intitule « tonalités secrètes ». Profitant de la polysémie d’un terme propice au « comparatisme interartiel » (Cupers), celui de « tonalité », elle s’attache, dans le cas présent, à la problématique de la fonction et de la représentation du secret dans les œuvres d’art musicales, picturales et cinématographiques. Et, parce que le secret a toujours d’une façon ou d’une autre partie liée avec le discours, qu’il contient en creux ou qu’il nie, ces études renvoient toutes, d’une quelconque manière, à la littérature, représentée de surcroît en fin de parcours par une courte anthologie.

2Pierre Brunel concluait son Imaginaire du secret (Ellug, 1998) par une évocation de la célèbre mélodie de Gabriel Fauré justement intitulée Le secret. C’est à nouveau sur elle et de façon détaillée que, après un Avant‑Propos de Jean Starobinski mettant en évidence l’affinité profonde de la musique, « composé de latence et de présence », et du secret, s’ouvre ce volume. Mettant en avant la façon dont Fauré transfigure un poème plutôt anodin d’Armand Silvestre, Pierre Brunel montre comment le compositeur, délaissant l’allusion biographique cryptée, profite d’une apparente et paradoxale « discrétion » du texte et surtout de la musique (Jankélévitch), pour ouvrir l’œuvre à une interrogation sur l’essence même de cette dernière, qui serait de tendre vers le « presque inexistant », un secret du vivant dont elle serait par excellence destinée à restituer le charme puissant.

3Selon Marie‑Françoise Vieuille, la célèbre question que pose Capriccio, dernier opéra de Richard Strauss, ne serait en réalité qu’un faux secret, frappé volontairement du signe de « l’inanité ». Ce que dissimule l’apparente interrogation sur l’essence de l’opéra, sur la précellence des paroles ou de la musique, est en réalité d’une part le refus de regarder en face l’histoire contemporaine, marquée par l’horreur indicible, et de l’autre l’impossibilité d’aimer, expérience fondatrice constituant un premier apprentissage de la mort de Soi.

4Prithwindra Mukherjee et Amina Alaoui ouvrent ces interrogations aux musiques orientales et moyen‑orientales. Pour le premier, si la musique indienne est marquée par une prédominance de la tradition orale et une réticence face à l’écrit, c’est parce que ce dernier, destiné à la divulgation et non à l’initiation, prive en même temps la Parole divine du « secret » et du « sacré ». Pour la seconde, si l’étymologie du fado, musique qui serait « le lieu où les dieux reviennent », est si mystérieuse, c’est parce que l’Eglise en a volontairement masqué et refoulé dans l’inconscient collectif l’origine arabe, donc hérétique.

5Béatrice Ménard, dans une perspective davantage musico‑littéraire, s’interroge sur la signification profonde de la musique dans le roman Tres Golpes de timbal de l’écrivain argentin Daniel Moyano. La construction musicale qui le caractérise fait en effet graviter la trame du roman autour d’un point central, un non‑dit monstrueux qui serait à la fois musical et silencieux, le chant d’un coq blanc qui a conservé la trace de l’origine des protagonistes, origines placées sous le signe du sanglant et du sacrificiel. Faire revivre ce chant dans l’écriture, c’est permettre de conserver en ceux qui sont encore là pour témoigner la mémoire vivante de ceux qui ne sont plus, et par qui chacun est aujourd’hui en mesure d’accéder à sa propre identité.

6Avec la contribution de François Laplantine, on glisse de la musique au cinéma. L’auteur part du constat que l’hypertrophie sonore et visuelle du signe, caractéristique du monde contemporaine, semble avoir congédier le secret de la création artistique que ce monde désormais engendre. C’est en ce sens qu’il s’intéresse a contrario au cinéma de Tati, Bresson, Godard, Duras et du couple Straub‑Huillet, cinéma qui a su, par le truchement du fugace, de l’assourdi et de l’atonal, sauvegarder une place essentielle au fragile et à l’imperceptible, traces authentiques du vivant et de l’humain. Ce faisant, reprenant la distinction de Jankélévitch, il place ce don non du côté du « secret », qui appartiendrait également, quoiqu’en creux, à cette déification ambiante du signe total, mais du « discret », marque d’un tempérament artistique sensible aux moindres fluctuations de l’être, prêt à les accueillir, et capable, dans l’œuvre d’art, de les recréer.

7Jeannine Mouchonnat ouvre la seconde moitié du recueil, consacrée aux arts plastiques. À partir de l’exemple du topos iconographique du « Jardin enclos », évocation secrète du Paradis présente aussi bien dans une miniature persane du xive siècle, dans une tapisserie hollandaise du début du xive siècle, que dans la peinture de Paul Gauguin, l’auteur se demande si « l’insu, l’effacé et l’indicible » ne résideraient pas secrètement en toute image, en tant que décalque de l’âme. Pour Serge Dieudonné, Goya, dans ses scènes de tauromachie, en transcendant la peinture de genre destinée aux amateurs, aurait parfaitement réussi à représenter l’irreprésentable, l’obscur, celui d’un drame de mort, d’une nuit de l’homme, à la fois représentative de l’époque du peintre et cependant universelle. Pour Adrien Le Bihan, le détour par Les Ménines de Picasso, permet d’expliquer le véritable secret de celles de Velázquez, non pas celui que plusieurs siècles d’interprétation de cette peinture par excellence du mystérieux a transformé en lieu commun culturel, mais le secret fondateur : celui, ainsi révélé et capturé, du peintre en état de désir. De même, d’après Jean‑François Jaeger, la peinture est pour Vieira da Silva le seul moyen de saisir une intériorité par ailleurs rétive à toute forme de capture. Selon Claude Frontisi, la peinture de Paul Klee, instaurant une nouvelle forme de polyphonie entre musique, peinture et texte, suscite plutôt le désir du spectateur, éveillé par le mystère découlant du hiatus, propre à certaines œuvres du peintre, entre ce que la toile dit représenter, et ce qu’elle donne à voir. Alfonso Romano de Sant’Anna, en outre, s’interroge sur l’utilisation de l’énigme dans l’art contemporain qui, à travers le fétiche, le pastiche, et l’absence intentionnelle de sens, transforme le secret en figure picturale presque autonome, ne faisant plus, dans un effet de soulignement volontaire, signe que vers elle‑même.

8Enfin, Marie‑Claire Ropars‑Wuilleumier s’interroge, à partir d’une expérience esthétique personnelle étonnante, sur le rôle et la fonction d’un secret qui, une fois découvert et déchiffré, peut finalement s’avérer, bien qu’enrichissant, davantage embarrassant que véritablement porteur d’un surplus de sens. Qu’une mosaïque du xie siècle puisse faire penser au Picasso de Guernica est en soi un fait étrange, étrangeté redoublée lorsque l’on reçoit la confirmation que le peintre avait bien eu connaissance de cette mosaïque. Mais que faire de ce savoir lorsqu’on se replace en présence de cette mosaïque, porteuse d’un avenir pictural insu d’elle ? Ainsi se reformule la question, montrant que le secret du secret ne réside pas uniquement dans son contenu : il est aussi tout entier dans l’incertitude de sa finalité, à la fois pour l’œuvre, et celui qui la regarde.

9Dans l’ouvrage précité, Pierre Brunel signalait que le risque, pour qui s’intéresse à l’imaginaire du secret, reviendrait à verser dans le travers d’une écriture « rhapsodique » sur le secret ou d’une « juxtaposition d’études » sans lien de nécessité. C’est un peu le défaut dont fait preuve ce recueil, soumis au dénominateur commun d’une notion commodément floue, celle de la « tonalité ». Mais était‑il évitable, dès lors qu’il retourne comme ici, d’un collectif, et, qui plus est, d’une revue transdisciplinaire ? Peut‑être aurait‑il été préférable, dans un souci de cohérence, de s’en tenir malgré tout à un comparatisme strictement « bi‑artiel ». Peut‑être aurait-il fallu également ouvrir ou conclure l’ensemble par une étude méthodologique surplombante, qui aurait évité certaines redondances référentielles, en particulier dans le cas de la convocation récurrente de Jankélévitch, et permis de tirer des conclusions transversales, opérationnelles pour toute forme de création artistique. Mais quelles auraient‑elles été ? Vraisemblablement des remarques fort inutiles et simplificatrices, qui plus est à nouveau placées sous la tutelle de Jankélévitch, et relatives à l’accointance entre l’art et « l’indicible » (le monstrueux, l’irreprésentable, liés à la mort et au crime), ou à l’affinité entre l’art et « l’ineffable » (l’expression du divin, de l’amour, du Moi, et de l’essence même de chaque art, de l’art en général). La revue Sigila a tout intérêt, évidemment, si elle ne veut ni s’épuiser, ni verser dans la caricature, à tenter comme, elle le fait ici, de ne lever le mystère du « secret » que de façon progressive et latérale, c’est‑à‑dire infinie. Mais elle gagnerait également, autant que faire ce peut, à s’en tenir aux œuvres (et donc aux contributions) qui ont strictement et directement affaire au secret, avant que d’ouvrir ses pages à des interventions qui demandent davantage de virtuosité et de jeux d’étymologie ou de paronomase pour se rattacher à sa ligne directrice. S’il y a bien du secret dans tout, tout ne devrait pas, pour que chaque recueil garde sa pertinence, avoir droit de cité dans la revue. Alors seulement la fiction paradoxale selon laquelle, au fil des numéros, se dévoilerait le secret du secret, peut avoir libre cours. Il reste néanmoins que, d’une part, l’ensemble des communications s’avère fort instructif, d’excellente et égale qualité, nourri de précieuses illustrations et enrichi d’échos littéraires judicieux, et que, de l’autre, en tant que revue franco‑portugaise, Sigila porte ici à la connaissance du public français des univers artistiques parfois peu connus de lui, et qui, eux, n’ont évidemment pas vocation à rester secrets.