Acta fabula
ISSN 2115-8037

2018
Juillet 2018 (volume 19, numéro 7)
titre article
Myriam Roman

Ce que la fiction fait à la Révolution (et inversement)

Jean-Marie Roulin et Corinne Saminadayar-Perrin (dir.), Fictions de la Révolution. 1789-1912, Presses universitaires de Rennes, coll. « Interférences », 2017, 362 p., EAN 9782753565180.

1Cet ouvrage collectif apparaît comme la suite d’un autre ouvrage collectif, paru en 2014 et dirigé par Jean‑Marie Roulin et Aude Déruelle. On y retrouve en partie la même équipe de chercheurs (Xavier Bourdenet, Aude Déruelle, Stéphanie Genand, Paule Petitier, Jean‑Marie Roulin et Corinne Saminadayar‑Perrin) qui poursuivent la réflexion entamée en 2014, ou plus exactement, prolongent les questions laissées en suspens par le précédent opus : dans Les Romans de la Révolution. 1790‑1912, l’approche se voulait strictement générique1 : il s’agissait de rendre compte de quelque deux cents romans parus entre 1790 et 1912 et traitant de la Révolution française. Contre toute attente, ce corpus large relativisait la place du genre historique et faisait apparaître le fait qu’un roman de la Révolution n’est pas forcément un roman historique ; il peut prendre la forme d’un roman épistolaire, d’un roman‑mémoires ou d’un roman de mœurs. La nouveauté de la tentative résidait enfin et surtout dans l’idée, démontrée dans l’ouvrage de façon particulièrement convaincante, d’un lien intrinsèque entre l’essor du genre romanesque au dix‑neuvième siècle et les bouleversements sociopolitiques d’une France imparfaitement révolutionnée.

2Restait la question des œuvres non romanesques traitant de la Révolution française. Restait aussi le chantier ouvert par la question de l’irreprésentable si souvent convoquée au dix‑neuvième siècle quand il est question de la Révolution française. Qu’on songe à la guillotine à la fin de Quatrevingt‑treize de Victor Hugo, présentée comme une « lettre hébraïque, ou [l’]un de ces hiéroglyphes d’Égypte qui faisaient partie de l’alphabet de l’antique énigme » (III, VII, 6). La qualité différentielle de la littérature en tant que représentation du réel est alors apparue dans la notion transversale et transgénérique de « fiction ». En quoi la littérature, pour représenter la Révolution française et souligner, en l’occurrence, les limites de la représentation, a‑t‑elle recours à la « fiction », entendue d’abord ici comme imagination ? Et pourquoi la Révolution française, au dix‑neuvième siècle en tout cas, apparaît‑elle à bien des égards, liée par essence à la fiction et aux fictions ? C’est l’aspect que se proposent d’éclairer les vingt articles de l’ouvrage Fictions de la Révolution, bien cadré dans une introduction par Jean-Marie Roulin et Corinne Saminadayar‑Perrin (« La Révolution, machine à fiction », p. 7‑20) et une conclusion de Corinne Saminadayar‑Perrin (« Fictions de la Révolution, 1789-2017 », p. 319‑326).

Au commencement était la fiction...

3Comme le rappelle l’introduction de l’ouvrage, l’usage de la fiction fut déjà le fait de la Révolution française : de 1789 à 1799, une « dynamique fictionnalisante » (p. 11) répondit à des fins idéologiques et les révolutionnaires furent de « grands fabricants et diffuseurs de fictions » (p. 14) qui se heurtèrent, bien sûr, aux fictions fabriquées par l’autre camp. Cet aspect est abordé de façon privilégiée dans la seconde partie de l’ouvrage, consacrée aux « personnages, événements, motifs » qui dessinent la légende de la Révolution. Parmi elles, le cas de Joseph Bara et d’Agricol Viala, ces « jeunes martyrs de la Révolution » montre la construction de la légende par Robespierre. On lui signale que le jeune Bara est tombé le 7 décembre 1793 en Vendée pour avoir refusé de livrer les chevaux à l’ennemi ; Robespierre propose de le panthéoniser et en fait l’adolescent qui aurait refusé d’acclamer le roi et préféré s’exclamer en tombant sous les balles : « Vive la République ! » Les « faits historiques » qu’étudie Paola Perazzolo (p. 157‑169) montrent ainsi la valorisation de l’enfant guerrier devenu modèle à suivre dans la propagande montagnarde et dont le modèle se diffuse au delà, dans la peinture (La Liberté guidant le peuple de Delacroix), ou la littérature (Gavroche, ou déjà l’enfant grec des Orientales).

4Ainsi, le matériau légendaire de la Révolution met en valeur des personnages historiques : Charlotte Corday, dont les avatars sont étudiés dans le théâtre révolutionnaire et post‑révolutionnaire (Maurizio Melai, p. 143‑156) ou le poète André Chénier, dont l’exemple constitue la troisième nouvelle de Stello (Paul Kompanietz, p. 171‑182). Mais la légende peut aussi s’attacher à des événements, comme dans le cas des massacres des 2, 3 et 4 septembre 1792 dans les prisons, avec leurs moments d’horreur sanglante, le verre de sang de Mademoiselle de Sombreuil ou le dépècement obscène de la princesse de Lamballe, qu’Aude Déruelle étudie de manière croisée chez les historiens (Thiers et Michelet) et chez les romanciers, essentiellement La Comtesse de Charny, d’Alexandre Dumas et Les Mystères du Peuple d’Eugène Sue (p. 183‑194). Cette structure légendaire se diffuse enfin de façon plus fragmentée mais plus massive aussi à travers certaines métaphores polysémiques, comme celles de l’« abîme », dont le célèbre discours de Louis XVIII pour l’ouverture de la session parlementaire le 29 novembre 1819, où il se présente comme celui dont « le devoir » est de « fermer l’abîme des révolutions », fera une tournure presque lexicalisée et peu à peu un cliché (Olivier Ritz, p. 195‑209).

5En abordant ces fictions dont l’origine même remonte au temps de la Révolution, l’ouvrage de Jean‑Marie Roulin et de Corinne Saminadayar‑Perrin contribue de fait à recréer ce qu’on pourrait appeler « le grand récit » de la Révolution ; sont prises en compte des œuvres qui se situent aux frontières de la littérature et dont certaines ont partie liée avec la volonté politique d’éduquer le peuple et de former des citoyens. Christelle Bahier‑Porte s’attache aux contes allégoriques publiés entre 1787 et 1794, qui cherchent à penser sur un mode didactique (pro et contra) « une actualité qui semble aussi invraisemblable que le conte lui‑même » (p. 37‑52). Céline Léger aborde le cas de Madame Thérèse ou Les Volontaires de 1792, d’Erckmann‑Chatrian (1863), roman d’éducation du peuple et histoire partiale, aux partis‑pris nettement républicains (p. 123‑139), ce qui ne signifie pas d’ailleurs que l’esthétique de l’œuvre ne soit pas travaillée, ainsi que le montre le souci de construire la signification sur de « micro‑détails », comme les détails vestimentaires.

Inventer de nouveaux « dispositifs fictionnels »

6L’ouvrage montre en effet l’inventivité narratologique et formelle des œuvres mettant en scène la Révolution. En intitulant « Dispositifs fictionnels » la première partie, les auteurs entendent mettre en valeur, de façon non exhaustive, certaines opérations typologiques et narratologiques qui accompagnent le désir d’écrire l’expérience inédite de la Révolution.

7Chez Louis-Sébastien Mercier, dans Le Nouveau Paris (1798), le choix du fragment contre la forme téléologique du roman vient dire le caractère incontrôlable et incontrôlé de la Révolution (Lucien Derainne, p. 23‑35). Le roman épistolaire de Sénac de Meilhan, L’Émigré (1797) instaure un partage entre les voix masculines, tentées par le discours analytique et faisant des conjectures sur l’avenir de la Révolution, et les voix féminines, qui proposent « une analyse empathique des tourments déclenchés par la situation historique » (Jacob Lachat, p. 53‑64). La mise à distance de l’historique et de l’événementiel a pour contrepartie la naissance d’intériorités tourmentées, celles de ces « âmes sauvages » qu’on trouvera aussi bien dans Justine ou les malheurs de la vertu (1791) de Sade, dans Delphine (1802) de Mme de Staël ou dans René de Chateaubriand paru la même année (Stéphanie Genand, p. 65‑76). Quant à l’intrigue sentimentale, qu’on pourrait croire sans importance et de l’ordre du divertissement romanesque, Paule Petitier démontre ses implications politiques dans les romans de la Révolution. Non seulement parce que l’idylle amoureuse, brisée par l’événement historique, montre qu’on ne saurait vivre en dehors de l’Histoire mais parce que, sous la Révolution, le politique lui‑même devient d’ordre passionnel : « La Révolution [apparaît] comme un moment d’investissement amoureux dans la politique. » (Paule Petitier, p. 83).

8De fait, en matière romanesque aussi, la Révolution comme sujet peut créer des œuvres génériquement troublantes, comme le Spiridion de George Sand (1838‑1839), confession qui se compose surtout de monologues et de dialogues proches de la dissertation philosophique (Guillaume Milet, p. 111‑121). Il revient enfin à Xavier Bourdenet de montrer dans un brillant article sur Les Chouans de Balzac qu’il n’est pas jusqu’au roman historique lui‑même qui ne se trouve remis en cause. « On n’y voit rien », pourrait‑on dire, dans Les Chouans : des personnages historiques effacés, une héroïne bien énigmatique et des dispositifs optiques qui déréalisent systématiquement personnages et paysages (p. 93‑109). Le roman historique lui‑même se trouve renvoyé à l’impensable et à l’irreprésentable.

9De ce point de vue, il nous semble que, alors que l’ouvrage a choisi apparemment de se détacher d’un axe générique, sa grande richesse consiste en réalité à y revenir. Certes, l’étude des représentations de la Révolution s’élargit à d’autres genres que le roman : la chronique (Louis‑Sébastien Mercier), le conte philosophique, le théâtre bien sûr (et sur tout le siècle, dans les articles de Claude Millet et Sophie Lucet), l’épopée, — Victor Hugo, hélas !, comme aurait dit Gide, avec La Fin de Satan, La Révolution et La Légende des siècles (Franck Laurent). Mais les analyses d’œuvres précises soulignent les enjeux génériques et leurs complications, comme s’il était besoin de renouveler les genres de l’intérieur pour approcher la Révolution. Dans ce renouveau générique, l’épopée directe de la Révolution s’avère bien souvent impossible (Franck Laurent, p. 289‑302) ; il arrive aux poètes d’inventer des formules atypiques, comme Lamartine dans Jocelyn, sorte de journal versifié, tendu entre « l’immanence et l’intime de l’écriture diaristique d’une part, et d’autre part l’aspiration épique à une transcendance et à un héroïsme lié à un espace public » (Jean‑Marie Roulin, p. 215). Il arrive aux romanciers de chercher, contre tout roman historique, à effacer la Révolution et à l’expier dans des utopies comme Balzac dans L’Envers de la France contemporaine, lorsqu’ils ne jouent pas, fin de siècle oblige, avec les réécritures et les palimpsestes comme Elémir Bourges dans Sous la hache (1885, Claudie Bernard, p. 273‑287) ou à l’orée du vingtième siècle, avec une attaque en règle du (néo‑)classicisme couplé au fanatisme politique dans Les Dieux ont soif d’Anatole France (1912, Corinne Saminadayar‑Perrin, p. 303‑318).

10Ainsi le genre reste‑t‑il dans ces Fictions de la Révolution un cadre opératoire et fécond, dont les auteurs tirent d’ailleurs, œuvre par œuvre, les enjeux politiques (voir l’intitulé de la troisième partie de l’ouvrage qui met l’accent sur ces « Politiques de la fiction »).

L’Histoire comme expérience vécue

11Si le genre reste donc un cadre d’analyse opératoire, que peut‑on dire de la notion de « fiction » qui rassemble les différents genres impliqués dans cette étude ? Les Fictions de la Révolution apportent leur contribution aux interrogations actuelles sur l’écriture de l’Histoire2 et sur la part de fiction qui s’y glisse, dans le cas de la littérature, volontairement et structurellement. La fiction invente ; elle s’oppose alors au réel, au document, à ce qui est avéré, voire, pour certaines œuvres, à une approche de type réaliste.

12Mais ce qui est inventé n’est pas forcément faux : les auteurs de la fin du xviiie siècle et du xixe siècle dont il est question dans l’ouvrage soulignent au contraire la vérité de leur invention, une vérité morale avant tout, entendons par là une vérité philosophique et sentimentale. Ainsi, Mme de Staël, dès 1795, dans L’Essai sur les fictions, dont le titre choisit le terme de fiction plutôt que celui de roman, met en valeur l’imagination que Stéphanie Genand présente comme la « faculté humaine de compenser les malheurs du temps en élaborant des scénarios capables non seulement d’expliquer la violence, mais d’apaiser le traumatisme dont elle est l’origine » (p. 66). Pour Alfred de Vigny, dans les Réflexions sur la vérité dans l’art (1829), l’exactitude historique des faits importe moins que la vérité qui s’en dégage (Paul Kompanietz, p. 176). Quant à Lamartine, en 1834, dans Des destinées de la poésie, il annonce que « la poésie sera de la raison chantée » (Jean‑Marie Roulin, p. 224).

13La fiction tente ainsi de dégager la vérité morale de l’Histoire, ce qui ne veut pas dire qu’elle y parvienne ni que la leçon soit claire. Si elle se définit comme le contraire du réel (de ce qui a existé et pourrait être authentifié par des documents), elle n’est pas le contraire du vrai. Elle est d’ailleurs ce qui peut devenir vrai un jour, et à ce titre, se rapproche du possible, comme le montre l’exemple de Louis‑Sébastien Mercier (Lucien Derainne, p. 30).

14Elle renvoie enfin et surtout à l’idée d’une expérience de l’Histoire, enracinée dans des sujets éprouvant des émotions, et que la littérature se donne pour objet d’écrire. On notera d’ailleurs dans le corpus d’études choisi les différences de tonalité qu’on peut saisir entre les œuvres écrites pendant la Révolution ou peu après (Chateaubriand, Mme de Staël, les contes...) et celles écrites plus tard, voire beaucoup plus tard. Dans ces premières œuvres, à chaud, la question de l’immersion dans l’événement conduit à poser la question d’une conscience historique. Comment savoir, en effet, qu’on vit dans l’Histoire alors que l’événement est inachevé ? Chateaubriand dans L’Essai sur les Révolutions et Sénac de Meilhan dans L’Émigré parus la même année 1797, aboutissent au même constat d’un échec à prédire l’avenir au lendemain de la Révolution.

15Les Fictions de la Révolution apportent ainsi une intéressante contribution aux trauma studies tout en les nuançant : en étudiant la dépolitisation de la Terreur dans une pièce maintenant oubliée mais qui connut un grand succès sous la Monarchie de Juillet, La Berline de l’émigré, Claude Millet souligne que toute expérience de la Révolution n’est pas forcément vécue comme traumatisante (p. 245‑254)... Car il est aussi, dans la fiction, des stratégies de contournement et de divertissement. Si elles ne sont pas au cœur d’un sujet comme la Révolution française, évidemment polarisé de façon généralement tragique par la Terreur, il relève assurément du mérite de l’ouvrage d’envisager aussi un aspect, plus léger, de la catharsis.