Acta fabula
ISSN 2115-8037

2017
Mai 2017 (volume 18, numéro 5)
titre article
Yves Clavaron

Itinéraire intellectuel & spirituel d’un francophoniste

Charles Bonn, Lectures nouvelles du roman algérien. Essai d’autobiographie intellectuelle, Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèques francophones », 2016, 280 pages. EAN :9782812451072

1L’ouvrage de Charles Bonn, Lectures nouvelles du roman algérien, se présente comme un « essai d’autobiographie intellectuelle » qui tente de repenser son itinéraire de chercheur travaillant sur un corpus largement ignoré à ses débuts. Le livre – un livre‑somme – réunit des articles publiés à diverses périodes de sa vie, regroupés en chapitres, amorcés par une introduction synthétique et efficace, et terminés par une page « en guise de conclusion » qui opère une révision des analyses anciennes à l’aune des perspectives nouvelles d’études critiques.

Dissémination postmoderne

2Examen de conscience, auto‑analyse à la crête de mots non dénuée de repentir, l’essai constitue en même temps un résumé des approches critiques des littératures des indépendances dans les pays fraîchement décolonisés. À la perspective anthropologique des commencements ‑ envers d’un engagement quasi sartrien pour la reconnaissance d’un nouveau corpus littéraire ‑, succède une lecture plus soupçonneuse, comme frappée du démon de la théorie, qui traque le paternalisme sous‑jacent à ce type d’herméneutique, indice d’un essentialisme déguisé. Le critique part désormais en quête de la littérarité, sujette à la crise du sens et s’originant dans une perte, souvent liée au caractère sacrificiel de l’entrée dans la langue française pour l’écrivain algérien. L’écriture de Kateb Yacine, auteur devenu canonique, participe donc d’un tragique originel : c’est par la perte du sujet créateur que la littérarité se réalise. Charles Bonn évacue l’idéologie naïve de ses premières lectures, frappées par un binarisme de mauvais aloi, pour souligner la productivité par la perte, l’efficience du déplacement et de la délocalisation, et la force épistémologique de l’inattendu tant dans la création que la réception des grands romans algériens.

3Le volume s’organise en quatre axes qui correspondent à autant de problématiques de recherche de Charles Bonn. La première section s’interroge sur la production de l’histoire et la constitution d’une identité nationale par le roman, problématique typiquement postcoloniale. La guerre d’Algérie, fondatrice de la nation, constitue pourtant un thème rare dans le roman algérien car la mémoire de cette guerre a été à la fois phagocytée par le régime de Boumédiène et transfigurée dans le personnage emblématique et légitimant du moudjahid, produit par le discours d’État. Charles Bonn remet également en cause le présupposé anthropologique du marxisme‑léninisme à propos de la non‑historicité de l’espace rural, se rapprochant ainsi des subaltern studies qui visent à démontrer le caractère politique des révoltes paysannes en Inde contre l’occupant britannique. Pour autant, il récuse le binarisme historique du colonialisme, qu’il impute à tort au postcolonialisme, pour privilégier la complexité du littéraire, qu’il assimile à l’hybridité et au third‑space d’Homi Bhabha et qui repose, selon lui, sur une ambiguïté tragique fondée sur la rupture entre deux modèles de civilisation radicalement différents. Charles Bonn met en parallèle l’invention de la démocratie à Athènes, époque où ont été écrites les grandes tragédies d’Eschyle, Sophocle et Euripide, et la période la décolonisation, autre mutation radicale. Comme souvent en régime postcolonial, la constitution d’une identité nationale passe par un genre totalement exogène, le roman, véhicule d’histoire dans tous les sens du terme. D’où les (grands) noms, de Kateb Yacine, Mohammed Dib ou Mouloud Feraoun. Pourtant, même si l’ancrage dans l’espace d’énonciation conserve une dynamique performative forte, la conscience collective reste obérée par la dissémination postmoderne. On pourra cependant objecter que le roman postcolonial algérien se construit moins par la subversion du genre – le roman n’a cessé d’être subverti en Europe dès sa naissance à l’âge moderne – que celle d’une littérature d’imitation fondée sur une esthétique réaliste. La formule de « modernité littéraire délocalisée » (p. 63) paraît à cet égard judicieuse. L’optique de Charles Bonn relève à la fois du postcolonialisme et du poststructuralisme, lui qui privilégie les « systèmes de paroles » et les « représentations discursives » (p. 71) par rapport à une approche thématique ou anthropologique du matériau historique.

Espaces et errances

4La seconde partie « Espace et localisation identitaire » aborde la question de l’espace, mais à travers sa relation à l’histoire, et pointe un malentendu initial qui postulait la revendication d’une identité atemporelle, à travers l’opposition entre la description d’espaces ruraux hors du temps et l’historicité meurtrière de la ville coloniale. La pensée de Charles Bonn renonce aux évidences premières pour analyser le paradoxe d’une localisation identitaire vouée à l’échec, d’autant que l’énonciation se fait depuis la ville, « le non lieu absolu de la modernité, dont elle installe les langages meurtriers » (p. 99). La littérature de l’émigration complexifie la problématique car l’émigré est celui qui n’a plus d’espace identitaire dont il puisse se réclamer. Se pose ainsi la question de la visibilité d’un personnage minoré et d’une littérature rejetée par le canon, mais qui ne participe pas d’une subversion du centre par la périphérie car les écrivains de la deuxième génération résident désormais au centre. Charles Bonn observe l’émergence d’une littérature féminine au sein de la littérature dite « beur », qui interroge également la production de la littérarité et dont l’exemple le plus abouti est sans doute le Georgette de Farida Belghoul (1994). Un roman comme Topographie idéale pour une agression caractérisée de Rachid Boudjedra est bien davantage qu’une œuvre de circonstance ou de témoignage (vague d’attentats racistes en France au début des années 70) et participe d’une expérimentation littéraire dans la lignée du Nouveau Roman.

5La troisième section de l’ouvrage permet de passer de l’expression spatialisée de l’énonciation, axe central des recherches de Charles Bonn, à la notion d’errance, contiguë à la crise du sens dans laquelle s’inscrit la littérarité. L’écriture de Kateb Yacine, notamment dans Le polygone étoilé, est présentée comme intrinsèquement diasporique car la migrance est constitutive de la production du sens en générant la ruine des logiques sémantiques et des genres littéraires. À juste titre, Charles Bonn met lui‑même en garde contre « son propre excès diasporique de lecture » (p. 179) ; désormais, tout serait diaspora et être nommé à l’Université de Constantine comme ce fut son cas ne relève pas nécessairement selon lui d’une expérience de la diaspora, qui implique généralement un exil collectif. L’œuvre de Mohammed Dib fait l’objet à cet égard de l’attention critique de Charles Bonn qui en déploie toute la complexité. Interrogation sur les pouvoirs de la parole, elle participe du « désastre de l’écriture » dont parle Blanchot au sens où elle met en jeu le désastre du Sens comme cela apparaît dans la radicalisation de la thématique du désert.

Séductions

6La quatrième partie envisage la séduction du féminin comme expression la plus achevée des détours de l’errance, et le développement freudien d’un roman familial par la séduction de l’écriture. Née entre deux langues, l’écriture maghrébine francophone se fait « danse de désir mortel »(A. Khatibi) et interroge sur le sexe de l’écriture que les œuvres de Tahar Ben Jelloun ou de Rachid Boudjedra tendent à faire vaciller, souvent en lien avec le statut de la parole du père. C’est « la ruine postmoderne d’une théâtralisation virile du discours » pour reprendre un sous‑titre de Charles Bonn (p. 236). L’émergence de la littérature algérienne francophone pose avec acuité la question de filiation et passe par un double sacrifice éminemment tragique, d’abord celui de la mère, puis celui du père.

7Tout au long de cet itinéraire intellectuel et spirituel, Charles Bonn construit son monument et s’érige en figure tutélaire de la critique – et de la reconnaissance – des lettres francophones d’Algérie dont il fut l’authentique pionnier. Ce faisant, il aime à taquiner la théorie postcoloniale en lui intentant un faux procès, celui de son binarisme supposé alors que l’hybridité, le tiers‑espace, la transculturalité en constituent des valeurs cardinales. Si les lectures engagées du début pouvaient passer, selon ses termes, pour une forme de paternalisme colonialiste, ses analyses actuelles tendent à survaloriser la dislocation postmoderne, les fêlures de l’identité et les représentations discursives au risque d’ailleurs d’induire une forme d’obscurité dans son discours critique. Tout se passe comme si Charles Bonn avait fait sa révolution poststructuraliste sur le tard en réduisant finalement le texte à un effet de langue ou un fait de discours, ce qui constitue aussi un travers postcolonial, fût‑ce pour la noble cause de définir la littérarité. On est rassuré cependant par quelques passages où Charles Bonn, l’engagé, ressurgit, qu’il s’agisse de dénoncer la montée des intolérances en ce début du xxie siècle (p. 26) ou des dérives sidérantes de l’auteure de Georgette(note p. 133). L’attendu finit par revenir dans un essai placé sous le signe de l’inattendu qui fera date dans la critique postcoloniale francophone, plaçant son auteur face à la postérité.