Une logique spatiale
L'éternité
La virtualité
La répétition
Pour chacune de ces catégories, je voudrais présenter une version conceptuelle et une version littéraire (donc une représentation) pour finalement suggérer un mode d'approche du littéraire.
Quelques précautions et précisions avant de commencer :
1° Quand je parle de hors-temps, je suis bien consciente que je parle d'une sortie non pas du temps en général mais d'une conception existentielle du temps tel que nous en faisons l'expérience, cela
sur le mode de la succession et donc du changement : le temps se donne à nous par la conscience d'états de conscience successifs (Bergson) et par le simple constat de changements extérieurs, souvent vécus sur un mode qualitatif : dégradation ou amélioration.
Sur le mode de l'irréversibilité : je ne peux pas revenir en arrière dans le temps, il est impossible de revenir en arrière sur la flèche du temps.
(par quoi le passé se donne toujours sur le mode de l'absence, par quoi également tout choix entre deux objets incompatibles peut se concevoir comme abandon irréversible de l'un de ces objets.)
Sur le mode de la nécessité enfin : je ne peux pas supprimer le temps ni m'en extraire car cette entreprise prend du temps. Le temps conditionne mon rapport d'être existant au monde. C'est l'idée Kantienne qui fait du temps (et de l'espace) le cadre a priori de l'expérience.
Sur un plan plus existentiel, la nécessité du temps s'éprouve dans le fait que je ne peux en arrêter le cours, qu'il n'est pas possible d'en expérimenter un arrêt.
Enfin, j'aurais tendance à ajouter à cette définition intuitive du temps, le fait qu'il est, du point de vue de l'existence, ce qui me conduit à la mort : l'expérience des changements successifs n'est alors que la préparation du passage de l'être au non être.
Certes cette définition du temps tel que nous en avons l'intuition en existant est très insuffisante, voire inexacte ou illusoire.
Par exemple, Deleuze dans Différence et répétition ne nie pas l'expérience de la succession mais comme l'écrit Françoise Zourabichvili dans La Philosophie de Deleuze (p. 68) « La succession n'est pas une apparence mais elle renvoie à une instance génétique plus profonde, à des rapports d'une autre nature, non moins réels et non moins temporels »
Du point de vue de la physique moderne, la révolution relativiste a encore contribué à creuser l'écart entre notre intuition naturelle du temps, accordée à notre expérience, et la conception utilisée en astrophysique.
Dès lors une négation du temps de l'expérience s'entend plutôt comme une redéfinition de ce temps et non comme une tentative évidemment naïve de vouloir s'en passer.
Toutefois, il me semble important de maintenir provisoirement l'idée d'une négation ou d'une abolition du temps pour deux raisons :
1° Les textes auxquelles je pense partent et parlent pour la plupart d'un temps intuitif tel que je l'ai défini. Ils ne remettent pas en question cette définition du temps.
2° Ce qu'ils entreprennent alors de faire ce n'est pas de redéfinir le temps mais bien d'y échapper sous différentes formes. Cette fuite hors du temps, n'est pas perçue comme le premier pas vers une redéfinition mais elle a valeur en soi, comme possibilité de représenter une victoire sur la condition temporelle de l'homme. Ce qu'ils visent n'est pas un autre temps, ou un temps mieux défini mais bien un hors temps.
Il y a donc une sorte de naïveté littéraire et une part d'utopie qu'il me semble important de maintenir (au moins un temps !)
3° Si je suis d'accord pour admettre que ces tentatives ont une part de naïveté, il me semble en revanche important en ce qui concerne l'étude des textes littéraires de maintenir la distinction entre redéfinition du temps et abolition du temps
En effet je ferai l'hypothèse que penser ou étudier la littérature selon d'autres temporalités ou selon un temps redéfini, et selon un hors-temps, c'est-à-dire en ne faisant plus du temps une catégorie pertinente et déterminante ne revient pas au même.
Voilà pourquoi, pour l'instant tout au moins, je voudrais maintenir la distinction entre redéfinition et abolition, quitte à l'abandonner par la suite.
J'en viens maintenant aux quatres modalités « achroniques » que j'ai définies (étant entendu que comme toute distinction, celle que je propose est heuristique et peut comporter des intersections et des recoupements)
1° Ce que j'ai appelé une logique spatiale :
a) Du point de vue de la définition intuitive du temps, cette conception s'oppose à l'idée et de succession (l'un puis l'autre) et d'irréversibilité du temps (on ne peut aller que dans un seul sens) pour y opposer l'idée de simultanéité et de réversibilité qui est propre à l'expérience de l'espace.
b) Si l'on cherche quel type de réflexions peuvent nous aider à considérer cette conception on pense évidemment aux théories du temps fondées sur la mémoire et sur l'image ou l'espace :
Cf Benjamin dans Le Livre des passages et la relecture qu'en propose Didi-Huberman dans Devant le temps (p. 101 et sqq) : c'est alors le lieu, l'espace qui est porteur de la mémoire simultanée de plusieurs temps.
L'image, dans cette optique,est conçue également rencontre des temps Benjamin « Il ne faut pas dire que le passé éclaire le présent ou que le présent éclaire le passé. Une image au contraire est ce en quoi l'Autrefois rencontre le maintenant dans un éclair pour former une constellation » Paris Capitale du XIXe siècle
Comme l'écrit Didi Huberman (Devant le temps p. 118) « en l'image se téléscopent et se disjoignent tous les temps dont l'histoire est faite »
Cf également Didi Huberman (notamment L'Image survivante et Devant le temps) : Ce que je retiendrai de la pensée de Didi-Huberman c'est en effet que la pensée de la mémoire et de l'image sont toutes deux traversés par l'idée d'une simultanéité des temps qui ne sont plus alors placés en succession
Ainsi de la notion de survivance : la survivance suppose en effet que le présent est traversé par les signes d'une ou plusieurs époques révolues.
Ainsi encore de la manière dont il présente ces formes de mémoire que sont le symptôme et le rêve selon Freud : la conception freudienne du rêve et du symptôme, suppose la simultanéité, éventuellement contradictoire, des différentes strates temporelles de la mémoire.
Ainsi également de l'analyse très connue qui ouvre Devant le temps de la partie inférieure de la Madone des Ombres de Fra Angelico: le regard sur l'image est un regard sur plusieurs temps que cette image conjugue.
Trois remarques :
1) La simultanéité est inséparable d'une réversibilité : Benjamin relu par Didi Huberman et Didi Huberman lui-même insistent plus dans leur réservoir métaphorique sur des objets spatiaux : image, passage, symptôme sont des formes comme objectivités de la simultanéité.
L'espace est donc le meilleur paradigme de cette pensée de la simultanéité. Or la métaphore spatiale détermine outre la simultanéité, l'idée d'une réversibilité (même si cette idée me semble moins présente chez Didi Huberman et qu'elle intervient uniquement chez Benjamin dans l'idée d'une histoire à rebrousse poil) : dans l'espace, je peux bien sûr revenir en arrière, en l'occurrence aller du présent au passé.
2) Toutefois, ces objets ne sont que l'objectivisation du travail de la mémoire dont chacun peut faire l'expérience : je me peux me souvenir en même temps de deux temps, je peux (et le plus souvent c'est le cas) me souvenir dans des ordres qui ne sont pas seulement ceux de la succession chronologique.
Ce travail subjectif de la mémoire se double d'un travail de la raison ou de la pensée : il ne m'est pas interdit de penser à la fois à Didi Huberman et à Benjamin, ou de penser d'abord à Spinoza puis aux Stoïciens. L'exercice de la pensée n'est pas toujours chronologique, évidemment.
3) Troisième remarque : pour mon propos, ces théories de la mémoire ne doivent pas seulement se penser comme une redéfinition du temps sur le mode de l'anachronisme et de la pluritemporalité.
Certes c'est sans doute le propos de Didi huberman et c'est ce qu'on retient de lui.
Toutefois, qui on a vu qu'il existe aussi dans leur pensée une double négation de deux déterminations du temps intuitifs. Et surtout la proposition d'un paradigme spatial qui n'est pas seulement un autre temps mais autre chose que le temps de l'expérience.
Dès lors, dans l'optique utopique qui est la mienne pour l'instant, j'aurais tendance à voir dans leur propos l'amorce d'un paradigme non pas anachronique mais bien achronique.
Poétique
Que ce paradigme soit liée à un travail littéraire cela va de soit.
Ce travail littéraire se caractérise aussi bien comme une poétique que comme un imaginaire
La poétique est celle du montage dont on sait que Benjamin l'a défini comme méthode de sa conception de l'histoire.
Je me prendrai toutefois pour cette introduction un autre exemple qui n'est pas le montage, ou plutôt une forme de montage qui implique aussi un imaginaire : le dialogue des morts tel qu'il se pratique depuis Lucien et qu'il est repris par ex par Fénelon et Fontenelle :
principe =représenter la rencontre de figures appartenant à des temps nettement différents (Montaigne et Socrate, Laure et Sappho etc)
Ici le montage comme poétique se double d'un imaginaire qui suppose l'existence de lieu (le royaume des morts) où une telle rencontre peut avoir lieu.
On peut noter que dans ces textes, la notion de survivance se pose différemment car bien souvent ce sont deux figures du passé, deux survivants qui se rencontrent : il n'est donc pas question de se demander lequel est présent et lequel est fantôme.
Mais ce qui m'intéresse dans le dialogue des morts ce sont deux points
- premièrement la rencontre n'y pas chronologique mais logique : ce qui intéresse par exemple un Fontenelle ce n'est pas le mélange des temps ni l'anachronisme dont il ne joue pas ou peu, mais c'est l'exercice de la raison qui le conduit à mettre en rapport deux pensées sur le mode d'une expérience de pensée conduite par la fiction : que se passe-t-il si Montaigne discute avec Socrate
- Ensuite, il faut s'arrêter au cadre qu'inventent les auteurs des dialogues des morts, ce royaume des morts. En effet le royaume des morts est un espace et de simultanéité et de réversibilité dans la présentation du passé. Il est donc un cadre qui avant de permettre la rencontre des temps permet aussi de nier le temps intuitif. Comme la page du livre me semble être dans le cas du montage un cadre qui se définit d'abord comme lieu de la simultanéité et de la réversibilités
. Pomeau écrit ainsi à propos de Fontenelle : « l'histoire à travers ces dialogue est évoquée et annulée. L'au-delà, en supprimant le temps, confond les époques dans la simultanéité de l'éternel ». Par quoi la simultanéité et l'éternité, définis ici comme suppression du temps,s sont à la fois la condition de possibilité et le résultat du dialogue des morts (et plus largement du mélange des époques.
En somme il existe sans doute un imaginaire de cadres achroniques,
Soit concret quand ils correspondent à la représentation d'un espace
Soit abstrait quand ils correspondent à une métaphore spatiale : l'espace de la mémoire par exemple
Une de nos tâches dans ce séminaire pourrait être d'en faire l'inventaire, mais il va de soi que la bibliothèque en fait partie
Ce qui me conduit au troisième point : quelle conséquence sur l'étude de l'objet littéraire ?
En fait, on peut considérer que cette question est à la fois très facile et très problématique
Très facile car il nous semble à peu près admis d'étudier des uvres en sortant d'un cadre strictement chronologique c'est-à-dire en sortant des périodisations et des questions d'influence
Voire d'étudier dans une optique borgésienne des phénomènes d'influence rétrospective
Mais la question est problématique pour deux raisons :
D'un point de vue institutionnel, où se livrera-t-on à de telles études : même la Littérature Générale et Comparée suppose bien souvent la prise en compte d'une chronologie
Surtout, je me demande si la question de l'anachronisme n'est pas une manière de refuser une étude purement achronique des textes,ce qui n'est pas la même chose
En effet, c'est une chose que de mettre en rapport des temporalités différentes, d'étudier par exemple dipe Roi comme un roman policier
C'en est une autre de faire l'économie du temps de manière plus radicale c'est-à-dire de poser une rencontre indépendamment de toute interrogation temporelle, rencontre qui se ferait alors :
- Soit au nom d'une universalité transhistorique de certaines catégories (en anglais universel se dit timeless, et universalité timelessness)
- Soit au nom par exemple d'une interrogation de poétique ou d'une interrogation philosophique
Bien sûr pour ce faire, il faut penser qu'il existe comme des essences éternelles qui transcende tout changement historiques et accessoirement que j'ai en moins la capacité à fournir un raisonnement qui lui aussi vaut de toute éternité
Me conduit à un deuxième modalité de la négation du temps
II/ Eternité
D'un point de vue conceptuel
La pensée de l'éternité peut se définir de trois manières liées entre elles :
1) Elle s'entend d'abord comme un essentialisme ou un idéalisme : il existe des essences éternelles qui transcendent l'expérience sensible du changement
2) Une pensée archétypale
3) Elle s'entend ensuite comme une dénonciation de l'expérience sensible du changement ou de la durée comme illusion puisque la seule réalité ou la seule vérité se situe précisément du côté de ces essences ou vérités éternelles
1) Pour ce qui est de l'idéalisme on pense évidemment à Platon dont même une connaissance élémentaire nous permet de dire que les idées sont chez lui des essences éternelles et immuables dont l'âme à la réminiscence en tant qu'elle est elle-même éternelle (athanatos).
2) La pensée archétypale : cf par exemple, C.Taylor dans Les Sources du moi p. 369 = il marque le lien à la théorie platonicienne des idées mais en décrit un autre mode dans la tradition religieuse : Un événement peut être le type ou la préfiguration d'un autre qui a lieu longtemps après lui (Sacrifice d'Isaac comme type du sacrifice du Christ). Or, et c'est ce qui m'intéresse, Taylor note que dans cette perspective, les deux événements se rattachent à quelque chose « l'archétype » qui se situe hors de l'histoire. Au regard de la divine providence leur identité n'est pas de l'ordre d'une relation causale dans le temps
De même à propos de d'une vierge marie représentée sous les traits d'une Toscane du XIIème siècle au lieu d'une juive du 1er siècle : étonnant si on voit dans Marie une femme dont la situation dans l'histoire la définit. Mais en fait Marie comme Mère de Dieu est un archétype et en ce sens elle appartient également à toutes les époques dont elle se trouve à égale distance.
Il est important pour mon propos de noter que dans cet exemple Marie comme archétype n'est pas réunion des époques ou pluritemporalité. Ce n'est pas la question, la question est plutôt que comme Archétype Marie est conçue comme hors du temps humain et de ses lois.
3) Si la vérité est du côté de l'éternité, l'expérience du temps humain n'est donc qu'une illusion
Spinoza voit même dans cette expérience du temps le produit de l'imagination :
Toute vérité authentique doit être saisi sub specie aeternitatis du point de vue de l'éternité. Or cf. Ethique V « l'éternité ne peut se définir par le temps, ni avoir aucune relation au temps ». Par quoi, le temps est illusoire « Nul doute que nous n'imaginions le temps » Ethique II
Selon Spinoza, l'éternité n'est pas une super durée (une durée indéfinie) mais qu'il existe une différence de nature entre la durée et l'éternité.
La durée si longue qu'elle soit n'a encore rien à voir avec l'éternité. Celle-ci n'est autre que l'existence nécessaire, l'existence de l'être, qui par définition n'a besoin de rien d'autre que lui-même pour exister.
B. Quels pendant trouvons-nous du côté de la littérature ?
1) Un imaginaire naïf, qui se comprend non pas comme décrochage qualitatif mais comme autre durée illimitée, donc en termes quantitatif et non qualitatif :
Chez Ovide, par exemple, la survie littéraire est affirmée comme une durée au-delà de la mort « vivam » mais aussi toute représentation de l'uvre comme monument de son auteur et condition par là d'une survie.
2) Un imaginaire de l'immortalité : du monde des idées au culte des grands hommes
Hypothèse qu'en matière littéraire, la conception d'un monde des idées éternelles a pris la forme d'un monde des écrivains éternels.
La question des essences éternelles et non touchées par le passage du temps s'infléchirait du côté d'un monde des grands auteurs qui vivent éternellement dans un monde non touchés par le temps
Exemple paradigmatique de cette conception d'une immortalité littéraire le chant IV de la Divine comédie
:
De fait, on se souvient que Dante représente sur le mode spatial (et en rien temporel) la coprésence simultanée d'Homère, Lucain, Horace, Ovide, Virgile et Dante qui est inclus dans leur cercle. Conception qui correspond à vision de la littérature non comme succession mais comme coprésence simultanée des grands hommes dans l'éternité Le culte des grands hommes et en particulier des grands écrivains est peut-être alors une sorte d'avatar du monde des essences éternelles au sens où le grand écrivain est celui qui précisément a à faire aux essences et aux vérités éternelles Cf notamment sur cette question le numéro de MLN 116 (2001)
2) poétique et un imaginaire de l'archétype : Joyce dans les tableaux envoyés à Gorman et Linati pour « expliquer » la composition d'Ulysses.
Equivalences entre différentes figures, la plus spectaculaire étant pour l'épisode intitulé « Les rochers errants » : « Ulysse : Socrate, Jésus, Shakespeare ».Moins une équivalence entre hypotexte et hypertexte cette équivalence est soutenue par l'idée que ces différents personnages sont la réalisation d'un archétype.
Si l'on admet cette lecture, il faudrait lire le projet de Joyce de deux manière
Son affirmation qu'il a voulu transposer le mythe d'Ulysse « sub specie temporis nostris » : s'entend a priori comme une actualisation d'un mythe ancien. Mais il se pourrait bien que signifie plutôt qu'il présente l'actualisation d'un archétype dont l'Odyssée et le mythe d'Ulysse ne sont qu'une autre actualisation.Par quoi, Ulysse peut effectivement être Leopold Bloom à peu près comme la vierge du deuxième siècle est aussi la vierge de Toscane.
C. Quel conséquence pour notre considération de la littérature ?
1) Une pensée essentialiste de la littérature ? : Nous n'y sommes plus guère habitués et cela a des relents de manuels poussiéreux nous invitant à goûter les beautés ou les vérités intemporelles du texte (et d'ailleurs pourquoi pas). Mais on peut aussi interroger en ce sens les formalismes et la théorie littéraire. Un des enjeux du rapport qui se noue entre théorie et histoire. Les poétiques des années 60-70 visent généralement à une universalité tout en étudiant bien souvent un corpus défini dans le temps, ce qu'on leur reproche souvent d'ailleurs (elles sont pas valables pour toutes les époques). Mais on pourrait plutôt leur reprocher (ou leur faire crédit de, au choix) d'une sorte d'essentialisme ou de pensée archétypale de la forme qui se trouverait réalisée à n'importe quelle époque et que l'on pourrait donc étudier de manière valable à n'importe quelle époque.
On peut aussi interroger une autre période qui est le classicisme dans son rapport au passé tel qu'il apparaît dans la querelle des anciens et des modernes : ce qui est alors en jeu c'est l'universalité et l'intemporalité non pas exactement de formes mais de la raison et de l'esprit humain
Cette idée pose un gros problème aux modernes qui veulent se défaire de l'autorité d'Homère et poser l'idée d'un progrès dans la littérature .Car d'un côté il faut démontrer qu'Homère est mauvais contre l'opinion des anciens.Mais d'un autre côté si l'esprit et la raison humaines sont atemporelles Homère n'aurait-il pas dû déjà écrire selon les normes d'une poétique classiques fondée sur la raison
Ce paradoxe entraîne une argumentation souvent très tendue par exemple chez Houdar de la Motte dans « Le discours sur la poésie »
En autres exemples, on pourra citer : « Qu'un homme ose blâmer Homère de ses répétitions, croira-t-on lui fermer la bouche en disant que c'était le goût du temps ? Il ne faut que connaître la nature de notre esprit pour juger que ces répétitions n'ont jamais pu être une source de plaisir ; et quand on aurait prouvé que c'était la manière des écrivains, on n'aurait pas fait voir pour cela, que ce fût un agrément pour les lecteurs. »
Ainsi aboutit on dans ce cas, à la vision d'écrivains qui écrivent mal car ils sont anciens (conscience de l'histoire) mais qui n'ont jamais eu de public car le goût fondée sur la nature intemporelle de l'esprit humain n'a jamais pu s'accorder à la manière de ces écrivains anciens
2) Une conception du temps de la littérature un peu différente où il faudrait ajouter une nouvelle catégorie qui est la quête de l'éternité : Si je reviens à l'exemple de Joyce, il se pourrait bien que la lecture d'Ulysse comme roman de la modernité soit à reprendre.
Ce que chercherait Joyce ce n'est pas (ou en tout cas pas seulement) ni à rompre avec la tradition, ni à détourner à son profit l'autorité de la tradition, mais à participer d'une forme d'éternité littéraire au moment même où il engage une écriture de la rupture.
Voir en ce sens la problématique de la journée d'études « Révolutions homériques » qui interroge en ce sens la figure d'Homère :
Toute revendication de la modernité est expérience de la rupture et de la caducité des choses littéraires, et engage en ce sens une nostalgie de l'éternité et de la permanence qu'exprime l'appel à l'auteur de l'Iliade et de l'Odyssée : au moment où l'on marque l'histoire en y instillant une rupture, où l'on s'installe résolument dans le temps ne chercherait-on pas à se réfugier dans l'ombre d'Homère pour y échapper au temps, pour marquer sa révolution du sceau de l'immortalité et d'une glorieuse survie ?
2) Dès lors, on peut se demander s'il ne faut pas reprendre à nouveaux frais la question du classicisme et celle plus moderne d'un Canon qui est revenu à la mode. En effet, l'intérêt de poser cette question en termes d'éternité, c'est qu'elle permet de poser autrement la question de la valeur.On aurait tendance à penser que c'est la valeur d'une uvre qui entraîne son « immortalité »
Mais si on admet qu'il existe dans l'exercice de la poésie une tentative, même naïve, de s'inscrire dans une éternité ne faut-il pas dire que la valeur que nous accordons à une uvre est une conséquence, non une cause de sa capacité à s'inscrire dans le temps. Dans quelle mesure notre panthéon n'est-il pas composée de ces uvres qui ont assuré cette inscription dans le temps ?
La poétique du mémorable : comment certaines uvres prédisent-elles et appellent t elles leur futur (demain est écrit mais en un autre sens) ?
III/ Puissance et actualité
Mais pour sortir du temps, le moyen le plus radical consiste peut-être à ne pas y rentrer
c'est en ce sens que je voudrais définir une nouvelle modalité du hors temps comme investissement de la puissance contre l'actualité
A. Deux cadres conceptuels, l'un théologique, l'autre philosophico-littéraire
1) théologique : la pensée gnostique
L'Etre suprême dans la pensée gnostique (je suis la description de J. Lacarrière) est le Dieu premier est le « détenteur de tous les devenirs, rétenteur de tous les germes, puissances et potentialités, feu purement intelligible où se trouve encore la semence de tout » . Que ce Dieu soit dans l'éternité cela va sans dire, mais ce qui m'intéresse surtout c'est que cette éternité n'est pas vide, mais est conçue comme pure potentialité, conservation de tous les devenirs.
En d'autres termes, ce Dieu là n'a nul besoin de créer quoi que ce soit car il possède déjà potentiellement tout ce qui est, car cette potentialité est pensée comme une perfection Dès lors toute entrée dans le temps supposerait,la perte cette potentialité parfaite par la nécessité de choisir une possibilité contre une autre. Elle serait également dégradation car le devenir supposerait que l'on s'éloignerait de plusieurs degrés de cet état parfait. La création pour les gnostiques est donc un accident malheureux auquel le Dieu suprême n'a aucune part. Ce qui est intéressant dans cette conception c'est qu'elle présente un état antérieur à l'entrée dans le temps et que cet état est valorisée parce qu'il est réunion de tous les possibles et non pas choix d'un possible contre un autre.
2 ) A cette image du dieu des gnostiques, me semble faire écho la méditation proposée par Agamben à propos de Bartleby :
La Considération du futur est placée sous le signe de la contingence :
p. 66 « Seule la tautologie « demain il y aura ou il n'y aura pas une bataille navale » est nécesairement toujours vraie, tandis que chacun des deux membres de l'alternative est ramené à la contingence, à sa possibilité d'être et de n'être pas ».
Par quoi être dans le temps c'est faire l'expérience de cette contingence, et de l'impossibilité de conserver les deux membres de l'alternative
Or en fait Bartleby en s'abstenant d'agir est dans une autre vérité au sens de la vérité de la puissance : il est vrai que A. « se vérifiera ou ne se vérifiera pas ». Comme l'écrit Agamben (p. 72) : « sa vérité vise exclusivement la vérification d'une puissance en tant que telle, c'est-à-dire de quelque chose qui peut être et en même temps ne pas être ». Cette vérité de la puissance est en même temps refus de la contigence et aussi, me semble-t-il, de l'irréversibilité du devenir (une fois que la bataille navale a eu lieu, je ne peux pas faire qu'elle n'ait pas eu lieu, je ne peux pas revenir à la branche abandonnée). Or d'après Agamben, cette conservation de la puissance concerne aussi le rapport au passé. P.73, il relit Benjamin en y trouvant l'idée que le souvenir restitue au passé la possibilité, en rendant inaccompli : « ce qui est advenu et accompli ce qui n'a pas été. Le souvenir n'est pas l'advenu, ni l'inadvenu, mais une élévation à la puissance, une façon de les faire redevenir possibles. »
Les lettres au rebut de Bartleby sont alors comprises par Agamben comme une image de cette contingence redonnée au passé : ce sont des lettres qui auraient pu être lues. En somme, pour notre propos, le réinvestissement de la puissance n'est pas du tout une indifférence mais bien plutôt une tentative d'échapper à la nécessité du temps et du devenir.
A quoi on pourra opposer que certes le texte littéraire peut représenter et imaginer cette puissance mais qu'il est acte de création et par là qu'il renonce à la puissance : Melville aurait pu ne pas écrire Bartelby mais il l'a écrit et à partir de là il est vrai qu'il l'a écrit et faux qu'il ne l'a pas écrit.
B. Il me semble pourtant que nous pouvons dégager ce que j'appelerais volontiers une poétique de la puissance
Cette poétique engage une conservation de la puissance dans l'acte (idée d'Agamben) et peut-être même qu'elle permet de créer sans choisir
Ainsi si l'on étudie le travail des mythographe, qui dans les dictionnaires de mythologie ont affaire à plusieurs versions du mythe. Selon P. Bénichou, écriture du mythe actualisation d'un possible. Mais dans ces dictionnaires, on trouve l'amorce d'une poétique qui permet de ne pas actualiser un possible contre un autre mais de les combiner tous dans un récit cohérent (par exemple parvenir à dire que les Sirènes sont deux, trois, quatre et même huit, retenir toutes les versions à la fois). On peut à partir de là, revenir à un Joyce, notamment pour montrer que dans sa réécriture du mythe Joyce procède non par choix mais par conservations des versions possibles du mythe : l'épisode d'Hadès convoque aussi bien Homère que Virgile (voire Shakespeare), l'épisode des sirènes met sur le même plan la version des argonautiques et de l'Odyssée.
. Si cette poétique existe, quelle conséquence en tirer pour l'appréhension du texte littéraire ?
On peut en tirer l'idée d'une lecture du texte selon non pas ce qu'il est et que l'on lit comme un choix nécessaire que la tâche du commentateur est de justifier
Mais selon une lecture qui chercherait à lire dans le texte ce qu'il aurait pu être, qu'il n'est pas mais dont il conserve la trace.
Ce type de lecture, sur un mode rhétorique, revient au moment de la puissance :
Soit pour se replacer au moment du choix et le rejouer (si j'avais été Corneille, j'aurai pas fait comme lui dit d'Aubignac)
Soit pour y chercher les traces de textes possibles qui y sont inscrits et lire alors sur le mode d'une quête de la contingence et non de la nécessité.
On pourra consulter à ce sujet la page textes possibles de l'atelier littéraire de Fabula.
Ce qui se trouve alors nié du temps, c'est sa nécessité au sens de l'actualisation d'un possible contre un autre. Et la négation de cet aspect du temps, me semble pouvoir fonder et une poétique et un mode de lecture.
Reste à se demander si une quatrième modalité, la répétition, peut se lire comme une négation du temps
4) Répétition
Sur un mode conceptuel il s'agit plutôt d'un mode de définition du temps
BERGSON, dans le chapitre II de Matière et mémoire prend l'exemple de l'apprentissage d'une leçon. La leçon apprise par cur « a tous les caractères d'une habitude. Comme l'habitude /le souvenir de la leçon/ s'acquiert par la répétition d'un même effort (
). Comme tout exercice habituel du corps, enfin il s'est emmagasiné dans un mécanisme qu'ébranle tout entier une pulsion initiale, dans un système clos de mouvements automatiques qui se succèdent dans le même ordre et occupent le même temps. Au contraire le souvenir de toute lecture particulière, la seconde ou la troisième par exemple, n'a aucun des caractères de l'habitude. »
De même on sait que la définition du temps que propose Deleuze (DR) repose sur un premier mode temporel qui est un temps périodique, rythmé qui passe par la répétition d'une suite de contraction-relachements : c'est ce qui définit le présent.
Ou d'un mode d'être au temps : faire l'expérience d'une reprise d'un éternel retour mais qui précisément suppose une expérience du temps, est une expérience particulière du temps.
Sur un plan littéraire, de même, le refrain, le vers au sens étymologique de retour ne sont pas abolition du temps, mais manières d'être au temps.
De même la répétition qu'entraîne toute réécriture ou citation, voire le plagiat s'inscrit dans une histoire qui entraîne une différence : c'est la leçon de Pierre Ménard.
En revanche on peut toujours avec Borges se demander si des modes de négation du temps n'entraînent pas dans certains cas une répétition d'un autre ordre qui serait non pas la répétition lié à une différence temporelle (à tel moment puis à tel autre), mais une répétition du même au même et par là permettent de nier la valeur de l'événement créatif et individuel (Voir à ce propos « L'immortel » de Borges).
Mais il me semble que c'est l'éternité non la répétition en elle-même qui détermine ici cette répétition du même au même.
Ce qui serait donc nié par la répétition dans le cadre d'une éternité, c'est la possibilité de nouveauté en tant que la nouveauté est conditionnée par le temps
Dès lors à l'inverse introduire la possibilité d'une répétition du même au même dans l'histoire, peut masquer une tentative d'introduire l'éternité dans l'histoire
Dans l'optique nietzchéenne de l'acceptation de l'éternel retour : l'acceptation au présent du passé, fait que le passé se confond avec le présent où je l'approuve (cf discussion de cette idée dans profanation).
Dès lors le seul cas où ce modèle de répétition du même au même utilisé pour nier l'histoire peut intéresser l'appréhension du texte littéraire, serait une conception de l''interprétation comme reconstruction de l'intention de l'auteur : « Le maximum de cette interprétation est imitation [c'est-à-dire] pouvoir écrire comme un autre aurait traité le sujet » Schleiermarcher, in Berner, C. (1987) F. D. E. Schleiermarcher Herméneutique. Pour une logique du discours individuel. Paris, éditions du CER, p. 60-61.Car dans ce cas je prétends effectivement que je peux maintenant dire et redire ce qu'a voulu dire l'auteur autrefois : c'est l'expérience de la différence que suppose toute répétition qui est alors nié.
En d'autres termes ce n'est pas la répétition en elle-même qui est abolition du temps mais plutôt la négation de la part de différence que suppose toute répétition qui peut se lire comme tentative d'abolition du temps.
La répétition en elle-même est plus un mode d'être au temps voire une définition du temps que sa négation.
Il est possible que cette remarque vaille pour les trois autres catégories que j'ai définies qu'elles ne soient que d'autres définitions ou des redéfinitions du temps mais l'hypothèse que j'ai faite est qu'il importe aussi de les considérer pour ce qu'elles semblent être, ne serait-ce que pour des raisons heuristiques : des négations du temps humain au sens où cela détermine une poétique et où cela suggère de lire et étudier les uvres sous d'autres modes. Je ne crois pas que ces modes d'approches soient incompatibles avec ceux que nous pratiquons plus couramment et qui supposent l'inscription dans un ou plusieurs temps, mais il me semble important de dégager plus d'espace (voire de temps) à une pensée de l'uvre comme puissance ou sub specie aeternitatis : cela pourrait être, un temps, dans ce séminaire.