Marielle Macé
1- Bref résumé
Le livre établit un parcours à l'intérieur de plusieurs pratiques de langage : la métalepse relève « successivement et cumulativement » de l'étude des figures, de l'analyse du récit, et de la théorie de la fiction. À ce titre, l'ouvrage a peut-être autant pour objet la métalepse que le continuum entre ces pratiques, entre ces trois dimensions (on y passe d'ailleurs de la figuralité à la fictionnalité au travers de la narrativité).
La figure-métalepse est définie dans les poétiques classiques comme :
- l'emploi d'un mot pour un autre par transfert de sens
- une fois distinguée de la métaphore (qui nomme les transferts de sens par analogie), elle est devenue une espèce de la métonymie, réduite à la relation de consécution ou de causalité, comportant en particulier la dimension du transfert temporel. La métalepse, rappellera J.-M. Schaeffer dans le collectif dont cet ouvrage est en partie issu, partage avec la métaphore et la métonymie les notions de transformation, de substitution, et de succession. On sait quelle traduction la narratologie structuraliste avait proposée de la métaphore et de la métonymie ; la métalepse, elle, désigne un court-circuit dans cette organisation du discours, et rompt avec l'ordonnancement de l'axe paradigmatique et de l'axe syntagmatique.
Le livre s'attachera à un cas particulier de ce cas particulier, celui de la métonymie de l'auteur pour l'uvre ; c'est lui qui mènera de la figure à la fiction. La métalepse est redéfinie comme manipulation au moins figurale, mais parfois fictionnelle de cette relation causale particulière qui unit, dans un sens ou dans l'autre, l'auteur à son uvre, ou plus largement le producteur d'une représentation à cette représentation elle-même. C'est une projection de la métonymie dans le domaine de la mimèsis, et le transfert y devient un mode de transgression du seuil de la représentation. La pratique de cette transgression est beaucoup plus ancienne (et plus large) que le mot, et se trouve souvent associée à d'autres figures de style (hypotypose, evidentia). On se situe ainsi d'emblée dans une problématique de la représentation ; G. Genette note que figure et fiction sont toutes deux dérivées de fingere (façonner, représenter, feindre, inventer), et distingue entre deux « dénotations » : la fiction dénote l'action, la figure le produit ou l'effet de cette action [c'est cette première relation métonymique entre la figure et la fiction qui explique sans doute l'ampleur embrassée par la figure]. On passe de l'une à l'autre par extension (question quantitative) ou par aggravation (problématique de la transgression). Ce sera un point important. Le livre explore les multiples façons de franchir ainsi un palier de la représentation, et présente toutes sortes « d'occasions métaleptiques » propres au roman, au théâtre, au cinéma, à la peinture : on invente ce qu'on prétend représenter, on raconte ce qu'on prétend commenter, on rend présent ce qu'on prétend décrire, on prétend être encore là où l'on a été, on vit ce qu'on prétend lire, etc. Beaucoup de remarques sont formulées, au sujet du cinéma ou de la télé, sur la réintégration des fictions à la vie réelle et donc sur la métalepse comme modalité profonde de la réception (la façon dont on se comporte face aux acteurs identifiés aux personnages, par exemple). La figure endosse plus qu'elle ne semblait promettre, par exemple lorsque G. Genette réinterprète à la fois la notion linguistique d'embrayeur et le sens du cogito cartésien : « La métalepse, écrit-il, est au cur de tout ce que nous croyons pouvoir penser ou dire de nous-mêmes, lorsque nous utilisons la première personne ».
Le répertoire d'exemples proposés ébauche enfin une généalogie des pensées et des pratiques mimétiques : on voit se dessiner une histoire de la fictionnalité en trois temps allégorie ; fiction ; « anti-métalepse ». Cette évolution des régimes de fictionnalité est fortement liée à l'évolution de la représentation de la figure de l'auteur, et l'on trouve ici les éléments d'une histoire des marqueurs éthiques de la fiction. Le livre pose en particulier la question de la différence entre le régime classique de la représentation et le nôtre, qui accuse sans discrétion les effets de sacrilège (sont par exemple opposés la transgression ludique des impromptus classiques / et le sérieux didactique de la distanciation brechtienne). Un article de Frank Wagner a offert récemment des prolongements de ces propositions, en mettant en place la vectorisation périodique d'une cartographie des styles de fiction : de la métalepse « involontaire », à fonction narrative de régie et non esthétique qui appartient à « l'ère des certitudes mimétiques » où l'écrivain conçoit le texte dans sa subordination à un réel tout puissant ; à la métalepse à fonction autoreprésentative qui coïncide dans le Nouveau roman avec une « autonomie de la fiction » et une immanence du récit ; enfin à la métalepse à fonction dissolutive qui brise aussi bien la clôture du réel que la clôture de la fiction pour instaurer l'espace poreux d'échange et d'ambiguïtés que dessinent nombre de récits contemporains.
Il y a deux façons de regarder les fictions narratives : comme récits, et comme fictions ; le premier regard est celui de la narratologie, il développe une grammaire du récit ; le second est celui des pensées de la fiction, sémantiques ou pragmatiques ; ce sont deux ordres très différents, quoique sans contradiction. Métalepse déplace l'accent, et fait passer d'une syntaxe narrative à une sémantique de la fiction. Mais elle introduit aussi une articulation inédite entre une pensée du récit de fiction comme récit et une pensée du récit de fiction comme fiction.
"Figures III" donnait une définition formelle de la métalepse et de ses aspects fonctionnels par rapport à d'autres catégories du récit ». Elle y faisait système, horizontalement, avec d'autres figures narratives (l'analepse, la prolepse) ; le récit y était traité comme l'expansion d'un verbe ; et l'énoncé « Marcel devient écrivain » y faisait figure de « récit minimal », selon un procédé inverse de celui du résumé. Dans Métalepse, la question n'est pas celle de la naissance du récit (que l'exemple de Proust permettait de penser selon la métonymie), mais de l'émergence de la fiction en tant que telle ; la fiction n'est pas l'expansion d'un énoncé d'action, mais l'aggravation d'une opération de référenciation déviante, dans une logique qui n'est plus celle du résumé. Cela constitue un tout autre ordre, qui ne concerne pas une syntaxe de la narration mais une théorie de l'imaginaire, et même une pensée de l'expérience fictionnelle, enracinée dans la définition d'un plaisir particulier, celui de l'observation et de la participation à une transgression ontologique.
Dans "Nouveau Discours du récit", entre les deux ouvrages, la métalepse était redéfinie comme une « transgression délibérée du seuil d'enchâssement », mais toujours selon la syntaxe narrative et ses différents niveaux ; ce court-circuit était qualifié de « pseudo-diégétique », ou « métadiégétique réduit », réduction par laquelle le narrateur premier se substitue à un narrateur second ; elle ne posait pas en soi le problème de la référence, et de la distance ontologique interne à la représentation. C'est cette question de la de la construction d'un univers de référence qui semble nouvelle. Franchir le seuil d'un enchâssement, ce serait aussi franchir le seuil d'une représentation. Il s'agit de prétendre pénétrer dans un autre espace.
L'accent tombe désormais sur les effets du discours narratif, c'est-à-dire en particulier, du côté du lecteur, sur le fonctionnement de la représentation, et non sur les propriétés descriptibles du discours narratif et sur leur classement comme c'était le cas dans l'entreprise narratologique. On passe résolument des énoncés aux ensembles fictionnels, en tant qu'ils sont projectibles ; la fiction y est conçue en termes d'univers, à vrai dire plus encore que de comportements ou d'états mentaux.
2- Une fiction "aggravée"
Cette substitution d'une question sémantique à une question syntaxique met l'accent sur une certaine gradualité, sur la fictionnalité comme question quantitative. En cela, l'intérêt pour la métalepse privilégie deux pôles de la représentation : l'émergence de la fiction, le moment où l'on franchit le seuil de la fiction proprement dite (c'est la question même du passage, de la figure à la fiction), pour substituer à un énoncé fictif un véritable « milieu » de fiction ; et symétriquement, les formes outrées de fictionnalité, le fantastique, l'invraisemblable, l'impossible ; on est invité à s'interroger sur le maximum fictionnel et le minimum fictionnel.
Du côté du maximum fictionnel, l'accent est mis sur la distance avec le monde réel, le cur de la fiction étant le comble de fiction (alors que, si je ne me trompe pas, la narratologie « classique » privilégiait plutôt la catégorie de la motivation) : on est d'autant mieux dans la fiction que l'effet métaleptique est moins plausible. La métalepse est un processus représentationnel paradoxal, qui fonde le contrat de lecture non plus sur la vraisemblance, mais sur un savoir partagé de l'illusion. Elle suppose une coexistence, pas une coïncidence ; du même au même, il n'y a pas de voie métaleptique. Ce sont des phénomènes quantitatifs et dynamiques : accentuations ludiques d'une figure d'intervention, ou impossibilité de revenir au sens littéral. Dans beaucoup d'exemples proposés, la fictionnalité est une question d'invraisemblance, d'illégalité, d'inintégrabilité du fait fictionnel à notre univers de référence, il faut qu'une impossibilité physique la fonde ou qu'un "frisson" la fasse reconnaître. De là une affinité entre la métalepse et « plusieurs visions du monde artistiquement incarnées » qui dramatisent la question ontologique (le baroque, un certain type de modernisme, le postmoderne) ou la transforment en pur jeu ; classicisme et réalisme, au contraire, ont tendance à s'en détourner, à maintenir la frontière qui sépare l'acte représentationnel de l'univers représenté. L'absence de discrétion du romancier moderne dessine une accentuation progressive des modalités de la fiction, revers de la montée en puissance de la figure du témoin. Le regard porté sur la fiction invite donc à mesurer la fictionnalité sur une échelle d'« aggravation » des anomalies référentielles. La métalepse révèlerait la distance (souvent ludique, G. Genette aprle volontiers de "plaisanterie") intrinsèque à la représentation ; et c'est cette distance interne du mimétique qu'elle exploite en la creusant.
Le processus définit-il ici une exception, un cas-limite ? une fiction outrée ? ou le propre de la fiction, comme il est plusieurs fois suggéré ? G. Genette souligne que toute fiction est tissée de métalepses (les éléments du monde réel insérés dans le monde fictionnel), tout comme, réciproquement, la réalité ; c'est l'effet retour de la perspective narrative sur la perspective sémantique, et cela donne une idée très particulière du monde réel, qui devient une sorte de premier niveau ouvert à tous els enchâssements : une fiction est toujours métadiégétique, soit par rapport à la réalité, soit par rapport à une autre fiction qu'elle parasite toute fiction est dans une vie, et la métalepse joue sur ce nivellement. Pourtant, ce dispositif expérimental, cas-limite, précise Genette, « nous en apprend du même coup beaucoup sur les conditions du fonctionnement normal de la représentation ».
Jean-Marie Schaeffer a commenté l'effet métaleptique en un sens apparemment proche, pour en faire non une anomalie mais un exemple de ce qui définit précisément l'immersion fictionnelle, c'est-à-dire la réalité d'un état mental scindé ; il souligne que nous avons tendance à interpréter les métalepses comme des processus anti-fictionnels, alors qu'elles peuvent aménager des voies de passage entre deux univers tout en maintenant leur co-fonctionnement. Dans l'immersion fictionnelle, le monde fictif ne prend pas la place de l'environnement réel ; simplement les hiérarchies de l'attention sont inversées, et les mouvements répétés de sortir et de rentrée en immersion s'avèrent inhérents à la dynamique temporelle de toutes les expériences d'immersion fictionnelle.
Mais le vocabulaire de "Métalepse" est différent de celui d'une pragmatique de la fiction, il est souvent tourné vers des phénomènes ontologiques (même si je ne suis pas sûre que cette question vous intéresse beaucoup) ; mettre l'accent sur la transgression comme mode profond de la fictionnalité consiste à faire un pas de plus, car cela débouche sur une pensée du plaisir fictionnel comme plaisir de la transgression, passage d'un seuil, conscience d'une manipulation mimétique, partage d'un outil de distanciation. Dans les exemples de théâtre proposés par le livre, l'activité réceptive relève d'une métalepse constante. La figure présente aussi des affinités avec certaines tonalités littéraires (voir certains genres) impliquant l'exploitation d'une distance : pratiques comiques ou ironiques plutôt qu'engagement dans le tragique ou le lyrique. Cette conception (en partie savante, ou professionnelle) de la réception, est-elle compatible avec la notion d'immersion ? En quoi le comble de la fiction nous renseigne-t-il sur son ordinaire ? Comment tenir ensemble expansion (question quantitative, gradualité ontologique) et aggravation ? (que recouvre ce choix d'un terme axiologique, marqué de valeurs ludiques ?)
On peut noter que, dans un tout autre cadre, lorsqu'il pense lui aussi ensemble la figure et la fiction, Ricur a pour sa part fondé leur parenté sur la notion de « ressemblance », non sur la distance et la reconnaissance d'une impossibilité, qui nous plongerait d'autant mieux dans la fiction que "l'effet est moins plausible" ; chez Ricur c'est aussi la métaphore qui apparaît comme un embryon de fiction, mais la métaphore décrite par Aristote comme le résultat d'une compétence « réaliste », celle qui consiste à bien percevoir les ressemblances. Ces deux approches de la représentation me semblent antagonistes : celle de G. Genette met l'accent sur une transgression rendue possible par un étagement de références, par un enchâssement d'univers, celle de Ricur sur le phénomène linguistique de l'analogie et de la prédication, et sur le commun retour de la figure et de la fiction sur le monde, leur vertu de refiguration, leur capacité à nous faire « voir le semblable ».
3- Style et fiction: un commun décrochement
Le livre explore aussi le pôle inverse de cette échelle de fiction : la question de l'émergence de la fiction, autrement dit de la fictionnalisation (et non plus de la sur-fictionnalisation), ou encore du passage du seuil fiction / non-fiction. Elle est approchée en termes sémantiques autant que pragmatiques. Je trouve particulièrement éclairantes à ce titre les remarques sur l'effet de réel. G. Genette observe « les effets de cet effet » aussi bien dans le récit factuel que dans le récit fictionnel : il s'agit d'un détail « qui ne s'invente pas », et qui donc fait vrai ; mais paradoxalement, souligne-t-il, l'effet de cet effet est une fictionnalisation du récit historique, qui s'y anime jusqu'à rejoindre le régime fictionnel du pur roman ; dans le récit romanesque, l'effet est symétriquement inverse. Mais ce qui est fictif, dans les deux cas, ou du moins abusif, c'est l'effet de témoignage, c'est-à-dire de tableau les pages de cette sorte ne suggèrent pas seulement un « j'y étais », mais un « j'y suis encore », un « j'y suis » (et du coup, vous y êtes) figural et quasi fictionnel : un effet de présence, c'est-à-dire la possibilité d'une immersion, d'une projectibilité.
Cette catégorie de l'« effet de fiction » m'invite à une autre série de remarques, qui tiennent à un autre couplage, aux rapports entre la fiction et ce qui n'est pas la fiction (embryon de fiction, c'est-à-dire question de quantité référentielle / ou effet de fiction, c'est-à-dire question pragmatique), et par exemple à une confrontation entre "Métalepse" et "Fiction et Diction".
Le couple figure fiction est-il lié de quelque façon avec le couple fiction diction ? "Métalepse" autorise-t-il à présenter le style, d'un point de vue pragmatique, comme un germe de fiction ? Comme si, redéployée en termes sémantiques, la diction était elle aussi touchée par une question de référence. Je crois retrouver ici ce qui m'a paru le point le plus difficile de "Fiction et diction": la recherche d'un lieu de convergence entre la fiction et la diction, l'intersection entre une question sémantique et une question de style ; l'idée proposée dans "Fiction et diction" est celle d'une « opacité » commune aux deux régimes, l'une en amont, l'autre en aval ; la question apparaît à deux reprises, et invite à penser la diction comme une quasi-fiction, ou comme susceptible de produire un effet de fiction. L'idée d'aggravation s'y éclaire-t-elle ?
- Dans le premier chapitre, G. Genette écrit : « On peut juger obscure ou problématique la convergence sur une même fonction de ces deux modes apparemment hétérogènes que sont, d'un côté, les caractère fictionnel d'une histoire et, de l'autre, la manière dont un texte, outre ce qu'il dit, laisse percevoir et apprécier ce qu'il est. Le trait commun, je le soupçonne, tient à un trouble de la transparence du discours: dans un cas (fiction), parce que son objet est plus ou moins explicitement posé comme inexistant ; dans l'autre (diction), pour peu que cet objet soit tenu pour moins important que les propriétés intrinsèques de ce discours lui-même ». L'objet du texte de diction est irréalisé, irréalisé par un effet de style. On retrouve dans "Métalepse" cet idée du trouble perçu par le lecteur ; au sujet de Michelet, par exemple, la métalepse est définie par un effet, un « effet troublant, d'autant plus fort que le lecteur est rendu plus accueillant à la fiction ».
- En note à ce chapitre, on lit en outre : Le trait commun (qui préserve l'homogénéité de la littérature comme fonction esthétique) est l'intransitivité, que les poétiques formalistes réservaient au discours poétique. Il y aurait deux formes d'intransitivité : par « vacance thématique » (le rapport du texte fictionnel à son référent) ou par « opacité rhématique », qui constituent le texte en objet autonome et sa relation au lecteur en relation esthétique, où le sens est perçu comme inséparable de la forme. La diction est pensée sur le mode de la fiction, d'un effet de fiction justement. Comme si le style était déjà une modalité du « comme si » - ce qui a été défendu au sujet de la rhétorique, par exemple.
Dans ces deux cas, le couple fiction / diction semble dissymétrique, et peut-être la question de la métalepse peut-elle éclairer cette dissymétrie. La fiction est le terme fort, ou le terme premier, et la diction semble à ces deux reprises pouvoir se définir par rapport à elle ; le choix de la paronomase le laissait peut-être déjà entendre. Ce qui n'était qu'implicite devient-il une voie possible dans Métalepse ? Ré-ancrée dans la question de la référence, la figure apparaît déjà comme une manipulation fictionnelle et pas seulement dictionnelle : G. Genette suggère que toute métaphore implique une métamorphose (dans sa réponse à une objectio faite par Christine Montalbetti), car elle constitue déjà une recatégorisation, et parce que le travail du style ne laisse pas intact ce qui est métaphorisé. La diction est-elle elle aussi un embryon ou une esquisse de fiction ? Une théorie des effets ? Le trouble du discours deviendrait alors, plus qu'un effet de style, une mimesis de fiction.