Par Maxime Decout (Université Lille 3)
Introduction à Qui a peur de l'imitation ?, Paris, Minuit, coll. «Paradoxe», 2017, p.7-24. Ces pages sont reproduites dans l'Atelier de Fabula avec l'aimable autorisation de l'auteur et de son éditeur.
Voilà qui, pensez-vous, annonce le début d'une réécriture burlesque d'un de nos plus célèbres classiques, dans la veine si brillamment développée par Scarron avec son Virgile travesti ou Boileau et ses compères avec Le Lutrin. Détrompez-vous. Il n'en est rien. Il n'y aura pas de Proust travesti. J'ai ici, à l'aide d'un nombre restreint de changements, mais non sans quelques maladresses et ficelles rhétoriques grossières, réalisé ce qu'on appelle usuellement un pastiche. Pastiche dont la réussite fonctionne très différemment si l'on désire le dissimuler ou le faire reconnaître, mais aussi en fonction du texte de départ choisi. Ici l'identification de l'opération est relativement aisée, du fait de la notoriété du modèle, qui a d'ailleurs appelé à d'innombrables imitations.
En conséquence de quoi nous devons bien nous interroger sur les raisons qui nous poussent si facilement à dire en redisant, à écrire à l'ombre d'un autre, à mettre nos mots dans les lignes tracées par autrui. Ces rails nous rassurent, a-t-on envie de répondre à brûle-pourpoint. Nous imiterions de bonne humeur. Par jeu ou par facilité. Mais si l'on repose la question et qu'on prend le temps d'y songer plus au calme, en sommes-nous si sûrs? Et si une peur secrète, une inquiétude sourde était parfois là, un peu analogue à celle de l'enfant face à son cauchemar? S'il n'était pas si évident d'imiter de bonne humeur? Dans ce cas, les enjeux changent du tout au tout. Écrire en se parant des mots d'un autre, si on y décèle quelque chose qui irait de la crainte à la frayeur, ne peut plus être considéré comme une simple technique narrative, sans différence avec tant d'autres (en vrac: l'ironie, la focalisation, le monologue intérieur...). L'imitation doit dès lors être examinée à la lumière des complexités de la psyché humaine. Plus exactement, comme une attitude singulière qui nous renseignerait non seulement sur la littérature, sur la nature du lien avec autrui qu'implique l'acte d'écrire, mais aussi sur nos affects les plus secrets.
Or, ce qui me frappe, c'est que l'imitation se loge si facilement sous les auspices du plaisir. Mais n'y aurait-il pas là, de la part des écrivains, une volonté secrète de domestiquer une écriture rétive et opaque, de ramener ce qui pourrait demeurer réfractaire à notre entendement et inquiétant pour nos habitudes de pensée, dans les bornes rassurantes d'une réécriture jouissive et garante de littérarité? L'imitation serait une affirmation de la littérature dans et par le plaisir. Ce qui passe à la trappe est tout bonnement son essentielle part d'ombre qui l'éclaire pourtant bien différemment. Qui fait résonner pour nous autrement la manière dont une uvre se conçoit, progresse, s'écrit dans l'angoisse et la lutte avec les mots de l'autre qui, toujours, nous regardent, nous jugent ou nous menacent. Si bien que les démêlés des écrivains avec l'imitation risquent de passer inaperçus si on ne restitue pas sa place à la peur. D'autant que, tout le monde le sait, l'humour le plus désinvolte n'est jamais tout à fait dénué d'une certaine violence et d'un grand nombre de sentiments qu'il camoufle, comme la honte, la colère, la haine ou le narcissisme.
Qui peut donc imiter de bonne humeur? Et qui a en réalité peur de l'imitation? On pourrait déclarer à l'emporte-pièce: nous avons tous peur de l'imitation. Mais si j'affirme cela, l'affaire est entendue. Nous voilà quitte. Il n'y aura pas de livre. Il faudrait donc être plus mesuré dans la réponse. Si certains s'y adonnent dans l'ivresse et la liberté, d'autres s'y livreront moins facilement, ou feront tout pour ne pas y céder. À quelque degré qu'on l'envisage, la peur de l'imitation, et plus largement de la répétition, sommeille en tout un chacun, parfois même comme une sorte d'inconscient refoulé. Nous pourrions établir une liste de terrorisés: l'élève, le professeur, l'homme politique, l'apprenti écrivain, l'écrivain, le critique littéraire, le philosophe, l'historien, le sociologue... Bref, toute personne qui cherche à produire une parole personnelle. M'est-il donc arrivé d'imiter sans le dire, peut-être sans le savoir? Oui. Lorsque j'ai rédigé ma dissertation de Capes, lorsque j'ai prononcé ma leçon d'agrégation. Lorsque j'ai crayonné mon CV et ma lettre de motivation. Lorsque j'ai été à mes entretiens d'embauche. Et puis, ma vie d'enseignement fut un long défilé d'imitations mises en voix ou mises en scène devant un public qui n'y voyait goutte. Un cours est-il donc une parole originale, sans précédent? J'ai peur qu'on ne se berce de chimères, à moins qu'il me faille consentir modestement à ne pas avoir la chance de connaître ce genre d'inspirations fulgurantes.
Il faut malgré tout introduire quelques nuances dans cette crainte partagée. Les cas ne sont ni tous identiques ni aussi graves chez les uns et les autres. Il existe un grand nombre de degrés qui séparent les timorés, les intimidés, les inhibés et les terrorisés. Mais encore: les imitateurs compulsifs et maniaques, les bravaches et les fanfarons qui voudraient nous dire, comme dans un geste de défi: «encrier des autres, je n'y tremperai pas ma plume». Et puis, il y a tous ceux qui, imitant allègrement ou tristement, en l'affirmant ou le cachant, souhaiteraient nous faire croire qu'ils ont définitivement apprivoisé cette intrusion de l'autre en soi, qu'ils s'en accommodent sans souci ou s'y sont résignés avec mélancolie. Doit-on cependant penser que l'imitation est pour eux une amie ou une habitude qui, au départ, ne s'accompagnait d'aucune alarme? Les sceptiques ont raison d'hésiter.
En tout cas, dans ce cortège de postures, c'est surtout l'homme de lettres qui emporte l'essentiel. Pour lui, le problème de l'imitation se pose d'abord en termes pratiques: comment écrire dans le style d'un autre? Une question assez différente de celle suscitée par l'imitation chez le critique littéraire qui l'analyse selon des catégories narratologiques. Avec elle, nous abordons donc la littérature non pas de manière théorique mais dans ce qu'elle a de plus concret. Si bien que le malaise attaché à l'imitation n'a rien d'un détail ou d'un cas particulier: c'est un symptôme qui éclaire les décisions, parfois ambiguës et contrastées, qui gèrent l'écriture. Car l'imitation n'est jamais une attitude évidente, simple. Elle surgit toujours comme un problème qui n'est ni autonome ni purement littéraire ou technique. Aussi serait-il certainement précieux de pouvoir apercevoir, filmer ou reconstituer les gestes d'un imitateur. Les mouvements de ses mains, de sa plume, les variations de bruit qu'elle occasionne sur le papier, son dos voûté, les paupières qui se ferment, leur rythme, les mouvements des yeux, les allers-retours avec la page à imiter, les soupirs, les tics nerveux, les signes d'agacement, de fatigue, de panique. Nous aurions là une scénographie corporelle qui enregistrait les émotions et leurs variations. Tous ces gestes insignifiants, que les écrivains eux-mêmes consignent assez rarement, les décrivent pourtant. Ils sont les garde-fous d'un discours trop abstrait sur l'uvre et sur sa production. Quelque chose comme l'évitement d'une idéologie ou d'une doxa qui nous guident si souvent dans nos routines intellectuelles.
En l'absence d'un tel document, c'est donc dans les uvres, les correspondances ou les déclarations que nous devrons recueillir les éléments à même de mesurer les enjeux d'une pratique qui, chez l'écrivain, touche à la nature même de son art, à sa propre définition, à ses buts comme à ses moyens. Il faudra alors se demander si en tout écrivain ne se tapit pas un imitateur ou si l'imitateur n'est pas une sous-espèce de l'écrivain. Et si tel était le cas, de quel spécimen il s'agirait, en gardant à l'esprit que cette classe n'est ni homogène ni étanche. On peut devenir imitateur ou cesser de l'être. Quels en sont donc les traits saillants, les comportements spécifiques, les habitudes distinctives?
Car si Paulhan pouvait supposer qu'«il n'y a en littérature qu'un sentiment absolument sot: c'est la peur d'être influencé[1]», c'est qu'il avait identifié un mal généralisé chez ses confrères, dont il ne fut peut-être pas tout à fait indemne. Mais ces «sots» ne sont nullement des isolés. L'écriture empruntée, voleuse, copieuse, téléguidée, pourrait bien être la logique cachée qui préside à toute écriture. Ce livre que vous lisez, n'est-il pas d'ailleurs, comme tant d'autres, le fruit d'un brigandage souterrain parmi d'innombrables discours? Conscient ou inconscient, cela change peut-être l'intention, mais pas vraiment le problème. Car l'imitation, contrairement au plagiat, n'est pas un cas de conscience. Elle est un phénomène de la conscience. C'est différent. Un mécanisme non pas seulement de l'écriture mais aussi de la pensée. Nous ne devons pas l'entendre d'un point de vue moral, ou pire, moralisateur, ni même légal, à l'opposé du plagiat[2]. D'où la question qu'il faut bien poser: sommes-nous propriétaires des mots que nous utilisons? Dire n'est-il pas toujours aussi redire? Ce livre vous propose donc un voyage où les mots ne sont plus à personne, où les plumes s'échangent, se prêtent, où on les accapare et se les approprie. À travers lui, je vous invite à la suspicion. C'est qu'il le faut. Pour ne pas être naïf. Pour ne pas croire que vous serez libre et authentique parce que vous aurez éliminé tous les modèles.
Vous voulez des faits? Commençons seulement par évaluer l'ampleur du phénomène. Je ne pourrai pas être exhaustif, à moins de noircir des pages et des pages, de remplir des volumes et des volumes, de me résoudre à dresser des listes sans fin. Car on s'y est mis très tôt, à imiter: Démosthène puise à pleine main chez Isée, Virgile pille à droite et à gauche, saint Jérôme détrousse Didyme l'Aveugle, Ignace de Loyola chaparde du côté de l'abbé de Montserrat. Comme si l'activité mimétique naissait en même temps que celle d'écrire. Pensons aussi à Rabelais, à Montaigne, à Pascal qui imite le même Montaigne sans le dire et le critique ailleurs, aux emprunts de Molière à Plaute et Cyrano de Bergerac, de La Fontaine à Ésope et Phèdre, aux innombrables pastiches de Sterne pour son Tristram Shandy, lui-même pastiché par Diderot dans Jacques le fataliste et par Nodier dans Histoire du roi de Bohême, dans une cascade où l'on ne sait plus qui pastiche qui. Zadig de Voltaire contient pour sa part de longs passages subtilisés ailleurs, parfois décalqués directement. Vigny va voir du côté de Milton et de Chateaubriand ce qu'il pourrait faire sien... Ne continuons pas plus loin, tout le monde a compris.
On soupçonnait donc que certains écrivains avaient parfois tendance à plagier ou pasticher, mais discrètement, dans la mesure du possible et du décent, avec retenue et élégance. Eh bien, on le constate maintenant: l'imitation n'est pas un geste marginal. Et elle n'est pas toujours parcimonieuse et mesurée. Le rapt peut être massif, total, sans vergogne. Shakespeare a ainsi dépouillé de nombreux auteurs, à tel point qu'Edmond Malone aurait dénombré, dans les 6043 vers de Richard III, 1771 vers empruntés et 2373 vers pastichés[3]. Les chiffres font presque peur. Ils donnent le vertige. Les deux tiers de la pièce seraient extorqués à d'autres. Comment cet assemblage peut-il encore tenir debout, et de quelle manière? La fraude n'est d'ailleurs pas moins massive avec Dumas. Vous me direz, certes mais il s'agit de fictions. Soit. Regardons donc côté autobiographie si les choses diffèrent. Songez à Romain Gary par exemple. Si le romancier qu'il fut a souvent pastiché ou plagié, comme certains passages d'Éducation européenne entièrement flibustés à Hemingway ou à Kipling, c'est un épisode de La Promesse de l'aube qui pose problème. Celui, rapporté dans une touchante sincérité, de M. Piekielny qui habitait au numéro 16 de la rue Grande-Pohulanka, à Wilno, et qui a confié à Gary une mission: témoigner de son humble existence. Ce dont il s'acquitte en déclarant ex abrupto à la Reine d'Angleterre: «Au n°16 de la rue Grande-Pohulanka, à Wilno, habitait un certain M. Piekielny...» Or ce passage, dont l'émotion semble garantir l'authenticité, est en réalité escamoté à Gogol[4]. Lorsque la sincérité nous semble la plus complète, repérer l'imitation nous révèle toute la mauvaise foi impliquée dans l'acte d'écrire, non celle qui est roublarde et délétère, mais celle qui est absolument nécessaire et féconde. Si, sur le plan de l'exactitude autobiographique, l'imitation nous renseigne quant aux perfidies de la plume, sur le plan de la création, elle garantit cette merveilleuse faculté d'importation et d'appropriation de la littérature qui ne nie pas sa dimension créatrice.
Nous ne pouvons par conséquent pas vraiment faire de l'écriture une rimbaldie continue, le surgissement d'une nouveauté sans exemple. Ces évidences, qui font la force de la littérature, qui nous ensorcellent à raison, nous sommes amenés à les revoir à la baisse lorsque nous songeons que l'uvre peut aussi emprunter, copier, imiter, dérober. Car les grands textes sont aussi le fruit de simulacres et de forfaits masqués. Il faut toutefois le dire fermement: imiter n'est pas toujours souscrire à un code. Encore moins à une doxa. Celui qui imite se confronte plutôt à une hétérodoxie. Celle de sa source mais aussi la sienne. C'est sa propre dissidence qu'il met à l'épreuve, dont il fait l'essai. C'est pourquoi l'invention n'est antinomique qu'en surface de l'imitation. Le magnifique et révolutionnaire «Cimetière marin» de Valéry, l'un des textes les plus décisifs de la poésie française du XXesiècle, n'est-on pas quelque peu déçu quand on apprend qu'il contient plusieurs pastiches du «Cimetière au bord de la mer», texte oublié d'un certain Pierre-Antoine Lebrun? Mais cela en fait-il un texte moins fondateur? Non. Moins original? Non plus. Autre sujet d'étonnement similaire: le célèbre «Ô temps, suspends ton vol» du «Lac» de Lamartine est subtilisé à une «Ode sur le temps» d'Antoine-Léonard Thomas et le vers, destiné à devenir un adage mémorable, «Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé», est confisqué à Nicolas-Germain Léonard dans «L'isolement». Mais il y a toujours, dans l'imitation, un décalage face au modèle où réside une chance pour l'imitateur de créer vraiment, de ne pas être le féal du précurseur ou son écho. Ce sont ces retournements splendides, ces libérations violentes, parfois fantasmées, parfois avortées, qui font de l'imitation une question adressée à l'écrivain, au lecteur et à la littérature tout entière.
Ceux qui imitent sans sourciller, comme Shakespeare, Rabelais, Molière ou Sterne, pourraient donc ressentir avec assez de force leur propre originalité pour ne pas craindre de se servir ailleurs. Mais ont-ils tous imité de bonne humeur, de manière allègre, légère, en toute impunité, sans mauvaise conscience? N'est-on pas amené à douter de ces évidences? C'est qu'il faut aussi distinguer entre les écrivains exécutant des imitations, en particulier des pastiches, comme un genre à part entière, ceux qui les affichent localement dans un texte comme pour mieux nous dire qu'ils maîtrisent la création et qu'ils savent, dans le reste de leur uvre, se tenir à l'écart de ces conduites, et ceux qui y recourent silencieusement, parfois en guise d'embrayeur ou de point de départ. Comme lorsque l'inspiration vient à manquer ou qu'un modèle s'impose à un moment ou un autre. Mais il y a surtout tous ceux qui ont été épouvantés à l'idée de ne plus être eux-mêmes en imitant. De répéter inconsciemment ce que d'aucuns avaient déjà couché par écrit. Pour quelles raisons certains écrivains ressentent-ils une gêne, une méfiance, une épouvante ou une nécessité intérieure, une réquisition face à l'imitation? Comment comprendre le rapport singulier au style, à soi et à l'autre qui a agité Flaubert, Proust, Sartre, Perec ou Lowry? Pour bien cerner ces phénomènes, il faut donc ajouter au «qui a peur de l'imitation?» un pourquoi. Pourquoi imiter? pourquoi ne pas imiter? quand imiter? qui imiter? Voilà les questions qui se profilent derrière celle de l'identité du terrorisé. Et quelle est cette peur? Celle d'être démasqué, et couvert d'opprobre, assurément. De perdre l'estime des autres, et surtout de ses pairs, qui sont si souvent des juges ou des directeurs de conscience, voire l'estime de soi. Pire encore: d'entrer dans le rassérènement tiède de l'imitation pure et dure sans invention. Mais il y a aussi le sentiment d'inhibition ou d'infériorité face à des modèles oppressants. Il y a là une peur d'être devancé ou influencé, d'être volé ou voleur. Une terreur à l'idée d'être pensé et parlé, d'être écrit au lieu d'écrire. C'est-à-dire de ne plus être soi. Gide constatait par exemple que la peur d'être influencé est un sentiment moderne lié à la recherche d'une identité singulière alors que «l'artiste véritable» est, lui, «avide des influences profondes[5]». Il les recherche «avec une sorte d'avidité qui est comme l'avidité d'être[6]». L'influence et l'imitation doivent être comprises comme des questions identitaires centrales en littérature. Angoisse, culpabilité, honte, satisfaction, orgueil d'avoir surpassé, lassitude: l'imitation nous offre en effet un tableau particulièrement contrasté des affects humains. Concevoir la littérature à travers son prisme, nous enjoint alors à penser la dimension psychopathologique qui est parfois attachée à l'activité mimétique et à l'écriture. Interroger l'imitation dans ses rapports à la peur et au désir, c'est alors revenir aux origines d'une passion pour la littérature, le langage et l'écriture. Mais c'est aussi explorer comment cette passion se détermine dans ses rapports complexes à l'autre et à soi[7].
Un caméléon
Qu'est-ce que l'imitation? Beaucoup de choses à la fois. Des procédés très précis qu'on peut distinguer, classer, organiser, trier. Mais aussi un phénomène bien plus général qui consiste à s'inspirer d'un autre texte pour écrire le sien. Imitation est un terme large qui, en littérature, comporte au moins deux acceptions: l'imitation d'un aspect de la réalité (la fameuse mimesis d'Aristote et de Platon) et l'imitation d'une uvre littéraire. C'est au deuxième sens du mot que je voudrais m'intéresser. Or, pour imiter, les manières sont diverses et forment une famille particulièrement nombreuse où la confusion règne. Citons d'emblée quelques-uns de ses membres les plus éminents: le pastiche, la parodie, le travestissement burlesque, l'allusion, le plagiat. Faisons simple dans un premier temps. On s'accorde le plus souvent pour faire du pastiche l'imitation des caractéristiques d'un style attribué à un auteur ou à un ensemble d'uvres ou de discours, qu'elles soient regardées comme des qualités ou des défauts. Celui-ci varie dans l'extension mais aussi dans le degré d'imitation, allant d'une vague ressemblance à une transcription presque exacte. La parodie correspond de son côté à une transformation, ludique ou satirique, d'une uvre précise[8]. Le plagiat, en revanche, est la reprise presque littérale et frauduleuse du texte d'un autre; il engage une dimension légale[9]. Mais les différentes typologies établies montrent qu'aucun classement ne peut être considéré comme définitif. Gérard Genette, avec Palimpsestes, a proposé par exemple de distinguer la transformation, qui s'attache à une uvre, et l'imitation, qui s'occupe d'un style, ce qui amène à séparer la parodie (d'une uvre) et le pastiche (d'un style général attribué à un auteur ou à un courant). Mais les deux sont toujours susceptibles de converger puisque adopter l'écriture d'un autre suppose aussi de conserver certains éléments de l'univers de référence et de la pensée que véhicule cette forme[10]. Le style d'un auteur ne peut-il d'ailleurs pas aussi être spécifique d'une uvre et ne pas se faire entendre dans d'autres? Reconnaîtrait-on de façon assurée un même écrivain à la lecture d'un passage anonymé de Madame Bovary et d'un autre de Salammbô? Certes il y a beaucoup d'obsessionnels dont la plume est immédiatement identifiable, comme Rabelais, Racine, Hugo, Chateaubriand, Kafka, Beckett, Duras, Robbe-Grillet, Modiano ou Chevillard. Mais, à l'autre bout de l'échelle, il y a des écrivains transformistes, comme Perec ou Calvino, qui ont pu changer d'écriture comme on quitte un vêtement. Et puis il y a ceux dont l'écriture s'est peu à peu ou brutalement modifiée, comme Proust ou Camus, La Fontaine, Boileau, Corneille, Lautréamont.
L'imitation doit aussi être distinguée d'un autre phénomène qui lui est étroitement associé: l'influence[11]. C'est-à-dire l'«action qu'exerce quelque chose sur quelque chose ou quelqu'un» ou l'«ascendant de quelqu'un sur quelqu'un d'autre». Bref, quand on parle d'influence en littérature, la focale est placée sur la source: c'est elle qui est l'origine de l'action. Quand on parle en revanche d'imitation, on évoque «l'action d'imiter quelqu'un ou quelque chose»: cette fois l'agent est l'imitateur lui-même. Évidemment les deux notions sont connexes (l'influence est souvent la cause de l'imitation) même si l'influence est un phénomène plus diffus, moins discernable, souvent moins conscient. On peut d'ailleurs imiter sans être influencé. On le sait de toute façon: personne n'écrit à partir de rien. Personne ne prend la plume sans avoir à ses côtés un bagage plus ou moins chargé de livres. Une bibliothèque intérieure, parfois partiellement oubliée, parfois bien présente à l'esprit, parfois directement présente à portée de main, ce qui donne la tentation de l'ouvrir. En cas de panne notamment. Les critiques prisent particulièrement le repérage des sources. On ressent le besoin de situer une uvre par rapport à d'autres. L'attitude est spontanée, naturelle, presque inévitable. Qui n'a pas lu, au sujet de tel ou tel nouveau titre, qu'il ressemble à du Echenoz ou à du Duras. Le premier roman d'un écrivain est le lieu privilégié de ces parallèles, certainement parce qu'il est celui où les influences sont souvent encore très fortes. Mais c'est toute l'uvre qui attire ce genre de remarques. On pourrait citer mille exemples. Nous n'en prendrons qu'un. À la parution du Vent de Claude Simon, la plupart des critiques soulignent l'influence de Faulkner, comme Jean Piel qui note: «Ce qui frappe d'abord, en lisant Claude Simon, ce sont les influences qu'il a subies et qu'il ne cherche nullement à dissimuler: Faulkner surtout, mais aussi Dostoïevski, Tchekhov, d'autres encore, sans parler de Proust[12].» L'ascendance si forte de Faulkner sur l'écriture de Claude Simon peut-elle alors nous induire à parler d'un pastiche? Mais en ce cas, il s'agirait de pastiches disséminés et continués, où il serait malaisé d'identifier des fragments textuels précis qui seraient détournés. D'autant que le pastiche peut être minimal puisque une allusion, un mot, un tour syntaxique suffisent. Ce n'est toutefois pas parce qu'on ne repère pas un passage explicitement pastiché qu'il n'y a pas pastiche dans l'influence. Situation dont les difficultés d'évaluation sont encore accrues en raison du caractère potentiellement inconscient de toute imitation.
C'est pourquoi l'imitateur et l'imité, l'influencé et l'influenceur seront les protagonistes principaux de cette aventure. En se souvenant que la question de l'influence et de l'imitation doit être comprise non en termes de catégories tranchées mais en termes de nuances. Le plus souvent, il ne s'agit pas, pour l'écrivain, de simplement décalquer ou plagier, mais d'importer, d'adapter, de choisir ce qui est à même de nourrir son écriture ou son uvre dans le texte d'un autre. C'est pour cette raison que l'imitation et l'influence ont souvent été décrites comme une sorte de digestion. Pour s'en convaincre, il suffit de se reporter à l'étymologie du mot «pastiche» qui nous donne une excellente leçon de modestie. Le mot est issu de l'italien «pasticcio» qui signifie rien moins que «pâté». C'est-à-dire un produit qui résulte de l'assemblage d'éléments variés. Burton, dans l'Anatomie de la mélancolie, s'en souvient quand il note que les pasticheurs «entrelardent leurs maigres livres du gras d'autres ouvrages[13]». La Renaissance française semble elle aussi guidée par une sorte de prescience étymologique lorsqu'elle pense l'imitation des Anciens comme une «innutrition», c'est-à-dire une absorption et une digestion, reprenant en fait une image qu'on retrouve par exemple chez Quintilien dans son Institution oratoire, chez Sénèque dans ses Lettres à Lucilius ou chez Érasme dans Le Cicéronien. Montaigne considère lui aussi cette origine lexicale très au sérieux, et pour cela la prend au pied de la lettre: «Que nous sert-il d'avoir la panse pleine de viande, si elle ne se digère, si elle ne se transforme en nous[14]?» Quant à Valéry, il note pour mieux opposer deux pratiques: «Plagiaire est celui qui a mal digéré la substance des autres: il en rend les morceaux reconnaissables. L'originalité, affaire d'estomac[15].» Ou encore: «Rien de plus original, rien de plus soi que de se nourrir des autres. Mais il faut les digérer. Le lion est fait de mouton assimilé[16].» Que déduire de ces images gastriques ou culinaires? Que l'imitation et l'influence sont une question de digestion. Que l'imitateur est un lecteur à l'estomac particulièrement robuste. Mais aussi qu'avec l'imitation nous pénétrons dans les cuisines textuelles et littéraires, celles du fabriquant et de l'artisan, et non pas dans l'atelier du génie et de l'artiste.
La limite, on le voit, est donc plus que poreuse entre le plagiat, le pastiche et la simple influence. Si l'imitation avait un animal totem, celui-ci serait assurément le caméléon. Et c'est pour cette raison qu'elle reste un objet si difficile à saisir, constituant une catégorie résolument ouverte. C'est ce qui explique que les débats sur les réécritures ont été si nombreux[17]. De la parodie au pastiche, on a souvent cherché des termes plus précis pour décrire les nombreuses nuances entre ces pratiques, comme «forgerie» ou «parostiche»[18]. Tous ces termes disent le besoin de trouver le mot qui manque, prouvant chaque fois une sorte d'insatisfaction devant ce qui demeure difficilement circonscrit dans les catégories de la narratologie. Au bout du compte, ce qu'on réalise est que les débats sur l'imitation n'ont mis personne d'accord. Certes nous avons besoin de cadres pour mieux raisonner mais ceux-ci sont toujours flous et poreux. Les catégories frontières sont légion. Ce dont les hésitations terminologiques témoignent est donc que l'imitation n'est pas entièrement classable, qu'elle ne rentre pas dans des cases bien organisées et étanches; et c'est pour cela aussi qu'elle inquiète tant l'homme de lettres. Car elle peut surgir à tout moment, et même se dissimuler à un écrivain qui n'est jamais certain de ne pas imiter inconsciemment. La notion cristallise de la sorte une méfiance intuitive, presque archaïque. Si l'imitation n'est pas signalée, ou si elle n'est pas conçue pour être repérée, on la regarde avec méfiance comme une contrefaçon, un détournement, bref quelque chose qui tient de la contrebande ou du plagiat. L'imitation spontanée, irréfléchie, cachée et parfois même déniée, n'a pas bonne presse.
Or, pour mesurer à quel point l'imitation implique des questionnements identitaires, il convient de réserver une place particulière au style. Car si les idées qu'on emprunte sont plus générales, moins personnelles, le style, lui, est plus marqué, suppose des contours délimités et se donne comme la signature d'une singularité. Il est donc moins facile de le considérer comme un bien commun sur lequel on peut mettre la main allègrement. Et c'est lui qui, on l'oublie vite, a un rôle primordial dans les phénomènes de fascination, d'influence ou de rejet, par sa capacité à éveiller l'imitation. Si Flaubert fut la hantise et le fantasme de tant d'écrivains, c'est notamment en raison de son écriture. Il convient alors de le stipuler: le style n'est pas qu'une simple forme. C'est aussi et surtout une marque identitaire. Une signature textuelle. La trace de l'autre qui, importée dans mon texte, met en question mon style comme mon identité, jusqu'à mon nom. L'opération qui consiste à signer le texte d'un autre de son propre nom est autant un défi qu'une volonté de reprendre ce qu'on peut croire qu'on nous a volé, de devenir enfin cet autre qu'on mériterait d'être... L'imitation et l'influence opèrent une jonction sans précédent entre la sphère esthétique et la sphère existentielle.
Dans cette perspective, une autre distinction demeure primordiale: celle qu'on peut établir entre ce qui relève de l'imitation d'une parole générale (une manière de parler, notamment en lien avec une condition sociale, un état historique de la langue, un genre) et ce qui relève de l'imitation d'un écrivain[19]. Le premier cas n'appelle pas l'idée d'un rapt puisque la parole décalquée n'appartient pas exclusivement à un individu caractérisé par son identité. Il n'y a pas de chasse gardée des discours sociaux, des accents, des patois ou, à une moindre échelle, des genres littéraires. Tout autre est l'imitation d'un auteur ciblé ou d'une uvre. Là, l'imitateur s'aventure sur une propriété privée et protégée. Il va au-devant non d'une singularité quelconque mais d'une singularité d'écrivain qui menace la sienne. Ces situations sont donc largement différentes. Or depuis Bakhtine, on a admis que l'intertextualité avait des sources littéraires et extra-littéraires mais sans vraiment mesurer que ces sources elles-mêmes impliquaient un rapport très différent à la matière imitée, voire à la manière de le faire. Pour l'écrivain, contrefaire une parole déterminée socialement n'a rien à voir avec le pillage du style et de l'uvre d'un confrère. En fait, il faudrait même les opposer. Non pour des raisons narratologiques mais parce que, dans le premier cas, le rapport à une identité n'est pas en jeu de la même façon. Lorsqu'on spolie un texte signé, c'est son propre nom et le nom de l'autre qui sont mis en gage. C'est en eux que l'écrivain s'avise de la contingence de son identité face à une singularité qui s'est affirmée avant lui. L'imitation d'une généralité ne peut engendrer ni le même risque ni la même peur[20].
Pratique cachottière et fuyante donc; il conviendrait d'ajouter qu'elle doit aussi être comprise à la fois en tant que produit et procès. C'est-à-dire le résultat obtenu et l'opération qui conduit à sa réalisation. C'est que l'imitation ne suppose pas forcément la fabrication d'un écrit qu'on pourrait appeler par exemple «pastiche» mais elle est aussi l'acte intellectuel qui permet de se représenter un style et un univers, de l'imiter par la pensée. Elle est un travail mental de discernement, de rassemblement, de concentration des caractéristiques propres à une écriture, à un auteur ou à une uvre. Lieu d'un ancrage et d'un encrage pour lancer ou relancer la parole, l'imitation est une sorte de laboratoire non seulement d'observation mais aussi d'expérimentation. L'écrivain pourra y tester les répercutions de différentes modifications (syntaxe, virgules, prépositions, adjectifs, personnages, descriptions...): ruinent-elles l'ensemble? en transforment-elles le sens? la tonalité? ou sont-elles sans effet? Ce sont de telles questions, qui pourraient sembler dérisoires à qui n'écrit pas, que l'imitation pose, en tant qu'exercice pratique de l'écriture.
Il ne faudra donc pas hésiter à sonder les cas d'imitation virtuelle, esquissée, rejetée, aménagée ou transformée. Les moments où elle fut un projet qui n'a pas forcément abouti, qui a permis à un texte de mûrir, de bifurquer ou de changer, qui l'a déterminé ou l'a fait échouer. À l'opposé, l'uvre inédite et sans tutelle, rayonnant comme un astre unique dans sa plénitude solitaire, ne permet pas de saisir les ressorts profonds de la création, ses hésitations, ses reniements, ses faiblesses, ses angoisses, voire ses défaites. L'uvre imitée, assemblée à la lumière de professeurs, même déguisés, nous introduit pour sa part dans les coulisses de la création. C'est la seule manière pour nous de ne pas être aveuglés par le génie, de visiter les dessous de l'effroi et de la mise en cause de soi. S'intéresser à ces instants, passagers ou plus continus, de panique, d'envie, de haine, face à un autre qui menace de faire effraction dans un texte, nous habilite alors à voir autrement l'écrivain au travail tout comme l'uvre accomplie. Car si on connaît bien désormais les enjeux narratologiques, historiques ou sociologiques de l'imitation[21], on regarde moins souvent comment elle commande une logique romanesque singulière, une construction problématique des personnages et des intrigues. Et aussi leur métaphysique, affichée ou sous-jacente, au sujet de notre rapport à l'individualité et à la grégarité, de notre propension à être influencés par l'autre, plongés dans la mauvaise foi ou l'altération de notre Moi. C'est d'avoir envisagé la possibilité de l'imitation qu'a souvent jailli un questionnement complexe sur l'homme ou sur l'écriture, comme chez Stendhal, Flaubert ou Proust. Il nous manque donc quelque chose comme une compréhension globale de son rôle dans la création que nous ne pourrons aborder qu'à condition d'ausculter les affects qui y sont liés. Et c'est seulement à la croisée de toutes ces formes qu'on saisira la manière dont l'imitation est un puissant lieu de réflexion sur l'influence, la dette, le rejet, l'originalité, le style et l'identité.
D'autant que l'imitation n'est pas un acte tout à fait similaire pour celui qui tient la plume et celui qui tient le livre. Dans une uvre en effet, si l'imitation n'est pas éventée, elle cesse certes d'être imitation pour le lecteur mais pas pour l'écrivain. Même si l'intention s'évanouit, sa présence dans le texte fait partie de ce qu'il est, de la manière dont il a été enfanté et de son rapport à l'autre. Certes une source imitée demeure, pour le lecteur, quelque chose d'un décret personnel, ou peut être liée à une sorte de contrat[22], mais elle touche aussi l'auteur qui peut tout faire pour censurer ces transactions. Celui qui ravaude les indices et les preuves du larcin, qui gomme le nom de l'autre pour y mettre le sien, effectue un geste radicalement différent de celui qui exploite par exemple le pastiche comme un genre autonome ou qui laisse au lecteur une chance d'estampiller la contrefaçon. Penser l'imitation comme un passager clandestin nécessaire de l'uvre, c'est alors répudier une certaine logique unitaire, admettre de voir le texte comme lui-même et en même temps comme autre que lui-même, c'est entrevoir une série d'interactions presque infinie entre l'autre et soi.
Aussi n'est-ce pas un débat technique ou terminologique que je voudrais ouvrir. Je souhaiterais garder à l'imitation une certaine plasticité, d'autant mieux que les écrivains eux-mêmes ne distinguent pas toujours les différents phénomènes de réécriture lorsqu'ils les évoquent, en raison des convergences qui les animent. Comme tout un chacun, ils parlent volontiers de pastiche, de parodie, de plagiat, d'imitation, d'influence, sans se référer aux concepts définis par la narratologie. C'est seulement dans cette latence, dans les moments où l'imitation se transforme, devient autre que ce qu'on croit, se rallie à d'autres pratiques littéraires, que ses enjeux et la peur qui lui est attachée peuvent être débusqués.
Toute réflexion sur l'imitation renvoie donc à la question, fondamentale, ténébreuse et impalpable, de l'identité. Faille, fourvoiement ou chance, la phobie de l'imitation sollicite qu'on l'explore. Mais, à côté des évidences du plaisir et de la liesse de la singerie, elle s'abrite dans des replis, des zones d'ombres, des contradictions qui requièrent de dresser un état des lieux afin d'en confirmer le diagnostic et d'en préciser les enjeux. C'est ce à quoi sera consacrée la première partie de cet essai. Et c'est seulement à partir de là qu'il devient possible, dans un second temps, de relire le mal mimétique comme un ensemble de thérapies entreprises pour dompter l'effroi, comme des efforts insolents, ardents, impulsifs, ou prémédités et réfléchis, pour réinjecter le rêve de l'inimitable dans l'imitation. Paradoxes où on voit mieux encore l'ambivalence entre jubilation et angoisse. Euphorie du jeu et de la domination, crainte de l'altération et de la soumission, mais aussi plaisir de la peur, peur du plaisir ou angoisse tempérée par le plaisir: le carrousel de l'imitation est sans fin. Les solutions imitatives pour désarmer l'épouvante de la rapine décuplent la jouissance dans une ivresse que seul l'imitateur peut connaître.
Cette traversée de la littérature à travers la peur de l'imitation sera donc une manière d'interroger les notions centrales d'originalité et de singularité en tant que valeurs supérieures érigées par les artistes et les lecteurs pour définir les uvres et les écrivains. Le but n'est toutefois pas la constitution ou la délimitation d'un moment de notre littérature mais l'élaboration d'un cadre conceptuel large, pensé à travers un couple de notions opposées, l'originalité et la peur de l'imitation, qui permette de réfléchir sur la littérature tout comme elle-même s'y questionne. Il s'agira ainsi de trouver des cadres de compréhension des uvres et de l'image de la littérature telle qu'on en a hérité aujourd'hui, sans prétendre à une quelconque typologie. Car c'est aussi le problème du degré de conscience de la littérature devant ce qu'elle est souvent (une pratique mimétique) et devant ce qu'elle voudrait être (une originalité sans précédent), qu'il convient d'examiner. Une conscience qui est commandée par la manière dont ces questions sont appréhendées et évaluées à l'intérieur d'une société donnée, mais aussi par les écrivains selon les époques et les paradigmes intellectuels où ils écrivent. C'est pourquoi ce regard porté sur la peur de l'imitation amène à interroger la représentation de la littérature par elle-même. Comment les uvres et les écrivains comprennent-ils, mettent-ils en scène, déconstruisent-ils, essayent-ils de justifier ou de réinventer ce qu'est pour eux la littérature devant des valeurs qui leur servent de ligne d'horizon ou de repoussoir, le mimétisme et l'originalité? Aussi faudra-t-il faire le point sur les raisons profondes aux malaises mimétiques, en fonction d'un certain nombre de normes sociales et esthétiques accompagnées par la manière dont les écrivains y réagissent, et en se penchant sur les argumentations utilisées par les auteurs pour repenser cette imitation comme un pourvoyeur d'originalité et d'identité singulière alors que tout la désigne comme une répétition et une aliénation identitaire. Cette approche de la littérature à travers la peur de l'imitation renvoie donc à la question fondamentale de la littérature, celle qui se pose aux auteurs, aux éditeurs, aux lecteurs: qu'est-ce qui est spécifique dans mon uvre? qu'a-t-elle à dire en propre sur le monde, sur Moi et les autres, qu'apporte-t-elle en regard d'une histoire littéraire déjà copieuse et où tout pourrait déjà avoir été dit?
(Université Lille 3)
Pages associées: Imitation, Emotions, Influence, Pastiche, Plagiat, Bibliothèque, Intertextualité, Style et Manière, Originalité? et Singularité.
[1] Jean Paulhan, Les Incertitudes du langage, Paris, Gallimard, Idée, 1970, p.144-145.
[2] Le plagiat en tant que tel a souvent fait problème, et continue de faire problème. Ne procédons cependant pas à un inventaire, bornons-nous à constater la fréquence des polémiques et procès. Sur ce sujet, voir entre autres Hélène Maurel-Indart, Du plagiat, Paris, PUF, Perspectives critiques, 1999, Yzabelle Martineau, Le Faux littéraire. Plagiat littéraire, intertextualité et dialogisme, Québec, Éditions Nota Bene, Essais critiques, 2002 ainsi que Critique, Copier, voler: les plagiaires, no663-664, 2002.
[3] Voir Michel Schneider, Voleurs de mots. Essai sur le plagiat et la psychanalyse, Paris, Gallimard, Tel, 2011 [1985], p.40-41.
[4] Il s'agit non seulement d'un emprunt thématique mais aussi d'un véritable pastiche où l'on reconnaît aisément le texte de Gogol modifié. Voir Nicolas Gogol, Le Révizor, dans uvres complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1966, IV, 7, p.1010. Voir aussi Jean-François Hangouët, Le don des langues, Cahiers de l'Herne, Romain Gary, Jean-François Hangouët et Paul Audi (dir.), no85, 2005, p.16-29.
[5] André Gide, De l'influence en littérature, Paris, Éditions Allia, 2010 [1900], p.36.
[6] Ibid., p.27.
[7] Pour un autre regard sur cet aspect essentiel, on renverra à l'approche psychanalytique proposée par Michel Schneider dans Voleurs de mots (op.cit.).
[8] Voir Gérard Genette, Palimpsestes, Paris, Le Seuil, Points essais, 1992 [1982], Linda Hutcheon, A Theory of Parody. The Teachings of Twentieth-Century Art Forms, New York et Londres, Methuen, 1985, Daniel Sangsue, La Relation parodique, Paris, Corti, 2007.
[9] Michel Schneider dans Voleurs de mots (op. cit.) emploie pour sa part le terme plagiat de manière large, pour désigner tous les types d'emprunts, hors de toute connotation légale. C'est dans cette perspective que nous parlerons de notre côté d'imitation.
[10] Voir Gérard Genette, Palimpsestes, op. cit., p.109, 139.
[11] Voir sur ce sujet Harold Bloom, L'Angoisse de l'influence, Paris, Éditions Aux forges de Vulcain, 2013 [1973] et The Anatomy of Influence. Literature as a Way of Life, Yale, Yale University Press, 2011, ou encore Judith Schlanger, Le Neuf, le différent et le déjà-là. Une exploration de l'influence, Paris, Hermann, 2014.
[12] Jean Piel, Claude Simon, Le Vent, Critique, no128, janvier 1958, p.86.
[13] Robert Burton, Anatomie de la mélancolie, Paris, Gallimard, Folio classique, 2005, p.75.
[14] Michel de Montaigne, Essais, I, Paris, Gallimard, Folio classique, 2009, p.301.
[15] Paul Valéry, uvres, II, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1960, p.677.
[16] Ibid., p.478.
[17] Les analyses de Mikhaïl Bakhtine, Roland Barthes, Julia Kristeva, Michael Riffaterre, Antoine Compagnon ou Laurent Jenny à ce sujet ont chaque fois modifié l'appréhension du phénomène. On se reportera aussi à Annick Bouillaguet, L'Écriture imitative. Pastiche, parodie, collage, Paris, Nathan, 1996, ou Tiphaine Samoyault, L'Intertextualité. Mémoire de la littérature, Paris, Nathan, 128. Littérature, 2001.
[18] Voir Gérard Genette, Palimpsestes, op. cit., p.42-48, et Paul Aron, Formes et fonctions du parostiche dans la presse française du XIXesiècle, Poétiques de la parodie et du pastiche de 1850 à nos jours, Catherine Dousteyssier-Khoze et Floriane Place-Verghnes (dir.), Berne, Peter Lang, 2006, p.255.
[19] Gérard Genette signale d'ailleurs la porosité entre ces deux formes, notamment autour de la propension à transformer le style d'un auteur en une marque générique comme c'était le cas du style marotique (Palimpsestes, op. cit., p.117-118).
[20] En ce sens, le pastiche diffère de la parodie qui, démarche le plus souvent délibérée, autorise une plus grande distance avec un modèle qui peut aussi être admiré. Le parodiste ne redoute pas sa cible de la même manière que le pasticheur puisqu'elle ne menace pas aussi directement sa propre identité pour s'y infiltrer. Sur cette distance de la parodie, voir Daniel Sangsue, La Relation parodique, op. cit., p.106-107.
[21] Voir en particulier Paul Aron, Histoire du pastiche, Paris, PUF, Les littéraires, 2008.
[22] Gérard Genette, Palimpsestes, op. cit., p.113, 172.