Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

De la littérature à la langue
Fabula-LhT n° 30
La Littérature en formules
Laetitia Gonon

« To be or not to be, that is the question » : fortune d’une formule au xixe siècle

"To be or not to be, that is the question": the fortunes of a 19th-century formula

1Flaubert est l’un des romanciers qui a le plus raillé l’usage de la formule, définie à son époque comme « Rédaction précise et invariable de paroles qu’on a coutume de prononcer dans certaines occasions » (Larousse, 1872, p. 612), du discours du Conseiller pendant les comices agricoles au Dictionnaire des idées reçues. Dans ce passage de Madame Bovary, le pharmacien Homais propose à Charles des traitements contre l’évanouissement :

– […] Puis, ne pensez-vous pas qu’il faudrait peut-être frapper l’imagination ?
– En quoi ? comment ? dit Bovary.
– Ah ! c’est là la question ! Telle est effectivement la question : That is the question ! comme je lisais dernièrement dans le journal (Flaubert, [1857] 2013, p. 335).

2La phrase en italique n’est que la deuxième partie de la citation du vers To be, or not to be, that is the question, le début de la célébrissime tirade d’Hamlet dans la pièce de Shakespeare (vers 1600)1. Homais répète la formule, sous une forme (française) ou l’autre (anglaise), en citant comme autorité non pas le dramaturge élisabéthain, mais le texte d’actualité qu’est le journal2. Dans ce bref passage romanesque de 1857, that is the question est déjà fortement signalé comme une formule qui circule dans l’interdiscours du temps, et qui semble essentiellement médiée par les journaux périodiques, qui ont envahi l’espace de l’imprimé (Thérenty et Vaillant, 2001). Le terme de formule, ici, englobe en réalité les variations de cette même citation shakespearienne, qui « cristallisent des enjeux politiques et sociaux » (Krieg-Planque, 2009, p. 7) en passant d’un support écrit à un autre : to be or not to be et/ou être ou ne pas être, et/ou that is the question et/ou voilà/telle est la question sont équivalents sur le plan discursif3, et représentent tous la même formule. Ce vers anglais remplit par ailleurs tous les critères de la séquence que Maingueneau décrit comme « surassertée », un énoncé éminemment détachable de son texte d’origine : position initiale dans la tirade, valeur généralisante, symétrie de construction, reprise catégorisante, ici par « that is the question » (2012, p. 13).

3Au xixe siècle, ces mots « se rappellent pour caractériser une alternative embarrassante où l’on ne sait à quelle résolution s’arrêter » (Larousse, [1856] 1878, p. 197). To be or not to be et ses variations sont utilisées au premier degré, dans la presse et la littérature sérieuses, mais aussi de façon plaisante : « il s’agit d’être ou de n’être pas, to be or not to be, le coiffeur privilégié de la dame qui lui accorde sa confiance » (Ch. L., 1834, p. 271). Le nombre d’occurrences de cette formule shakespearienne dans les écrits du xixe siècle est faramineux. Pour cet article, je me suis limitée à l’étude de to be or not to be, variation éventuellement suivie ou remplacée par sa traduction française « être ou ne pas être », en laissant de côté la seule mention de that is the question. Il s’agira de montrer comment cette formule shakespearienne s’accompagne dans les écrits du xixe siècle d’autres figements lexicaux ou syntaxiques, en manifestant ainsi la circulation d’un interdiscours qui se déploie autant dans les textes d’actualité que dans la fiction littéraire.

4Après avoir décrit, avec ma méthodologie et mon corpus, la façon dont apparaît la formule to be or not to be et/ou être ou ne pas être, j’étudierai la façon dont elle permet de dramatiser le propos, souvent soutenue par des expressions récurrentes qui établissent avec elle l’éthos du locuteur. Enfin j’évoquerai la conscience aiguë du poncif qu’est devenue la formule, jusque dans le métadiscours4 : la formule shakespearienne est alors perçue en tant que telle, et fait l’objet de commentaires qui explicitent les conditions de son emploi.

Méthodologie et corpus : description de la formule to be or not to be

5Le corpus d’étude comporte 700 occurrences de 1800 à 1899, rassemblées en fouillant les bases de données numériques que sont Gallica, Frantext et Google Books, à partir de la formule anglaise to be or not to be, mais aussi des traductions être ou ne pas être et être ou n’être pas. Ces dernières ne renvoyaient pas toutes à Shakespeare, mais parfois à des interrogations philosophiques plus larges, sans rappel intertextuel, et je ne les ai pas conservées dans le corpus. Il aurait d’ailleurs pu être augmenté de façon très considérable, mais il me semble que l’ensemble est représentatif, vu le nombre et les convergences d’utilisation que je vais présenter5.

6Dans le graphique ci-dessous est représentée l’organisation chronologique du corpus, avec le nombre d’occurrences par décennies. La date attribuée à chaque occurrence est la date d’écriture ou de première édition.

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Graphique 1 : répartition chronologique du corpus

7Il faut tenir compte d’un éventuel biais dans ces données, puisque le nombre de textes numérisés est sans doute supérieur après les années 18506, mais la progression est tout de même significative : j’ai assez peu trouvé la formule dans les 30 premières années du siècle, mais son usage explose ensuite, et en particulier à partir du Second Empire – de même d’ailleurs que le nombre de titres de périodiques7. On n’en conclura pas pour autant que to be or not to be n’a qu’un usage journalistique : le graphique suivant précise, dans les 700 occurrences, les genres de textes représentés.

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Graphique 2 : genres de textes du corpus

8Lorsque je n’ajoute pas « journalistique » à ces étiquettes, les textes qui citent « to be or not to be » peuvent se trouver aussi bien dans le journal qu’en volume. J’ai rassemblé dans la section « Autres sujets sérieux » des essais ou articles militaires, économiques, portant sur l’enseignement, l’aménagement du territoire, les sciences, la philosophie ou la religion, etc. Dans les autres genres littéraires on trouve la poésie8, le théâtre et la littérature non fictionnelle (récit de voyage, physiologies, mémoires). Ce que j’ai appelé « Satire journalistique » consiste en des articles ou entrefilets humoristiques, et la formule shakespearienne est alors employée de façon plaisante (parodiant les emplois de la formule, cf. supra sur le coiffeur). Dans « Autres écritures de l’actualité » j’ai rassemblé des faits divers (accidents, crimes, mais aussi naissances ou mariages princiers), les correspondances et journaux intimes. Enfin « Métadiscours » recouvre les occurrences, dans des articles de journaux, des essais ou des dictionnaires, traitant la formule comme telle, comme un figement du discours, pour en commenter l’usage.

9Ajoutons que la formule anglaise peut être un simple titre : de poème, d’article, de chapitre, ou de comédie-vaudeville (Brunswick et Beauplan, 1853), voire une épigraphe (29 cas).

10Dans 67 occurrences, to be or not to be est attribué à Hamlet, la pièce ou le personnage, mais aussi à Shakespeare (46) et plus largement aux Anglais (13). Dans ce dernier cas, l’origine littéraire de la formule disparaît, et on signale simplement l’emprunt qu’est l’anglicisme. Par conséquent, si on exclut ce dernier phénomène d’attribution linguistique et non pas littéraire, la référence explicite à la littérature d’où est tirée la formule ne représente que 11,4% des occurrences. Il y a à cela une explication simple, qui est le caractère exceptionnellement célèbre de la citation, reconnue sans autre mention par le lecteur moyen de l’époque ; mais, à la fin du siècle, l’origine littéraire tend aussi à se perdre (voir infra).

11Par la symétrie entre la forme positive to be et la forme négative not to be, la formule exprime une « alternative », pour reprendre la définition de Larousse. Ce mot est d’ailleurs utilisé 20 fois dans le corpus, afin d’expliciter de façon catégorisante le dilemme auquel est soumis le locuteur. Un usage très fréquent consiste, avant ou après la citation de Shakespeare, à reprendre avec d’autres mots les deux positions antithétiques coordonnées par ou, afin de rendre l’alternative spécifique, quand elle est originellement générique et métaphysique :

On s’agite dans la vague, on ne sait si l’on aura demain à s’affliger ou à se réjouir, si l’on sera vainqueur ou vaincu ; […] Attendons, dans quelques heures, nous serons ministres, et alors… […] En effet, quelle différence : être ministre ou n’être plus ministre. To be or not to be ; cela change tout ; cela change le dîner quelquefois, et toujours les convives. (de Launay, 1839, p. 1)

12Mais elle peut aussi consister en deux interrogations juxtaposées, comme « Viendront-ils ? Ne viendront-ils pas ? » (Sosie, 1876, p. 2).

13Il arrive fréquemment que l’auteur du texte propose également une traduction libre en l’adaptant à son alternative, sur un ton plus ou moins grave. Dans le premier exemple, le propos est solennel – cette alternative militaire est d’ailleurs souvent reprise –, mais absolument pas dans le second :

Je répondrai en peu de mots à ces deux observations. Si nous avons la guerre, nous devons la faire encore aujourd’hui comme l’ont faite nos pères en 92 ; pour nous, c’est la question to be or not to be ; ainsi être ou n’être pas en anglais, se traduit en français, vaincre ou mourir. (Dumoulin, 1832, p. 52)9

M. Join-Bellenger, songeur, pourrait se tenir la tête à deux mains et réciter le monologue d’Hamlet « To be or not to be » que l’on traduirait ainsi pour les personnes peu familiarisées avec la langue anglaise « Suffrage universel et machines à coudre ». (Laboule, 1886, p. 3)

14Les deux auteurs indiquent explicitement qu’il s’agit d’une traduction : dans le premier extrait, la francisation permet de se réclamer d’une forme de patriotisme, qu’évoque aussi l’obligation de se battre et la référence à 1792. Dans le second, la traduction mariant la carpe et le lapin est un procédé parodique, mettant à distance la langue anglaise en même temps que la littérarité de la citation, qui devient un fourre-tout prêt à l’emploi.

15L’adaptation spécifique de la citation shakespearienne passe également, et le procédé est très fréquent, par l’ajout d’un attribut au verbe être aux formes positive et négative, qui fait volontiers retomber le dilemme métaphysique dans le prosaïsme, de façon parfois burlesque10. Ainsi il s’agit d’être ou ne pas être ministre, général, député, préfet, attaché militaire, etc. Balzac livre une reprise de ce dernier usage de la formule :

Après trois ans, la position de monsieur Marneffe avait été pour ainsi dire éclairée, mise à jour, et l’on se demandait dans les bureaux : Monsieur Marneffe sera-t-il ou ne sera-t-il pas le successeur de monsieur Coquet ? absolument comme à la Chambre on se demandait naguère : La dotation passera-t-elle ou ne passera-t-elle pas ? On observait les moindres mouvements à la Direction du Personnel, on scrutait tout dans la Division du baron Hulot (Balzac, [1846-1847] 1977, p. 294-295).

16La formule shakespearienne n’est ici qu’un sous-texte, perceptible à l’allusion être X ou ne pas être X, passera-t-elle ou ne passera-t-elle pas. On voit qu’elle est attribuée à une sorte de voix plurielle (« l’on » reprit plusieurs fois, « dans les bureaux », « à la Chambre ») : la formule s’est diluée dans des emplois figés, et est en circulation dans les cercles de pouvoir et dans ceux qui les commentent.

17Plusieurs occurrences du corpus complètent également la formule par l’attribut cocu, que ce dernier soit ou non explicité, mais toujours au masculin11. Or, si l’homme est cocu, c’est que la femme est infidèle, et c’est là une autre alternative avec attribut du sujet : « Rester fidèle au maître éternellement cher, / Ou devenir la fille inconstante et traîtresse, […] / Voilà la question : Être ou ne pas être ange. » (Millanvoye, 1881, p. 6)12.

18À l’image de l’extrait de La Cousine Bette, qui rend compte d’un usage de la formule dans le milieu politique, il faut relever que le to be or not to be est tout à fait surreprésenté (59%, soit 416/700 occurrences) dans les discours non-fictionnels traitant de sujets graves13, parce qu’il permet une dramatisation du discours qui gagne en solennité.

Procédés de dramatisation : le faux dilemme

19La formule réduite à to be or not to be peut être lexicalisée comme nom commun, et devenir « le to be or not to be » de quelque chose (donc un groupe nominal souvent étendu). Cette formule nominalisée introduite par un déterminant représente presque 30% des occurrences du corpus (207/700). Par exemple, au sujet de l’agriculteur qui doit produire au plus bas prix possible : « C’est une condition de vie ou de mort ; c’est le to be or not to be de l’agriculture » (Pochard, 1846, p. 1).

20Le nom lexicalisé devient le synonyme de « moment fatal », « pensée déterminante » ; la deuxième partie du vers shakespearien, that is the question, qu’elle soit mentionnée ou non, permet souvent une ressaisie du dilemme par le mot question. La dramatisation est renforcée car la question est signalée comme point crucial de la situation – et du discours. L’article défini la [question] a une valeur de notoriété, puisqu’il s’agit de la question la plus importante, vitale, etc. (en somme, la seule possible sans détermination supplémentaire). Ainsi 28% des occurrences (198/700) usent du nom question non pas dans une reprise explicite de telle est/voilà la question / that is the question, mais dans une ressaisie plus large de l’alternative posée, qui met en jeu l’existence même.

21Cette alternative entre la vie et la mort – d’un haras départemental, de la perdrix de France, d’un gouvernement, etc. – dramatise à l’excès le dilemme : en effet, le verbe à la forme affirmative est posé comme l’antonyme du verbe à la forme négative, ce qui ne laisse aucun espace à des solutions intermédiaires, plus réfléchies ou nuancées. Ce procédé argumentatif s’appelle la fausse dichotomie (il faut hausser les impôts ou les baisser – alors qu’on peut très bien les laisser tels quels), aussi appelé faux dilemme (Amossy, [2000] 2021, p. 168-169), et la formule shakespearienne vient soutenir de son autorité – littéraire, historique, philosophique – l’alternative entre survivre et disparaître.

22Parce que la formule est figée sur le plan linguistique, et que cet emploi dramatisant l’est aussi (sur le plan discursif), elle se trouve souvent employée dans des configurations similaires, lexicales ou syntaxiques, qui sont des collocations. On appelle collocation la tendance de certains mots à apparaître ensemble14, comme ici les adjectifs qualifiant le nom : « Accident. – Toujours “déplorable” ou “fâcheux” ; comme si on devait jamais trouver un malheur une chose réjouissante. » (Flaubert, [1881] 1979, p. 486). Utilisée comme un topos rhétorique15 du faux dilemme, la formule littéraire intègre alors un ensemble plus vaste et combinatoire de figements, qui se renforcent mutuellement, et circulent souvent ensemble dans les écrits du temps.

23Sur le plan lexical tout d’abord, il s’agit de dramatiser le moment de l’énonciation ou du récit vécu par un personnage, et on trouve souvent dans la proximité du to be or not to be un nom désignant ce moment dramatique, comme dilemme (10 occurrences), crise (12), situation (20), ou problème (22). Les noms communs sont également ceux qui résument sans nuance les alternatives : salut (10), avenir (25), existence (25), tous trois ayant pour antonyme (parfois implicite) disparition, et bien sûr mort – et/ou vie (54).

24Les adjectifs de sens hyperbolique sont aussi très utilisés, afin de rendre l’alternative plus solennelle : ils qualifient par exemple – avec variations en genre et nombre – des enjeux décisifs (6) ou importants (6), une question fatale (6), redoutable (7), capitale (8), vitale (8), une alternative cruelle (9), une crise suprême (9), des conséquences graves (15) ou terribles (17). Voici un exemple de cette dramatisation lexicale autour de la formule et de son usage argumentatif :

Car il n’y a pas à se le dissimuler, nous jouons notre va-tout et l’urne électorale renferme, à l’heure qu’il est, un dilemme fatal et inéluctable.
TO BE OR NOT TO BE.
Nous envisageons avec calme la terrible échéance, persuadés que nous sommes que l’instinct de conservation s’éveillera et guidera au dernier moment la masse inconsciente. (V (de)., 1891, p. 1)

25Les figements sont également syntaxiques, et redoublent éventuellement les hyperboles lexicales. On trouve en particulier de nombreuses constructions impersonnelles, qui laissent penser que le point de vue est objectif, et qu’il est donc nécessaire de l’adopter. L’idée de nécessité (nom utilisé 13 fois) apparaît ainsi dans une construction comme il faut (avec variation temporelle, il faudra, il fallait, etc. : 65 occurrences). Par exemple :

dans ces saturnales révolutionnaires, il y va de son salut comme de celui de toutes les légitimités continentales :
To be or not to be, that is the question.
Quand les peuples s’arment, il faut bien que les souverains se liguent. (Feletz, 1823, p. 155).

26Le dilemme est souvent mis en scène avec le présentatif c’est (pour un peuple, une personne, etc., telle question, tel dilemme, tel to be or not to be : 93 occurrences). De même, la structure impersonnelle il s’agit (pour X) de (avec les variantes temporelles) est utilisée 62 fois (il faudrait ajouter sa variante il y va, comme supra). Dans l’extrait suivant de La Chartreuse de Parme, la formule shakespearienne intervient après la mention des « nouvelles de France », qui évoque avec le verbe « parvenir » un interdiscours de l’information, prompt à faire circuler le to be or not to be :

Mosca lui avait promis de lui faire parvenir toutes les nouvelles de France qu’il pourrait recueillir ; c’était une grande indiscrétion à Milan, dans le mois qui précéda Waterloo ; il s’agissait alors pour l’Italie d’être ou de n’être pas ; tout le monde avait la fièvre, à Milan, d’espérance ou de crainte (Stendhal, [1839] 1948, p. 112).

27Comme chez Balzac, on voit là la porosité entre les discours de presse et d’actualité politique et le discours romanesque contemporain. Dès qu’il est question de politique (nationale ou internationale), la formule shakespearienne, comme dans ce dernier exemple, se retrouve à nouveau absolue, sans attribut spécifique, puisqu’elle porte sur l’existence entière.

28La question politique engage de fait une énonciation grave, un éthos sérieux et compétent, et to be or not to be permet au locuteur de construire l’image d’un homme instruit, parfois déjà annoncée, de manière prédiscursive, par la mention de son titre sur les premières de couvertures, afin de légitimer la parole tenue dans le corps du livre : ancien président de tribunal, colonel, professeur à l’université ou à la faculté, ancien avocat, chevalier de la légion d’honneur, etc.

29Ces hommes instruits affirment également leur connaissance littéraire en s’appuyant sur le plus célèbre auteur anglais comme sur un argument d’autorité, afin de soutenir leur propos argumentatif : « pour ne s’autoriser que d’eux-mêmes ils doivent se poser comme liés à une Source légitimante. » (Cossutta et Maingueneau, 1995, p. 113). Mais il s’agit tout autant de légitimer sa parole que d’appeler à la connivence avec un lecteur qui maîtrise les mêmes références, dans un phénomène de particitation 16. Il arrive que les adjectifs fameux ou célèbre soient utilisés (18 cas) pour renforcer cette connivence. De même, les adresses à l’interlocuteur et la modalisation dans le sens de la certitude se trouvent souvent à proximité de la citation shakespearienne, parfois avec la négation du doute : « peu de gens en doutent » ; « Personne, nous l’espérons, ne se dissimule cette redoutable vérité » ; « chacun le sait », etc.

30Les figements qui entourent la formule, lorsqu’elle a ce rôle rhétorique, sont remarquablement similaires d’un texte à l’autre : il est certain que ces cadres syntaxiques ou lexicaux sont absorbés par les auteurs et que l’usage de la citation s’automatise pour devenir une simple ressource argumentative dans un catalogue de procédés d’écriture (les journalistes en particulier écrivaient dans l’urgence, en ayant volontairement recours à des canevas tout prêts17). Une preuve en est les approximations sur le nom de Shakespeare – par exemple orthographié « Shakspeare » (11 occurrences). Il arrive que la citation elle-même soit approximative, comme sous la plume de Balzac par exemple :

Le romancier cite de façon erronée la célèbre phrase shakespearienne dans sa lettre à Mme Hanska du 28 juillet 1848. Décrivant une discussion politique, Balzac écrit : « Moi j'ai prophétisé à ces messieurs que ce serait la montagne qui l’emportera. Pour combien de temps ? That it is question [sic], dit Hamlet. » Cette erreur indique non seulement que Balzac ne maîtrise pas l’anglais, mais qu’il cite Hamlet de mémoire (Ortiga, 2021, p. 30-31).

31De fait, Balzac comme de nombreux auteurs et journalistes à la même époque, cite moins Shakespeare que ses collègues romanciers et journalistes, en somme l’interdiscours contemporain18 : c’est le même court-circuit que pratique Homais, personnage du roman flaubertien, puisque l’autorité, pour le pharmacien, c’est le discours de l’actualité, ce qu’il a lu dernièrement dans le journal. La formule littéraire est donc empruntée de seconde main, mais ce faisant, Balzac contribue lui-même à renforcer son statut de formule et son usage argumentatif en discours.

32Ainsi, la dimension discursive de la formule shakespearienne tient à son usage sérieux et dramatisant, mais aussi, parce qu’elle est souvent reprise de seconde main, à son usage parodique, qui lui est complémentaire, car c’est le figement discursif (même rôle argumentatif, avec le même éthos énonciatif, éloignement de l’autorité shakespearienne) qui fait de la formule une formule, en la transformant en poncif journalistique19 prêt à l’emploi.

To be or not to be, succès d’une formule en poncif

33Très tôt dans le siècle, la formule shakespearienne suscite en effet des reprises parodiques : pour faire rire, les chroniqueurs – car ce sont souvent des journalistes – miment des affres de doute en ayant recours aux procédés hyperboliques figés, dans une reprise héroï-comique.

34Le décalage entre la noblesse de la citation, les dilemmes politiques qu’elle évoque, et la futilité de la situation décrite est un procédé assez fréquent de cet usage parodique, qui s’appuie en particulier dans le dernier tiers du siècle sur une comparaison avec Hamlet – et souvent, « Hamlet est distancé » (Scipion, 1880, p. 3) : « Voilà, en effet, une question des plus palpitantes, auprès de laquelle le To be or not to be d’Hamlet n’est que de la petite bière » (Henri Second, 1884, p. 2). Dans ces exemples, comme ici, on trouve souvent une négation restrictive (ne… que) qui réduit l’importance du dilemme métaphysique. Cette autre occurrence est intéressante dans sa reprise des codes habituels de la formule to be or not to be :

Mettraient-ils leur caleçon rouge ou jaune, cette année, ou bien ne le mettraient-ils pas ? Connaîtraient-ils les douceurs de la pleine eau ou seraient-ils retenus par la pluie au rivage ? Autant de questions poignantes auprès desquelles le to be or not to be d’Hamlet n’était qu’un point d’interrogation pour rire. Aujourd’hui le doute a cessé, nos rivières commencent à charrier des baigneurs. (Anonyme, 1878, p. 3)

35On retrouve la formulation de deux alternatives coordonnées à la forme interrogative, et un adjectif dramatisant, poignantes, ainsi que la négation restrictive évoquée – si bien que la reprise parodique du to be or not to be semble elle-même se figer dans un interdiscours humoristique20.

36La formule shakespearienne est aussi détournée de façon burlesque, cette fois-ci dégradée par la comparaison avec une situation quotidienne et/ou futile, par exemple dans cet extrait de nouvelle :

Après ce sage monologue, digne de faire pendant à celui de Hamlet, lequel commence, je crois, par ces mots célèbres : « Être ou n’être pas – un imbécile, » je me levai, je fis ma toilette et j’allai déjeuner en bourgeois au café d’Orsay. (Stahl, 1862, p. 62)

37Dans ces usages plaisants, la connivence avec le lecteur peut se faire contre Shakespeare, autorité un peu poussiéreuse, utilisée, à la même époque, dans des textes jugés tout aussi sérieux et dont on peut se moquer ensemble : « Si la formule clichée, admise, favorise le bien aller de la discussion, par la communion qu’elle peut établir, refusée, elle peut servir à disqualifier certains raisonnements, à discréditer certains orateurs. » (Perelman et Olbrechts-Tyteca, [1958] 2008, p. 223). Ainsi trouve-t-on par exemple dans une chronique « Interpellera-t-on ? N’interpellera-t-on pas ? Tout est là. To be or not to be, comme dit l’autre » (Nitouche, 1888, p. 2), ou « To be or not to be, dirait John Bull » (Gardais, 1898, p. 2). L’attribution de la citation, qui se trouve clairement déléguée à un locuteur second, dégrade ce dernier, d’une part en expédiant Shakespeare par une autre formule méprisante, d’autre part en le transformant en Anglais bonhomme et moyen, volontiers objet de satire.

38La dégradation est tout à fait achevée quand la formule shakespearienne est utilisée dans la réclame du journal quotidien comme une aphorisation prototypique souvent placée en titre (Maingueneau, 2012, p. 48-49). Dans le corpus, cinq réclames utilisent le to be or not to be, pour vendre du sirop, du savon du Congo (dans un petit poème), un roman, une lotion callidermique, ou de l’eau Badoit, en ajoutant un attribut à l’alternative métaphysique :

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L’Indépendant des Basses-Pyrénées, 14 août 1898, p. 3, ©BnF, gallica.bnf.fr

39De la même façon que to be or not to be peut servir à créer la connivence avec le lecteur, la formule shakespearienne, dans la publicité, se transforme en simple amorce (ici un titre en caractères plus grands et gras, souligné par l’exclamation) destinée à retenir l’attention. Elle se vide en partie de sa substance littéraire et, de la littérature en formules, il ne subsiste alors plus que la formule :

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Le Journal, 24 avril 1898, p. 2, © BnF, gallica.bnf.fr

40Cette réclame pointe dans le premier paragraphe un lieu commun du discours – comme un dictionnaire –, sur lequel elle s’appuie pour vendre un produit. Cette conscience, à la toute fin du siècle, de l’usage de la formule, et ce jusque dans le discours publicitaire, dit bien le phénomène massif de sa circulation, et témoigne également d’une porosité, déjà bien étudiée, entre les différentes rubriques du journal (Thérenty, 2007).

41On peut ranger cette dernière réclame dans la catégorie du métadiscours, qui commente « les mots » employés21. Le métadiscours en effet n’est pas représenté seulement dans les dictionnaires, mais se trouve également dans des discours considérant – comme ici – la formule comme telle : le nom citation se trouve 15 fois dans le corpus, formule deux fois, maxime une fois (comme axiome et proverbe), tandis que devise apparaît 7 fois. Dans les occurrences métadiscursives, la citation est considérée non pas pour elle-même (dans sa forme), mais pour l’usage qu’on en fait d’ordinaire (dans sa dimension discursive, comme dans la réclame supra). Un journaliste commente ainsi le travail d’un confrère : « Il y avait un de ces articles notamment, un chef-d’œuvre du genre, qui, pour mieux accentuer son lyrisme, avait emprunté un mot célèbre à Shakespeare : To be or not to be » (Ladet, 1868, p. 1). Le « lyrisme » ici désigne la dramatisation d’une parole qui souligne sa propre gravité, ainsi que nous en avons vu des exemples. Dans ces usages métadiscursifs, la formule peut apparaître avec une modalisation autonymique : to be or not to be est alors utilisé pour son sens, mais dans le même temps désigné comme formule, avec des guillemets ou des italiques, les termes mots, maxime, citation, etc., et éventuellement sa délégation explicite à un autre énonciateur (la formule est en usage et en mention). Elle peut aussi être seulement autonymique (en mention et pas en usage), c’est-à-dire désignée uniquement comme formule, sans être citée pour son sens, mais simplement pour être commentée dans ses emplois22.

42Dans ce dernier cas il est fréquent que la citation shakespearienne soit mise en série, d’une part au milieu d’une litanie de formules anglaises, énumérées sans ordre, et destinées à se moquer de ceux qui ne connaissent que quelques bribes de langue anglaise, avec lesquelles ils peuvent briller à peu de frais en société : « – If you please. Shake-hands. Struggle for life. Good business. To be or not to be. Vanity’s fair. Policeman and clown. » (Un monsieur de l’orchestre, 1882, p. 3 ; la liste est bien plus longue). On la retrouve d’autre part dans une liste de formules (latines, françaises, italiennes, anglaises) usées par la reprise et vidées de leur substance. En 1857, ce type de liste permet de tracer le portrait de Monsieur Prudhomme, incarnation du poncif (en quelque sorte le John Bull français)23 :

Le Poncif est la cérémonie du banal. Exemples : La voir, l’atteindre, la saisir, la sauver, fut pour notre héros l’affaire d’un instant. – C’est plus qu’un bon livre, c’est une bonne action. – To be or not to be. – On ne remplace pas une mère. – Le plus beau fleuron de sa couronne. – Un pareil fait n’a pas besoin de commentaires. – La plus franche cordialité n’a pas cessé de régner pendant le banquet. – Le courage du lion et la prudence du serpent. – L’horizon politique se rembrunit, etc. (Aubryet, 1857, p. 242).

43Monsieur Prudhomme, comme Homais la même année, incarne la pensée prête à l’emploi, qui ne s’exprime qu’en formules devenues poncifs. C’est le cas également dans ce récit de fiction :

Maître Tanton, type accompli du parfait notaire de province, […] abondait en citations de cette force [Alea jacta est] […]. Il les étalait surtout à table, dans les dîners d’apparat où, dès le potage, il avait déjà trouvé moyen de parler du lit de Procruste [sic], des délices de Capoue, du cercle de Popilius, et où, au dessert, il épuisait le tonneau des Danaïdes, le rocher de Sisyphe, les That is the question, To be or not to be, Sic itur ad astra, In cauda venenum, Tarde venientibus ossa et autres apophtegmes séculaires. C’était une véritable exposition universelle de toutes les fleurs de l’anthologie proverbiale. (Bernadille, 1885, p. 726)

44Le terme d’apophtegmes, qui remplace celui de maxime ou proverbe (voir proverbiale ci-dessus), est en contexte péjoratif, de même que l’adjectif séculaires, qui, par syllepse, désigne à la fois, au sens propre, l’origine historique de ces formules, et, au sens figuré, leur usage usé et répété ; il appartient comme les autres au lexique du métadiscours. Les deux séries d’énumérations (au potage et au dessert) sont ressaisies par la métaphore de l’exposition universelle (la cérémonie dans l’exemple précédent) et la catégorie de l’anthologie. De fait, ce type de mises en série de formules est souvent repris à partir des années 1870, et « à côté de simples florilèges, la vogue est aux dictionnaires de clichés » (Herschberg Pierrot, 1988, p. 57) – c’est aussi à l’époque que le mot cliché prend justement ce sens (Amossy et Herschberg Pierrot, [1997] 2021, p. 17). On le trouve trois fois dans le corpus, en particulier dans une lettre ouverte de 1883 intitulée « Les clichés », publiée par un sénateur et journaliste, qui définit le terme avant d’en venir aux citations, « usées jusqu’à la corde », qui viennent de toutes les langues, et qui sont en fait des formules :

Mais telle est la puissance du cliché que les deux pièces de Shakespeare dont le titre revient le plus souvent chez nos écrivains sont deux des pièces secondaires de son théâtre, je veux dire Tout est bien qui finit bien, et Beaucoup de bruit pour rien. Cela est si commode pour terminer le récit d’une crise ministérielle, le compte rendu d’une discussion orageuse dans les Chambres ! Les circonstances deviennent-elles tout à fait tragiques, le grand dramaturge ne nous abandonne pas : on a le to be or not to be du prince de Danemark. (Scherer, 1881, p. 3)

45Scherer ajoute à to be or not to be deux autres formules shakespeariennes et attribue leur emploi aux chroniqueurs politiques : le commentaire sur les circonstances « tout à fait tragiques » fait écho à la dramatisation déjà évoquée ici. Cependant, Scherer commence par renvoyer l’emploi massif de la formule à « nos écrivains » : de fait on ne la voit pas que dans la presse, puisqu’elle rayonne dans les autres écrits du siècle.

46Le corpus de 700 occurrences que j’ai constitué pour 1800-1899 n’est qu’un échantillon de l’usage de to be or not to be et de ses variations au xixe siècle, mais il est évident que la citation shakespearienne est bien plus utilisée à partir de 1860 et en majorité, et cette fois durant tout le siècle, dans les textes non fictionnels traitant de sujets graves ou sérieux, comme la politique, la finance, la science ou la religion. Cette formule renforce par ailleurs l’éthos d’instruction et de compétence du locuteur : elle devient un argument d’autorité en même temps qu’elle enclenche un phénomène de connivence avec le lecteur. Mais les écrits du temps recourent tellement à ces procédés, dans une circulation constante du discours de presse aux essais et à la littérature (qui bien des fois s’écrit dans la presse), que la formule peut se faire parodique, en même temps qu’elle continue à être utilisée de façon sérieuse (massivement dans les écrits politiques, peu enclins à se parodier eux-mêmes) : les contemporains y ont recours parce qu’elle est une sorte de cheville du discours, tout en ayant parfois conscience qu’elle est aussi un cliché.

47To be or not to be tend à ne devenir formule, puis topos argumentatif et enfin poncif, qu’en s’autonomisant de son origine littéraire, se transformant en un marqueur de connivence, parfois contre l’autorité littéraire même, jusqu’à son usage d’amorce dans la réclame du journal. Les métadiscours sur ces usages rendent bien compte de cette évolution de la formule, et de la conscience qu’on avait de ses figements discursifs : mise en série avec d’autres formules qui tournent à vide, to be or not to be devient un coup de pinceau dans les portraits que l’on dresse du type bourgeois comme le pharmacien Homais. La formule signale alors moins la connaissance ou la reconnaissance d’un intertexte littéraire qu’un interdiscours sans cesse remis en circulation par le journal (au premier comme au second degré), et dont rend compte, dans un mouvement réflexif, la littérature fictionnelle du temps.