Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

La science nouvelle
Fabula-LhT n° 28
Inventer l'économie
Élise Sultan‑Villet

Faut‑il taxer les minois ? Un plan économique pour les petites maisons dans les Mémoires de Suzon, sœur de Dom Bougre, portier des Chartreux

Shall we tax chikies ? An economic plan for whorehouses in Mémoires de Suzon, sœur de Dom Bougre, portier des Chartreux

1Dans sa première édition connue, paraît, en 1778, un roman anonyme, intitulé Mémoires de Suzon, sœur de D… B…, portier des Chartreux, écrits par elle‑même, où l’on a joint La Perle des plans économiques ou la Chimère raisonnable. Par son titre et son héroïne, membre de la fratrie de l’une des figures les plus illustres du genre, il exhibe sa filiation à la littérature libertine. Le récit se conforme aux codes des ouvrages licencieux en vogue au xviiie siècle. L’auteur y donne la parole à un personnage féminin, lequel relate son initiation sensuelle. Dans la lignée de son frère et de tant d’autres, Suzon jouit pleinement du libertinage avant d’être frappée par la vérole et de regretter sa jeunesse dissolue. Typique des ouvrages érotiques des Lumières, ce parcours libertin est suivi d’une annexe théorique originale et unique en son genre. Pour être souvent diserts, en particulier sur la question du calcul moral, les ouvrages libertins n’ont pas pour habitude de faire du libertinage comme pratique individuelle un principe économique bénéfique à l’État dans son ensemble. Les questions politiques en général y sont rarement abordées. Ostensiblement engagée, la deuxième partie des Mémoires de Suzon se démarque par sa prise de conscience et sa volonté réformatrice.

2Ce qui est présenté comme « La perle des plans économiques » propose, sur le modèle de projets de règlements existants, des mesures sanitaires, économiques et sociales à même d’enrayer l’épidémie de vérole qui sévit dans la capitale tout en renflouant les caisses de l’État. À l’heure où une application aléatoire de la jurisprudence laisse tout pouvoir à une police des mœurs débordée par la recrudescence des foyers de prostitution et d’infection et où le trésor royal frise la banqueroute, la réforme devient urgente. Plutôt que de les enfermer à l’Hôpital Général ou à Bicêtre, le code de Suzon préconise d’enrôler les filles en bonne santé au service de l’État. Comme le sous‑entend une étymologie commune, l’économie de « la grande maison » royale aurait tout intérêt à tirer profit de « petites maisons » qu’elle administrerait et taxerait. De premier boulanger de France, le roi deviendrait ainsi son premier proxénète et c’est toute la nation qui pourrait jouir de ces nouvelles institutions publiques.

3Peut‑on prendre au sérieux un projet économique qui s’autoproclame « chimère raisonnable » ? Il braille davantage qu’il ne détaille un plan qui, fort heureusement pour le lecteur, dit‑il, se veut plus divertissant que les discours économiques contemporains. Pourtant, derrière l’humour gras d’une farce libertine à peine dissimulée, les multiples volets hygiénistes, moraux, politiques et financiers convoqués font écho aux préoccupations d’un xviiie siècle secoué par le plaisir. La gravité de la situation perce sous une satire qui témoigne, à tout le moins, de l’invasion des considérations économiques à cette période, y compris dans la littérature érotique.

Quand une libertine parle d’économie

4Face à un plan économique présenté en épilogue d’un roman libertin, se pose une première question : celle des modalités de son énonciation. Une grande partie de sa légitimité et du crédit à lui accorder dépend de cette attribution. Or, s’il est un point sensible dans la littérature licencieuse, c’est bien celui de la désignation de son auteur que la censure contraint à se dissimuler. Anonymes, les Mémoires de Suzon n’échappent pas à la règle. Malicieusement paru « À J’enconne, Rue des Déchargeurs » et « Aux dépens de la Gourdan », la plus illustre maquerelle de Paris, l’ouvrage se place sous le signe d’un libertinage de ton et de mœurs. Le titre indique que le texte est de la main du personnage, lequel raconte son histoire, selon la forme répandue du roman‑mémoires. En préface, son amie Rosalie atteste en avoir été destinatrice, peu de temps avant la mort de Suzon. Dans la première partie, l’héroïne relate en son nom son parcours, de son initiation au libertinage à une carrière qui entraînera sa perte. Or, l’attribution du discours est moins évidente pour la seconde partie. Intercalé à la fin du récit, un redoublement de la page de titre isole ce court texte, dont la pagination est à part. La mention « Fin des Mémoires de Suzon » qui précède détache ces vingt‑quatre pages du reste de l’ouvrage, à tel point que l’édition de 17781 mentionne « La perle des plans économiques », mais sans l’ajouter. On le trouve dans une réédition de 17832 et non dans ses versions ultérieures3. Alors que le récit de vie initial et les réflexions théoriques sur la prostitution sont indiqués être « écrits par elles‑mêmes », la rupture de ton, pour ces deux genres distincts, va également dans le sens d’une recherche de séparation nette. Doit‑on y lire l’intention de l’auteur de ne pas compromettre le sérieux du projet par une trop grande proximité avec des épisodes licencieux distants de seulement quelques pages ? On aurait pu envisager, comme pour les œuvres érotiques et économiques contemporaines de Mirabeau, des publications séparées4. Pourquoi ce choix d’accoler deux textes d’apparence hétérogène au sein d’un seul et même ouvrage ?

5La confusion est accentuée par le statut donné au texte par son autrice présumée. Au terme de son récit, Suzon affirme être à l’origine de ce discours économique. Pour avoir fréquenté de nombreuses comparses courtisanes, elle prétend maîtriser pleinement le sujet. Elle brille par la sagesse, typique dans le corpus libertin, de la débauchée repentie qui est allée trop loin et qui invite, mieux qu’elle n’a pu le faire, à calculer son intérêt en s’évitant les peines dont découlent certains plaisirs. Réfléchi et annoncé comme personnel, son discours théorique se distingue de ce qui pourrait n’être qu’« un avis à une demoiselle du monde », comme l’insert qui se trouve dans Margot la ravaudeuse (1750) de Fougeret de Monbron. Rédigée par deux hommes, cette « espèce de code » (Fougeret de Monbron, [1750] 2000, p. 834) y désigne un guide pratique de la conduite à adopter par une prostituée pour s’enrichir. Margot ne fait que le relayer à même son récit, contrairement à Suzon. Néanmoins, de nombreux indices attestent de la passivité de cette dernière. Économiste malgré elle, c’est la gravité de la situation pour les prostituées qui l’aurait poussée à élargir sa réflexion. Or, si son franc parler l’incite à le rendre public, elle s’en remet à l’avis d’« une personne de bon sens » pour valider son projet (Mémoires de Suzon, [1778] 1783, p. lxxx). C’est à cette même autorité intellectuelle, dont on ne sait rien, si ce n’est que son jugement est supposé fiable, qu’elle confie de le « présenter » et de le soutenir devant le Contrôleur général. Cette figure masculine accepte de jouer le rôle de prête‑nom à un plan qui, sans la caution d’un homme, s’exposerait à être rejeté. Cette « précaution » (p. lxxxi) s’impose : en tant que femme et, qui plus est, fille de joie, Suzon n’a aucune chance de voir son discours examiné et pris au sérieux.

6Néanmoins, cette délégation du discours n’est pas sans modifications syntaxiques qui le détournent de son projet‑source. C’est au masculin que son auteur de substitution se dit « chargé » (« La perle », [1778] 1783, p. iv) de l’exécution d’un plan qu’il énonce en son nom. Rien d’étonnant, la littérature libertine est habituée à se jouer des changements de genre. Les parcours de vie des libertines sont racontés par des écrivains très majoritairement masculins. De Thérèse philosophe (1748) de Boyer d’Argens à Félicia (1775) de Nerciat, en passant par Margot la ravaudeuse, toutes les narratrices parlent par le truchement d’un écrivain ventriloque. En outre, il est récurrent que les mémoires de femmes doivent leur rédaction et leur publication à des instigateurs masculins. Sans que l’on puisse certifier que ce soit le cas ici, il est vertigineux pour la question de l’attribution du discours qui nous occupe, d’envisager qu’il pourrait s’agir dans la première partie d’un homme écrivant comme le ferait une femme sur elle‑même et, dans la seconde partie, d’un personnage masculin soutenant un discours écrit par une femme imaginée par un écrivain. Dès lors qui est « l’économiste » (« La perle », p. ii) auteur de cette proposition ? Est‑ce vraiment Suzon, comme la fin du premier livre voudrait le faire croire ? De nombreux indices, sur lesquels nous reviendrons, invalident cette hypothèse. L’auteur véritable est‑il son intermède qui aurait pu profiter de son rôle, pour le modifier à son gré et qui dit appartenir aux « hommes faits » « portant perruque » (p. xxii) ? L’écrivain qui ne dit pas son nom ? Typique de l’écriture libertine, ce double jeu discursif contribue à brouiller les règles de la communication tout comme la lisibilité du propos.

La caisse des « dépôts de Vénus »

7Par sa forme et son contenu, le plan économique exposé dans les Mémoires de Suzon s’apparente aux multiples projets de réglementation de la prostitution qui traversent le xviiie siècle. Vénus la populaire, ou apologie des maisons de joye (1724) de Mandeville, le Code de Cythère ou le Lit de justice d’amour (1746), le Code ou Nouveau règlement sur les lieux de prostitutions dans la ville de Paris (1775), Les Bordels de Paris (1790) et tant d’autres ouvrages témoignent de l’intérêt porté à un fait de société marquant de la fin de l’Ancien Régime. Alors que depuis une vingtaine d’années les inspecteurs de police les contrôlaient de près, les grandes maisons de prostitution déclinent dans les années 1770 au profit d’un marché clandestin qui brave les interdictions. Le nombre de filles publiques dans les rues, les boutiques, les appartements et les chambres est exponentiel dans la capitale (voir Benabou, 1987).

8Au siècle du libertinage, il y a urgence à réfléchir au moyen de réguler ce commerce funeste, y compris de la part de ses opposants. Reconnaître un problème aussi vieux que le métier de celles qui l’exercent et aussi néfaste à l’humanité n’est pas toujours compromettant moralement. Encore faut‑il entrevoir la possibilité de réglementer sans favoriser la débauche. On peut, comme Goyon de la Plombanie dans L’Homme en société ou nouvelles vues politiques et économiques pour porter la population au plus haut degré en France (1763), avoir pour idée d’instituer des maisons publiques comme des maisons de force dans le but d’éradiquer la prostitution. Même l’Église s’est mêlée de l’exercice des filles de débauche, laissant parfois entendre une cynique résignation devant la faiblesse humaine, incapable de ne pas céder à la tentation. « Bannissez les prostituées des affaires humaines, aussitôt les passions troubleront tout [Aufer meretrices de rebus humanis, turbaveris omnia libidinibus] », sermonne saint Augustin ([386] 1869‑1878, l. ii, chap. iv, § 12 ; je traduis).

9Or, en détournant cet argumentaire ambigu, les partisans du pragmatisme et du réalisme insistent moins sur le combat moral que sur les avantages substantiels de l’encadrement de la prostitution à l’échelle individuelle et collective. Les exemples historiques des maisons publiques de Rome, Toulouse ou Avignon, prouveraient qu’on peut faire de la nécessité du vice, une vertu. Contre les réformateurs anglais qui prétendent améliorer les mœurs en fermant les maisons de joie, Mandeville en fait l’apologie. À mi‑chemin entre une plaisanterie et une réflexion sérieuse sur la société de son temps, la « modeste » défense de la prostitution peut être lue comme un cas pratique de la morale de sa Fable des abeilles :

Ne devons‑nous pas le vin, cette excellente liqueur, à une plante dont le bois est maigre, laid et tortueux ? Tandis que ses rejetons négligés sont laissés sur la plante, ils s’étouffent les uns les autres et deviennent des sarments inutiles. Mais si ces branches sont étayées et taillées, bientôt devenues fécondes, elles nous font part du plus excellent des fruits.
C’est ainsi que l’on trouve le vice avantageux, lorsque la justice l’émonde, en ôte l’excès, et le lie. Que dis‑je ! Le vice est aussi nécessaire dans un État florissant que la faim est nécessaire pour nous obliger à manger. Il est impossible que la vertu seule rende jamais une Nation célèbre et glorieuse. (Mandeville, [1714] 1740, p. 25‑26)

10« Faire naître un bien du dernier degré de la corruption des mœurs, serait le chef d’œuvre de la sagesse humaine », renchérit Le Pornographe ou idées d’un honnête homme sur un projet de règlement pour les prostituées propre à prévenir les malheurs qu’occasionne le publicisme des femmes de Rétif de la Bretonne (1769, p. 36). Avec l’aval du Lieutenant Général de Police Sartine, ce modèle de pornognomonie ou de « règle des lieux de débauche », propose, sous l’égide d’un ancien libertin, un rassemblement des prostituées dans des Parthénions que le gouvernement administrerait. Alors qu’on trouve trace de bordels municipaux en Europe dès le xvie siècle, qui inspirent, dans un style très différent, les projets de Mandeville et de Goyon de la Plombanie, Le Pornographe prescrit une gestion à l’échelle nationale. Loin de tenir leurs gains pour honteux, l’État pourrait « retirer des lieux de débauche, soumis au bon ordre, un avantage réel » (p. 55). Il en va du bien physique, moral et économique de la patrie que d’avoir la sagesse de recueillir les « fruits plus grands, plus précieux, que l’on ne se l’imagine d’abord » de l’exécution de ces règles. Ainsi se conclut la proposition :

il n’est rien de vil pour les Dieux et les Rois ; dès qu’un objet a de l’utilité, un de leurs regards l’anoblit. Les soins les plus abjects ne sont pas les moins importants, c’est avec le fumier et la fange qu’on féconde nos jardins et nos guérets ; vois cette belle tubéreuse, cette renoncule, cette tulipe rare, ce n’est pas Flore, c’est un peu de terreau, qui leur donne leurs riches couleurs et tous ces trésors que nous admirons. (Rétif de la Bretonne, 1769, p. 170)

11L’institution étatique de la prostitution envisagée par Rétif et que reprendra le plan de Suzon est loin de faire l’unanimité. L’« Auteur du Pornographe avait l’impudente témérité de charger le Gouvernement de la régie et administration à son profit, de ces impudiques lieux : je me récriais alors contre cette indécence », proteste Le Code ou Nouveau règlement sur les lieux de prostitution dans la ville de Paris (1775, p. xii). Les Bordels de Paris, où l’on trouve « Du plaisir pour de l’or, et la santé garantie », selon les frontons des bâtiments, nécessitent un financement à hauteur de deux millions pour lesquels on aurait trouvé des capitalistes qui « fourniront les fonds, qui auront (comme de raison) leurs grandes entrées, et qui formeront des actions partielles, portant intérêt à cinq pour cent par an, afin que les agioteurs puissent s’en mêler, et donner du crédit et de la circulation aux susdites actions » (Dillon et al., 1790, p. 8 et 13). Ce recours à des capitaux privés fait rempart à une intervention du gouvernement jugée infamante.

12À sa singulière manière, le plan de Suzon souscrit aux thèses de Mandeville et de Rétif qu’il inscrit dans le contexte de la France du dernier quart du xviiie siècle tout en insistant sur les bénéfices économiques de la régulation des mœurs. Sous l’égide de Plutus et du Pactole, le texte voit dans le marché des prostituées le moyen sûr de faire couler l’or à flot dans le royaume de Louis xvi. C’est à Turgot, nommé Contrôleur Général des finances en 1774, que ce projet se destine explicitement. Son auteur « ose espérer de l’indulgence de M. Turgot qu’il daignera [y] jeter un œil favorable » (« La perle », p. i). Discours fictif dans un récit fictif, il se présente comme une réponse authentique à la politique de réformes économiques qui lui est contemporaine. En réponse à « la secte des économistes » qui prospère depuis une dizaine d’années et comme de nombreux pamphlets, le projet se targue de proposer une solution radicalement nouvelle et autrement plus efficace que celle des « faiseurs de systèmes » dans lesquels on pourrait voir Quesnay, Dupont de Nemours ou Le Mercier de la Rivière. Si les physiocrates ne sont pas explicitement visés, le texte bannit le « laisser‑faire » dans le commerce, non pas du blé, mais des « minois ». Il l’encourage comme une source inépuisable de richesses, là où la physiocratie pourrait l’assimiler au luxe de décoration des activités improductives. Étendard de Juliette, la sœur heureuse de Justine chez Sade, l’État doit se saisir, selon « La perle », de la « prospérité du vice ». Le projet prévoit que les bataillons du sexe lui doivent leur recrutement, leur santé, leur retraite et une protection sociale élargie à leurs enfants. Nouvelle ressource fiscale, le monopole du commerce des corps relèverait d’une « prudence économique » remarquable (p. vii). Le principe libéral du « laisser‑faire » ne tiendrait pas, surtout en période d’épidémie et ce, de l’avis même de Turgot, signale « La perle ». Celui‑ci tient pour un devoir de l’État d’intervenir en cas de famine, de catastrophes naturelles ou de maladies contagieuses, dans le but de secourir ses citoyens. De même, les nuisances qui découlent d’une prostitution non encadrée justifieraient la coercition de mesures publiques et une intervention étatique. Comme Mandeville avant lui, le plan de Suzon précise, non sans provocation, qu’avec le bien de l’État, c’est tous les membres du royaume qui verraient leurs sorts améliorés. Il en irait de « l’harmonie générale » (p. xii) que de reconnaître une fonction à tous les corps de la nation.

13La seconde partie de « La Perle » est consacrée aux profits que « l’État en général » et « toutes les familles » en particulier pourraient tirer du plan énoncé. Il est question d’une taxe à hauteur d’un quart de la recette, « la portion de l’État » (p. xiv) que des buralistes seraient chargés de collecter à leurs guichets, chaque soir, sous la surveillance de tourières. C’est de ces commis que les clients obtiendraient des billets où sont inscrits les noms et les demeures des filles contre une somme fixée selon trois classes : douze livres pour les « minois à croquer », six livres pour les « minois appétissants » et trois livres pour les « minois plaisants » (p. xiii). Tout en donnant la possibilité à chacun de dépenser selon ses moyens, la gamme de prix paraît moins étalée que celle du Pornographe. Dans ce dernier ouvrage, le prix s’échelonne de six sous – les « surannées » sont ainsi accessibles à toutes les bourses – et quatre‑vingt‑seize livres pour les filles les plus recherchées. En commençant par le tarif du troisième corridor de Rétif, le coût est néanmoins estimé modéré eu égard aux dépenses exorbitantes que certains ont pour habitude d’engager en l’absence de régulation du marché. Les bénéfices pour l’État de ces caisses des « dépôts d’amour » sont estimés à très approximativement « plus que le triple, plus même que le quadruple » (« La perle », p. viii et xiv) que ceux que la police procure, et ce d’autant qu’il n’est fait mention d’aucune limite aux activités journalières des prostituées.

14Tout en insistant sur la recherche accrue de rendement, le texte met en avant la solidarité avec les plus infortunés. Il défend le rôle social d’un État paternaliste et protecteur alors qu’il se fait proxénète. Les trois quarts de la recette restent au bénéfice des citoyennes, ce qui est supérieur aux avantages en nature ou, au mieux, à la moitié des gains qui leur est le plus souvent allouée par les maquerelles. De misérables et sans état qu’elles étaient, elles trouveraient un statut et un salut économique par cette fonction publique. En fin de carrière, les prostituées pourraient être nommées portières ou cuisinières et auraient droit à une retraite au couvent après vingt‑cinq ans de service. La philanthropie est élargie à toutes les classes. Parmi les autres laissés‑pour‑compte « protégés » (« La perle », p. xvi) par les maisons publiques, il y a ceux que les plaisirs ont ruinés et auxquels le plan destine la place de directeurs de maisons closes. Tout en les contentant, l’État pourrait ainsi faire l’économie de leurs pensions. Le projet améliorerait également le sort d’anciens buralistes renvoyés par l’administration, de médecins douteux, de peintres et de poètes amateurs... Des bas‑fonds de la société campés par cette liste expressément risible jusqu’au sommet du royaume, les retombées gagneraient la France entière.

15Au‑delà du fait que la prostitution publique pourrait rapporter gros, la prostitution clandestine conduit à un désastre économique du fait des dépenses considérables des classes aisées en faveur des filles ou des galantes à entretenir, sans parler des médecins. C’est à pure perte que le client qui les fréquente s’endette et y laisse ses biens, son domaine, sa lignée et sa santé, entraînant dans sa chute la patrie entière. Une courtisane est à elle seule capable de dilapider la fortune de dix familles, s’alarme Turmeau de la Morandière dans sa Police sur les mendians (1764). La réglementation pourrait ainsi limiter les dépenses, mais aussi faire en sorte que les hommes, dégagés de la préoccupation de la course aux plaisirs qu’ils trouveraient rapidement dans des lieux sûrs, reprennent intérêt à leurs affaires. Ils quitteraient une indolence « qui émousse cette industrie, sans laquelle une nation commerçante ne peut se soutenir », insiste Mandeville (1727, p. 5). Autres conséquences économiques cruciales, le retour des pères et des fils soustraits à des passions chronophages et ruineuses, des mères et des filles dans leurs foyers, des soldats sains dans les armées, mais aussi la limitation de l’onanisme, laquelle gâte la génération, note Vénus la populaire, comportent un intérêt démographique mis en avant par de nombreux projets. « La corruption des mœurs porte avec soi un vice nécessaire de dépopulation. Or, un État ne peut être puissant que par un grand peuple », avertit Ange Goudar (1756, p. 376). C’est que « la prospérité du Gouvernement dépend, pour la plus grande partie, de la multitude des habitants » et « le vice est contraire à la propagation de l’espèce », notait déjà malicieusement Mandeville (1727, p. 6). Avec les maisons publiques, on limiterait le nombre de nourrissons vénériens et on prendrait en charge les enfants qui y naissent, ce qui empêcherait la prévention ou l’interruption des grossesses. Le plan de Suzon propose ainsi de faire adopter les garçons par les moines. Ce seraient autant de « Saturnins », du même prénom que le fameux Portier des Chartreux, qui profiteraient alors, comme le libertin‑titre, de leurs bons soins, s’amuse le texte sur un ton grivois. Quant aux filles, elles seraient élevées par leurs mères en attendant d’être en âge de les imiter.

16Derrière des objectifs et un argumentaire économique et social en apparence proches d’autres propositions du siècle, jusqu’à quel point l’annexe des Mémoires de Suzon est‑elle à prendre au sérieux ? Ne serait‑elle une « perle » que par antiphrase et « raisonnable » que pour la blague ? Le texte a pour spécificité de jouer avec les codes pour en proposer une forme hybride. Aussi satirique que celle de Mandeville, la tribune portée par Suzon se démarque par sa filiation à la littérature libertine. Le plan clôt le récit d’une libertine et ne rompt pas avec les mœurs de la narratrice ni avec la narration elle‑même, en racontant un long épisode grivois dont la nécessité pour les besoins de la démonstration est plus que douteuse. Sous la forme d’une réécriture des projets officiels, le texte promeut le libertinage et donne raison aux moralisateurs qui se refusent à toute réglementation. Ici, légiférer, c’est légitimer, voire défendre ardemment. En se piquant d’économie en connivence avec un lecteur qui n’est pas dupe de la nature du texte, Suzon réchauffe un genre qu’elle tourne en dérision, mais avec le fond de sérieux des jouisseurs sans lendemain qui, comme l’héroïne et tant d’autres, font les frais de leurs excès.

Une fausse perle ?

17Au‑delà du fait qu’il soit inséré dans une fiction, à l’instar du rigoureux code de Rétif, de nombreux indices attestent la valeur récréative du plan de Suzon. Issues d’une « cervelle philosophique » (« La perle », p. xxiv) autrement plus vive que celle de Platon, les mesures prétendent à une efficacité exceptionnelle. Pourtant, s’agissant du décompte exact des dépenses et des recettes, son auteur dit qu’il n’a « pas envie d’ouvrir le barème et de remplir des colonnes de chiffres » (p. xiii‑xiv). Au contraire du Tableau économique (1759) de Quesnay, il prétend laisser le ministère faire lui‑même les calculs. Formule étonnante s’il en est, pour un discours qui prétend détenir la formule miracle – et ce d’autant que les autres codes tiennent des comptes très précis, à l’instar du Code de Cythère (1746) et de son détaillé « Bordereau de dépense et de recette ». Le moins qu’on puisse dire, c’est que l’économiste à l’œuvre ici n’est pas en proie au « démon des mathématiques » qui possédait les physiocrates, selon leurs détracteurs (Weulersse, 1910, p. 337‑338). Il n’y a aucune indication sur les frais de fonctionnement, les salaires des commis, directeurs, chirurgiens et autres employés, là où Mandeville envisage un « fonds », pouvant aller jusqu’à « dix mille livres sterling », selon la « taxe légère » imposée aux différentes classes (1727, p. 20). On ne connaît pas plus le nombre estimé de billets ou de filles proposés dans chaque lieu, comme on peut le lire dans d’autres propositions. Pourtant, c’est bien un argument scientifique qui est mis en évidence à la fin du projet, avec l’allusion à une représentation en deux colonnes où seraient comparés les avantages de l’ancienne et de la nouvelle administration. La révolution annoncée, seule à même de rétablir une situation chancelante comme la colonne correspondante, manque de données concrètes et chiffrées. Par rapport aux textes similaires, on note également l’absence de mise en perspective historique de la prostitution. À aucun moment, il n’est question de ce qui a pu déjà être institué à d’autres époques et dans d’autres pays. Cependant, le discours justifie ce qui pourrait passer pour un manque de rigueur ou de consistance par une exigence littéraire et de divertissement.

18En ouverture de « La perle », l’auteur apparaît à plusieurs reprises en économiste « Magicien » à « la baguette miraculeuse » à même, en alchimiste, de commuer la boue en or. Et la critique acerbe de « ces vieilles Sybilles de café » d’économistes porte sur le peu de succès de ceux qui « mettent leur cervelle à l’alambic, pour en exprimer une idée qui leur procure quelque chose de plus qu’un cure‑dent, un verre d’eau et la Gazette » (p. i‑iii). Non sans ironie et autodérision, c’est le Magicien qui se moque des illusionnistes malavisés, ses « confrères les Économistes » (p. xxiv) qui trompent les hommes. En substituant une myriade d’images à des objections précises, « la chimère raisonnable » raille celles qui le seraient bien moins, à la fois pour la nullité des gains qu’elles font faussement miroiter et surtout pour l’impardonnable sécheresse de leurs propos. Ces derniers semblent aussi soporifiques qu’une « grosse vie des Saints », qu’un « long Mémoire », qu’« un Mercure de France », qu’« un Discours Académique » ou que « le monstrueux Dictionnaire de l’Encyclopédie » recommandés aux insomniaques (p. x). Les théoriciens ne seraient que de ridicules et sinistres raseurs aux ouvrages dignes d’être « abandonnés à la voracité des vers » (p. xxiv), tout comme les partisans d’une rhétorique sclérosée dont l’auteur se rit en conclusion.

19Avec ses métaphores et ses hyperboles outrées, le plan économique entend être avant tout être agréable à lire. Par son ton humoristique, il rejoint la Vénus la populaire. Signées malicieusement, « Phil‑Pornix », certaines propositions de Mandeville y sont ouvertement provocatrices s’agissant de défendre la prostitution publique pour que les épouses se reprennent et rétablissent la confiance avec leurs maris, que la fréquentation des maisons closes rendra meilleurs, ou pour limiter la masturbation. Un même parti pris du divertissement se retrouve dans le code satirique de Suzon. « Si la nature du sujet est assez piquante, du moins tâchons de ne la pas rendre plus fastidieuse, par la longueur et la sécheresse des détails », annonce‑t‑on d’emblée, de même qu’il faut privilégier « l’enjouement » et la « gaité » (« La perle », p. iii et viii) aux conversations qui s’éternisent dans les réfectoires des maisons. Le plan s’applique ainsi à congédier l’esprit de sérieux comme le goût pour la mathématisation des utopistes, au point de verser dans la franche rigolade. Si le mot de « bordel », utilisé dans le récit qui précède, n’apparaît pas dans le code de Suzon, la familiarité du registre transparaît dans des images cocasses : les filles sont comparées aux sauterelles que Dieu a répandues en Égypte, à la pomme de l’arbre défendu ou à des « Èves modernes » (« La perle », p. iv), à des Amazones, à des divinités, à des sirènes... Parodique, une telle profusion rappelle la critique par Marmontel des physiocrates adeptes d’un « langage emphatique », d’un « ton sentencieux » et de « chimères enveloppées d’un style obscur et bizarrement figuré » qui donnaient « prise à la raillerie » (Marmontel, [1804] 1818, p. 201). Le plan de Suzon s’amuse de la poétique des économistes de son temps. Il caricature les adeptes d’effets grandiloquents et d’images frappantes, à l’instar des deux colonnes finales. En outre, alors que le volet sanitaire devrait être central dans sa justification, l’auteur dit se résoudre, non sans peine, à intégrer « la triste faculté de Médecine et de Chirurgie » dans les lieux de plaisir. La formule est piquante : « mais enfin, Dieu ne veut‑il pas que les animaux, même les plus malfaisants, vivent ici‑bas ? » (« La perle », p. vii‑viii) Le recrutement de ceux qui devraient occuper une fonction si essentielle se fait parmi les praticiens refusés partout. « Je n’examine pas si vous entendez seulement les termes de votre art assassin : connaissez‑vous la maladie à la mode ? En voilà plus qu’il n’en faut pour ma république », atteste l’auteur. C’est que « la maladie de l’ennui » (p. x) est bien plus grave !

20Visiblement, l’auteur s’amuse à exposer son projet. Son humanisme prétendu supérieur à celui de la police actuelle à l’endroit des filles est plus que sujet à caution. Tout en excluant les châtiments corporels aux rebelles, « La perle des plans économiques » se montre véhémente à l’endroit des prostituées, que le texte veut enfermées et régies selon une règle rigide qui rappelle celle des couvents. Censé être rédigé par l’une d’elles, le discours perd dès lors en réalisme, mais qu’importe. Avec humour – glaçant eu égard à une situation misérable –, il exhorte les exécutants à « porter la main sur ces saintes affables » des rues pour les dépouiller et l’auteur du projet se dit même prêt à mettre « la main à l’œuvre ». Une ponctuation chargée de sous‑entendus graveleux évoque la visite « … de pied en cap » (« La perle », p. iv) de celles qui sont ironiquement nommées des « héroïnes » des champs de bataille des plaisirs. Les « brebis galeuses » (p. v) hors d’état de combattre sont envoyées à Bicêtre dans l’endroit même où a tant souffert Suzon, censée pourtant être l’autrice du projet. Le texte moque les « cris de rage et de fureur » de ces « Bacchantes » incapables de comprendre l’intérêt de la réforme. Avec une familiarité en rupture avec un projet supposé destiné au ministère, le texte prête une voix vile et furieuse aux prostituées : « Arrête, ou sinon, avec les compas de nos toilettes, nous t’imprimons, dans toutes les parties du corps, les glorieuses stigmates de saint François » (p. v) ! L’auteur n’hésite pas à les rabrouer par des injonctions à l’impératif peu révérencieuses : « Sentez‑vous, mais sentez‑vous bien ce double avantage ? », insiste‑t‑il. Les religieux en prennent également pour leur grade, eux qui sont montrés du doigt comme les usagers les plus réguliers de ces « tentatrices salutaires pour mortifier la concupiscence des chairs ». Ils sont renvoyés aux « piscines délicieuses » des monastères, lesquelles sont abondamment décrites dans Dom Bougre (1741) de Jean‑Charles Gervaise de Latouche comme les lieux de toutes les orgies. C’est que « le bon Dieu paie exactement tous les mois » « nos petits abbés » « pour se divertir » (« La perle », p. ix), s’esclaffe le texte.

21La farce bouffonne se poursuit s’agissant des lectures préconisées aux filles. Alors que les codes parodiés interdisaient les livres licencieux pour ne pas aggraver la corruption des mœurs, le plan recommande chaudement les plus célèbres d’entre eux : La Religieuse en chemise, Thérèse philosophe, Margot la ravaudeuse… mais aussi le Portier des Chartreux. Mais cette auto‑référence en pied de nez, avec la complicité du lecteur, n’est pas la seule touche libertine du projet. À quelques pages de sa conclusion, ce dernier propose ni plus ni moins un intermède érotique pour « délasser l’esprit fatigué des Ministres, par la lecture de ces règlements » (« La perle », p. xviii). Prenant au sérieux l’exigence de divertissement, le texte prend le temps de raconter dans le détail un épisode licencieux pendant cinq pages quand le livre en comporte une vingtaine. Présenté comme propice à la réflexion, ce récit sulfureux vaudrait argument à la fois plus probant et moins ennuyeux que toute justification théorique. L’auteur – dont on a depuis longtemps oublié qu’il pourrait s’agir de Suzon – raconte un repas qui a tourné en partie de débauche à son insu et durant lequel son camarade et lui ont été contraints à des dépenses impromptues. La place accordée à cette anecdote achève d’ancrer l’ouvrage dans son genre libertin originel. Au cas où son lecteur – prétendument Turgot et, au‑delà, bien sûr, celui qui lit le roman – trouverait le temps long, il relance l’intérêt par une scène lubrique. Marque de fabrique de la littérature libertine, ce procédé classique d’alternance entre ébats et débats détonnerait, en pleine proposition de loi, si le lecteur n’avait déjà été averti par les signaux qui précèdent et déchargent la portée solennelle du propos. Il peut être rassuré, son livre n’a pas changé de teneur.

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22Étonnant texte que cette proposition économique placée en prolongement des mémoires d’une libertine. Tout en rappelant des codes de prostitution existants, le ton humoristique et le style cocasse confirment au lecteur, s’il en avait besoin, que l’auteur n’avait pas l’intention, ici, de se départir de la veine du récit qui précède. Pourtant, en jouant avec un double discours typique de l’écriture libertine, le ton de la blague n’efface pas les inquiétudes réelles face à la gravité de la situation économique et sanitaire qui se lisent entre les lignes. Pour être provocatrice, l’utopie libertine se fait écho des réflexions économiques prégnantes de la fin de l’Ancien Régime sur l’impôt, la montée du libéralisme et le rôle social à jouer par l’État. Polémique, le texte incorpore les préoccupations de son époque tout en les tournant en dérision. Les enjeux économiques, politiques et moraux de l’organisation de la prostitution continueront longtemps d’alimenter les réflexions. Le projet d’« Oikema » ou maison idéale des plaisirs de Claude‑Nicolas Ledoux dans L’Architecture considérée sous le rapport de l’art, des mœurs et de la législation (1804) en témoigne. Quant à l’évolution du statut des prostituées, le vide juridique perdurera en laissant longtemps le champ libre à l’administration policière (voir Plumauzille, 2016). La voie d’une réglementation en des termes proches de ceux des codes du xviiie siècle sera réenvisagée pour les maisons closes sous Napoléon. Elles seront interdites à partir de 1946. Quelles sont les limites du marché s’agissant de la marchandisation du corps ? Jusqu’à quel point peut‑on faire commerce de soi‑même ? Quels droits et statut pour les travailleuses et travailleurs du sexe ? Autant de questions qui demeurent encore aujourd’hui d’une brûlante actualité.