Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Dossier
Fabula-LhT n° 3
Complications de texte : les microlectures
Florian Pennanech

« Tout peut être dit ». Critique et totalisation dans Microlectures et Pages Paysages

1Publiés respectivement en 1979 et 1984, Microlectures et Pages paysages, sous-titré Microlectures II, forment un diptyque où, en dépit du caractère toujours quelque peu artificiel de la réunion en recueil d’articles et études suscités par des circonstances diverses, se donne à lire la mise en œuvre d’une démarche critique fondée sur un ensemble de présupposés qu’on souhaite ici articuler afin d’en dégager une théorie de la microlecture richardienne – étant entendu que le mot « présupposé » ne désigne pas un préjugé ou une source d’erreur mais un postulat implicite que l’on peut relativiser en l’historicisant sans pourtant se prononcer sur son bien-fondé (la question de la validation ou de l’invalidation de la démarche de Jean-Pierre Richard et de ses résultats n’entrant nullement dans notre propos).

2Comme dans la plupart des travaux de Jean-Pierre Richard, chacun des deux ouvrages s’ouvre par un avant-propos succinct qui synthétise les principes majeurs de la lecture qui s’y entreprend. L’avant-propos de Microlectures signale d’emblée la rupture qui s’opère dans cet ouvrage avec les études qui l’ont précédé, à savoir, « un changement d’échelle1 » : il s’agit désormais de s’intéresser au détail, et non à la totalité. La critique thématique – procédant, d’une part de la critique de la conscience incarnée dans les années 1930 par Marcel Raymond et Albert Béguin, et d’autre part de la critique de l’imaginaire souvent identifiée à la personne de Gaston Bachelard, et inaugurée par les Études sur le temps humain de Georges Poulet (1949), puis Littérature et Sensation de Jean-Pierre Richard (1954) – est en effet, dans un premier temps au moins, une herméneutique des grands ensembles : œuvres complètes de Rousseau pour Jean Starobinski, âge baroque sur le continent européen pour Jean Rousset, conception du temps de Montaigne à Proust pour Georges Poulet. Elle hérite en cela, comme en de nombreux autres domaines, de la critique allemande, celle d’Auerbach, Curtius, et surtout Spitzer, qui embrasse de vastes continents littéraires, rompant ainsi avec ce que les commentateurs portés à la polémique nommeraient la myopie philologique.

3Mais la critique allemande, critique des totalités, est aussi une critique du détail, ou encore une critique de la totalité à travers le détail, ce que la démarche de Leo Spitzer illustre plus que tout autre. Le stylisticien procédait de fait à des microlectures avant la lettre, dans le cadre d’une herméneutique organiciste où la partie est toujours le reflet de l’ensemble, comme le signale la notion centrale d’« étymon spirituel », lequel est constitué comme on sait par un élément de l'œuvre (c'est-à-dire aussi bien d'un passage, d'un ouvrage, que de la totalité des écrits d'un auteur) qui fonctionne, selon le mot proposé par Jean Starobinski, suivant le principe de la « micro-représentativité2 » : non seulement la partie renvoie au tout, mais encore le contenu renvoie à la forme. Double analogie, donc, dont on va voir à quel point elle se retrouve dans la microlecture telle que la pratique Jean-Pierre Richard.

4En effet, l’avant-propos de Microlectures avance un certain nombre de principes méthodologiques, qui attestent une évolution dans la pratique du thématicien. Trois éléments fondamentaux viennent s’articuler, comme autant de niveaux à distinguer au sein d’une œuvre littéraire. L’élément thématique tout d’abord, c’est-à-dire la recherche d’un système sous-jacent, qui permet d’ordonner la diversité du texte à partir des éléments récurrents, pour en manifester la convergence et la cohérence, et former ce que Jean-Pierre Richard a coutume d’appeler le « paysage », cette « grille sensorielle3 » – l’œuvre effective étant saisie comme un ensemble de points d’affleurement de ce réseau de qualités et de sensations. Cette manière de concevoir la critique a été celle de Jean-Pierre Richard depuis ses tout premiers travaux. Un second élément, plus récent, vient s’ajouter au premier : la lecture doit tenir compte aussi de la « singularité libidinale4 » du paysage. La critique thématique doit donc être assortie d’une démarche psychanalytique. Le recours à la psychanalyse a fait son apparition au sein de l’œuvre de Jean-Pierre Richard en 1974 dans Proust et le monde sensible, selon des modalités très différentes de celles que l’on retrouve dans Microlectures, où le propos, moins freudien, plus kleinien, ne consiste plus à déchiffrer le texte à partir des modèles fournis par la psychanalyse pour y retrouver la trace de l’inconscient (ce qui rapprochait la critique de Jean-Pierre Richard de la psychocritique de Charles Mauron, par exemple), mais de saisir la création verbale comme déterminée en partie par des processus dynamiques relevant de l’inconscient.

5Le troisième élément mentionné par Jean-Pierre Richard est l’élément formel. Si l’étude des formes a toujours été considérée par lui comme une nécessité pour une critique qui prenne en compte l’ensemble des aspects de l’œuvre littéraire, elle n’a jamais été qu’annoncée dans les ouvrages précédents : ce troisième volet de la méthode apparaît ainsi comme inédit et marque la spécificité de ces microlectures. Le thématicien écrit : « Il me fallait donc regarder comment les acquis d’une poétique, ou d’une théorie du texte, disons d’une grammatique, venaient s’articuler à ceux d’une lecture par thèmes et motifs5. » Le mot « grammatique », qui fait écho à un certain nombre de termes remis en vigueur dans la théorie littéraire (grammatologie de Jacques Derrida, paragrammes et anagrammes saussuriens étudiés par Julia Kristeva et Jean Starobinski), est de fait un nom ancien, équivalent à « grammaire », renvoyant à la lettre, et, à ce titre, parfait symétrique de « pneumatique », qui renvoie à l’esprit.

6Thématique, psychanalyse, formalisme : cette triade, synthèse pour ainsi dire des trois grandes orientations de la Nouvelle Critique (ne manque que la critique sociologique), produit un effet d’exhaustivité, une impression de complétude : si l’objet de la lecture se veut restreint à un échelle minimale, l’opération de lecture elle-même paraît d’emblée marquée du sceau de la totalisation. S’il n’est jamais question de saturer l’horizon de la compréhension des textes commentés, du moins s’agit-il de balayer l’ensemble des niveaux d’interprétation possibles pour ces objets.

7C’est cette ambivalence qu’on se propose d’examiner dans le cadre de ce travail : la pratique de la « petite lecture » paraît à la fois indiquer une certaine modestie de la critique, qui fait sa part au détail, au singulier, à l’irréductible, et relever d’une méthode qui accentue le caractère totalisant de l’herméneutique richardienne. La dernière phrase de l’avant-propos l’annonce nettement : « À partir de cette minimité même, de sa fragilité et de son détachement, voire de sa fuite, ou de son manque (pour nous, l’écriture ?), nous savons bien que tout peut être dit6. »

Thématique : la dynamique interne du texte

8La critique thématique, et tout particulièrement celle de Jean-Pierre Richard, conçoit l’œuvre littéraire comme totalité organique, en recourant à un des modèles d’intelligibilité reçus du romantisme allemand7. Dès sa thèse sur Mallarmé, Jean-Pierre Richard plaçait son travail dans une perspective « interrogative et totalitaire8 », et entendait fonder sa critique sur une démarche systématique consistant à percevoir dans l’œuvre des éléments saillants à proportion de leur récurrence et à les organiser en un réseau reconstituant derrière le désordre apparent du texte l’ordre d’un « univers » ou d’un « paysage » intégralement descriptible à partir des lois que le critique met au jour. D’un point de vue métatextuel, le texte critique est alors un texte qui sélectionne des éléments pertinents dans un texte antérieur et dont l’opération de récriture consiste en une articulation des ces éléments visant à démontrer la nécessité de leur coprésence au sein d’un texte. On se souvient de la célèbre définition du thème selon Jean-Pierre Richard :

Un thème serait alors un principe concret d’organisation, un schème ou un objet fixes, autour duquel aurait tendance à se constituer et à se déployer un monde. L’essentiel, en lui, c’est cette parenté secrète dont parle Mallarmé, cette identité cachée qu’il s’agira de déceler sous les enveloppes les plus diverses. Le repérage des thèmes s’effectue le plus ordinairement d’après le critère de récurrence : les thèmes majeurs d’une œuvre, ceux qui en forment l’invisible architecture, et qui doivent pouvoir nous livrer la clef de son organisation, ce sont ceux qui s’y trouvent développés le plus souvent, qui s’y rencontrent avec une fréquence visible, exceptionnelle. La répétition, ici comme ailleurs, signale l’obsession9.

9Le présupposé de la nécessité interne de l’œuvre littéraire (issu, là encore de la doxa romantique) se couple ainsi au présupposé organiciste de cette herméneutique où tout se résume dans l’unité de l’œuvre. Ces principes de cohérence, de convergence, d’unité et de totalité, sont posés par le thématicien comme définitoires de l’œuvre littéraire, ou plus précisément de la littérarité, perçue selon un angle axiologique. Jean-Pierre Richard tient en effet que la valeur d’une œuvre est liée à ces traits, et assimile valeur et littérarité. Une œuvre dépourvue de cohérence interne sera de moindre qualité, et donc moins littéraire. Son deuxième ouvrage publié l’indique dès les premières pages : « Ce qui signale toute grande œuvre d’art, c’est assurément sa cohérence interne. Entre les divers plans de l’existence on y voit s’établir des échos, des convergences. Lire, c’est sans doute provoquer ces échos, saisir des rapports nouveaux, lier en gerbes de convergence10. » Il découle de tels axiomes que la critique doit d’abord chercher les ressemblances, les symétries, les parallélismes, dans un univers fondé sur l’analogie généralisée : « Car il ne saurait exister d’hiatus entre les diverses expériences d’un seul homme : qu’il s’agisse d’amour ou de mémoire, de vie sensible, de vie spéculative, dans les domaines apparemment les plus séparés se décèlent les mêmes schèmes11. » Au sein d’un tel système de représentations, le rôle du détail est établi d’avance. La différence est toujours réductible à la ressemblance, le détail doit toujours être ramené à l’ensemble. Tout élément devant converger vers l’unité, le détail est systématiquement érigé en motif, c’est-à-dire en variation à partir du thème central. Le détail n’est jamais rien d’autre que l’actualisation d’une virtualité latente, il manifeste toujours la nécessité interne de l’œuvre, il est toujours le produit d’une loi implicite.

10Jean-Pierre Richard semble justement délaisser dans Microlectures et Pages Paysages les totalités au profit des détails. La question se pose donc de savoir si le régime du détail s’en trouve modifié par rapport aux principes qui présidaient jusque là à la critique thématique. En vérité, toute critique, à partir du moment où elle touche à un texte de quelque longueur, pratique la microlecture, en ce qu’elle consiste le plus souvent en une série de citations ponctuelles auxquelles s’adjoignent des commentaires. Michel Charles a jadis baptisé « lecture critique12 » ce type de textes qui fragmentent pour le gloser un texte antérieur que ses dimensions empêchent d’être cité in extenso. Les monographies précédentes de Jean-Pierre Richard sont de fait des séries de microlectures convergentes qui disposent et déplient la cohérence d’un ensemble à travers chacun de ses constituants. L’opération qui importe donc, dans la perspective métacritique, est dans ce cas la fragmentation, et les conséquences qu’elle engendre d’un point de vue herméneutique. On se souvient que pour le Barthes de S/Z par exemple, la fragmentation est infinitisante : elle permet de déclore le sens et d’ouvrir le texte à l’infini des interprétations. Pour Jean-Pierre Richard, la fragmentation est totalisante, elle renvoie l’élément isolé au fonctionnement interne de l’œuvre d’où il a été détaché. La microlecture n’est pas, comme on pourrait s’y attendre, une opération de mise en évidence de la spécificité du détail, elle ne se veut nullement comme l’outil privilégié d’une herméneutique détotalisante.

11La plus évidente de ces opérations de totalisation consiste à faire du particulier une exemplification du général. Ce cas se rencontre dès la première étude, consacrée à la Généalogie fantastique de Nerval : « La Généalogie, dans le caractère extrême, et si l’on peut dire pur de sa démarche, est d’ailleurs exemplaire de la pratique nervalienne la plus générale du langage13. » De façon plus remarquable, le postulat de nécessité interne des œuvres est réaffirmé avec plus de systématicité que dans aucun autre ouvrage de Jean-Pierre Richard. Le lecteur ne peut manquer de ce point de vue de relever la récurrence de certains termes, qui finissent par scander le langage du critique et permettraient à eux seuls d’en approcher la méthode. Les verbes « commander », « contrôler », « régir », « déclencher », « programmer », reviennent très fréquemment, pour marquer la façon dont un élément agit comme cause première dans un texte (Georges Poulet dirait « point de départ », reprenant ainsi la conception organiciste de l’herméneutique de Schleiermacher pour qui tout texte procède d’une « décision séminale », Keimentschluss). Le texte est dès lors envisagé comme un système de causes et de conséquences, d’attentes et de résolutions : à propos du métro chez Céline, le critique nous invite à relire « les quelques textes que commande sa présence14 » ; à partir de la page 20 de Casse-Pipe, il note l’« apparition d’un nouveau motif qui va contrôler toute la suite de l’histoire : celui du mot de passe15 » ; le texte de Segalen Pierre musicale est dit « programmé » par son titre, « commandé » par un son16 ; à l’ouverture du Chant du monde de Giono « se met à chanter aussi peut-être, c’est-à-dire à vibrer prophétiquement, à annoncer ce que le roman dira plus tard [...]17 ». On pourrait multiplier les exemples, qui abondent ; citons encore quelques formules trouvées dans les trois études que Microlectures consacre à Michelet : une première séquence d’un passage de La Sorcière « annonce » la cinquième, sa fonction étant « d’en poser (thématiquement) le motif et d’en programmer (narrativement) la venue18. » ; un autre passage du même texte manifeste un « mouvement déclenché par l’appel aux tombeaux et aux volcans, mais préparé par la logique même de toute la scène antérieure19 » ; et dans un autre passage encore, toujours extrait de La Sorcière, se développe une rêverie qui «y est commandée par une logique interne des substances20 ».

12On doit noter, particulièrement, l’attention portée aux incipit et aux clausules. Certains mots ou groupes de mots sont investis d’un rôle majeur : tout un passage peut être lu comme procédant d’un élément initial (souvent nommé, significativement, « entame » : ainsi la première phrase du Chant du monde est-elle désignée comme « l’entame séminale du texte, et du paysage21 »), ou bien, un élément final peut être lu comme résumant l’ensemble du passage. Des énoncés tels que : « l’intérêt essentiel de cette entame reste pourtant de poser à l’orée du passage, et du paysage qui va s’y développer, le programme (la préécriture) d’un désir22 », ou « Syrtes surtout, posé à la fin de la phrase et y luisant de toute sa noirceur claire, comme au terme d’un sonnet mallarméen23 », ou bien encore « en fin de phrase se pose le motif dont tout le reste du développement a à peu près construit le spectre thématique24 » exemplifient ce type de lecture où le premier ou le dernier mot sont présentés comme contenant in nucleo l’ensemble du texte. Ce type d’analyse du « dernier mot », que l’on retrouve dans de nombreuses études de ces deux volumes, souligne le caractère téléologique de l’esthétique sous-jacente. Il suffit de considérer cette digression théorique : « Écrire, n’est-ce pas d’ailleurs, sur un plan plus général, se laisser attirer indéfiniment en avant, ou plus bas, par l’appel toujours différé d’un dernier mot, ou d’un point final, introducteurs peut-être au désir d’un autre sens ou (comme le voulait Mallarmé) d’un autre silence25 ? » Ce mot absent, qui résume le texte, c’est évidemment au thématicien de le nommer. C’est pourquoi la microlecture peut se contenter de porter sur un mot (le mot « casque » dans Casse-Pipe). C’est que la microlecture découpe à l’intérieur d’organismes réticulaires des organismes de taille inférieure, et ainsi de suite, jusqu’au plus petit micro-organisme envisageable, mais pourvu des mêmes qualités que l’ensemble dont il est issu. On saisit combien ce type de représentations dépend d’une ontologie de l’œuvre littéraire d’inspiration romantique, qui en fait un jeu de miroirs se réfractant à l’infini, à l’instar d’une image fractale qui reproduit à chaque échelle, dans un jeu d’analogie généralisée, une même structure, un même motif.

13On ne peut manquer de noter que cette nécessité interne de l’œuvre est décrite par Jean-Pierre Richard en termes de mouvement. Cette remarque, formulée à propos de Laforgue, vaudrait pour le thématicien lui-même : « il vaut toujours mieux [...] parler en termes de procès qu’en lexique d’état26 ». L’écriture est toujours une « poussée », une « lancée », un « tropisme ». Les éléments sélectionnés par le critique et posés comme cohérents, convergents, sont, en vertu d’un présupposé mobiliste voire vitaliste, également posés comme manifestant un mouvement, à l’aide de termes tels que « expansion », « diffusion », « dispersion », « propagation », « dissémination » qui parcourent les deux volumes, et indexent une certaine conception de l’écriture comme énergie, comme dynamisme. Jean-Pierre Richard rappelle d’ailleurs comment dans S/Z « Barthes définit, de façon particulièrement heureuse, la pratique thématique comme une “sémantique des expansions”27 ». Pour des critiques qui ne partageraient pas de tels présupposés, le mouvement dont il est question ici ne saurait être qu’un effet de mouvement produit par le texte, qui ne peut être dit mobile, sinon par pure métaphore. La critique thématique, on le sait, affectionne les métaphores du mouvement pour décrire le fonctionnement d’un texte. Chez Georges Poulet par exemple, le « point de départ » d’une œuvre est toujours désigné par un mouvement (on peut lire un témoignage du bergsonisme du critique place le devenir au principe de toute vision du monde) : toute œuvre littéraire se déploie ainsi à partir d’un « mouvement premier ». Dans Microlectures et Pages Paysages, ce mouvement se produit à partir des termes saillants, dits « focaux » ou « névralgiques » par Jean-Pierre Richard, qui sont autant de « points de départ » qui travaillent le texte. À propos du Balcon, le critique écrit ainsi : « À partir de là s’écrit peu à peu le poème : en une diffusion, une expansion lente, Baudelaire eût dit peut-être une “vaporisation”, de ce point d’intensité et de concentration premières28. » Ce dynamisme prêté à l’écriture, cette vitalisation de la logique interne de l’œuvre, se retrouveront dans la dimension formaliste de la critique de Jean-Pierre Richard, qui obéit aux mêmes principes que sa dimension thématique. Il s’agit toujours de sélectionner un certain nombre d’éléments textuels et d’affirmer que leur présence est nécessitée par une organisation latente : organisation en autant de motifs liés à un thème, ou organisation en un ensemble d’homophonies liées à un nom.

14La critique est donc d’abord une production de liens, autrement dit une logique (on comprend qu’une telle représentation soit l’objet de reproches de la part des philosophies anti-platoniciennes bâties sur la récusation du logocentrisme). Selon les présupposés que l’on fait siens, on peut considérer soit que la critique ainsi comprise se contente de mettre au jour ces liens qui existent en deçà du texte, soit que la critique crée ces liens à partir de sa propre vision du monde. L’essentiel est de percevoir que la critique, comme récriture d’un texte antérieur, se donne pour mission de justifier la présence d’éléments textuels, de motiver chacun d’eux, en proposant de reconstituer l’infra-texte où apparaissent dans toute leur rigueur les enchaînements qui permettent de passer de l’un à l’autre. La critique est réorganisation, redéploiement d’un texte antérieur qu’elle logicise. L’évolution ultérieure de la critique Jean-Pierre Richard confirmera cette tendance, en opérant la substitution du geste anthologique au geste herméneutique (étant entendu que le geste anthologique comporte en soi, qu’on le veuille ou non, une dimension herméneutique, toute citation étant aussi une interprétation). Ainsi peut-il annoncer dans l’avant-propos de L’État des choses : « Dans une œuvre littéraire [...], il me semble aujourd’hui que les choses montrent, mais ne disent pas. Commenter, dès lors, ce ne serait pas trahir leur laconisme, vouloir dire à leur place ce qu’elles auraient pour vertu, peut-être pour bonheur de taire, ce serait, au contraire, continuer à montrer, montrer une deuxième fois ce qu’elles montrent, mais le faire un peu différemment, dans un autre ordre [...]29. » De même dans Terrains de lecture : « Cette lecture s’est voulue objective, sympathique, mais non interprétative. Elle a consisté à relever dans le tissu des œuvres, puis à classer, à lier les uns aux autres les éléments sensoriels les plus visiblement porteurs d’intérêt, de plaisir – ou de dégoût30. »

15Mais si la critique entend être une logique, les relations sémantiques qu’elle établit entre les éléments peuvent être de deux ordres. Une opposition traverse ainsi l’ensemble des études contenues dans Microlectures et Pages Paysages : il s’agit de l’habituelle opposition entre syntagme et paradigme, déclinée sous les traits de l’opposition de la succession et de la substitution, de la contiguïté et de la ressemblance, de la métonymie et de la métaphore. En effet, établir un lien entre divers éléments qui se succèdent revient à considérer que derrière une séquence textuelle se discerne une analogie. On retrouve là un des principes les plus anciens de la critique de Jean-Pierre Richard, qui dès son premier ouvrage, indiquait que la critique consistait d’abord en « une mise en relation, ou mieux en une mise en perspective des diverses données apportées par l’œuvre et par la vie31. » Une telle affirmation présuppose l’analogie que le critique entend révéler, tandis que, si l’on ne partage pas ce présupposé, on doit voir dans la démarche du critique une sélection d’éléments par lui posé a posteriori comme analogues les uns des autres. Le rapport entre syntagme et paradigme est présent dans ce premier ouvrage à travers le problème de la présentation du discours critique : « À l’intérieur de ces perspectives, - qui souffrent bien évidemment de se présenter comme un étalement, une succession, - chaque texte et chaque analyse tentent de renvoyer à l’ensemble de la description, recevant d’elle leur sens et lui apportant en retour leur clarté particulière32. » Le critique regrette ici de ne pouvoir présenter de façon paradigmatique, son travail, et d’être contraint au syntagme. Le changement d’échelle induit par la microlecture apparaît dès lors comme ce qui, en levant la nécessité de travailler le texte dans sa succession linéaire, permet de recentrer l’analyse sur les différents niveaux qui se superposent en un passage donné. La microlecture isole un élément de l’œuvre comme on isole un élément d’un syntagme pour y effectuer des substitutions paradigmatiques. La critique thématique était une critique syntagmatique, la microlecture se veut paradigmatique. La petitesse de l’objet d’étude permet de délaisser la logique externe (ce qui relie un élément aux autres) et de considérer dans tous les domaines d’analyse possible la logique interne, en particulier dans le domaine formel. Jean-Pierre Richard le déclarait lors d’un entretien pour une revue italienne en 1975 :

Il faudra donc lire le texte aussi comme un paysage signifiant, autre face de ce paysage signifié dont j’ai essayé jusqu’ici de tracer la configuration, et pour cela les études de théorique, de théorie du récit, de poétique, de tout ce qu’on pourrait appeler « grammatique », se révèlent être d’un prix inestimable. C’est ce qui m’intéresse maintenant : écrire des sortes de « microlectures », c’est-à-dire étudier, sur des morceaux très courts, l’articulation éventuelle de tous les niveaux de sens d’un texte, de toutes les modalités, signifiantes et signifiées, d’un petit tissu d’écriture (de pensée, de rêverie, de désir)33.

16Le rôle central de l’opposition du syntagme et du paradigme se perçoit nettement dans les diverses études qui se proposent de lire un extrait de récit, et où l’enchaînement des événements qui constituent l’histoire se voit traité comme le déploiement des motifs dépendant d’un thème. L’exorde de l’étude intitulée « Casque-Pipe » consiste ainsi en un rappel des principaux éléments de méthode exposés dans l’avant-propos, qui se résument dans la distinction et l’articulation de trois niveaux dans l’analyse d’un motif : thématique – « dessiner la place qu’il occupe dans la grille d’un paysage personnel34 » –, psychanalytique – reconnaître les constructions fantasmatiques auxquelles il participe35 » –, et enfin, textuel. Ce dernier aspect est ici légèrement différent du troisième terme de la triade méthodologique présentée à l’orée de l’ouvrage, puisqu’il s’agit de prendre en compte l’organisation du récit comme successivité et non celle des sonorités. Il semble donc ici que le syntagme retrouve ses droits, mais ce n’est qu’en apparence, car si la narratologie et la thématique s’unissent, c’est au profit de cette dernière, le système de causes et conséquences diégétique perdant de sa pertinence au profit du système des causes et conséquences relevant de la logique imaginaire. L’analyse de La Sorcière de Michelet inaugure ce type de lectures, puisque le commentaire de l’opposition dedans/dehors y est engagé en ces termes : « Je chercherai plutôt à en décrire la manifestation progressive, à les voir se lier l’un à l’autre à travers la succession même qui est la leur dans le développement temporel d’une fiction36. » La réduction d’échelle induite par la microlecture paraît permettre ainsi de substituer à la lecture globale, nécessairement tabulaire, une lecture plus attentive, apparemment, au fonctionnement du texte dans sa linéarité, de substituer le syntagme au paradigme. Toutefois, cette substitution se fait toujours sur fond d’analogie généralisée, et le syntagme apparaît in fine comme un paradigme dont on a uniquement modifié la présentation (on parle souvent de la verticalité du paradigme pour l’opposer à l’horizontalité du syntagme ; ici, nous aurions affaire à un paradigme qui aurait été reversé sur un axe horizontal). Les événements de l’histoire ne sont de fait que des variations à partir du thème. Ainsi en est-il pour Javert dans Les Misérables : « à partir de cette double fixation [le rigide et le clos], il devient aisé de lire l’histoire, le développement diégétique du personnage37 ». Cette analyse, qui n’est pas sans rappeler celle de Tomachevski38, signale un premier élargissement de la conception organiciste de l’œuvre littéraire, de l’imaginaire qui la sous-tend à l’organisation qui le structure : « il faudra bien se demander s’il n’existe pas ici (peut-être ailleurs, peut-être partout) une fonction narrative de la structure thématique, et de la position pulsionnelle qui lui est toujours conjointe39 ». Le traitement du récit indexe la façon dont les principes de la lecture thématique sont appliqués à des domaines nouveaux sans modifier leurs présupposés propres.

17Pour éclairer cette conception de la critique, on peut encore évoquer un fragment de Pages Paysages, où Jean-Pierre Richard cite un éloge de Rivière par Perse, qui constitue en creux un procédé d’autolégitimation de sa propre critique, « texte précieux parce que [...] la parole critique s’y donne essentiellement comme une contre-ellipse – elle comble un silence, elle parle ce que le poème avait choisi de taire, elle relie les liens coupés [...]40 ». La critique fabrique donc du continu à partir du discontinu, du lié à partir du fragmentaire. Le critique remplit des blancs, comme dans l’acte de lecture que décrit Wolfgang Iser en des pages fameuses41, il motive les éléments présents dans le texte en les constituant en points d’affleurement d’un monde possible (notant cela, on est à même de comprendre comment il a été reproché à Jean-Pierre Richard, ce faisant, de délaisser l’œuvre réelle au profit d’une hypothétique « œuvre latente42 »). Une telle conception intéresse directement le statut de la microlecture, dont le rôle est de manifester à la fois la logique interne du passage considéré, et la logique externe qui le relie à la totalité d’où il est issu. La microlecture fabrique en quelque sorte des monades (on sait que ce concept leibnizien est un modèle d’intelligibilité essentiel pour le romantisme allemand et la doxa poétologique qui en procède), c’est-à-dire des petites entités closes dotées d’une entéléchie, d’un programme à réaliser, et d’une capacité d’entre-expression, ce qui signifie que chaque détail exprime à sa manière le tout, de façon analogique. L’art du critique consiste, en effet, «  à réinscrire la figure elliptique dans l’ensemble reconstitué, ou réinventé (réimaginé) des relations où l’incluent implicitement le poème et, au-delà de lui, l’œuvre tout entière43 ». L’autolégitimation de la démarche du critique se poursuit à travers le commentaire du commentaire d’un critique par un poète, au-delà de la validation explicite du geste logique et analogique, par l’homologation implicite du recours à la psychanalyse : « Point d’authenticité critique dès lors sans une remontée vers les secrets génératifs d’une œuvre, vers la dimension de cette mère (de cette mère) qui se place probablement tout à la fois à l’origine et au terme visé de la création44. » L’origine, le terme, la génération : l’inconscient vient ici, en dernière analyse, entériner les principes herméneutiques de la thématique.

Psychanalyse : libido et anagramme

18L’histoire des rapports entre critique thématique et psychanalyse est complexe45 : on s’en tiendra ici à une comparaison entre Proust et le monde sensible, où la psychanalyse en tant que telle fait son apparition sous la plume de Jean-Pierre Richard, et les deux volumes de Microlectures. La psychanalyse y paraît nettement plus discrète que dans la monographie consacrée à Proust, parce qu’elle joue au sein de la triade méthodologique un rôle avant tout fonctionnel : elle permet d’établir une jonction entre thématique et grammatique, entre signifié et signifiant, entre le contenu et la forme. Elle vient justifier le passage de l’un à l’autre, fonder en raison l’analogie qui les unit. En effet, si l’on observe attentivement la démarche systématique de Jean-Pierre Richard dans l’ensemble des études regroupées dans Microlectures et Pages paysages, il apparaît que la psychanalyse est utilisée à travers deux catégories majeures, la libido et l’anagramme, qui concernent respectivement les rapports d’une part la thématique et la psychanalyse, d’autre part la psychanalyse et le formalisme.

19Envisageons dans un premier temps le rapport entre thématique et psychanalyse. Il apparaît qu’à travers la catégorie de libido, omniprésente (le terme, ou l’un de ses dérivés, figure quasiment à chaque page), la psychanalyse vient redoubler la thématique comme exposition de liens, comme énonciation d’une logique et d’une dynamique. En voyant à l’œuvre dans tel passage étudié « une parfaite logique libidinale46 », le thématicien tient pour ainsi dire un renfort, extérieur au texte, qui seconde la simple affirmation d’une logique interne. La libido obéit ici exactement aux mêmes principes que le thème, elle se constitue en opérateur de nécessité entre éléments co-présents au sein du texte. On saisit nettement ce qui sépare l’usage de la psychanalyse dans Proust et le monde sensible et dans les deux volumes de Microlectures. La différence peut se dire à nouveau en termes d’intertextualité. Si le texte critique se définit comme succession d’hypertextes et intertextes (citations, résumés, paraphrases) d’une part et métatextes (la description et le commentaire proprement dit) d’autre part, il se caractérise aussi comme un mise en rapport du texte critiqué, qui lui est antérieur, à un autre texte, un arrière-texte, en l’occurrence ici le texte psychanalytique. La lecture psychanalytique de Proust avait pour principale fonction de justifier la présence d’un élément (herméneutique allégorique : les asperges sont phalliques), tandis que celle des microlectures permet de justifier la co-présence de deux éléments, et, de proche, en proche, d’une potentielle infinité. La logique libidinale vient seconder, relayer, appuyer sur la certitude d’une nécessité extratextuelle l’affirmation d’une nécessité intratextuelle. En postulant que divers éléments appartiennent à un ensemble cohérent, qu’ils manifestent l’entéléchie d’un thème, c’est-à-dire le déploiement d’un ensemble de virtualités latentes subsumables sous une même catégorie, la critique purement thématique motivait déjà cette co-présence à l’aide d’un déterminisme de la structure ou du réseau. En y ajoutant la dimension libidinale, la microlecture richardienne, pour ainsi dire, motive cette motivation en en faisant l’analogon d’une motivation inconsciente. La nécessité interne se voit elle-même fondée comme nécessaire. Dans Proust et le monde sensible, la lecture psychanalytique était principalement analogique : un objet du texte était lié, de façon à la fois iconique (le symbole sexuel étant isomorphe à la chose symbolisée) et indicielle (la présence de l’objet relevant du symptôme) d’un objet familier de la psychanalyse. Dans Microlectures et Pages Paysages, la lecture psychanalytique, tout en conservant cet aspect allégorique (dans l’étude de l’analité du métro chez Céline par exemple), se détourne du système de l’œuvre écrite au profit de l’acte d’écriture lui-même, du symbole produit à la production de symboles dans leur successivité.

20La différence est encore manifeste si l’on observe la présentation du discours critique. Dans Proust et le monde sensible, en 1974, le discours psychanalytique était uniquement présent dans les notes de bas de page, qui constituaient ainsi son espace réservé. Une telle présentation laisse ainsi ouverte la possibilité de lire l’étude uniquement comme un travail de critique thématique, en délaissant les notes. Si néanmoins on choisit de s’y arrêter, un effet de lecture se produit, la succession des motifs qui s’appellent les uns les autres est interrompue par un renvoi à un autre type d’analyse. Cette analyse recourt à des concepts freudiens dans le cadre d’un type de lecture qui n’existait pas auparavant chez Jean-Pierre Richard, à savoir comme on l’a dit, la lecture allégorique des symboles. Se produit donc un effet de clôture, la note venant marquer un coup d’arrêt dans la continuité réticulaire de l’écriture richardienne, et l’allégorie venant immobiliser l’interprétation, poser ce que Barthes appelait un « signifié dernier », un élément extérieur qui est la source et la limite du sens. Tout se passe comme si Jean-Pierre Richard sentait que le passage de l’herméneutique compréhensive à une démarche d’élucidation différente, qui demeure souvent explicative, ne pouvait avoir lieu sans ruiner le principe même du parcours continu de la thématique. On comprend qu’une telle utilisation de la psychanalyse ait pu induire des rapprochements avec les formes de critiques dites externes, comme celui de Jean-Yves Tadié, qui évoque non sans sévérité « le recours lancinant et pathétique à quelques clés psychanalytiques (qui ne valent pas mieux que les clés biographiques et sont de plus empruntées à d’autres critiques)47 ». Dans Microlectures et Pages Paysages, la psychanalyse n’apparaît plus en notes, elle est intégrée au corps même du texte, et son rôle au sein de la démarche interprétative n’est plus de permettre un déchiffrement des symboles contenus dans l’œuvre. La psychanalyse n’a plus vocation à mettre en rapport certains éléments textuels avec des éléments extratextuels, mais à fonder le rapport entre deux éléments textuels. Elle ne doit plus rendre compte du texte créé, mais de la création du texte. L’inconscient ne se lit plus comme symptôme à travers le texte, mais comme moteur même de sa création. La psychanalyse, donc, est utile à comprendre le texte comme opération, non comme résultat. Elle participe du projet d’ensemble consistant à manifester une logique de l’œuvre.

21En outre, la psychanalyse paraît résoudre les contradictions qui ne manquent pas de surgir dans les passages considérés par le microlecteur, et permet de conserver le postulat d’une logique, puisque « la vie inconsciente n’est pas soumise au principe de contradiction48 ». Ainsi les ruptures qui apparaissent dans la prose de Céline sont-elles envisagées comme autant de marques du travail de l’inconscient : « Mais il arrive aussi que faiblisse cette régie de la continuité, et que la suite textuelle se donne comme plus ou moins dénouée, comme flottante : flottements, déhiscences qui apparaissent alors comme les lieux de travail favoris d’une énergie primaire49. » Les incohérences qui se font jour au sein du texte étudiée sont ainsi renvoyées à une cohérence plus fondamentale. Sur un passage de Tristan Corbière, où l’analogie entre la forme et le contenu semble compromise, le recours à la libido permet de réconcilier l’ensemble et de sauver l’unité du passage :

Là où le message thématique posait en effet l’immobilité morte du présent et la nostalgie des différences temporelles, la structure rythmique et le dispositif libidinal qui la sous-tend produisent un effet contraire : un balancement consolateur, un bercement voluptueux de ce présent noir lui-même. Désolation, et pourtant plaisir, et plaisir peut-être de la désolation. Le texte joue (différemment) et gagne sur tous ses tableaux50.

22Toutefois, le rôle de la psychanalyse au sein de l’herméneutique telle que la microlecture la met en œuvre ne se limite pas à l’apport de la catégorie de la libido. Une autre forme de lecture analogique lui est directement liée. On envisagera à présent le rapport entre formalisme et psychanalyse, qui marque la spécificité de Microlectures et Pages Paysages. L’inconscient apparaît ici comme opérateur de motivation, et autorise de fait la lecture littérale, les jeux paronomastiques, le recours à l’étymologie (réelle ou fictive). C’est principalement à partir de la notion d’anagramme que l’on peut étudier les opérations critiques, en tant que telles inédites sous la plume de Jean-Pierre Richard. On sait l’importance de cette notion dans la théorie littéraire à partir de la publication par Jean Starobinski des Mots sous les mots51, en 1971. Le premier recueil de Microlectures se présente d’abord comme une méditation autour de la motivation, laquelle s’ouvre sur une rêverie cratyléenne à partir du « Nom du Père » dans la Généalogie de Nerval, méditation qui se contenter d’épouser dans certains de ses méandres la rêverie de l’écrivain lui-même. Le critique, ici, loin d’imposer au texte un schéma lacanien, ne fait que suivre le poète, lui-même déjà lacanien avant la lettre. Mais bientôt, par le truchement de la notion d’exemplarité, le propre du détail décelé par la microlecture vaut pour la totalité de l’œuvre entière, la microlecture se muant en macrolecture, la loi du particulier devient principe d’intelligibilité universel. Les anagrammes de Nerval, qui donnent au critique un instrument de lecture pour son œuvre, deviennent un instrument de lecture pour l’ensemble des écrivains envisagés, extrapolation autorisée par le recours à l’inconscient comme instance motivante. Dans Pages Paysages, c’est à Laforgue qu’il appartiendra de se montrer lacanien – citons deux formules significatives : « ce nom du père, l’invention laforguienne l’essaimera, ou plutôt il le fera flotter anagrammatiquement, inconsciemment, dans les directions les plus diverses [...]52 », et plus loin : « C’est au niveau littéral, et non plus, ou plus seulement thématique, que l’on voit travailler celle-ci [la figure du père]. Car notre vers, si on l’écoute avec une attention un peu flottante [...] nous donne à entendre une anagramme assez complet, bien que dispersé, du nom du père [...]53 ». L’anagramme est également utilisée pour des noms fictifs. C’est par exemple Javert qui est lu de la sorte : « Le texte étoile ainsi le signifiant onomastique, mais toujours vers des éléments cohérents de définition ou de diégèse. Le réseau thématique sert de filtre ou de tamis, il fournit, disons, un contrôle discriminatoire à l’infini de l’invention anagrammatique54. ». Pas de délire herméneutique, donc, nous prévient Jean-Pierre Richard, dans l’utilisation de cet outil, mais une sélection des anagrammes pertinentes à raison de leurs analogies possibles avec les motifs mis au jour par l’analyse thématique, qui fournit ici un authentique critère de vraisemblance critique.

23L’anagramme permet surtout d’opérer des rapprochements, de découvrir les lois cachées, en somme, de procéder là aussi à la position d’une logique du texte. Mais la logique, cette fois, se trouve déplacée du signifié au signifiant, du contenu à la forme. L’anagramme en effet, ouvre la possibilité d’une herméneutique des formes. Tout ce qui a été dit précédemment de la façon dont le critique met en évidence la nécessité interne de l’œuvre se retrouve ici : importance programmatique du titre, du premier ou du dernier mot, vitalisme de la logique entendue comme parcours – par exemple, chez Gracq, il « se trace avec la diffusion anagrammatique du terme initial55 » –, diffusion à partir d’un point focal – toujours chez Gracq, se constituent « de véritables petits syntagmes anagrammatiques56 » ; chez Laforgue : le mot « assurance » « contrôle, par anagramme, le surnom dont sera affublé dans toute la suite du texte le conscrit : le russe, ou l’ours57 ». On le constate, l’analyse de la forme est le calque de l’analyse du contenu, y compris du point de vue du lexique employé pour décrire les lois supposés régir le fonctionnement des configurations textuelles.

24Au sein de la triade méthodologique thématisme-psychanalyse-formalisme, on voit donc se confirmer que le rôle de la psychanalyse est finalement fonctionnel : celle-ci représente le pivot qui permet de passer du contenu à la forme, elle à l’opérateur d’analogie entre ces deux instances. Avec la catégorie de libido, la psychanalyse apporte un fondement externe au présupposé de la nécessité interne, elle permet une motivation syntagmatique dans la mesure où elle fournit une logique à l’enchaînement des éléments de contenu. Avec la catégorie d’anagramme, la psychanalyse apporte un fondement externe au présupposé de l’analogie généralisée, elle permet une motivation paradigmatique au sens où elle justifie comme autant de ruses de l’inconscient toutes les ressemblances et homophonies. Ce rôle central fait de la psychanalyse le fondement de la microlecture, car c’est elle qui permet de relier en dernière instance tous les liens, de mettre en rapport tous les systèmes de rapport. C’est grâce à elle que l’homologie généralisée trouve son point d’aboutissement.

Grammatique : le son et le sens

25L’analyse des formes a toujours été appelée de ses vœux par Jean-Pierre Richard. Dans sa thèse sur Mallarmé, il notait déjà : « Notre effort a été de comprendre Mallarmé globalement, de rejoindre en lui l’esprit à la lettre, le “fond” à la “forme” [...]58 ». Était déjà sous-entendu le principe d’analogie entre la forme et le contenu. Dans Onze études sur la poésie moderne, l’attention à la forme était posée comme une nécessité, mais uniquement à titre d’annonce : les études qui composent le recueil sont explicitement présentées comme des études thématiques qui ne s’intéressent que ponctuellement, voire incidemment, aux problèmes formels. La question y est néanmoins posée, dans les termes même que l’on retrouvera dans Microlectures : « Les structures verbales [...] entrent en rapport avec d’homologie avec les structures de perception ou de rêverie, telles qu’elles se disposent, en grappes, dans la latence du poème [...]. C’est sans doute cet isomorphisme qui distingue de toutes les autres la signification proprement littéraire. C’est lui en tout cas qui nous fournit, face à un poème ou un roman, le seul critère valable de qualité59. » Une nouvelle fois, un critère de valeur est posé, qui se donne à la fois comme principe de littérarité et de méthode critique. L’homologie du contenu et de la forme, la cohérence interne de chacun de ces niveaux de l’œuvre et la cohérence des niveaux entre eux, ces principes sont donc déjà à l’œuvre en 1964, bien que les études critiques qui suivent l’avant-propos dont sont extraites ces lignes se contentent, provisoirement, de chercher la cohérence thématique d’œuvres qui se définissent par une allure incohérente – la question de la cohérence entre fond et forme étant ajournée, faute d’« instruments » qui permettraient de « réunir en un seul acte de compréhension tout le volume du sens60 », autre expression pour définir l’herméneutique totale que s’efforce d’appliquer les microlectures de 1979 et 1984.

26Pourtant, la plupart des études antérieures de Jean-Pierre Richard se terminent par une réflexion non pas sur le langage de l’écrivain, mais sur le rapport de l’écrivain au langage, considéré, donc, non comme matériau formel mais comme élément thématique. Cette distinction ouvre la voie, bien sûr, à des analyses où la forme est présentée comme le reflet, l’icône, du contenu, l’écrivain appliquant quand il écrit son œuvre les principes que l’on peut déceler au sein même de celle-ci. Ainsi, à partir d’une analyse du langage chez Chateaubriand, qui affirme le principe d’homogénéité entre le langage pris pour objet de l’écriture et le langage pris comme moyen de l’écriture (« Puisque tout langage éloigne, déréalise son objet, il fabriquerait un langage prenant emphatiquement pour objet cet éloignement lui-même61 »), Jean-Pierre Richard esquisse en 1967 le projet des Microlectures : « Confirmant réciproquement leurs résultats, on imagine ainsi comment stylistique et thématique pourraient s’unir dans le procès d’une seule recherche62. » Le thématicien appelle ici de ses vœux une extension du principe d’analogie qui a toujours présidé à sa critique, d’abord entre la vie (repensée, à la suite de la critique sartrienne, à l’aune de l’unité d’un projet existentiel) et l’œuvre, puis entre les différents éléments thématiques, désormais entre le thème et la forme. Significatif est le fait que, dans Paysage de Chateaubriand, une telle critique soit placée sous les auspices de Leo Spitzer, dont la stylistique est, du moins pour la partie qui nous en est la mieux connue, fondée sur le double principe de l’analogie entre le détail et la totalité et entre la structure formelle et le contenu sémantique. À la convergence des motifs répond désormais la convergences des sonorités, et ces deux convergences elles-mêmes convergent vers un principe unificateur et totalisant. Pour le dire plus simplement : les mots ressemblent aux choses.

27Le lecteur de Microlectures et Pages Paysages ne peut manquer, en effet, d’être frappé par l’atmosphère cratyléenne qui imprègne ces deux recueils. Il est question à maintes reprises de « rêverie cratylienne63. », de « jeu cratylien64 ». La question du cratylisme a été, de fait, portée sur le devant de la scène théorique par Mimologiques de Gérard Genette, publié en 1976. Dans cet ouvrage, le poéticien ne se contentait toutefois pas de proposer une étude historique sur les avatars de la « rêverie mimologique » à travers les âges : il s’intéressait aussi à la façon dont la théorie littéraire moderne, en faisant sienne la notion de « langage poétique », reconduisait, à la suite de Mallarmé en particulier une forme de cratylisme « secondaire », consistant à définir la littérature à partir de la remotivation de la langue, de la rémunération du « défaut des langues », « imparfaites en cela que plusieurs ». Une telle conception de la littérature comme conjuration de l’arbitraire du signe ne pouvait, du moins aux yeux d’un saussurien comme Genette, que relever de ce que Bachelard appelait une « rêverie ». Elle était pourtant au cœur de la doxa poétologique alors en vigueur (Genette cite, outre Mallarmé, Valery, Sartre, les noms de Jakobson, Kristeva, Cohen). Significativement, on trouve dans Microlectures et Pages Paysages des études sur des auteurs déjà étudiés par Gérard Genette dans son analyse sur le cratylisme : Mallarmé, Claudel, Ponge – Michel Leiris pour sa part, apparaissant parfois pour fournir au critique une étymologie motivante.

28Le recours à l’anagramme était déjà une forme de cratylisme. Plus fondamentalement, on peut dire que le postulat d’inspiration romantique de la motivation du langage poétique est légitimé par l’idée, explicitement empruntée à la vulgate psychanalytique, de motivation inconsciente du langage : à propos du mot « touchée » chez Michelet, Jean-Pierre Richard note ainsi que « s’il est pris non pas figurativement mais à la lettre – l’un des tours favoris de l’inconscient, on le sait –, c’est le paradigme, si sensible chez Michelet, du contact qui se trouve par lui mobilisé65 ». Mais le cratylisme, à tout le moins le mallarméisme, de ces microlectures, excède largement la seule lecture anagrammatique. Mallarmé est d’ailleurs omniprésent dans les deux ouvrages, sous forme d’allusions, références, rapprochements, dont on ne citera que quelques occurrences : l’ironie est définie comme ce « retrait lui-même qui fascine et qui attaque (songeons à Mallarmé)66 » ; Segalen fut, nous rappelle-t-on, « grand admirateur de Mallarmé67 » ; telle étude sur Saint-John Perse permet de vérifier une « vieille loi mallarméenne68 » ; et Gracq recourt à l’hypallage « à la manière mallarméenne69 ». Une étude intitulée « Feu rué, feu scintillé », lui est également consacrée. Celle-ci se trouve au centre du premier volume de Microlectures et peut être vue comme faisant partie de plusieurs études consacrées à des auteurs sinon cratyléens, du moins partisans d’une analogie entre les mots et les choses, entre le son et le sens : Nerval, qui inaugure la série, Mallarmé au centre, Gracq en fin de volume. Cette disposition n’est pas sans créer à la lecture un effet de transfert de légitimité. En effet, comme on sait, le moyen le plus courant de légitimation de la critique (qui, comme discours secondaire, est toujours amenée à devoir se légitimer) est d’affirmer que la méthode employée émane directement de l’œuvre et de la pensée de l’auteur critiqué. Dès sa thèse sur Mallarmé, Jean-Pierre Richard énonce ce principe d’une herméneutique purement immanente, c’est-à-dire purement homogène à son objet : « Car on peut bien dire que c’est Mallarmé qui nous a permis de comprendre Mallarmé, que c’est lui qui nous a donné la clef de sa propre explication70. » Le critique, ici, se contente de manifester des éléments latents dans l’œuvre, d’en actualiser les virtualités, de mettre en mots l’auto-interprétation qu’elle effectue (Jean-Pierre Richard déclare de façon éclairante en 1975 : « Le “bon objet” littéraire, c’est pour moi le texte qui se définit tout à la fois par son unicité, et par sa congruence, par son don d’auto-résonance,et même, à la limité, d’auto-interprétation71 »). Une telle conception de la critique repose évidemment sur un certains nombres de présupposés historiquement situables, liés à une doxa poétologique issue du romantisme allemand, la notion d’auto-interprétation provenant en particulier de Schleiermacher, et la conception de la critique comme récriture qui réalise le potentiel de l’œuvre, qui l’« infinitise », de Friedrich Schlegel. Quoi qu’il en soit, un point essentiel est à relever ici : si la critique de Jean-Pierre Richard se présente comme produite par l’œuvre de Mallarmé, ce qui lui permet de revendiquer une parfaite homogénéité avec son objet, dès lors que cette même critique va se porter sur d’autres objets, il lui faut, ou bien renoncer à cet idéal d’harmonie entre le texte et sa critique, ou bien « mallarméiser » les textes étudiés. C’est en partie ce qui s’observe dans Microlectures, où le nom de Mallarmé est distillé au fil des pages. Néanmoins, s’il est, manifestement, possible de commenter Nerval, Mallarmé et Gracq à partir de l’hypothèse de l’existence du langage poétique, dès qu’on s’intéresse aux autres auteurs, il se produit une migration de la méthode vers des objets qui ne lui sont pas nécessairement homogènes. La question se pose d’ailleurs doublement à propos de l’étude inaugurale consacrée à Nerval, puisque la rêverie mimologique est mise à distance comme illusion du poète, et dans le même moment réinvestie comme instrument du critique. Elle est à la fois principe de production du texte poétique, et principe de son déchiffrement, à ceci près, que le déchiffrement s’effectue sur des portions de texte dont rien ne garantit qu’ils aient effectivement été créés à partir d’une rêverie mimologique. Cette migration d’une méthode d’un fragment de texte, voire d’un texte entier, à l’autre, induit une légitimation par extrapolation : la critique qui tire sa méthode de son objet même reconduit cette méthode sur d’autres objets, sans avoir à justifier derechef l’accord précédemment établi. La même remarque peut être faite à propos du principe d’homologie. L’analogie généralisée (déclinée, à partir de Claudel, sous le nom d’homologie, pour opposer le rapport de deux termes au rapport de deux systèmes de rapport) est présentée comme appartenant en propre aux auteurs commentés, le critique se contentant de reprendre à son compte ce qui se trouve déjà dans le texte, en évoquant notamment « le démon michelettiste de l’analogie72. », « la pulsion assimilante qui anime chez Gracq tout le jeu sonore de l’écriture [...]73 », ou encore la « libido de la structuration (dont le modèle, pour Claudel, est à chercher, bien sûr, du côté de Mallarmé74 ».

29La méthode va donc consister à étudier les sonorités. Jean-Pierre Richard, ainsi qu’il l’annonçait en indiquant vouloir désormais faire sa part à la « grammatique » au sein de sa critique, propose en effet des analyses de ce qu’il appelle « signifiance » ou « littérarité ». En raison du postulat d’homologie entre la forme et le contenu, le son et le sens, la procédure employée pour commenter les formes sera identique à celle qui permet de commenter le contenu. Il s’agira toujours de constituer un réseau, d’établir des liens, de formuler des lois. La modélisation (« Décrire thématiquement un motif, ce n’est rien d’autre que relever les qualités et fonctions dont il est successivement porteur, et les articuler les unes aux autres dans une sorte de modèle achronique, ou comme le dit Lacan, après Mallarmé, de fiction75. ») des divers éléments de contenu est pertinente en outre en ce qui concerne le rapport entre contenu et forme, qui équivaut à un « passage du délié au lié76 ». Il s’agit non seulement de fonder d’une part une logique du contenu et d’autre part une logique de la forme, mais encore de fonder une logique qui unisse les deux systèmes en une logique générale. On le voit, la motivation du signe est ici le postulat qui permet d’envisager l’œuvre comme une totalité organique à tous les niveaux. Tout converge, tout est cohérent, rien n’échappe à la loi de l’œuvre telle que la formule le critique : la microlecture accomplit le désir de totalité que les travaux précédents exprimaient sans le réaliser. L’étude des sonorités permet ainsi de confirmer systématiquement l’étude des thèmes ; d’où le recours quasi permanent aux verbes « appuyer », « soutenir », « redoubler » : un vers de Laforgue recèle « un carré de voyelles nasales [...], qui, avec l’appui supplémentaire de la rime, permet d’homogénéiser la dérive scripturale77 », ; le refrain de La Chanson du mal-aimé d’Apollinaire inclut une « admirable métaphore développée dans les trois premiers vers de ce refrain (et phonétiquement soutenue par la liquidité des l¸la vibration des r, le sifflement des s et des z)78 », un passage de Claudel se caractérise par « la force des tissages phoniques proches, qui soutiennent à leur niveau, et grâce aux diverses intégrations qu’ils autorisent, l’insistance signifiée du sens79 » ; dans un extrait de Céline « la valeur phonique redouble ainsi l’opération d’un sens.80 » ; chez Baudelaire enfin « ces parallélismes [...] sont soutenus, bien sûr, par la fermeté, par la parité aussi, rarement démenties, du moule prosodique [...]81 ». Toutes ces formulations indexent un seul et même postulat, celui de la motivation du langage poétique, de l’analogie du son et du sens. Ce qui est dit de Céline peut constituer la maxime des deux volumes de Microlectures : « les éléments possèdent une parenté tout à la fois phonique et sémantique82 ». La fusion du son et du sens apparaît au détour de certaines formulations : « la chaîne phonico-sémique83 », « l’isophonie entraîne isosémie84 », « la puissance de signification allitérante85 », « le couplage musical et prosodique, donc sémantique [...]86 ». Microlectures et Pages Paysages semblent ainsi proposer un traitement des textes comme autant de poèmes mallarméens. Ce phénomène est perceptible par exemple à deux reprises, quand le critique entreprend de récrire sous forme de poème un passage en prose afin d’en mieux attester le caractère poétique, et donc autoriser une lecture à l’avenant : un passage de La Sorcière est de la sorte « transpos[é] graphiquement comme un poème, ou une suite de versets87 », puis c’est un passage du Rivage des Syrtes pour lequel est pris « le risque de réécrire les deux phrases terminales dans le moule d’une sorte de poème [...]88 ».

30En somme, la microlecture richardienne obéit à un postulat généralisé d’iconicité – la forme ressemble au contenu. Pour renforcer l’effet d’analogie, dans un texte de Michelet consacré à la « fiancée du vent », le critique choisit par exemple de nommer « fiançailles » l’appariement de certains sons89, de même dans un texte de Laforgue où apparaît le motif du saignement, le critique choisit d’intituler « hémorragiques90 » les diverses configurations sonores. Chez Flaubert, le bourdonnement de l’écriture mime le bourdonnement d’un boulevard91. La forme peut se transmuer en contenu, toujours chez Flaubert, où « la dualité, jusqu’ici seulement signifiante, va [...] se sémantiser de manière diverse et insistante92 ». Le style de Flaubert lui-même est posé comme le reflet iconique d’une vision du monde, comme en témoignent le fait que le roman soit marqué par le morcellement « tant dans son contenu signifié – le savoir non totalisable, le monde cassé – que dans son style, sa beauté formelle : le laconisme, le pointillisme forcené, la non-subordination maniaque, la dissimilation [...]93 ». Il n’y a qu’un pas de l’iconicité à la performativité – la forme réalise ce que décrit le contenu. En plusieurs endroits, cette même idée mallarméenne du poème allégorique de lui-même, semble poindre, ainsi à propos de Michelet : « C’est peut-être un tel trajet qu’opère et qu’allégorise à la fois notre texte94 » ; à propos de Gracq (et d’après lui) : « le signifié s’égale très exactement au motif concret servant à métaphoriser son mode de signifiance. Ces expressions, dénotant vitesse et chute, opèrent textuellement aussi, selon Gracq, une chute95 » ; à propos de Baudelaire : « Comme si le Balcon se plaisait à redoubler, dans l’ordre de la représentation imaginaire, ce qui se produit en lui, ou ce qu’il produit, littéralement, en tant que texte de poésie96 » ; à propos de Laforgue : « Le Je, donc, dit qu’il s’en va, et du même coup d’écriture, il opère réellement ce départ, il se trouve effectivement en allé97 ».

31Une longue note métacritique, comme il en existe assez rarement chez Jean-Pierre Richard, éclaire cet ensemble de constatations. En effet, elle propose une « petite digression98 » sur la question du cratylisme de Mallarmé – c’est-à-dire, implicitement, du cratylisme de la critique de Jean-Pierre Richard elle-même –, répondant expressément au propos de Gérard Genette dans Mimologiques. La démonstration consiste en deux temps. Sont d’abord rappelées, très classiquement, les deux façons dont s’opère la remotivation du signe linguistique dans le travail de l’écriture selon Mallarmé : à l’échelle de la lettre, à l’échelle du « mot global », du vers au livre. Le second temps de la démonstration apparaît beaucoup moins classique. Il s’agit désormais de s’interroger, non plus sur le rapport entre signifié et signifiant, mais sur le signifié lui-même, pour en identifier l’exacte nature. La façon dont Jean-Pierre Richard répond à cette question renvoie de fait aux principes premiers, phénoménologiques, de la critique thématique : la remotivation de la langue permet en effet de saisir l’objet du point de vue de l’« affect », du rapport singulier éprouvé dans le champ de la perception, ainsi que la « structure sensuelle » de ce même objet. On voit ici se redessiner la triade thématique-psychanalyse-grammatique, dont la cohérence et la nécessité est réaffirmée à partir d’un lieu privilégié d’investigation. La microlecture apparaît dès lors comme l’aboutissement de la critique thématique, dont la théorie sous-jacente se voit portée à son point d’incandescence. Georges Poulet affirmait que Proust avait inventé la critique thématique, de même Jean-Pierre Richard semble-t-il soutenir ici que Mallarmé a inventé la microlecture. Située au centre de l’ouvrage, l’étude sur Mallarmé comporte ainsi une nouvelle autolégitimation qui vient derechef fonder la microlecture sur le principe de l’adéquation entre la critique et son objet.

32Unité et cohérence caractérisent donc, non seulement le contenu, mais encore la forme, et enfin le rapport entre les deux. L’herméneutique de Jean-Pierre Richard n’a jamais été aussi totalisante, alors même que quelques années auparavant, une célèbre étude a précisément remis en cause, à partir d’autres présupposés, la critique thématique sur ce point. Microlectures en porte la trace. Une note de bas de page y fait office de réponse à la mise en cause de la méthode thématique par Jacques Derrida dans La Dissémination. Cet ouvrage, paru en 1972, reprend un double article99 consacrée notamment à L’Univers imaginaire de Mallarmé, publié en 1961, et qui prolonge en quelque sorte les pages consacrées à Forme et Signification de Jean Rousset, reprises dans L’Écriture et la Différence100. Jacques Derrida reproche à Jean-Pierre Richard de pratiquer une herméneutique totalisante, synthétisante, unifiante. Le détail est par Jean-Pierre Richard toujours nié dans son altérité, sa différence toujours réduite à une familiarité avec l’ensemble. Les présupposés anti-analogiques et anti-organicistes de Jacques Derrida s’opposent ainsi à ceux de Jean-Pierre Richard. Or c’est précisément dans le postulat de motivation analogique de l’écriture poétique que Jean-Pierre Richard va trouver le contre-argument nécessaire à sa réplique. Ce qui empêche « de renvoyer le texte au seul travail d’une dissémination101 », écrit-il, ce sont précisément les liens qui unissent la cohérence thématique et la convergence « littérale » (« signifiante », « phonique »), qui se répondent mutuellement et entre lesquels travaille l’inconscient psychanalytique. Le son donne cohérence au sens, le sens donne cohérence au son. La motivation vient donc refonder la nécessité interne, remise en cause par la dissémination. La notion de « lien » réapparaît ici, mais cette fois il ne s’agit plus de la logique du paysage ou de la logique de la matière sonore, mais du paysage ou de la matière sonore comme agents de liaison, opérateurs de logique, qui s’impriment mutuellement leur cohérence. Le présupposé de la nécessité interne était présent depuis l’origine dans la critique de Jean-Pierre Richard, le présupposé de la motivation fait son apparition dans Microlectures, mais vient confirmer et renforcer le présupposé premier dont il se présente comme une illustration et une garantie. Dans cette note, Jean-Pierre Richard réitère l’affirmation du principe du « filtre », de la « double sélection », le son permettant de sélectionner les éléments sémantiques pertinents, et réciproquement (cette sélection étant également opérée par l’inconscient – réduit ici encore à un rôle subsidiaire, le principe d’homologie entre contenu et forme se voyant assuré par une référence à la libido, qui vient étayer un présupposé indépendant d’elle). On retrouve ici une conception romantique, étudiée jadis par Walter Benjamin102, de l’œuvre comme autolimitation :

C’est ainsi que le glissement, par essence inarrêté du thème, se laisse tenir et comme séduire par le poids des intensités allitératives, par la « basse obstinée » d’une certaine musique textuelle. Et qu’inversement la labilité de la lettre se soumet au réseau nervuré d’une présence, ou au cercle, dirait Nerval, d’un ensemble singulier d’obsessions. L’ordre signifié du paysage contrôle les produits de la propagation signifiante ; mais la lettre crible en même temps le sens [...]103.

33Dans cette description, quasiment allégorique, en tout cas largement personnifiante, Jean-Pierre Richard semble concéder à Derrida une certaine déliaison à l’œuvre dans la littérature, pour mieux la nier ensuite en faisant de chaque instance ici considérée un agent de liaison. La dissémination est neutralisée par Richard qui en fait un principe d’organisation, quand elle sert chez Derrida à nommer l’impossibilité de toute organisation. Richard fait de la dissémination un thème, c’est-à-dire un principe de cohérence et de convergence. Le désordre masque toujours l’ordre, la « dispersion » est toujours « tissage104 », ce qui est « éparpillé » est toujours in fine « refermé sur soi105 ».


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34Tel est donc le paradoxe de ces microlectures : alors que le projet en semble indiquer une certaine modestie, un retour à une démarche plus particularisante et moins généralisante, plus analytique et moins synthétique, et attester le passage d’une herméneutique totalisante à une lecture attentive au détail dans son caractère irréductible, on constate que c’est dans le diptyque de Microlectures et Pages Paysages que Jean-Pierre Richard recourt à la démarche la plus systématique, la plus riche de présupposés théoriques, la plus proche aussi des avant-gardes de la modernité littéraire (où moment même, d’ailleurs, où celle-ci commence à s’étioler). Tout se passe dans ces ouvrages comme si le thématicien menait à leurs termes, jusqu’au bout de leurs implications, les principes fondateurs de sa critique. Jamais Jean-Pierre Richard n’aura été aussi mallarméen qu’en ces pages. Les convergences convergent, les cohérences sont cohérentes entre elles, tout ne fait que s’entre-confirmer : la critique, ici, a exaucé son vœu de totalité.