Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Dossier
Fabula-LhT n° 11
1966, <i>annus mirabilis</i>
Antoine de Baecque

Godard 66 : le cinéaste contestataire

1Si l’on consulte les histoires du cinéma, on constate une hypertrophie de Godard en version 1965 ou 1967. La première année coïncide avec la sortie de Pierrot le fou, film générationnel ; la seconde avec celle de La Chinoise, que beaucoup ont vu annoncer Mai 68 et l’engagement maoïste. Ce texte s’inscrit dans cet écart chronologique : des présidentielles de l’automne 1965 au printemps 1967 et la préparation de La Chinoise, voici dix-huit mois dans la vie et le cinéma de Jean-Luc Godard. Il s’agit d’envisager Godard comme un emblème possible d’un moment culturel et d’une circulation des formes. En ce sens, « Godard 66 » accueille le foisonnement qui précède Mai 68. Ce qui rend pertinent le cas Godard est sa manière d’incarner à tout instant un moment d’histoire. Cet artiste est un radar, la plaque sensible de son époque, le meilleur sismographe des mouvements de société et des ruptures qui parcourent la vie collective, en France et, nous le verrons, souvent dans le monde occidental. Il existe chez lui la volonté constante, voire jusqu’au-boutiste et touchante, d’être contemporain. Ce qui transforme chaque film, chaque parole, chaque engagement, en témoignage. Cela ne l’empêche pas d’avoir du style, au contraire, un style Godard reconnaissable, souvent imité : chez lui, c’est le style qui fait époque, qui devient sur le champ une forme cinématographique de l’histoire. Godard est histoire. C’est là davantage qu’une pétition de principe : un protocole épistémologique, un constant recours méthodologique, une incitation toujours recommencée à lier l’existence et le monde.

Un pamphlet politique

2Prenons Godard à l’automne 1965, au moment où sort en salles son dixième film, Pierrot le fou. Le cinéaste a basculé politiquement un an auparavant, devenu un héros de gauche par la censure de son huitième film, Une femme mariée. Itinéraire paradoxal de cet enfant de la littérature hussarde et de l’anarchisme de droite, soupçonné cinq ans auparavant, et pas tout à fait à tort, de fascination pour l’OAS et l’Algérie française dans Le Petit soldat. Ses films ont changé : Pierrot le fou est aussi un pamphlet contre les travers de la société publicitaire, consommatrice, médiatique, telle que Godard la voit pointer et commence à la critiquer frontalement. Cependant, le cinéaste n’œuvre pas dans le film à thèse et parvient à donner une force visuelle, moderne, graphique, incisive, à sa critique. « Plus que tout autre, écrit Henry Chapier dans Combat, Jean-Luc Godard apporte au cinéma français ce qui lui fait défaut, le sens de la “modernité”1. » Cela, Georges Sadoul, vieux communiste, le sent aussi, forgeant le néologisme (qui resservira) de « God-art » dans Les Lettres françaises du 10 décembre 1964 :

Il y a pour moi une parenté entre le pop-art et le God-art. Ce calembour, à propos d’un auteur qui aime les mauvais jeux de mots, il faut le comprendre comme la constatation que certains modes d’expression sont dans l’air, et que si le cinéaste Louis Lumière put faire vers 1895 de l’impressionnisme sans le savoir, il est normal que l’avant-garde du septième art se rencontre aujourd’hui avec les avant-gardes d’autres arts. Godard appartient profondément et consciemment à notre temps. Hier, il se posait des questions. Aujourd’hui, il leur donne des réponses2.

3Au moment de la sortie en salles de Pierrot le fou, en novembre 1965, Godard s’impose car il parvient à transformer la protestation et la rébellion sociale et politique, encore largement informulée, sinon informe, en une œuvre d’art : sa vertu c’est de donner forme. Dans Pierrot le fou, que fuient en effet Ferdinand Griffon et Marianne Renoir ? Moins les bandes rivales qui les recherchent pour un magot imaginaire que le conformisme social et politique souligné par Godard avec un talent de pamphlétaire particulièrement caustique. Dans la soirée mondaine d’ouverture, chez « M. et Mme Expresso », les parents de l’épouse italienne, filmée sous filtre rouge, puis bleu, puis blanc, comme le drapeau français, les convives ne se parlent qu’en extraits de campagnes publicitaires. Ces hommes à l’aise, ces femmes du monde, certaines nues, parlent « publicitairement », échangeant naturellement en réclames pour voitures, robes, lingeries, articles de magazines féminins. Les sens, les organes, le corps, semblent avoir été conditionnés, et sont devenus de purs réflexes consuméristes, mécaniques, obéissant aux lois du marché et du marketing. « J’ai l’impression, avoue Ferdinand, d’avoir des machines séparées, que ça ne tient plus ensemble : les yeux, la bouche, les oreilles… »

4Avec cette cérémonie pathétique, nous voici projetés dans une société de Cour dégénérée, dont la citation qui précède la séquence mondaine explicite le sens. Godard cite en effet Élie Faure, parlant de Velasquez dans l’Histoire de l’art : « Le monde où il vivait était triste. Un roi dégénéré, des infants malades, des idiots, des nains, des infirmes, quelques pitres monstrueux, vêtus en princes qui avaient pour fonction de rire d’eux-mêmes et d’en faire rire des êtres hors la loi vivante, étreints par l’étiquette, le complot, le mensonge, liés par la confession et le remords. Aux portes, l’autodafé, le silence, la censure3. » Ce microcosme triste, soumis à l’autorité d’un père autoritaire, où la flatterie règne, la censure se déploie, ce monde où l’on cache les trafic d’armes, les complots, les scènes de torture, il n’est pas difficile, dans le contexte du film, sorti quelques jours avant les élections présidentielles de décembre 1965, d’y voir la société gaulliste, le portrait du Général (son roi dégénéré) et de son principal « fou » (« pitre monstrueux »), le ministre des Affaires culturelles, André Malraux. L’interdiction du film aux moins de 18 ans, prononcée le 12 août 1965 par la commission de contrôle des films, « en raison de l’anarchie intellectuelle et morale de l’ensemble du film », vient confirmer cette interprétation. Les censeurs ne s’y sont pas trompés : Pierrot le fou est aussi un pamphlet social et politique.

5Ferdinand et Marianne fuient la France gaulliste et se réfugient dans une « île du sud », une utopie dont la valeur suprême de substitution est l’art. C’est un refuge, immense protection, et une capacité inégalée à reconstruire le monde. Le film se construit selon un double mouvement. L’art sort des musées pour s’inscrire dans l’univers des fugitifs, tableaux reproduits sur les murs entre lesquels ils vivent, couleurs qui repeignent leurs vêtements, leur corps, leur visage, leurs visions, et les quarante-trois inserts qui rythment le film : images, reproductions de tableaux, mots écrits par Godard, publicités détournées. D’autre part, le couple « fait de l’art », à sa façon, en transformant sa vie, ses engagements, ses rencontres, en œuvres. Raconter des histoire à des vieux assemblés dans un café, représenter par le mime et le déguisement la guerre du Vietnam à des touristes américains, se faire exploser la tête en bleu, rouge et jaune, sont autant d’installations artistes, de happenings ayant valeur de manifestes : lutter par l’art contre la société gaulliste, l’empire yankee, la censure. Dans Pierrot le fou, l’histoire surgit toujours dans le film en se matérialisant sous forme d’art, pratique politique, cinématographique et subversive des arts plastiques.

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La main de Belmondo mimant un bombardier américain lâchant sa bombe au napalm (Pierrot le fou)

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Happening et collage sur la lutte du peuple vietnamien face au tigre « Napalm » impérialiste (La Chinoise)

6Louis Aragon, dans l’article monumental qu’il consacre à Pierrot le fou dans les Lettres Françaises du 9 septembre 1965, "Qu’est-ce que l’art Jean-Luc Godard ? », dit parfaitement cette fusion de l’art et de la politique :

Qu’est-ce que l’art ? Je suis aux prises de cette interrogation depuis que j’ai vu le Pierrot le fou de Jean-Luc Godard où le sphinx Belmondo pose à un producer la question : qu’est-ce que le cinéma ? Il y a une chose dont je suis sûr, aussi puis-je commencer tout ceci devant moi qui m’effraye par une assertion, au moins, comme un pilotis solide au milieu des marais : c’est que l’art d’aujourd’hui, c’est Jean-Luc Godard4.

7Pour l’écrivain, Godard est le nouveau Delacroix, celui qui peut répondre à la question impossible car il parvient, grâce au cinéma, à repeindre le monde, à passer la peinture – rouge sang, rouge chiffon, rouge révolution, rouge épique – sur l’histoire. « Pierrot c’est donc comme Sardanapale de Delacroix, un film en couleur. […] Il ne s’agit pas seulement du fait que c’est bien photographié, que les couleurs sont belles. C’est très bien photographié, les couleurs sont très belles. Il s’agit d’autre chose. Les couleurs sont celles du monde tel qu’il est. Mieux même : Godard ne se suffit pas du monde tel qu’il est, il le refait à sa façon. Il aime les plaies béantes et la couleur vive du sang ; dans Pierrot le fou le rouge chante comme une obsession5. » Cette obsession est celle de l’histoire au présent : filmer la France de 1965, non comme un document, mais en la métamorphosant en un pamphlet d’artiste. Précipiter ainsi la peinture dans le siècle pour la faire s’exprimer politiquement.

8C’est à travers cette fusion même entre art et politique que se construit le phénomène d’identification collective à Pierrot le fou, qui devient le film d’une génération. Le plan de coupe part de l’élection présidentielle de novembre-décembre 1965 où, pour la première fois, de Gaulle est mis en ballotage par Mitterrand, révèle les mobilisations grandissantes en France contre la guerre du Vietnam, qui investissent directement une séquence du film, et donne à voir la fascination d’une jeunesse, à la fois repolitisée et se voulant artiste, pour un film si attentif à repeindre le monde aux couleurs de la « ciné-peinture ». On trouverait de nombreux exemples de jeunes gens, de 16 à 25 ans, pour qui Pierrot le fou a été l’expérience décisive, l’une d’elles en tous les cas, déclenchant une prise de conscience, talisman sur lequel mettre son propre avenir au défi, matériau stimulant pour « vivre autrement ». Garrel, Akerman, Jacquot, Brisseau, Claire Denis, Anne Wiazemsky, reconnaissent volontiers leur dette : ils font partie de la « Génération Pierrot le fou » puisque ce film, d’une manière ou d’une autre, a changé leur vie.

Un sociologue critique

9« Pourquoi filmer la jeunesse ? », demande Le Monde à Jean-Luc Godard en apprenant son nouveau projet, Masculin féminin, en 1966 :

Je suis un enfant de la décolonisation, répond le cinéaste. Je n’ai plus aucun rapport avec mes aînés qui sont les enfants de la Libération, ni avec mes cadets qui sont les enfants de Marx et de Coca-Cola. C’est le nom que je leur donne dans le film. Ils sont influencés par le socialisme, pris dans un sens économique très moderne, et par la vie américaine. La lutte des classes n’est plus telle qu’on nous l’a apprise dans les livres. Autrefois Mme Marx ne pouvait pas être mariée avec M. Coca-Cola, aujourd’hui on voit beaucoup de ménages comme ça6.

10Godard commence le tournage de Masculin féminin juste avant le premier tour de l’élection présidentielle, le 5 décembre 1965. Ce que Godard a envie de filmer est la jeunesse qu’il voit vivre et évoluer autour de lui, entre mobilisation politique et phénomène de mode. Pour résumer son film, Godard dit également : « Un des 121 films qu’on devrait consacrer à la jeunesse et qu’on ne fait pas… Décembre 1965 à Paris. Dans le climat des élections présidentielles, Paul rentre du service militaire. Madeleine lui trouve du travail à Salut les copains. Paul aime Madeleine. Madeleine est chanteuse. Elle enregistre son premier 45 tours, et vit avec deux colocataires, Élisabeth et Catherine. Paul cherche la tendresse et trouve le désespoir7. » Voici donc deux jeunesses : celle des garçons, Paul et son ami Robert, qui lit France nouvelle, milite à gauche, se syndicalise, proche du parti communiste, s’engage contre la guerre du Vietnam et l’impérialisme américain, se retrouve pour discuter politique dans les cafés. Et celle des filles : qui parle de la vie, de sexe, hésite à coucher, à s’engager, préfère attendre, se retrouve dans les cafés pour discuter des garçons, aime s’acheter des habits, mais dont l’identité profonde est musicale, génération yéyé. Godard, à 36 ans, pourrait presque être leur père. Il se sent proche (« Je me dis toujours que j’ai 22 ans. Le Bus Palladium, ce n’est jamais rien d’autre que la nouvelle Guinguette ») et pourtant si loin : « Mais quand je parle avec ces filles, je vois qu’elles me considèrent comme moi je pourrais considérer François Mauriac. C’est ça qui fait qu’on vieillit8. »

11Le plus contemporain, en Godard, est la prise de conscience politique : là est son terrain d’entente, de connivence, avec la jeunesse masculine de son film. En novembre et décembre 1965, le cinéaste suit attentivement les élections présidentielles, même s’il n’est pas un militant. Il soutient sans militer la campagne de François Mitterrand qui met de Gaulle en ballotage, puis atteint, le 19 décembre, 45,5 % des voix, ce qui était inespéré quelques mois auparavant. La gauche française reprend espoir, le pouvoir du Général est affaibli. Cette mobilisation politique est le principal vecteur d’identification de Godard avec Paul dans Masculin féminin, lui qui vend les journaux et colle les affiches de gauche, qui peint « Paix au Vietnam » sur une voiture de l’ambassade américaine, qui ose un graffiti rogné par la censure gaulliste : « DE GAULLE = UBU ». Les garçons de Masculin féminin redécouvrent la politique en héritiers des communistes. Les filles du film, elles, sont entrées de plain-pied dans le mode de vie de la société de consommation, leur sujet de conversation numéro un, quasi obsessionnel, est le contrôle des naissances, les moyens de contraception. Mais, par là même, elles découvrent elles aussi la politique, puisque la contraception, illégale en France, a été un des thèmes importants de la campagne de Mitterrand en 1965, militant pour la légalisation de la pilule.

12Si Masculin féminin est juste, c’est qu’il parvient à saisir les signes éphémères du contemporain à travers le prisme de l’enquête. L’enquête est présente à l’image, mais elle est également source d’information, objet de critiques, et méthode de travail, puisque le cinéaste a réuni l’essentiel de sa matière et de ses dialogues en interviewant lui-même les cinq acteurs principaux de son film :

J’ai parlé avec eux, avec elles, et c’est le texte des interviews qui sert souvent de dialogues. Il est plus facile de parler avec les jeunes qu’avec les adultes, qui ont trop de problèmes personnels à résoudre. Ce qui m’a frappé, c’est leur manque de précision sur les sujets graves, le refuge permanent dans les généralités. Les filles d’aujourd’hui parlent toujours par généralités, sauf si on leur demande quelle marque de bas elles portent, ou quel genre de soutien-gorge. Mon film pourrait s’appeler À la recherche des enfants des années 609.

13Masculin féminin inaugure en ce sens une nouvelle série chez Godard, l’enquête sociologique. Mais celle-ci finit toujours par être un échec, même si elle parvient à souligner des vérités profondes, sans pour autant atteindre à la description « objective » d’un groupe social ou d’une situation donnée. C’est là une façon de filmer l’enquête en même temps que sa critique. Alain Jouffroy, critique d’art qui écrit un texte sur Masculin féminin à la demande de Godard, pour le dossier de presse, parle « d’un film qui invente le reportage imaginaire dans la réalité ou le reportage réel dans l’imagination : quelque chose qui serait au cinéma narratif ce que Nadja de Breton est au roman10 ». Ainsi Jean-Pierre Léaud mène-t-il l’enquête, après avoir été vaguement journaliste et écrivain. Il travaille pour l’IFOP et fait parler : « À quoi rêvent les filles à Paris ? » Il rencontre « mademoiselle 19 ans », Elsa Leroy, jeune femme qui vient d’être élue la plus représentative par le magazine Mademoiselle âge tendre, et l’interroge. « Dialogue avec un produit de consommation », dit le carton, impitoyable.

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Intertitre : « Dialogue avec un produit de consommation », en l’occurrence Elsa Leroy, « Mademoiselle 19 ans » en 1966

14 « La sociologie, ça m’a toujours intéressé », lance l’enquêteur Jean-Pierre Léaud. « Oui, bien sûr, c’est passionnant », répond la jeune femme idéale. « J’interroge toutes les Françaises, donc il faut que vous répondiez, vous êtes une Française parmi les autres… » Et elle répond effectivement : sur les moyens de contraception, sur l’amour, la guerre dans le monde (« Ça ne m’intéresse pas… »), sur le mariage, les enfants, son voyage aux États-Unis ou l’inexistence pour elle du Front populaire. Paul prend très au sérieux cette mission d’enquête, « qui est d’observer la réalité collective », et s’inscrit, de façon consciente chez Godard, dans un contexte où les enquêtes, depuis celle de L’Express sur la Nouvelle Vague à l’automne 1957 jusqu’au Rapport sur le comportement sexuel des Français en 1970, en passant par La Française et l’amour en 1961, ou La France et sa jeunesse en 1962, ont étendu, popularisé, légitimé, le regard sociologique sur l’objet d’étude « Jeune » qu’elles ont contribué par là même à construire.

15La question et sa réponse donnent forme à l’enquête, dont s’inspire Masculin féminin. Ce protocole de paroles et d’investigations s’empare alors également du domaine de la fiction. Georges Pérec, à 29 ans, vient de publier Les Choses, « roman documentaire » sous-titré Un roman des années 60. Jean Rouch et Edgar Morin ont davantage influencé Godard que Pierre Bourdieu, notamment Chronique d’un été, en 1960, sur la vie d’un groupe d’une dizaine de jeune gens, révélée par la question lancinante : « Êtes-vous heureux ? » Il y a également Chris Marker et Le Joli Mai, en 1963, qui prend ce modèle de l’interview pour revenir sur la politique française, les morts de Charonne et la fin de la guerre d’Algérie. Edgar Morin écrit d’ailleurs à propos de Masculin féminin : « Jusque là, on pensait que l’au-delà de la fiction était le documentaire, et que l’au-delà du documentaire était le film de fiction. Ici, avec Masculin féminin nous sommes en même temps au-delà du réalisme de fiction et du cinéma-vérité documentaire, c’est pour moi la première réussite de ce cinéma-essai qui depuis des années se cherche11. » Godard rend explicitement hommage à Chronique d’un été et au Joli Mai dans Masculin féminin, considérant son film tel le troisième volet d’une trilogie sur l’entretien comme véhicule et objet d’une critique de la société par le cinéma.

16Si bien que le film de Godard est à la fois juste sur son époque – « Il capte, c’est un radar. Rien ne lui échappe de ce qui file dans l’espace12 », dit Françoise Giroud, qui s’y connaît en matière d’air du temps – et critique sur le présent, ce que dit clairement Paul quand il prend conscience de la vanité de sa tâche : « Peu à peu, je m’aperçus que toutes ces questions, au lieu de refléter une mentalité collective la trahissaient et la déformaient. À mon manque d’objectivité même inconscient correspondait en effet, la plupart du temps, un inévitable défaut de sincérité chez ceux que j’interrogeais. » Godard sociologue, certes, mais non enthousiaste, conscient que l’interview est aussi en train de devenir un outil pour les études de marché, les reportages journalistiques, les enquêtes publicitaires, les sondages politiques, autant que pour les sciences sociales. Godard est un enquêteur sceptique. Ce qu’Italo Calvino décrit très justement à propos de Masculin féminin : « Le film enquête sociologique n’a de sens que s’il est autre chose qu’une illustration filmée d’une vérité que la sociologie ou l’historiographie ont déjà établie, s’il intervient pour contester de quelque façon ce que la sociologie et l’historiographie disent. J’envisage pour ce vrai “film-essai” une attitude non pédagogique, mais d’interrogation13. » Godard incarne ici la figure clé du sociologue contestataire.

Lettre au « ministre de la Kultur »

17Au mitan des années 1960, Jean-Luc Godard bascule à gauche. Masculin féminin le consacre, avec ses sympathies orientées vers le PCF, du moins les jeunes militants communistes, reprenant explicitement l’un de leurs slogans favoris, « Paix au Vietnam ». Jean-Luc Godard se rapproche également des positions communistes sur le cinéma, réunies dans un petit livret publié à l’automne 1965, Où va le cinéma français ? Dans ce contexte, il est normal que Godard, l’une des principales figures artistiques du moment, croise son ministre de tutelle, André Malraux, auquel le général de Gaulle a offert ce ministère des Affaires culturelles en 1959. Cette rencontre est rien moins que conflictuelle, et les passes d’armes entre Godard et Malraux confortent la place occupée par le cinéaste, devenu le nouveau héros de la culture de gauche.

18Le 31 mars 1966, le ministre de l’Information, Yvon Bourges, interdit La Religieuse de Jacques Rivette, d’après Diderot « Ce film est de nature, écrit-il après en avoir informé le Conseil des ministres, en raison du comportement de quelques personnages comme de certaines situations, ainsi que de l’audience et la portée spécifique de l’ouvrage commercial, à heurter gravement les sentiments et les consciences d’une très large partie des spectateurs. » Godard a des raisons personnelles de réagir immédiatement à cette interdiction : il est à l’origine d’un projet qui, au théâtre puis au cinéma, a concerné des amis proches, Jacques Rivette, Anna Karina, Antoine Bourseiller. C’est un film produit par Georges de Beauregard, autre ami et collaborateur. Il a lui-même subi à plusieurs reprises les effets de la censure, et il trouve là l’occasion de rompre définitivement avec son admiration de jeunesse, André Malraux. Le cinéaste a l’intelligence politique et symbolique de concentrer ses attaques contre Malraux, considérant Bourges comme un acteur subalterne, alors que la censure n’est pas sous la tutelle du ministère des Affaires culturelles. Ce coup de côté est particulièrement bien visé, car il semble instituer une forme de dialogue direct entre deux monstres sacrés, le prestigieux ministre et le plus novateur des cinéastes, permettant de plus à Godard des développements historiques, philosophiques, esthétiques, qui n’auraient pas été possible à l’encontre du secrétaire d’État à l’Information.

19Le fusil godardien est à deux coups : un premier texte donné au Monde le 3 avril 1966, un second pour Le Nouvel Observateur, publié le 6 avril. Entre-temps, le 5, le cinéaste présente, en conférence de presse, le texte d’un « Manifeste des 1789 » visant à réunir 1789 signatures contre l’interdiction de La Religieuse. Le premier signataire est le colonel Rémy, grande figure résistante, et quatre personnalités sont particulièrement gênantes pour le pouvoir en place : Clara Malraux et sa fille Florence, femme et fille du ministre, Claude Mauriac, le fils de l’écrivain gaulliste, et Gaëtan Picon, ex-directeur général des Arts et Lettres où il était le principal collaborateur de Malraux.

20Les deux textes de Godard sont particulièrement inspirés : véritables « J’accuse », ils disent l’état d’urgence et de révolte dans lequel le cinéaste vit l’affaire. On y lit également une prise de conscience historique, comme le bilan d’une vie longtemps rétive à l’engagement qui a basculé vers le combat politique (la philosophie des Lumières dont Diderot est un emblème, la gauche issue de la Résistance puis de la lutte anti-coloniale). Avec l’affaire de La Religieuse, Jean-Luc Godard trouve les mots pour dire son implication progressive dans les batailles de la gauche française :

Pendant Munich et Dantzig, écrit Godard dans Le Monde, je jouais aux billes. Pendant Auschwitz, le Vercors et Hiroshima, j’étrennais mes premiers pantalons longs. Pendant Sakiet et la Casbah, je connaissais mes premières aventures féminines. Bref, en tant que débutant intellectuel, j’étais d’autant plus à la traîne que j’étais également débutant cinéaste. Je ne connaissais donc le fascisme que dans les livres. « Ils ont emmené Danielle. » « Ils ont arrêté Pierre. » « Ils vont fusiller Étienne. » Toutes ces phrases-type de la Résistance et de la Gestapo, elles m’atteignaient certes de plus en plus fort, mais jamais dans ma chair et dans mon sang, puisque j’avais eu la chance d’être né trop tard. Hier, brusquement, tout a changé : « Ils ont arrêté Suzanne. » « Si, la police est venue chez Georges et au laboratoire. Ils ont saisi les copies. » Merci André Malraux de m’avoir fait voir en face le vrai visage de l’intolérance actuelle. Sartre disait que la liberté d’expression se trouve là où la cernent les cars de police. Heureusement, il y en a de plus en plus14.

21Le 6 avril, Le Nouvel Observateur publie la « Lettre à André Malraux, ministre de la Kultur », manifeste godardien type :

Je ne suis pas tellement sûr, cher André Malraux, que vous compreniez quelque chose à cette lettre. Mais comme vous êtes le seul gaulliste que je connaisse, il faut bien que ma colère tombe sur vous. Et après tout, ça tombe bien. Étant cinéaste comme d’autres sont juifs ou noirs, je commençais à en avoir marre d’aller chaque fois vous voir et de vous demander d’intercéder auprès de vos amis Roger Frey et Georges Pompidou pour obtenir la grâce d’un film condamné à mort par la censure, cette gestapo de l’esprit. Mais Dieu du ciel, je ne pensais vraiment pas devoir le faire pour votre frère, Diderot, un journaliste et un écrivain comme vous, et sa Religieuse, ma sœur, c’est-à-dire un citoyen français qui prie simplement notre Père de protéger son indépendance. Aveugle que j’étais ! J’aurais dû me souvenir de la lettre pour laquelle Denis avait été mis à la Bastille. Heureusement, cette fois, que votre refus de me recevoir et votre façon de faire le mort au téléphone m’a ouvert les yeux. Et surtout ne me parlez pas de l’Espagne, de Budapest ou d’Auschwitz. Tout se passe à un niveau subalterne, votre patron vous l’a déjà dit. Et je vous le précise : celui de la peur. Si ce n’était prodigieusement sinistre, ce serait prodigieusement beau et émouvant de voir un ministre UNR de 1966 avoir peur d’un esprit encyclopédique de 1789. Et je suis sûr maintenant, cher André Malraux, que vous ne comprendrez définitivement rien à cette lettre où je vous parle pour la dernière fois, submergé de haine. Pas davantage vous ne comprendrez pourquoi dorénavant j’aurai peur aussi de vous serrer la main, même en silence. Oh ! ce n’est pas que vos mains ressemblent à celles sur qui ne s’effaceront jamais le sang de Charonne et de Ben Barka. Absolument pas. Vous avez les mains pures comme le kantisme. Mais il n’y a plus de mains, disait Péguy. Aveugle donc, et sans mains, juste les pieds pour fuir la réalité, lâche en un mot, ou peut-être tout bonnement faible, vieux et fatigué, ce qui revient au même. Rien d’étonnant dans cette lâcheté profonde. Vous faites l’autruche avec vos mémoires intérieures. Comment donc pourriez-vous m’entendre, André Malraux, moi qui vous téléphone de l’extérieur, d’un pays lointain, la France libre15.

22En avril 1966, Godard, par la force de son intervention et le brio de sa plume pamphlétaire, transforme l’affaire en une date importante dans l’histoire culturelle et politique des années 1960, signifiant la perte d’un état d’innocence, la fin d’une jeunesse : l’entrée pour cette génération cinéphile en pays d’adultes, ce moment où, symboliquement, le prestige résistant des gaullistes historiques s’infléchit, s’inverse même, les maquisards d’hier, les hommes de la France libre, se retrouvant dans la peau des censeurs, des collaborateurs, des « gestapistes » du présent. En ce sens, pour Godard et grâce à lui, la censure de La Religieuse, est un événement : désormais, les milieux culturels, les cinéastes, formulent ouvertement leur défiance à l’égard de l’État gaulliste.

Film-enquête et quête de sens

23Dès lors, la volonté d’analyser grâce au film un état social déliquescent et décadent, ne cesse d’habiter Godard. Deux ou trois choses que je sais d’elle incarne cette ambition de « tout dire des travers de la société » à travers une forme artiste. Et le film est célèbrepour certains plans purement cinématographiques : insert sur des couvertures de livres (Le Grand espoir du xxe siècle, Psychologie de la forme, Dix-huit leçons sur la société industrielle…), des magazines, des affiches, des machines, les barres des Quatre mille à La Courneuve, une pompe à essence, mais aussi des paquets de lessive qui, dans l’herbe au pied des HLM, reconstituent une ville moderne en modèle réduit. La longue séquence du lavage de la petite voiture rouge de Marina Vlady est exemplaire de ce cinéma de l’expérimentation, de ce « document » sur un état d’esprit et d’humeur qui est alors celui d’un cinéaste en recherche. Entre l’entrée et la sortie de la voiture, la voix chuchotée de Godard a décrit toute une série d’objets, de feuillage, d’inscriptions, de gestes, de matières, de couleurs, de situations qu’on pense voir objectivement à l’écran mais qui demeurent irrémédiablement mystérieux. « À l’image, tout est permis, le meilleur et le pire », soupire le cinéaste, tandis que la bande sonore dit autre chose, dissociation et déstabilisation du monde qui incarnent un regard désormais fragmenté, comme kaléidoscopique. De même que le fameux plan en plongée vers une tasse de café, où le regard du spectateur est comme hypnotisé par les volutes de la crème qui tournent autour d’une cuillère.

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Les produits de consommation reconstituant les barres des Grands ensembles de la banlieue parisienne (2 ou 3 choses que je sais d'elle)

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La cigarette et ses embrasements réguliers comme vision macrocosmique du monde (2 ou 3 choses que je sais d'elle)

24Ces plans recomposent un monde abstrait et concret, moderne et narratif, fantastique et quotidien en même temps. Godard pousse ici loin sa recherche, et Deux ou trois choses… est un film qui le passionne, qu’il tient à accompagner d’une voix off, la sienne : « Je me regarde filmer, et on m’entend penser. Bref, ce n’est pas un film, c’est une tentative de film et qui se présente comme telle. Ce n’est pas une histoire, cela veut être un document. » Cette nouvelle enquête, « un document », conduit Godard vers la prostitution (les occasionnelles, les « étoiles filantes ») autant que vers les grands ensembles, et c’est au croisement de ces deux thèmes que se situe explicitement le travail « d’essai » du cinéaste : un moment de la vie d’une femme et un moment de la vie de la ville. Il s’agit d’articuler ces deux sujets grâce au cinéma, et le « elle » du titre n’est pas tant la femme jouée par Marina Vlady, que la ville, et plus particulièrement cette société urbaine qu’est le grand ensemble : ce qu’il révèle de plus pathétique dans la condition de l’homme. Avec son film, le cinéaste devient le sociologue contestataire de la ville moderne contemporaine, étudiant les HLM mis en place par la loi-cadre de 1957 sur l’habitation et l’aménagement du territoire, puis par le décret instituant les Zones d’urbanisation prioritaire (ZUP), et la construction, à partir de 1957 des Quatre Mille sur un terrain de La Courneuve. C’est, il faut replonger dans le contexte de ce moment, l’une des fiertés de la planification gaulliste : un immense transfert de population, petite bourgeoisie, prolétariat, immigration, qui s’opère depuis Paris, la province, ou l’étranger, vers ces habitations concentrées en région parisienne, au pourtour de la capitale. En 1966, la nomination de Paul Delouvrier au poste de préfet de la Région parisienne consacre cette politique d’aménagement de l’espace urbain, qui s’accompagne d’infrastructures commerciales, administratives, de transports, de services et d’un plan de construction à grande échelle. Mais, tandis que la vie dans ces « villes nouvelles » est mise en avant, attirant une population qui se voit alors comme moderne, monte parallèlement le sentiment du « mal des grands ensembles », ainsi que le disent les journaux, les premières enquêtes sur le sujet, au milieu des années 1960, et le film de Godard Deux ou trois choses que je sais d’elle, qui apparaît comme un des symptômes de ce malaise urbain et civilisationnel. Godard, avec son sens de la formule, a d’ailleurs su dire en quelques mots ce malaise urbain, rapprochant la prostitution et les grands ensembles : « Quand on soulève les jupes de la ville, on en voit le sexe16. »

Vers les films rouges

25Dans La Chinoise, préparé depuis l’automne 1966, quand la nouvelle compagne de Godard, Anne Wiazemsky, fait sa rentrée universitaire à Nanterre et rencontre des groupes maoïstes, Godard montre un état politique à travers l’apprentissage d’une forme : on y apprend une nouvelle identité politique par la confection quasi esthétique, artiste, commune, des slogans, des textes, d’un graphisme, de l’aménagement d’un appartement en cellule radicale Aden-Arabie, work in progress composant la matière cinématographique du film. Ce que Godard parvient formellement à saisir dans La Chinoise est une esthétique de la politique. La politique y devient couleurs, matières, habits et apparences, corps et poses ritualisées, lettres et slogans utilisés comme des bulles de bandes dessinées, scénographies et happenings. La politique est une plastique autant qu’une poétique, actualisation pré-soixante-huitarde d’un principe godardien de toujours : la forme dit le fond, le fond c’est la forme. La politique est avant toute chose un matériau esthétique. « Nous luttons sur deux fronts, écrit le critique d’art Alain Jouffroy dans un texte sur La Chinoise que Godard aime bien et intègre dans le dossier de presse du film. Contre l’idéologie bourgeoise et contre les aberrations staliniennes. Mais ce double front n’est pas seulement politique, il est esthétique17. »C’est aussi la thèse de Jean-Louis Comolli, le rédacteur en chef des Cahiers du cinéma : « Ce qui est visible et audible l’est cinématographiquement. Les images de La Chinoise ne décrivent pas une réalité ni même une fiction politiques, elles sont cette réalité, ou cette fiction ; mieux, elles les font. La forme est chez Godard avant la formulation. Ainsi, loin que la politique étende sa nasse sur le film, elle y naît et s’y déroule au même titre que les autres aventures formelles, elle s’y meut plastiquement18. » La politique s’est muée ici en un matériau esthétique, ce que dira Rancière dans un texte, « le rouge de La Chinoise ». Cela d’autant plus facilement que la Chine est un modèle lointain, mal connu, donc favorable aux projections du rêve et de l’art. Comme l’écrit François Hourmant, dans son étude Au pays de l’avenir radieux, un des ressorts de l’utopie maophile, qui est largement esthétique, tout en le niant en permanence, est justement son éloignement : elle « fonctionne comme une page blanche sur laquelle réinvestir les rêves et les aspirations », je dirai même comme un tableau, comme un écran.

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Juliet Berto derrière sa barricade de petits livres rouges (La Chinoise)

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Slogan « Les impérialistes sont encore vivants » (La Chinoise)


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26Je terminerai sur un paradoxe. Le « Godard 66 » qui est, on l’a vu, si préparé par ses propres films, à recevoir Mai 68 et « la révolution », va cependant être humilié autant que révélé par 68. Pour le cinéaste, ce paradoxe s’incarne quand apparaît, sur un mur de la Sorbonne à la mi-mai 1968, un slogan situationniste qui le meurtrit et fait florès, maintes fois repris dès l’époque : « Godard le plus con des Suisses pro-chinois ». Ce slogan le renvoie à ce qu’il fuit : lui-même, son cinéma, sont devenus des produits de consommation pour jeunes bourgeois esthètes. Mais apparaît un autre slogan, quasi contemporain, sur les murs de la Sorbonne : « Vive Pierrot le fou »… La situation paradoxale de Jean-Luc Godard en Mai 68 tient entre ces deux slogans. D’un côté, « Le plus con des Suisses pro-chinois », de l’autre, « Vive Pierrot le fou », qui peut être interprété comme un autre fleuron situ – le vrai Pierrot le fou appartenant au Panthéon de l’IS – mais reconnaissant le rôle visionnaire de Jean-Luc Godard : la « génération Pierrot le fou » arrive à maturité politique avec Mai 68. Les jeunes gens qui descendent dans la rue et qui rêvent à la révolution sont, d’une certaine manière, les enfants de la Nouvelle Vague et de Jean-Luc Godard, aussi bien que ceux de l’anti-impérialisme. Les plans d’À bout de souffle, des Carabiniers, de Masculin féminin, de Deux ou trois choses, ou de Pierrot le fou, rôdent dans les esprits et les imaginaires : les yeux de cette jeunesse voient par eux, le vent de la contestation souffle grâce à eux, même s’ils ont pu, à leur naissance, être compris comme des manifestes d’un cinéma sans histoire. Lorsqu’un nouveau monde se crée, sans les parents, telle une contre-culture des images, quand la Nouvelle Vague sort des salles pour prendre la rue, Mai 68 se profile à l’horizon. Le Godard 66 offre donc à la jeunesse une imagerie de révolte, des fragments de film pour voir un monde différent et tenter de faire la révolution en noir et blanc ou en couleurs vives. La révolte politique, qui prend une sonorité avant tout musicale dans les pays anglo-saxons, tourne en France autour des images du cinéma. C’est un héritage de la Nouvelle Vague et de Godard 66 en particulier.