Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Dossier
Fabula-LhT n° 11
1966, <i>annus mirabilis</i>
Éric de Chassey

De l’art critique à l’art vie, les arts visuels en France en 1966

1Il faut le dire d’emblée, l’année 1966 n’est pas une année remarquable pour l’histoire de l’art français – surtout si l’on compare la situation avec New York (en 1966 ont lieu les expositions qui présentent au public le Minimal Art, le Postminimal et l’art conceptuel, Primary Structures, Systemic Painting, Eccentric Abstraction et Art in Process, auxquelles pas un artiste français ne participe, ce qui n’était pas le cas l’année précédente pour The Responsive Eye). C’est, à proprement parler, une année de transition. Je voudrais cependant en faire un panorama qui permettra peut-être de dégager quelques tendances principales, de comprendre comment finissent d’y mourir celles qui sont présentes depuis longtemps et comment s’y dessinent celles qui définiront la fin des années 1960 et la décennie suivante.

2Pour le dire simplement, le milieu de l’art français est encore sous le choc de la Biennale de Venise de 1964, qui a vu pour la première fois l’attribution du Grand Prix à un artiste américain, alors que la France était représentée par une de ses grandes gloires nationales, Roger Bissière, et avait pris l’habitude de recevoir ce prix (12 sur les 16 de 1948 à 1962). Dans un article paru quelques mois plus tard, le critique Pierre Restany tire un bilan des réactions françaises :

À en croire la presse artistique, Paris, victime d’une machination mondiale, a été trahi. Un coup irrémédiable a été porté à l’art français, et, à travers lui, à l’ensemble de la culture occidentale. Pourquoi cette vague d’indignation ? Parce qu’un jeune artiste américain, Robert Rauschenberg, a reçu le Grand Prix de peinture de la Biennale de Venise. […] Voilà où nous en sommes : Paris manque de ressort, il fait de plus en plus province. Ses grands débats esthétiques sombrent dans les querelles de clocher. Il désapprend peu à peu à voir grand, il se replie et s’isole dans un contexte international en radicale évolution. Force nous est de constater qu’entre septembre 1963 et octobre 1964, les grands événements de l’art se seront déroulés en dehors de Paris […]1.

3Ce triomphe américain, d’un artiste lié au Pop art qui plus est (c’est-à-dire d’un retour à une certaine sorte de figuration), survient alors que, après des années de relative négligence par les autorités, l’abstraction telle que la pratiquent les artistes des tendances aussi bien « chaude » que « froide » est devenue en quelque sorte, comme seconde École de Paris, l’art officiel de la France. Parmi les plus ou moins jeunes peintres qui sont alors célébrés, on trouve même le frère d’un premier ministre du général de Gaulle – Olivier Debré – et l’on voit dans les journaux que le premier ministre en exercice, Georges Pompidou (premier ministre depuis 1962, il a été reconduit en janvier, au lendemain des élections présidentielles remportées par de Gaulle), vit et travaille avec des œuvres de Pierre Soulages ou de Victor Vasarely. Ce dernier réalise même en 1965 le décor des tous nouveaux bâtiments de la faculté des sciences de Jussieu.

4Cela ne veut pas dire que le travail des artistes de la seconde École de Paris ne continue pas à se développer, qu’il ne produit pas des œuvres importantes, mais simplement qu’il semble désormais relever d’une histoire au passé déjà long. Il n’y a pourtant guère d’artistes français dans les grandes expositions-bilans européennes sur l’abstraction de 1966 : Vasarely en est ainsi le seul représentant dans Vormen van de Kleur qui ouvre en novembre au Stedelijk Museum d’Amsterdam (puis circule à Stuttgart et à Berne). C’est que la scène internationale rejette l’abstraction caractérisée par un rapport essentialiste à la nature, où formes et couleurs ne sont pas justifiées par une logique interne à l’art mais par le fait qu’elles seraient la distillation d’une expérience éprouvée dans le monde extérieur. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle Pierre Soulages est l’un des très rares artistes de sa génération à échapper à ce rejet, auprès des jeunes artistes français (comme en témoignait le « Procès à Soulages » dans Clartés, la revue de l’Union des étudiants communistes de France, en 1962) comme auprès des institutions nationales et étrangères (il bénéficie en 1966 d’une rétrospective au Musée de Houston, qui précède d’un an celle du Musée national d’art moderne).

5Dans la crise que connaît alors l’art français et qui va durer longtemps, la question du rapport au monde extérieur occupe de fait le premier plan et devient de nature pour ainsi dire sociologique ou politique.

6Quelques années auparavant, la contestation de l’hégémonie des valeurs portées par la seconde École de Paris s’était exprimée au sein du Nouveau Réalisme, apparu au public à l’occasion de la Biennale de Paris de 1959, où Raymond Hains, François Dufrêne et Jacques Villeglé exposaient au sein même de la section Informels, portant donc la contradiction à l’intérieur du champ de la peinture abstraite. Le critique Pierre Restany avait insisté, dans les textes qu’il leur consacrait, sur leur changement fondamental d’inspiration :

Ce que nous sommes en train de redécouvrir, […] c’est un nouveau sens de la nature, de notre nature contemporaine, industrielle, mécanique, publicitaire : les paysages d’Arcadie sont désormais refoulés dans les zones les plus mythiques de notre vision. Ce qui est la réalité de notre contexte quotidien, c’est la ville ou l’usine. L’extroversion est la règle de ce monde placé sous le double signe de la standardisation et de l’efficience […]. L’appropriation directe du réel est la loi de notre présent2.

7Mais le Nouveau Réalisme lui-même est en crise en 1966. Dufrêne, Hains et Villeglé continuent bien leur travail d’affichistes, Arman ses accumulations, mais Yves Klein est mort depuis longtemps. Daniel Spoerri arrête cette année-là ses « tableaux-pièges » pour « prendre du recul » ; César remplace le référent industriel de ses Compressions par une imagerie plus ludique, parfois autobiographique comme le montre son Pouce, clou du Salon de Mai et de sa rétrospective au Musée de Marseille. Quant à Martial Raysse, s’il reçoit le prix David Bright pour les moins de 45 ans à la Biennale de Venise de 1966, il met alors fin au style coloré qui caractérise sa première période et passe à diverses expérimentations désordonnées, dont le tournage de son premier film (pendant l’été) : Jésus Cola.

8Les Nouveaux Réalistes avaient clairement perçu l’enjeu des transformations de la société française de l’après-guerre, mais en choisissant de se porter sur le seul environnement urbain et industriel, en même temps qu’ils évitaient le champ de la peinture. Il incombait à la nouvelle génération de s’affronter radicalement à ces problèmes. La polarisation de la vie politique sous de Gaulle obligeait par ailleurs à des choix beaucoup plus radicaux que les ambiguïtés du Nouveau Réalisme, d’une façon telle que, du même coup, il n’était pas nécessaire de prendre conscience des enjeux sociologiques des pratiques artistiques pour s’y inscrire.

9Pour résumer, trois positions étaient possibles. La première consistait à s’inscrire pleinement dans le nouvel environnement urbain et à s’en faire le critique lisible : c’était le parti de la Figuration Critique ou Narrative aussi bien que celle du GRAV (Groupe de Recherche d’Art Visuel). La deuxième conduisait à prendre formellement en compte les conséquences de l’urbanisation, c’est-à-dire la dépersonnalisation et la spécialisation sans production de sens, ce que firent à partir de 1966 les membres de ce qui allait devenir au tout début de l’année suivante BMPT. La troisième position enfin consistait à affronter la réalité nouvelle sans en privilégier seulement ce que Chaban-Delmas appellerait dans son programme d’investiture de 1969 la « nouvelle société », mais – sans doute favorisé par la dispersion géographique des artistes sur l’ensemble du territoire national – en prenant en compte les réalités diverses de la ville et de la campagne, en mêlant par conséquent dépersonnalisation et subjectivisme, objectivité et plaisir. À ces trois positions s’ajoutait une négation pure et simple de la question, qui conduisait à se situer tout à fait sur un autre terrain, celui du dépassement de l’art au profit de la vie, comme le firent de façon très différente les Situationnistes parisiens et strasbourgeois ainsi que la partie française de la nébuleuse Fluxus, particulièrement active sur la Côte d’Azur.

Épouser et critiquer la société marchande et industrielle

10La reconnaissance de l’évolution de la société française vers une société marchande et industrielle – assortie d’un engagement fortement critique – s’incarne avant tout dans la Figuration narrative, apparue en 1964 avec l’exposition Mythologies quotidiennes, organisée par le critique Gérald Gassiot-Talabot au Musée d’art moderne de la Ville de Paris, avec la participation, notamment d’Eduardo Arroyo, Peter Klasen, Jacques Monory, Bernard Rancillac et Hervé Télémaque. Gassiot-Talabot souligne dans le catalogue qu’à « la dérision statique du Pop Américain, ils opposent tous la précieuse mouvance de la vie, cernée dans la continuité ou dans l’un de ses moments privilégiés. Ils réintroduisent tous le sens de la durée dans le contexte pictural3. » Cette tendance reçoit son nom officiel en septembre 1965, à l’occasion de l’exposition La Figuration narrative dans l’art contemporain, galerie Creuze, où Gilles Aillaud, Arroyo et Antonio Recalcati montrent en particulier leur polyptique manifeste Vivre et laisser mourir ou La fin tragique de Marcel Duchamp. Ils y attaquent, en peinture, cet artiste encore vivant parce qu’il est selon eux « un défenseur particulièrement efficace de la culture bourgeoise [qui] avalise toutes les falsifications pour lesquelles la culture anesthésie les énergies vitales et fait vivre dans l’illusion, autorisant ainsi la confiance dans l’avenir4. » Dans le catalogue de l’exposition, Gassiot-Talabot revient sur les précédents historiques de la narration et de l’anecdote « honnie » : « Eh bien, un certain nombre de jeunes peintres d’aujourd’hui l’ont reprise à bras le corps, certes pas sous les espèces du roman bourgeois mais le plus souvent avec un mauvais esprit, une ironie et un humour, un esprit d’enfance5 ».

11En janvier 1965, la Figuration narrative avait pris le pouvoir au Salon de la Jeune Peinture, centrée sur une « Salle Verte », composée uniquement de tableaux de 2 mètres par 2 de la seule couleur indiquée par son titre. C’est Arroyo qui avait eu l’idée de cet « aimable carnage6 ». Les participants préciseront plus tard : « En n’ayant l’air de n’attaquer que la sensibilité sous sa forme la plus désuète, on portait atteinte à l’idée générale que la réussite d’un tableau repose sur le respect d’un équilibre des contrastes, d’une juste proportion des valeurs et des couleurs7. » La réception de cette proposition est très violente, comme en témoigne par exemple une recension de Georges Boudaille, critique lié au parti communiste : « Ces œuvres n’apportent rien à leurs auteurs, puisqu’en l’état actuel des choses, il est presque impossible de distinguer les productions de l’un ou de l’autre. Cet anonymat est celui des auteurs d’étiquettes de boîtes de conserve. Il n’a rien à voir avec le mouvement de foi qui animait les artisans de nos cathédrales8. » En 1966, l’engagement politique de ce groupe de peintres deviendra d’ailleurs plus marqué, passant du compagnonnage avec le PCF à l’enthousiasme pour la Révolution Culturelle chinoise, qui fournit l’iconographie par exemple de nombre de toiles de Rancillac, comme Les Gardes rouges défilent (1966, Musée des Beaux-Arts, Lyon).

12En un certain sens, on peut dire que les actions et les œuvres proposées par les membres du GRAV (Groupe de Recherche d’Art Visuel, fondé en juillet 1960 par Horacio Garcia-Rossi, Julio Le Parc, François Morellet, Francisco Sobrino, Joel Stein et Yvaral), répondent, avec les moyens propres à l’abstraction, aux mêmes préoccupations.

13Ils font œuvres d’art au sens traditionnel du terme, mais celles-ci supposent toutes, bien plus que les précédents du cinétisme auquel certains d’entre eux appartiennent depuis les années 1950, une nouvelle définition des rapports entre l’œuvre et le spectateur, désormais invité à être un acteur à part entière et non plus réduit à la consommation passive. Pendant les premières années, ils mettent en place des événements qui conduisent à une telle redéfinition dans l’espace réel, comme ils le font encore pour leur participation à KunstLichtKunst, exposition qui se tient à Eindhoven en 1966 (où ils voisinent avec les cinétiques plus traditionnalistes que sont Agam, Nicolas Schöffer ou Takis). La même année surtout, ils portent pour la première fois leurs activités dans l’espace public (le groupe sera dissout en 1968). Le 19 avril 1966, le GRAV organise en effet à Paris Une journée dans la rue, qui a valeur d’événement manifeste. Un dépliant présente les activités du groupe et le programme de l’événement : « le G.R.A.V. s’efforce avec des moyens limités d’atteindre un public non spécialisé et non conditionné, de le faire réagir et agir directement. […] Dans le réseau des faits répétés et retrouvés d’une journée de Paris, nous voulons mettre une série de ponctuations délibérément orchestrées. La vie des grandes villes pourrait être bombardée de façon massive – non pas avec des bombes – mais avec des situations nouvelles sollicitant une participation et une réponse de ses habitants9. » Le programme, qui est aussi un guide – il indique par exemple qu’à 10 h, sur les Champs-Élysées, au coin de la rue La Boëtie, aura lieu le « Montage et démontage d’une structure permutationnelle » –, est accompagné d’un questionnaire que les passants sont invités à remplir et à remettre ensuite aux artistes transformés ainsi en enquêteurs, d’une manière qui pourrait ainsi permettre d’améliorer l’espace urbain existant en y intégrant une dimension ludique, sans pour autant le remettre globalement en cause.

Une abstraction fondée sur la prise en compte de la division du travail dans la société industrielle et capitaliste

14Au sein du Salon de la Jeune Peinture, l’édition de 1966 voit l’apparition d’une abstraction critique. Depuis son premier numéro, en juin 1965, le Bulletin d’Information de la Jeune Peinture était largement rédigé par un des représentants de la Figuration narrative, Gilles Aillaud, et l’un des représentants d’une abstraction que l’on pourrait nommer critique, Pierre Buraglio. Les positions qui s’y exprimaient pouvaient s’appliquer à la fois à la peinture figurative et à la peinture abstraite comme la nécessité d’« en finir avec ces lois soi-disant fondamentales qui commandent la structure de l’œuvre d’art, et qui ne font en réalité que maintenir depuis des années la peinture dans le domaine rhétorique du langage des formes et des couleurs [...] hors du temps, dans l’univers indéterminé des notions culturelles10 ». En 1968, le Bulletin posera : « Ainsi seulement nous pouvions montrer qu’en tant que peintres nous entendons nous mêler de ce qu’on voudrait nous faire croire qui ne nous regarde pas, c’est-à-dire des affaires du monde et non des formes et des couleurs11. »

15La dé-construction critique du tableau et de la peinture est la première opération, à laquelle, dans une certaine mesure, se limitent encore les jeunes peintres « abstraits » qui exposent au Salon de la Jeune Peinture de 1966, comme Pierre Buraglio, Daniel Buren, Michel Parmentier, Niele Toroni, ou Vincent Bioulès. Ce sont tous des artistes passés, vers 1963, dans l’atelier de Roger Chastel à l’École des Beaux-Arts de Paris, héritiers critiques donc de l’abstraction lyrique de la seconde École de Paris puisque Chastel mettait en avant dans son enseignement une stricte analyse formelle des propriétés du tableau. Ils ont également tous été marqués par la confrontation avec l’art américain d’après-guerre, l’expressionnisme abstrait, dont ils ont fait l’expérience directe (mais limitée) par le biais des expositions consacrées à Paris à Franz Kline et à Mark Rothko au début des années 1960 ; qu’ils connaissent surtout par le biais de certains articles illustrés dans la presse spécialisée.

16Daniel Buren a progressivement abandonné l’abstraction lyrique pour simplifier ses compositions. À partir de 1965, ses tableaux consistent en de grandes formes simples peintes sans effets particuliers sur du tissu imprimé acheté dans le commerce plutôt que sur une toile pour tableau traditionnelle. Il affirme ainsi l’insertion d’une pratique abstraite dans un rapport avec la rue, le monde extérieur, ou plutôt le monde social et celui des usages domestiques. À l’automne 1966, il fait un pas décisif qui gouvernera désormais tout son travail : il choisit au Marché Saint-Pierre un tissu rayé de bandes verticales, blanches et d’une autre couleur en alternance, de 8,7 cm chacune ; son geste artistique se réduit à ce choix et au recouvrement des deux bandes extérieures par un aplat de peinture blanche.

17Près de lui, Michel Parmentier limite également progressivement son vocabulaire pictural à des bandes – horizontales celles-ci – qui, fin 1965, deviennent exclusives de toute autre forme et surtout de toute expression d’une subjectivité ou d’un savoir-faire. Les moyens deviennent ceux d’un ouvrier qui prend une toile, la plie de façon régulière puis en recouvre à la bombe les bandes ainsi dégagées, choisissant une seule couleur pour la production de chaque année : c’est ainsi qu’en 1966 toutes les peintures de Parmentier sont bleu et blanc. La rencontre avec Niele Toroni, qui procède alors par recouvrement de panneaux de linoleum trouvés donnant du même coup un principe de composition qui n’a pas à être inventé, débouche courant 1966 sur la réduction chez cet artiste aussi des moyens artistiques : désormais toutes ses œuvres sont faites de la répétition quasi-mécanique d’empreintes de touches de pinceau de 50. La rencontre du quatrième protagoniste de ce qui devient donc un groupe a lieu en septembre : c’est Olivier Mosset, qui, pour sa part, trace des cercles noirs de 15,2 cm de diamètre sur des toiles carrées blanches.

18L’association de ces artistes, rapidement connue comme BMPT sans aucun baptême officiel, donne lieu à un véritable taylorisme de la peinture, chacun d’entre eux se limitant à un geste spécialisé et répétitif qui est aussi l’un des gestes fondamentaux de toute peinture. Elle se manifeste publiquement par une suite de manifestations organisées à partir de fin 1966, avec l’intention déclarée de « faire constater la mécanique dont elle [la peinture] procède12 ». La Manifestation n° 1 aura lieu le 3 janvier 1967 pour l’ouverture du Salon de la Jeune Peinture. Chacun des artistes réalise sur place le tableau qu’il va exposer, tandis qu’un haut parleur diffuse le message « Buren, Mosset, Parmentier, Toroni vous conseillent de devenir intelligents » et que des tracts sont distribués qui se terminent par : « Puisque peindre est un jeu. Puisque peindre c’est accorder ou désaccorder des couleurs. Puisque peindre c’est appliquer (consciemment ou non) des règles de composition. Puisque peindre c’est valoriser le geste. Puisque peindre c’est représenter l’extérieur (ou l’interpréter, ou se l’approprier, ou le contester, ou le présenter). […] NOUS NE SOMMES PAS PEINTRES13. » À la fin de la journée, à 20 h 15, a lieu la Manifestation 2 : les toiles sont décrochées pour laisser la place à une banderole déclarant « Buren, Mosset, Parmentier, Toroni n’exposent pas. »

19           Répétitivité, neutralité de la forme, réduction systématique, critique des musées, de l’histoire de l’art et du marché, sont donc au fondement de la logique de l’identité collective de BMPT et de celle de chacun des participants du groupe dans sa pratique individuelle depuis 1966. Mais le repliement de la pratique picturale sur un travail sans qualité, similaire au travail d’usine, ne va pas sans quelque ambigüité. Peu après que le groupe a affirmé collectivement « Nous ne sommes pas peintres », une bande magnétique diffusée lors de la Manifestation n° 4, lors de la Ve Biennale de Paris, en septembre-novembre 1967, proclame également la persistance d’une pratique individuelle et autographe, même si elle distingue celle-ci de l’art : « L’art est distraction l’art est faux. La peinture commence avec Buren, Mosset, Parmentier, Toroni. » Ce sont sans doute ces ambigüités, incarnées dans des rivalités de personnes, qui conduisent à l’autodissolution du groupe dès décembre 1967.

Une abstraction critique qui réhabilite l’artisanat

20Dans une certaine proximité avec ces quatre artistes, plusieurs peintres pratiquent une abstraction qui remet en cause les moyens traditionnels de la peinture et déconstruit ceux-ci tout en refusant le modèle de la division du travail ouvrier au profit d’une pratique de type artisanal qui prend en compte la possibilité du plaisir tant du point de vue des créateurs (dans le faire) que de celui des spectateurs (dans le voir). L’importance d’une lecture psychanalytique a ici partie liée avec les positions politiques aussi bien qu’avec la revendication de l’héritage de l’œuvre d’Henri Matisse – dont l’exposition des papiers découpés au Musée des Arts Décoratifs de Paris, en 1961, a eu un impact décisif14. En associant des tableaux de Buren et Parmentier à ceux de Buraglio, ou de Jean-Michel Meurice, mais aussi à ceux d’Antoni Tapiès, de Jean-Paul Riopelle et de Simon Hantaï (trois artistes assimilés à l’informel dans les années 1950), l’exposition Pour un Tryptique, organisée à la galerie Jean Fournier en 1966, signale un passage de témoins générationnel en même temps qu’une situation encore confuse.

21Hantaï en particulier exerce sur la jeune génération de peintres abstraits une influence capitale. Depuis le début des années 1960, qu’il ouvre par la série des Mariales, celui-ci aborde la toile d’une manière nouvelle. Il la plie en effet de façon irrégulière avant d’en peindre sommairement les parties laissées à nue et de déplier un résultat qui doit autant au hasard des impulsions primaires que des intentions de la composition. Il s’agit pour lui de ne plus compter sur les habitudes de la vision pour laisser leur autonomie à la fabrication et à la couleur, qui selon lui conservent encore du savoir qui n’a pas été livré. À partir de 1965 et jusqu’en 1968, il crée la série des Meuns, en pliant de grandes toiles et en en nouant des parties, dont le dépliage crée ensuite une composition centrée au motif enveloppant comme un corps disloqué qui nie toute répétition.

22L’importance de Hantaï réside au moins autant dans ses œuvres que dans son attitude et sa stratégie, visibles pour tous ceux qui ont fréquenté son atelier. Elle conduit à une particulière attention aux moyens (manuels et matériels) de la peinture, à un nouveau rapport à l’œuvre qui se fait sur le mode de la production artisanale, sans valorisation de la subjectivité de l’artiste quoique aboutissant à une véritable somptuosité de la couleur libérée de tout dessin. Ceux qui s’inspirent alors de son exemple laissent de côté les lectures potentiellement symboliques et spiritualisantes de ses tableaux pour n’en retenir que les principes matériels et formels.

23En 1966, Pierre Buraglio revient sur ce qui pouvait apparaître comme des évidences dès lors que l’on considérait la pratique de la peinture. Il refuse les compositions orientées au profit d’un processus additif qui le conduit à travailler à partir de tous les côtés à la fois, il abandonne à l’occasion le support du châssis en se servant de tous les supports possibles, y compris en créant des toiles par agrafages de fragments de toile, il met fin à la distinction entre la figure et le fond. Quoique sa remise en cause de la tradition porte d’abord sur les composantes matérielles du tableau, elle n’est pas selon lui sans lien avec une position politique plus large, comme il le constate dans un texte rédigé en 1966 et destiné au Bulletin du 17e Salon de la Jeune Peinture (où il ne sera finalement pas publié) : « Il s’agit d’aggraver la réalité, non de l’édulcorer. [...] Il faudrait admettre que la “mise entre parenthèse du monde” n’est pas sa mise à l’abri [...] et que d’autre part la peinture doit être subversive pour être, sa subversion s’exerçant d’abord à l’égard d’elle-même. La peinture devant se détruire pour se reconstruire15. »

24François Rouan aurait du participer à exposition Pour un triptyque mais a finalement été écarté par certains participants. Depuis 1964, il réalise des œuvres en papier, choisissant le matériau le plus fin possible (des papiers de soie), qu’il peint puis découpe avant de les réassembler de telle sorte que le motif initial, volontaire, se trouve déstructuré et aléatoirement recomposé. Il expliquera plus tard : « Je me suis trouvé à un certain moment dans une situation d’inhibition devant la toile blanche. J’ai contourné cette inhibition en pensant à Matisse, pour lequel j’ai toujours eu une grande admiration, et à ce moment-là, vers 1964-65, je me suis mis à penser à ses papiers découpés. J’ai peint des surfaces gouachées, je les ai découpées, pas exactement comme Matisse qui lui s’emparait d’une feuille et cherchait à cerner la forme, deux éléments, le positif, le négatif16. » Il a exposé à la Biennale des Jeunes de 1965 une toile de 8 mètres sur 4, faite de papiers gouachés et collés avec, bombé sur cette grande palissade, cette phrase d’Henri Michaux : « Je vous construirai une ville avec des loques, moi ». Au cours de l’année 1966, il se met à procéder par tressage de ces bandes de papier, ce qui suscitera dix ans plus tard un texte de Jacques Lacan sur « cette nouveauté – frappante17 ».

25Un jeune peintre de Nice, Claude Viallat, se sent alors proche de ces travaux, suffisamment pour inviter (avec le critique Jacques Lepage) ces artistes– qu’il a souvent connus lors de son passage dans l’atelier Chastel de l’École des Beaux-arts de Paris – à une exposition qu’il organise au musée de Céret – Impact I –  où l’embryon du groupe qu’il constituera en 1970 sous le nom de Supports/Surfaces voisine avec trois des membres de BMPT et Ben, membre niçois de Fluxus.

26En mai 1966, a lieu sa première exposition personnelle, à la Galerie A de Nice, où il présent ses œuvres de 1966, réalisées notamment par pochoir d’une forme unique d’une seule couleur, souvent vive et évoquant Matisse, reportée sur les supports les plus divers, non-tendus sur châssis, qui vont de la toile blanche non-apprêtée à des tissus d’ameublement ou des bâches de protection. Cette forme est pour lui une « forme spécifique » choisie pour son caractère indéfinissable et plastique, dont Yves Michaud dira qu’elle évoque les référents les plus divers –  « osselet, fève, éponge, cellule ou, pourquoi pas, dos dénudé de femme18 ».

27La stratégie choisie par Viallat est pour ainsi dire volontairement provinciale et primitive ; sa façon de travailler la peinture est similaire à celle d’un paysan travaillant son champ. Il sème littéralement sur la toile les formes qu’il a choisies. La prolifération d’un motif unique sur des supports diversifiés – allant de quelques centimètres carrés à des dizaines de mètres carrés –  répond à une économie picturale qui est le pendant de l’économie rurale telle qu’analysée par Henri Mendras en 1967 dans La Fin des paysans19. Le sociologue montre dans cet ouvrage la transformation et la perpétuation de caractéristiques paysannes dans la France du milieu des années 1960 :

Dans une société autarcique et relativement stable, l’individu n’a aucune raison de changer son système de production puisqu’il n’a pas à proprement parler de motivation économique. Si la pression démographique augmente, on défriche des terres, on cultive plus intensément, on se nourrit moins bien ou l’on va ailleurs, mais on ne cherche pas à modifier le système de cultures20.

28Cette méthode d’occupation du champ (l’application de ce terme à la peinture, sous l’impulsion du formalisme américain se multiplie à la même époque) est loin cependant d’être systématique ; elle ne prend jamais de caractère industriel. Pour l’artiste comme pour le cultivateur, « l’espace pas plus que le temps n’est conçu comme une surface abstraite divisible à l’infini au moyen d’unités universelles : c’est toujours une étendue réelle et particulière perçue à travers une expérience répétée de travail21 ».

29Les positions de Viallat le rendent proche, surtout à partir de 1967, de celles d’artistes présents à Paris, comme Louis Cane, Marc Devade, Jean-Michel Meurice et Jean-Pierre Pincemin, mais aussi à Montpellier, comme Vincent Bioulès, Daniel Dezeuze, Tony Grand et Patrick Saytour, ou à Nice, comme Noël Dolla ou Bernard Pagès, dont la plupart participeront aux activités du groupe Supports/Surfaces, fondé en 1970. Ce groupe théorisera, dans un compagnonnage avec la revue Tel Quel, une équivalence entre esthétique, éthique et politique qui passe par une analyse « matériologique » des composants de la peinture et de la sculpture (justifiée par une adhésion au matérialisme marxiste-léniniste, entendu de façon littéraliste), la volonté de pratiquer un degré zéro de l’art (avec le rejet notamment des outils traditionnels), mais toujours dans la volonté de retrouver la possibilité d’un plaisir du faire et du voir.

Une remise en cause de l’art au profit de la vie

30À plusieurs reprises, ces artistes abstraits doivent aborder la question de la légitimité du ready-made et de l’héritage de Marcel Duchamp, question qu’ils tranchent par la volonté de maintenir un geste de transformation, aussi minimal soit celui-ci. En réalisant, dans sa série des Charges-Objets (1963-1967), des compositions dont il privilégie une lecture abstraite mais qui consistent seulement en l’assemblage d’objets trouvés, souvent bidimensionnels et d’apparence fortuitement picturale, Jean-Michel Sanejouand revendique directement les leçons de Duchamp et propose une manière ludique quoique potentiellement critique d’abolir les frontières entre l’art et la vie. En ce sens, il est moins éloigné qu’il n’y paraît des pratiques situationnistes du détournement, qui sont, dans le domaine des images, le seul mode de création autorisé par le mouvement fondé par Guy Debord depuis que, à la Conférence de Göteborg de 1961, celui-ci a décrété « le dépassement de l’art ». Dans le n° 10 de Internationale Situationniste, qui paraît en 1966, Mustapha Khayati réitère les positions du mouvement : « Or la réalisation de l’art, la poésie (au sens situationniste) signifie qu’on ne peut se réaliser dans une « œuvre », mais au contraire se réaliser tout court22. » Cette position s’incarne en particulier dans le détournement de vignettes de roman-photo ou de bande dessinée, agrémentées parfois d’images venues de la publicité ou de l’histoire de l’art (un tableau de Delacroix par exemple) et parfois réassemblées en un nouveau montage, pourvues surtout de légendes ou de bulles qui en transforment le sens, notamment pour leur donner une efficacité politique : en novembre 1966, l’affichage sur les murs de l’université de Strasbourg, des planches de Le Retour de la colonne Durutti, réalisées par André Bertrand, en est l’exemple par excellence, qui connaîtra une longue postérité.

31Le rejet de l’art au nom de la vie, exprimé en 1961 par Raoul Vaneigem – « Il ne s’agit pas d’élaborer le spectacle du refus mais bien de refuser le spectacle. Pour que leur élaboration soit artistique, au sens nouveau et authentique qu’a défini l’I.S., les éléments de destruction du spectacle doivent précisément cesser d’être des œuvres d’art23 » – conduit au rejet radical de toutes les autres tendances qui veulent, d’une façon assez similaire mais avec une dimension politique moins définie, combler ce que Rauschenberg avait nommé le « fossé qui sépare l’art et la vie », notamment celles qui privilégient le performatif au détriment de l’œuvre. C’est ainsi que le numéro d’Internationale Situationniste de 1966 annonce dans une note particulièrement sèche : « En mars [1965] également Uwe Lausen, nous ayant fait part de son intention d’organiser un “happening” à Munich, a été exclu de l’I.S.24 ».

32En France, l’introducteur du happening a été, dès 1960, Jean-Jacques Lebel, qui publie en 1966 un ouvrage-bilan sur ce thème25. Ses liens amicaux avec Debord, n’ont pas empêché une opposition frontale entre ses positions et celles de l’IS. En avril, il organise le 3e Festival de la Libre Expression au Théâtre de la Chimère, à Paris. Il y présente le happening collectif 120 minutes, dédiées au Divin Marquis, qui est autant une protestation contre toutes les formes de censure, une redéfinition de l’espace du sacré et de la sexualité, qu’un manifeste de la fusion entre créateurs et spectateurs. 600 participants environ doivent d’abord passer par un couloir rempli de viande sanguinolente, puis laisser leurs chaussures en tas, certains revêtir une étoile jaune, avant d’entrer dans une salle où le transsexuel Cynthia d’abord vu de dos comme un corps féminin finira par se retourner. Le happening est interrompu par une intervention policière. Dans un article des Lettres Nouvelles paru quelques mois plus tard, Lebel précise ses ambitions : dans les situations ordinaires de l’art « nous sommes réduits à l’état d’objet. C’est de cet état là, de cette situation là – de type militaire – que la participation totale à une “œuvre d’art” ou à un jeu “artistique” peut nous tirer. Ce qu’on demande au regardeur en somme, c’est de participer à l’insurrection de l’art et de cesser d’être un voyeur, un témoin passif, un consommateur résigné26 ». En novembre, Lebel organise Le Happening à l’occasion du deuxième festival Sigma de Bordeaux, avec défilé dans les rues de la ville des spectateurs-acteurs dont le visage est enfoui dans un sac en papier et séance de fessée publique au son de La Marseillaise.

33Parmi les participants du 3e Festival de la Libre Expression, on trouve en particulier Robert Filliou, qui y présente le happening New-York imprévu. Il est depuis 1962 associé aux activités du groupe international Fluxus, fondé à New York en 1961 par George Maciunas, et a transporté ses activités de Paris à la Côte d’Azur : en septembre 1965, il a ouvert, à Villefranche-sur-Mer, avec un autre membre de Fluxus, George Brecht, La Cédille qui sourit, un local conçu comme galerie non-commerciale, « non-école » et « centre international de Création Permanente ». Distribuant les publications Fluxus, organisant des expositions, ce lieu, ouvert à des horaires inverses de l’habitude (pendant la nuit, les jours fériés, etc.), devient aussi un lieu de vie pour de nombreux visiteurs. En 1966, Filliou commence à mettre au point ses Principes d’Économie Poétique, qui transposent dans le champ artistique un certain nombre des réflexions non-orthodoxes qu’il avait développées lors de sa carrière antérieure d’économiste au service de l’ONU : il s’agit pour lui de passer du « travail comme peine » au « travail comme jeu »27. Les Principes viennent préciser la pensée exprimée dans le cadre de la création d’un site architectural éphémère pour des événements chaque fois différents, le Poipoidrome, dont les premières manifestations ont eu lieu en 1963 (avec Joachim Pfeufer). Le rejet de l’œuvre comme un objet fini et clos sur lui-même, celui de la séparation entre artistes et spectateurs, aboutiront peu à peu à une nouvelle théorie de la valeur généralisée, intitulée Principe d’Équivalence en 1968, qui considère comme indifférents le fait qu’un projet, artistique ou pas, soit « bien fait – mal fait – pas fait ».

34En février 1966, la première exposition de La Cédille qui sourit est consacrée à un autre membre niçois de Fluxus : Ben, qui tient à Nice un lieu similaire, un magasin de disques d’occasions qu’il a ouvert en 1958, rempli et recouvert d’objets et d’enseignes manuscrites de toute sorte et dont un espace de 3 mètres carrés est devenu en 1965 une galerie miniature, intitulée « Ben doute de tout ».

35Ben organise de nombreuses actions Fluxus depuis le début des années 1960, faisant le lien entre Nice et le milieu international, y conviant souvent de très jeunes artistes. Trois actions de 1966 sont particulièrement significatives de sa volonté de mettre entièrement fin à la séparation entre l’art et la vie, en agrégeant au passage les arts visuels au spectacle vivant, quoique de façon paradoxale parce que anti-spectaculaire. Le 12 mars, une « pièce de théâtre » est présentée à Nice, intitulée La Table : « Le rideau s’ouvrira sur tous les acteurs en train de manger et c’est tout28. » En avril, lors de la 4exposition Donner à voir, galerie Zunini à Paris, il construit « un petit tunnel qui partant d’une des salles de l’exposition débouche sous la fenêtre de la concierge [qui doit simplement] rester dans sa cuisine assise à sa table29 ». Le 16 juin, le « Théâtre Total » annonce une pièce de Ben à l’Artistique de Nice. Intitulée Personne, le contenu n’a pas besoin d’en être plus précisé puisque l’affiche, en sus du titre qui est en fait une description, précise en dernière ligne : « Absolument personne ne sera admis à la représentation. » La vie a gagné, l’art ne peut plus exister qu’en négatif. Il ne s’agit plus de combler « le fossé entre l’art et la vie », mais de faire tomber l’art dans la vie – et vice-versa.

36C’est du moins ce qu’on a pu croire en 1966, mais la vie de l’art en a depuis décidé autrement. L’opposition à la logique du spectacle aboutit en effet à ce paradoxe : faire du rien une œuvre d’art ou nier l’existence des œuvres pourrait bien avoir été l’aboutissement du capitalisme (qui se charge de donner une valeur marchande à tout, y compris à rien), tout en procurant l’illusion de la critique.