Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Dossier critique
Fabula-LhT n° 1
Les Philosophes lecteurs
Marie de Gandt

Hegel romantique : lectures de la littérature dans L’Esthétique

1Au début du xixe siècle la littérature se présente comme une concurrente de la philosophie, et même, pour les romantiques de Iéna, comme son prolongement, la continuation de la philosophie par d’autres moyens. La notion de littérature naît donc pour formuler en termes théoriques l’indifférenciation qui avait court sous le régime « Belles Lettres ». Face à ce brouillage des champs, des philosophes tiennent bon, pour maintenir l’opposition entre les deux domaines. Telle est la situation de Hegel lorsqu’il prononce les cours qui seront publiés dans l’Esthétique. Celle-ci assigne une place précise à la littérature : être un moment de l’édifice philosophique et historique, et une source de références pour nourrir l’histoire des formes de l’art et de l’esprit.

2En construisant son esthétique, Hegel mène un projet concurrent des autres —nombreux— programmes esthétiques que ses contemporains romantiques développent et par lesquels ils font de la littérature le nouveau nom d’une philosophie qui aurait trouvé sa plénitude en mouvement. La littérature menace donc la philosophie discursive, et la tradition philosophique que Hegel, bon gré mal gré, poursuit. Il n’est donc pas anodin que, dans son œuvre, Hegel accorde à la littérature la même place historique que celle que lui accordent ces romantiques qu’il pourfend. L’Esthétique peut ainsi se lire comme une construction polémique. Dans la lutte pour la place de la littérature, les lectures littéraires proposées par le philosophe sont une arme argumentative en même temps qu’un lieu d’affrontement.

3De ce rapport conflictuel, l’Esthétique ne conserve que des traces, dans des lectures qui composent une sorte de journal de bataille, en filigrane du texte apparemment si ordonné1. Journal de bataille ? Tantôt ces lectures semblent répondre à des polémiques en cours, tantôt elles contredisent le texte théorique, ou se contredisent entre elles, et finissent par constituer un ensemble paradoxal, une faiblesse argumentative latérale qui contamine l’édifice théorique.

4Hegel se livre à deux sortes de lecture : une théorique, prescriptive qui assigne à la littérature une place comme institution ; l’autre, herméneutique, qui présente la littérature par des cas, exemples, références, lectures de détail. Ces deux niveaux entrent parfois en contradiction, lorsqu’une référence ponctuelle désagrége la continuité de l’édifice, ou qu’une lecture ouvre une brèche dans le système théorique. Se révèle alors un 3e niveau, celui des lectures implicites, tues, voire occultées. Là s’ouvre un champ immense de « mélectures » : les lectures littéraires proposées par Hegel traduisent malentendus, contre-sens, travestissements, refus de reconnaissance, dénégation. Ces lectures refoulées sont cadrées par les catégories historiques de la littérature ainsi que par une pratique de la citation et du commentaire, comme si l’institutionnalisation de la littérature dans l’édifice historique pouvait servir à tenir loin de la philosophie le spectre de sa dissolution dans la littérature.

5Ces lectures contraires et contrariées concernent au premier chef les théories esthétiques et les lectures proposées par les romantiques, contemporains avec lesquels Hegel est en désaccord. Elles touchent aussi la dette littéraire de Hegel, et notamment la façon dont sa pensée de l’Histoire repose sur des modèles dramatiques et romanesques. Ce dernier point demanderait un travail de longue ampleur. Nous n’explorerons donc que les premiers pas de cette hypothèse : on analysera les contradictions de la lecture théorique de la littérature proposée dans L’Eshétique, puis la façon dont les lectures concrètes du comique, et plus particulièrement la lecture d’Aristophane, révèlent un Hegel romantique.

I- Lecture théorique de la littérature

6L’Esthétique retrace l’histoire des formes de l’art depuis la période pré-classique. Dans cette élaboration, la littérature se voit attribuer une place historique, en même temps qu’elle fournit à Hegel un réservoir d’exemples pour illustrer les différents âges de l’esprit. Elle fait donc l’objet d’une lecture théorique, mais aussi de lectures critiques, analyses de textes qui viennent appuyer la construction philosophique. Or ces deux usages entrent en confrontation. Par ricochet, cette contradiction invite à repenser le moment littéraire historique.

A- Le statut de la littérature

7Sous la catégorie de la « Poésie », la littérature constitue selon Hegel la dernière forme de l’esprit, après l’architecture, forme de l’ère symbolique, et la sculpture, propre à l’âge classique. Elle est la création de la dernière période l’art, le romantisme. Celui-ci marque la fin du parcours historique : au terme de l’Esthétique, Hegel a rejoint son époque, et la littérature constitue donc pour lui la forme de production contemporaine. Mais cette fin est plus qu’un terme chronologique, elle en représente aussi l’achèvement, l’exténuation d’une évolution qui, pour Hegel, mène à la fin de l’art. La littérature serait donc la forme de la fin de l’art, la production dernière d’un mode de l’esprit en voie de disparition.

8Comme il divise les différentes sortes d’art, Hegel distingue des types de littératures, selon les genres. Dans l’édifice théorique, la littérature est essentiellement considérée sous l’angle de la poésie. Forme propre au romantisme, elle en subsume les deux autres formes, peinture et musique, et va jusqu’à s’affranchir de toute forme :

Elle n’est, par conséquent attachée exclusivement à aucune forme déterminée de l’art. Elle est l’art universel, capable de façonner et d’exprimer dans chaque forme un sujet quelconque, pourvu qu’il soit susceptible d’entrer dans le domaine de l’imagination ; et cela parce que son élément propre est l’imagination elle-même, ce principe général de toutes les formes de l’art et de tous les arts particuliers2.

9L’art culmine dans la poésie en deux sens. Celle-ci constitue la forme liée à la capacité de création en soi, la poiesis, l’activité du sujet absolu qu’est l’artiste. Mais il faut surtout prendre en compte le sens générique : forme verbale et subjective, la littérature lyrique manifeste le dernier moment de l’individualisation et de l’objectivation progressives de l’esprit parcourant tous les degrés de la réflexivité.

10Période historique, la poésie est aussi un mode de discursivité en face de la philosophie, qui serait la sortie de ce régime de l’art. Mais lorsque Hegel s’interroge sur la façon dont littérature et philosophie peuvent se rencontrer et constituer des discours mêlés, les points de contact restent purement formels, les deux champs entretenant de facto un rapport d’extériorité : soit la poésie s’avance vers la philosophie, en thématisant une interrogation inquiète, soit la philosophie utilise les moyens de la poésie pour cacher son articulation discursive et en adoucir la sécheresse. La littérature se révèle donc une forme soumise à la supériorité philosophique. Comme âge de l’esprit, mais aussi comme forme de discours, la poésie doit être dépassée par la philosophie.

11Elle constitue le dernier moment de l’art, devant mener à la religion, la philosophie et la morale. En effet, dans la citation précédente, l’imagination manifeste le pouvoir absolu du sujet créateur, qui ne dépend plus ni du monde ni des formes. Mais Hegel reprend là les notions d’imagination et de fantaisie par lesquelles les romantiques cherchent à définir une puissance de l’esprit qui serait à la fois capacité d’invention, pouvoir de déréalisation du monde et esprit comique. Toutefois, si Hegel lit l’âge littéraire selon cet idéal, il lui refuse la valeur positive, ou dernière, que les romantiques lui confèrent. Pour lui, ce moment n’est que la caricature de la liberté véritable, l’isolement d’un sujet absolu. Il l’interprète comme un paroxysme et une crise du sujet et de l’art. L’ère littéraire est peut-être le dernier moment de l’art, mais cette fin est possible, selon Hegel, justement parce qu’elle ouvre un autre règne, une sortie de l’esthétique.

B- Les genres littéraires : les contradictions de la notion de poésie

12La théorie de L’Esthétique assigne à la poésie une place qui est en fait mise à mal par les contradictions de la théorie des genres hégélienne et son mode de succession historique.

13Paradoxalement, Hegel laisse une place la plus grande au genre littéraire qui semble le moins nourrir sa propre pensée dans le déroulement de l’ouvrage philosophique. Non seulement Hegel s’interroge peu dans l’Esthétique sur la poéticité de la philosophie et son écriture, mais les modèles narratifs mis en jeu par la pensée de l’Histoire hégélienne font des modèles dramatiques et romanesques, et non poétiques au sens strict, les paradigmes secrets de la construction historique. Cette contradiction entre l’importance théorique de la poésie et sa place mineure dans le fond se traduit tout d’abord par les heurts du développement discursif consacré aux différentes catégories poétiques. Dans la poésie (au sens large), Hegel semble moins s’intéresser au genre lyrique qu’aux formes épiques et dramatiques, qui l’encadrent et semblent le dépasser. Le premier versant de la poésie, l’épopée, ouvre sur un pan de l’esthétique trop immense :

Pour les autres sphères de la vie sociale et nationale actuelle enfin, il s’est ouvert dans la poésie épique un espace illimité pour le roman, le récit, et la nouvelle, dont je ne suis pas en mesure, même en m’en tenant aux grandes lignes les plus générales, de suivre toute l’histoire et tout le développement, des origines à nos jours3.

14Le roman semble déborder l’édifice de l’Esthétique, tant sur le plan rédactionnel que sur les plans théorique et historique. Cette ouverture hors texte est suivie du chapitre sur la poésie lyrique, qui est à nouveau dépassée, mais cette fois-ci dans le texte, par l’ouverture sur la poésie dramatique. De plus, ces deux formes dépassant le lyrisme personnel, c’est-à-dire la « poésie » au sens strict, sont reliées l’une à l’autre sans passer par l’élément de la subjectivité lyrique. En effet, dans la section consacrée à la poésie épique qui précède la poésie lyrique, Hegel fait du conflit le cœur du roman : « Une des collisions les plus ordinaires et qui convienne le mieux au roman est le conflit entre la poésie du cœur et la prose opposée des relations sociales et du hasard des circonstances extérieures. Ce désaccord se résout soit tragiquement, soit comiquement […]4. » Le conflit épique est pour Hegel résolu par les formes dramatiques : lorsque le sujet se résigne, c’est la tragédie ; lorsqu’il désire contre tout bon sens mettre l’art à la place de la réalité, c’est la comédie.

15Si l’influence du modèle romanesque sur la pensée hégélienne reste à analyser, l’importance de la tragédie et du tragique a été mise en lumière dans la Bildung hégélienne, sa formation et sa conception de la culture. Toutefois, même dans l’art dramatique, un point essentiel est en souffrance : on n’a pas assez étudié l’autre versant de l’art dramatique – pourtant aussi important dans les catégories mentales de l’époque romantique –, la comédie et le comique5. Or, si la notion de poésie permet à Hegel de borner le domaine littéraire, comme sommet et comme limite, la notion de comique ouvre au contraire une prolifération de formes littéraires et certains troubles de la chronologie qui remettent en cause l’édifice historiciste.

C- Le comique dans l’édifice esthétique : point final, point tournant, ou point faible ?

16On aurait pu s’attendre à ce que la poésie par sa place privilégiée, essence même de la création, constitue aussi le lieu par lequel le système se défait, le point tournant de chaque période esthétique. Or il semble que les ferments de dissolution d’une ère ne soient justement pas contenus dans le lyrisme, mais dans le comique. Si l’art romantique est la dernière forme esthétique, le sommet en est l’ironie. Hegel inscrit cette notion, empruntée aux romantiques de Iéna, et particulièrement à Friedrich Schlegel, dans le point ultime de l’art littéraire contemporain. Mais, en même temps, il refuse de considérer qu’elle participe d’une pensée philosophique. Point culminant de la littérature, l’ironie romantique manifeste à la fois l’avancée de la dernière ère, et le moment qui ne peut être pensé de façon pleine car sa réflexivité est déjà un basculement vers autre chose.

17La stase impensable que représente l’ironie finit par gagner à rebours tout l’édifice de la construction esthétique, pour remettre en cause l’idée même du progrès esthétique.

18Tout d’abord, il semble que certaines formes se retrouvent à tous les âges de la création et représentent donc une permanence. Ces récurrences sont de deux sortes, déclinées sous différents noms : soit la forme hyperbolique, qui manifeste l’arbitraire du poète, soit la forme minimale, reflet du monde prosaïque. On pourrait les réduire à deux tendances de l’écriture. D’une part, le retravail des limites des genres jusqu’à leur éclatement, la fantaisie débridée : « chez Jean-Paul, en particulier, les métaphores, les saillies, les plaisanteries s’entrechoquent et se détruisent ; c’est une explosion continuelle dont on est ébloui6 ». De l’autre, le resserrement sur une œuvre qui ne présente que l’essence simple de l’art, l’apologue minimaliste, dont l’exemple est le distique par lequel Hérodote décrit la mort des Grecs aux Thermopyles et qui présente « l’information toute sèche7 » :

L’intérêt consiste à façonner une inscription, à exprimer le fait pour les contemporains et la postérité ; c’est le récit pour le récit, et dès lors l’expression est poétique, c’est-à-dire qu’elle révèle comme une création (poiein) de l’esprit qui laisse le fond dans sa simplicité et cependant façonne l’expression à dessein8.

19Pour Hegel, le choix d’accentuer l’un des deux pôles de l’art, soit le sujet soit le monde, ouvre deux formes de création. La première offre le moyen pour l’œuvre de s’inscrire à contre-courant de son époque, et d’ouvrir une nouvelle ère. La seconde forme constitue au contraire un mode intemporel, une façon qu’a l’œuvre de se réduire pour pouvoir traverser le temps. Ces deux tendances seront reprises par Nietzsche : l’écriture qui cherche à être « inactuelle », celle des philosophes allant contre leur époque, d’une part, celle qui s’assèche dans le noyau narratif pour pouvoir traverser la durée, d’autre part. Ces deux formes d’a-temporalité sont justement ce que les romantiques de Iéna ont recherché dans les deux modèles de l’œuvre auxquels il recourent : d’un côté, la république des voix diverses, de l’autre, le germe. On commence à entrevoir là une proximité entre Hegel et les romantiques. Mais restons-en pour l’instant à l’analyse des contradictions hégéliennes.

20La vie des œuvres, assurée par ces deux formes, défait les frontières des différents ages esthétiques. Hegel propose donc une construction historique dont la progressivité doit être nuancée.

21Comme tous les projets d’Esthétique que présentent les philosophes romantiques, celui de Hegel oscille entre un caractère descriptif, qui perçoit la vie des formes concrètes, et un caractère prescriptif, qui détermine des âges historiques et des définitions de l’art9. Or, c’est la notion de comique qui marque la dissolution du système normatif, hiérarchisé et chronologique de l’Esthétique10.

22Les deux modes d’a-temporalité, excès et minimalisme, sont l’endroit où la théorie hégélienne semble s’effriter : sous les catégories du comique objectif11 et de la poésie du monde, Hegel en vient à valoriser ce qu’il rejette ailleurs sous un autre nom, d’une part l’arbitraire du créateur, soit l’ironie, d’autre part, la représentation de la banalité, soit le prosaïsme. Dans sa présentation du romantisme, Hegel présente justement ces deux formes comme les deux tendances résumant l’aporie romantique. Pourtant, ces deux formes se trouvent valorisées par des exemples littéraires : Hegel donne une lecture positive de ce qu’il condamne ailleurs. Ainsi, lorsqu’il propose une lecture de Goethe comme exemple de la pureté poétique absolue, Hegel semble reprendre dans son commentaire les éléments qu’il avait pourtant rejetés dans sa théorie de l’humour subjectif romantique :

C’est simplement l’imagination qui se plait à contempler les objets, qui s’abandonne au torrent de ses impressions, et, dans une libre insouciance, s’amuse à jouer avec la rime et la mesure savante des vers. Partout néanmoins respire une satisfaction intime, une sérénité intérieure de l’âme qui, dans son essor, plane au-dessus des embarras et des soucis de la vie réelle12.

23Le jeu de la fantaisie et le prosaïsme sont ici acceptés, comme si un simple changement dans la dénomination, ainsi que dans les adjectifs et adverbes qui décrivent le texte, justifiait le changement de catégorie, trahissant le fait que la terminologie théorique dépend de l’impression subjective du lecteur. Le détail de cette lecture révèle que, sous un autre nom, Hegel relève et admire en fait les mêmes éléments du texte littéraire que ceux qui, dans les paragraphes précédents de l’Esthétique, constituaient les éléments justifiant la condamnation du comique romantique.

24Cette lecture de Goethe conclut le passage où Hegel présente une forme d’humour objectif, qui serait positive, et qui se distingue du comique du sujet, fermement condamné : « nous avons vu l’intérêt se fixer tantôt sur les accidents du monde extérieur, tantôt sur les caprices de la personnalité. Mais maintenant, si cet intérêt va jusqu’à faire que l’esprit s’absorbe dans la contemplation extérieure, et qu’en même temps l’humour, tout en conservant son caractère subjectif et réfléchi se laisse captiver par l’objet et sa forme réelle, nous obtenons dans cette pénétration intime un humour en quelque sorte objectif13. » L’ironie et l’humour subjectif sont rejetés, là où l’humour objectif regroupe les mêmes traits mais est présenté comme une libération du sujet, et donc valorisé. Le deuxième terme du comique vient donc nommer la même chose vue sous un angle positif.

25Cette dualité (deux catégories, revalorisation du refusé) ouvre à rebours dans l’édifice de l’Esthétique une contradiction, qui semble mettre en péril sa construction.

26À y bien regarder, le déséquilibre se produit avant : les références littéraires faites par Hegel viennent contredire sa théorie, ou du moins en ôter le caractère définitif, en révéler le côté prescriptif. Le philosophe cite des œuvres littéraires pour la période classique, comme pour la période symbolique, qui témoignent de l’esprit de l’époque au même titre que l’art propre à chaque période : l’art littéraire est donc autant une forme du passé. Certes, Hegel n’a pas prétendu qu’un seul art existait, mais il cherchait le plus révélateur à chaque époque, celui sur lequel l’accent est le plus mis. Entre l’historicité et l’intemporalité, les catégories se brouillent. De fait, certaines formes historiques sont aussi des invariants, et même, des principes intemporels qui agissent dans la structuration historique de l’esthétique. Analysons ces deux points.

27Tout d’abord, la forme littéraire comique est présente à chaque époque, même si son nom, donc sa forme, varie : l’ancienne épigramme pour l’art symbolique, la satire pour l’art classique, l’humour subjectif pour l’art romantique. Il y aurait donc, de façon achronique, des formes éternelles, littéraires, qui représentent un élément constant, alors qu’en elles varient historiquement la part de l’objectivation de l’esprit et la place du sujet. Reprenons le passage consacré au comique objectif. L’humour romantique était introduit en parallèle avec une forme antique :

nous avons signalé d’abord, comme symptôme principal de cette dissolution, l’imitation servile de la nature dans ses formes accidentelles ; tandis que d’un autre côté, nous avons vu, au contraire, dans l’humour, la personnalité poussée à son dernier degré d’indépendance traiter le fond de l’art de la manière la plus capricieuse et la plus arbitraire. Comme terme final, nous pouvons encore, dans le cercle des idées antérieurement indiquées, faire remarquer un rapport entre ces deux extrêmes. – Dans le passage de l’art symbolique à l’art classique, nous avons considéré comme formes de transition, l’image, la comparaison et l’épigramme. Or, nous avons ici à mentionner dans l’art romantique un genre analogue14.

28Le détail des lectures proposées par Hegel ainsi que la place pivotale accordée aux références littéraires comiques révèlent que, sous différents noms et différentes catégories de lecture, les formes comiques constituent une constante dans l’évolution des formes littéraires. Or cet élément récurrent est justement le ferment de la dissolution, ce qui constitue notre deuxième point.

29En effet, l’irrégularité que la notion de comique introduit dans l’édifice historique est d’autant plus difficile à percevoir que le comique est justement le principe de la dualité et de la progression historique. Le trouble qui atteint la ligne narrative selon laquelle se déroule l’Esthétique est caché par le principe de contradiction et la puissance de dissolution des catégories que représente le comique. Les œuvres comiques servent de ferment à la fin de l’âge esthétique qui les contient : elles en révèlent l’essence, jusqu’à la caricature et en s’inscrivant contre lui, contribuent à ouvrir une autre période15.

30Helmut Schneider a souligné l’importance de la notion de comique dans la pensée hégélienne, en accentuant surtout l’aspect du sujet, et le rire divin portant sur l’humain16. Or il nous semble que la notion de comique ne participe pas à la marche de l’Histoire sur le seul plan des progrès de l’individuation. Le comique est un ferment de dissolution qui participe à l’idéal : est comique ce qui est soi jusqu’à la caricature. Il y a là le sommet de l’être, et c’est pourquoi comique et sublime se touchent : ils constituent la même forme paroxystique, selon qu’elle est prise pour signe d’une unité idéale ou pour signe d’un enfermement dans l’arbitraire, c’est-à-dire selon qu’elle est considérée soit comme l’élévation suprême soit comme le déclin irrémédiable. Le comique est dans la terminologie une forme de passage parce qu’il est aussi dans les faits une forme hybride, à la fois l’acmé et la crise d’un développement. Cette conception dialectique du comique n’est-elle pas finalement très proche de l’ironie romantique ?

31La dialectique de Hegel est profondément marquée par ses lectures des romantiques, et plus particulièrement celle des frères Schlegel. En analysant plus précisément la notion de comique dans les lectures littéraires faites par Hegel, on pourra contextualiser la théorie hégélienne, pour lui rendre une part polémique, en faisant apparaître la rivalité de l’Esthétique avec les théories romantiques qui l’entourent, mais aussi sa lutte intérieure contre sa propre part de romantisme. On espère alors révéler certains aspects de la pensée hégélienne qu’une révérence trop vite donnée a tenus dans l’ombre.

II- Lectures concrètes : la mélecture hégélienne des romantiques

32Le contexte de L’Esthétique, c’est la littérature, dernière forme, ère présente dans laquelle Hegel lui-même se trouve pris. Les lectures proposées par Hegel révèlent que loin d’ouvrir une conception inédite de la littérature, il s’inscrit dans une conception partagée par les penseurs romantiques de son temps, avec lesquels il entre en dialogue. En lisant l’Esthétique autrement qu’une Bible, mais comme une réponse à des polémiques de l’époque concernant la littérature, on ne cherche pas puérilement à attaquer les monuments philosophiques, mais à leur rendre une vie renouvelée en les inscrivant sur le fond de grandes questions qui ont constitué un vaste pan de la réflexion européenne : la réflexion sur le comique qui a été occultée par l’importance accordée à une définition de la modernité romantique qui ne retenait que le versant de la subjectivité.

33La structuration du progrès esthétique par l’élément du comique, comme puissance de dissolution, manifeste l’inscription de Hegel dans une définition historiquement déterminée de la littérature, qui s’appuie de façon implicite sur une lecture des romantiques et sur de nouvelles relectures des œuvres littéraires qu’ils prenaient en modèles.

A- Lectures critiques

34L’ironie est le point sur lequel se conclut l’histoire des formes littéraires, mais aussi, sur un plan discursif, ce qui ponctue le déroulement même de l’Esthétique, sous différents noms: à la fin de l’Introduction sous le terme (promis à un grand succès) d’« ironie romantique », à la fin de la deuxième partie consacrée aux formes du Beau, sous la notion de « l’humour subjectif », qui fait écho à la fin de la première partie consacrée au beau qui se concluait sur l’artiste, et à la fin de la troisième partie avec « l’humour de la comédie », puisque l’Esthétique se clôt sur une comparaison des comédies modernes et antiques.

35En assignant à l’ironie la dernière place des formes esthétiques dès son introduction, Hegel inscrit l’Esthétique dans un dialogue avec les frères Schlegel, pour lesquels l’esprit ironique est une notion centrale. On peut considérer cette concession initiale comme un moyen pour le philosophe de combattre les romantiques sur leur terrain. Mais il nous semble plutôt qu’elle témoigne du fait que Hegel est romantique, non parce qu’il s’inscrit dans son époque, mais parce qu’il en partage la lecture du comique, qui est, bien plus que le solipsisme sentimental, la notion autour de laquelle s’érige le programme des romantismes européens. De fait, cette reconnaissance aura paradoxalement valeur d’adoubement : en critiquant les romantiques et en résumant leur diversité sous le terme d’ironie, Hegel leur a donné visibilité et unité. Il a notamment réuni sous un seul terme ce qui se trouvait chez eux présenté sous différentes notions et différents aspects, même parfois chez un seul auteur : Friedrich Schlegel emploie peu le terme d’ironie, mentionnant plutôt un Witz poétique, ou un comique romantique, que son frère définit longuement dans le Cours de littérature dramatique. En proposant une lecture du romantisme, fût-elle critique, Hegel a synthétisé ce qui était divers, affirmé l’importance de ceux qu’il combattait, mais aussi réduit la variété de leur réflexion à certains principes qui sont ensuite devenus la vulgate moderne concernant le romantisme. À la suite de Hegel, les philosophes et critiques littéraires reprendront la définition du romantisme comme subjectivisme ironique, en oubliant la connotation péjorative que Hegel y attachait et la réduction polémique qu’elle engageait, voire la dimension de déformation volontaire qu’il lui faisait subir.

36L’ironie est le point qui résume le romantisme pour Hegel, et par lequel l’Esthétique peut se construire comme une entreprise concurrente de l’histoire et du programme romantiques. Le dialogue secret qui s’ensuit dans les chapitres de l’Esthétique est d’autant plus polémique que Hegel s’attache à définir la forme de l’art pratiqué ou prôné par les auteurs qui l’entourent.

37Hegel inscrit au terme de sa construction historique la forme artistique qui lui semble régner parmi ses contemporains, la littérature comme art romantique. L’appel aux exemples dépasse donc l’invocation à la culture, comme ensemble des œuvres du patrimoine, pour devenir un acte polémique, par lequel l’entreprise philosophique s’inscrit dans son époque, les débats qui la parcourent, la critique de la valeur des œuvres contemporaines. La littérature n’est plus un ensemble de références, dont seules les lectures du savoir qui y était caché peuvent varier, mais un ensemble mouvant pour lequel l’enjeu consiste aussi à savoir qui est digne d’y appartenir. Le philosophe profite alors de l’occasion pour discréditer l’idéal d’une fusion de la littérature et de la philosophie en rappelant sans cesse l’impuissance créatrice des romantiques de Iéna. Dans l’Esthétique, l’ironie n’est pas un objet philosophique digne de ce nom, ni un principe littéraire valide :

Telle est la signification de la géniale ironie divine comme concentration du moi en soi, brisant elle-même toutes ses chaînes, et ne pouvant vivre que dans la béatitude de la jouissance de soi. C’est cette ironie que Friedrich von Schlegel a inventée, et dont plusieurs après lui ont bavardé, ou dont ils bavardent encore aujourd’hui17.

38Le dédain pour cette mauvaise littérature se développe par la suite des allusions : Friedrich Schlegel est présenté comme exemple de la mauvaise poésie que peuvent faire les théoriciens18, tandis que chez Tieck, Hegel souligne les contradictions entre les déclarations théoriques et les œuvres qui auraient du les mettre en pratique19, et chez Solger le fait que le philosophe n’ait pas dépassé le moment négatif de l’ironie20.

39Pour Hegel, les romantiques allemands restent bien plus des critiques littéraires que des philosophes : « dans le voisinage de l’éveil de l’idée philosophique, August Wilhelm et Friedrich von Schlegel […] avides de nouveauté dans la recherche du distinctif et du surprenant, ont assimilé autant que le leur permettait leur nature qui n’est certainement pas philosophique, mais plutôt critique, l’idée philosophique. Ni l’un ni l’autre ne peut en effet prétendre au titre de penseur spéculatif21. » Auteurs ratés, pseudo-philosophes, penseurs interrompus dans leur élan, les romantiques constituent dans la présentation hégélienne un groupe incarnant l’aspect transitoire, limité, du romantisme. Et de fait, les œuvres littéraires que les romantiques de Iéna ont léguées à la postérité, sont peu nombreuses, et surtout marquées par l’inachèvement, inachèvement volontaire pour ceux qui théorisèrent la forme fragmentaire et le geste remplaçant l’œuvre, mais aussi involontaire pour une fécondité créatrice emprisonnée dans les contradictions de l’époque. Mais la critique hégélienne ne se résume pas à une attaque ad hominem sur les impuissances romantiques : en sus de sa présentation biaisée, Hegel engage le débat de façon plus continue avec les romantiques lorsqu’il propose des lectures des mêmes auteurs que ceux sur lesquels ils appuient leurs théories de la littérature. Aussi est-ce dans la lecture des œuvres chères aux romantiques, que Hegel livre sa propre conception de la littérature.

B- Relectures polémiques

40Hegel s’inscrit sur le terrain romantique en proposant des lectures de ceux qui constituent la ligne ancestrale revendiquée par tous les romantiques européens : Homère, Cervantès, Shakespeare ou Goethe sont pour lui l’occasion de reprendre ce qui constitue la « vulgate » romantique, en élaborant d’autres interprétations. Ces relectures instaurent une discussion silencieuse avec les romantiques, qui porte sur la notion de la liberté de l’œuvre, comme structure, ensemble de procédés et principe esthétique.

41Le premier point mis en avant par les romantiques était la liberté de lecture ouverte par une œuvre dont le narrateur n’impose pas un point de vue. En analysant les personnages de Shakespeare, en écho à l’analyse proposée par A. W. Schlegel dans son Cours de littérature dramatique, Hegel écrit : « dans Shakespeare, nous ne trouvons aucune justification, aucune condamnation, mais seulement la pensée d’un destin général22 ». Ici, Hegel reformule la liberté interprétative et le flottement de la narration qu’A. W. Schlegel attribuait à Shakespeare dans ce célèbre passage du Cours :

Souvent, Shakespeare fait sentir l’ironie, non seulement dans les caractères particuliers, mais dans l’ensemble de la pièce. La plupart des poètes qui racontent ou mettent en scène les événements de la vie humaine, prennent un parti décidé quelconque, et veulent forcer ceux à qui ils s’adressent de les croire aveuglément, lorsqu’ils exaltent ou qu’ils déprécient leurs personnages. Plus ils emploient de rhétorique pour atteindre ce but, plus ils le manquent, et dans tous les cas, nous ne voyons pas le fait immédiatement, mais d’après le jugement d’un autre. Au contraire, quand un poète pousse l’art jusqu’à nous faire voir le côté moins brillant de la médaille, il se met dans  une secrète intelligence avec l’élite de ses lecteurs ou de ses spectateurs, en leur montrant qu’il a prévu leurs objections et qu’il y a même accédé d’avant. Il ne se borne pas à un seul point de vue, mais il plane librement au dessus de tous, et nous indique par là que, s’il le voulait, il pourrait anéantir impitoyablement la forme séduisante dont il s’est plu à revêtir l’objet qu’il représente23.

42Alors qu’il reprend l’idée de la liberté shakespearienne, Hegel souligne un élément qui va contre la théorie des frères Schlegel : derrière l’apparent hasard des sujets, chez Shakespeare, une unité sous-tend la construction des personnages et celle de l’œuvre. Au contraire, pour Hegel, « l’ironie moderne » détruit l’unité du sujet, et la critique romantique se trompe en attribuant ce caractère aux personnages de Shakespeare :

Cette fausse théorie a conduit les poètes à introduire dans les caractères une diversité qui ne débouche sur aucune unité, de sorte que chaque caractère se détruit comme tel. […] C’est là ce que l’ironie considère comme le véritable sommet de l’art, car le spectateur ne doit pas être saisi par un intérêt affirmatif en soi, mais rester, comme le fait l’ironie elle-même, au-dessus de tout. […] Mais l’idéal consiste dans le fait que l’idée est réelle, et que cette réalité appartient à l’homme en tant que sujet, comme une unité fixe en elle-même24.

43Dans sa lecture du canon romantique, Hegel reprend les principes schlégéliens pour s’en s’éloigner à partir d’un certain point. Non seulement les personnages ne peuvent être contradictoires, mais l’œuvre elle-même doit suivre l’idée qui en constitue l’unité. Si dans l’analyse de Don Quichotte, Hegel laisse entendre que l’ironie peut effectivement être un principe général (« Partout règne une véritable ironie25 »), il n’y voit pas un principe de structuration de l’œuvre, comme le proposait Friedrich Schlegel. Hegel rejette l’idée d’une forme artistique qui se détruirait elle-même, manifestant l’arbitraire du créateur, et l’autonomie de l’œuvre par rapport à tout contenu.

44À partir de la discussion sur la liberté esthétique, la réponse hégélienne aux théories et aux lectures romantiques se manifeste plus précisément dans sa lecture de trois procédés littéraires : la contradiction des points de vue, la destruction de l’œuvre, l’inversion du fond et de la forme.

45La contradiction des points de vue et des parties de l’œuvre constitue pour Hegel un défaut par rapport à l’unité qui doit révéler l’existence d’une idée gouvernant l’œuvre. Ainsi, alors même qu’il discute longuement l’idée de la liberté des différentes parties, Hegel s’éloigne de l’égalité démocratique, et conflictuelle, que Friedrich Schlegel présentait notamment dans le fragment 65 : « La poésie est un discours républicain ; un discours qui est à lui-même sa propre loi et sa propre fin, et dont toutes les parties sont des citoyens libres ayant le droit de se prononcer pour s’accorder26. » Comme en réponse, Hegel propose : « l’œuvre d’art peut donner aux différentes parties dans lesquelles se développe l’idée fondamentale choisie comme point central, l’apparence d’une liberté indépendante ; elle le doit même, puisque chacune de ces parties n’est autre chose que l’idée elle-même sous la forme de la réalité qui lui convient véritablement27. » Gouvernée par un centre, la forme de l’œuvre manifeste, selon Hegel, l’idée qui guide le poète, et l’idéal de l’esprit ayant pris forme. Derrière la liberté apparente de l’organisme, la totalité esthétique hégélienne subordonne les parties de l’œuvre à un seul principe, contre l’égalité polyphonique pensée par les romantiques de Iéna.

46Hegel condamne le caractère hasardeux des contradictions ironiques :

L’artiste, avec sa manière toute personnelle de sentir et de concevoir, avec les droits et le pouvoir arbitraire de ce qu’on appelle communément l’esprit, s’érige en maître de toute réalité, change à son gré l’ordre naturel des choses, ne respecte rien, foule aux pieds la règle et la coutume ; il n’est satisfait que quand les objets qui figurent dans son tableau, par la forme et la position bizarre que leur donnent l’opinion, le caprice ou la verve humoristique, offrent un ensemble contradictoire, un spectacle fantastique où tout se heurte et se détruit28.

47Ces différents traits sont justement ceux que Friedrich Schlegel proposait pour définir les contradictions infinies de l’œuvre, dans le fragment 42 de l’Atheneum :

Seule la poésie là encore peur s’élever à la hauteur de la philosophie ; elle ne prend pas appui, comme la rhétorique, sur de simples passages ironiques. Il y a des poèmes, anciens et modernes, qui exhalent de toutes parts et partout le souffle divin de l’ironie. Une véritable bouffonnerie transcendantale vit en eux. À l’intérieur, l’état d’esprit qui plane par-dessus tout […], à l’extérieur, dans l’exécution, la manière mimique d’un bouffon italien traditionnel29.

48La contradiction entre la forme et le contenu est le second moyen de l’ironie romantique. Pour Hegel, elle ne manifeste que la vaine liberté du créateur : « L’artiste se tient au dessus des idées, et des formes consacrées. Son esprit se meut dans sa liberté, indépendant des conceptions et des croyances […]. Aucun contenu, aucune forme ne se confond plus avec l’essence la plus intime et la plus profonde de sa nature et de son âme30. » Ce passage reprend des propositions de Friedrich Schlegel, jusque dans le vocabulaire utilisé et l’image de la liberté supérieure du poète que Friedrich Schlegel développe notamment dans le fragment 116 : « libre de tout intérêt réel ou idéal », la poésie « flotte entre le présenté et le présentant », puisque « le genre poétique romantique est encore en devenir, c’est son essence propre de ne pouvoir qu’éternellement devenir, et jamais s’accomplir. […] Elle seule est infinie, comme elle seule est libre, et elle reconnaît pour première loi que l’arbitraire du poète ne souffre aucune loi qui le domine. Le genre poétique romantique est le seul qui soit plus qu’un genre, et soit en quelque sorte l’art même de la poésie : car en un certain sens, toute poésie est ou doit être romantique31. »

49Si Hegel souscrit à la conception romantique qui fait de la poésie la forme ultime, il nie qu’elle soit une forme infinie, et en devenir. Pour lui, l’ironie ou l’humour romantique ouvrent un mauvais infini, celui de la perte, qui marque la fin du contenu de l’art : « [l’humour] ébranla et détruisit tout principe fixe, s’affranchit de toute loi, et permit ainsi à l’art de s’élever au dessus de lui-même32. » La différence et la critique que l’Esthétique formule en reprenant les principes de lecture du romantisme révèle la nature du conflit qui oppose la vision romantique de la littérature à celle proposée par Hegel. Pour ce dernier, la forme doit rester soumise au contenu idéal : « Dans son apparence même, l’art nous fait entrevoir quelque chose qui dépasse l’apparence : la pensée33. » Les romantiques veulent affranchir l’art de toute détermination, pour en faire une puissance flottante, libérée de toute limite. Hegel se sépare de l’esthétique romantique par la finalité de l’art, qui reste pour lui ancré à l’idéalisme.

50Les lectures des œuvres littéraires sont non seulement des armes, points d’appui à la démonstration, mais aussi des territoires d’affrontement, lieux d’interprétation revisités pour, sans le dire, s’opposer à une interprétation et au cadre intellectuel qui la sous-tend. Hegel a en effet non seulement critiqué, mais aussi gauchi la pensée romantique et minimisé l’influence qu’elle avait eue sur son œuvre

C- Mélectures

51Les reproches que Hegel adresse aux romantiques n’ont rien de particulièrement original. Ces attaques participent à la critique ambiante : les nombreux pamphlets adressés au romantisme le réduisent à un solipsisme sentimental ou à la joie enfantine irresponsable d’artistes qui font de la provocation leur fond de commerce. Si la critique hégélienne est essentielle pour sa construction philosophique, ses dehors ne se distinguent pas de la doxa antiromantique alors la plus en vogue. Hegel a choisi d’inscrire sa critique du romantisme dans la lignée des attaques populistes que les classiques adressent à ceux qu’ils accusent de chercher à perdre le public dans l’arbitraire et l’incompréhensible. En s’appuyant sur cette rhétorique, Hegel a biaisé la présentation du romantisme pour surestimer la part du sujet. Derrière les simples effets de style, Hegel ancre la critique du subjectivisme à une analyse philosophique, en soulignant l’héritage fichtéen des romantiques. Mais ce faisant, il néglige l’autre versant, le monde face au moi. Il refuse alors de considérer la façon dont les romantiques entendaient aussi révéler un autre monde, revenir à la réalité une fois l’habitude dévoilée et la négativité traversée.

52Derrière le contexte anti-romantique, cette critique poursuit aussi une tradition philosophique ancienne : la condamnation de la fantaisie désancrée d’un régime de valeurs, bref la littérature comme forme-pensée, ne proposant pas de choix entre des contradictions, tenant tout ensemble dans la grande liberté du néant moral. Derrière la critique du sujet, on retrouve la hantise des philosophes classiques : l’idée d’un ordre du discours qui serait pure invention, possibilité fermement condamnée par Voltaire dans l’article « Imagination » de l’Encyclopédie. Avec les romantiques, le discours littéraire naît comme forme autonome lorsqu’il n’est plus ancré à un « vouloir-dire » que l’interlocuteur pourrait retrouver, et lorsqu’il dépasse le sujet qui en est à l’origine, pour devenir une forme-pensée échappant à toute réduction au sens. Non seulement Hegel poursuit la tradition classique qui assigne une forme d’invention rhétorique à chaque peuple ou climat34, mais il reprend aussi la distinction entre une imagination poétique légitime et une mauvaise puissance d’affabulation. Dans l’Encyclopédie, Voltaire définissait le « faux esprit » comme une façon « dire en énigme ce que d’autres ont déjà dit naturellement, de rapprocher des idées qui paraissent incompatibles, de diviser ce qui doit être réuni, de saisir de faux rapports35. » Or Hegel semble reprendre les expressions voltairiennes : « dans ce travail, à la vérité tout contemplatif, l’imagination reste d’ailleurs soumise à une raison qui tantôt distingue avec subtilité, tantôt arrange avec symétrie, tantôt s’amuse à trouver des rapports éloignés, des saillies et des traits d’esprit36. »

53Et comme Voltaire empêtré entre louange du « bel esprit » et critique du faux esprit, Hegel se trouve pris dans des contradictions qui lui font valoriser sous le terme d’humour objectif ce qu’il critique sous le terme d’ironie. En dernière instance, le critère retenu par l’Esthétique est le contenu : « Le comique doit se limiter à montrer que tout ce qui s’annule soi-même n’est que néant. […] Par conséquent, ce qui est essentiellement en question dans cette différence entre l’ironique et le comique, c’est le contenu de ce qui est détruit37. » Cette insistance sur le contenu se retrouve à la fin de la section consacrée à l’art romantique : « L’art en vertu de son concept même, n’a pas d’autre destination, que de manifester, sous une forme sensible et adéquate, le contenu, qui constitue le fond des choses38. » Qu’est-ce que ce contenu ? Comme les philosophes classiques, Hegel pense qu’il existe un fond des choses, donc un fond de la pensée et des œuvres, qui est mis en danger par la liberté de l’imagination poétique. La possibilité d’une absence de fond est proprement inenvisageable. Son caractère scandaleux se manifeste dans le texte philosophique par le trouble qu’elle y inscrit. Comme Voltaire, Hegel semble atteint de tournis axiologique devant la possibilité d’une œuvre délivrée de la subordination à un contenu, ainsi que le révèle la variation terminologique, l’usage de catégories de lecture différentes pour le même fait textuel.

54D’où vient finalement cette fragilité théorique, qui risque de réduire le texte hégélien à la doxa antiromantique de son époque et aux principes de l’esthétique la plus classique, voire de le faire trébucher dans des contradictions de mauvaise foi ?

55Plusieurs éléments expliquent la mélecture hégélienne des auteurs de Iéna39. Il s’agit d’abord d’une menace concrète : dans les années 1800, Schlegel fait cours à Iéna au même moment que Hegel, leurs systèmes sont donc concrètement en concurrence. Ne réduisons pas l’histoire des idées à des querelles d’ego ni la culture à un marché : l’enjeu de la confrontation est ici bien plus essentiel, puisqu’il y va pour Hegel d’une définition de la philosophie face à la littérature. Or la définition de cette dernière n’est pas une entreprise aisée.

56La littérature est le moment où Hegel écrit. Non seulement le débat sur la valeur des œuvres est en court, qui fait jouer aussi des enjeux personnels, institutionnels et politiques, mais la controverse sur la littérature bat son plein à une époque que Hegel lui-même décrit comme l’âge littéraire. Comment combattre son époque tout en la décrivant et en y appartenant ? Le moment présent de l’art est aussi sa mort, celui qui sédimente dans le discours critique tous les âges et toutes les formes désormais vidées de leur capacité à incarner l’esprit. Hegel et les romantiques ont construit les mêmes bornes des âges esthétiques, y compris pour le dernier, mais ils se situent de part et d’autre pour le regarder : Hegel, se tenant devant la mort de l’art contemporain, regarde le comique et l’ironie comme la production d’un âge finissant et il prophétise un autre moment historique à venir, hors de l’esthétique ; les romantiques, vivant dans l’ère désormais éternelle de la littérature explorent le versant infiniment novateur du comique, principe de renouvellement dans l’éternité esthétique. Sommet de ce dernier âge, l’ironie est le principe sur lequel la lecture hégélienne et la lecture romantique s’opposent.

57Outre cette opposition entre les deux versants du sommet historique, l’ironie est le point de la concurrence des champs, la notion sur laquelle s’appuient les philosophes de Iéna pour définir la littérature comme forme de la philosophie continuée, renouvelée. En permettant de formuler une pensée dynamique, non discursive, l’ironie est le moyen rhétorique de l’œuvre philosophique, en même temps qu’elle en est le concept central : la fin du discours articulé marque aussi la fin du principe de non-contradiction. L’ironie tient les contraires, autorisant toutes les lectures, faisant de la philosophie une activité de l’esprit sans fin et hors système, affirmant les valeurs de l’opacité et de la forme littéraire sans signification spirituelle extérieure, tous éléments que Hegel ne peut accepter.

58Enfin, la crainte anti-littéraire est d’autant plus forte pour Hegel qu’elle risque de faire sombrer aussi son propre édifice philosophique : l’ironie ressemble trop à la dialectique hégélienne pour ne pas être un concept menaçant. En proposant que le moteur historique soit une traversée de la contradiction, Hegel s’approche de romantiques qui souhaitent habiter la contradiction. Pour les écrivains et philosophes de Iéna, les notions de comique, d’humour et d’ironie sont des principes permettant la définition d’une poétique nouvelle. Pour Hegel, il s’agit d’un ferment dans la succession des formes esthétiques, et au-delà, du moteur de l’Histoire. Dès lors, on comprend que la proximité de la notion d’ironie avec sa conception de la dialectique (que nous avons pu observer sur le point du comique) ait poussé Hegel à gauchir ses lectures du romantisme et à le combattre sur le plan de l’interprétation, pour s’en éloigner et offrir une histoire littéraire qui ne courre pas le risque d’en rester à la littérature : le romantisme propose une stase dans le comique ou l’ironie, tandis que la notion n’est pour Hegel qu’un pivot.

59Friedrich Schlegel avait-il proposé la seule dialectique sans résolution, qui tiendrait la contradiction dans un jeu de bascule infini ? C’est ce que pensent de nombreux commentateurs, à la suite d’Ernst Behler. Ce qu’il y a de sûr, c’est que la négativité de l’ironie est un péril pour le philosophe qui a proposé une négativité transitoire et qui redoute la dispersion de la philosophie dans la littérature. Derrière ces craintes explicites, peut-être Hegel ne peut-il accepter de reconnaître qu’il partage l’implicite littéraire de son époque : certains exemples littéraires ont été utilisés par les romantiques comme socle de leurs utopies politiques. Diffus dans la pensée de l’époque, ils influencent aussi la pensée de l’Esthétique, comme un modèle sous-jacent.

60En soulignant les enjeux polémiques des lectures romantiques faites par Hegel, on peut non seulement rendre vie à ce qui reste autrement théorie reçue du dehors dans la religion hégélienne qui règne aujourd’hui, mais aussi l’inscrire dans le contexte plus large d’interrogations liées à l’époque. Cela ne vise pas à réduire l’entreprise hégélienne, mais à relativiser l’emprise que ses présupposés ont eue sur la pensée historique, plus particulièrement ici sur les représentations de la littérature et de l’histoire littéraire, et, éventuellement, à en éclairer une autre richesse, peu mise en lumière. Pour cela, nous analyserons un dernier point : la proximité entre l’ironie et la dialectique repose sur une histoire des formes comiques qui est romantique. Hegel propose une lecture romantique du comique d’Aristophane, qui marque l’influence qu’a pu avoir sur lui la lecture du Cours de littérature dramatique d’A. W. Schlegel.

III- Lectures d’Aristophane : l’idéal politique du comique positif

61On a peu étudié l’importance de la notion de comique dans la philosophie hégélienne, et sa place pour une conception anthropologique et politique, comme si l’intérêt pour la notion de tragique avait éclipsé ce versant, que Hegel lui-même avait, à dessein, sous-estimé dans la pensée romantique.

62En critiquant l’aspect négatif du comique romantique pour proposer sa propre redéfinition d’un comique positif, Hegel poursuit en fait l’axiologie romantique, qui définit un nouveau comique, idéal futur, contre la forme déjà existante, rejetée. Entre l’utopie passée d’un comique libérateur, et l’actualité dés-idéalisée d’un comique triste, la contradiction invite à un troisième terme, un comique positif à venir. Il ne s’agit pas là d’une idiosyncrasie hégélienne : le comique hégélien suit la tripartition historique et discursive selon laquelle les romantiques ont formulé les notions du comique. Aussi, les lectures du comique proposées dans l’Esthétique permettent-elles de révéler une part d’implicite romantique dans la pensée hégélienne.

A- La valorisation du comique

63Pourquoi est-ce la notion de comique qui joue un si grand rôle pour Hegel comme pour les romantiques, à Iéna mais aussi dans toute l’Europe ?

64Tout d’abord il s’agit de la catégorie esthétique qui permet de jauger l’historicité de la littérature, comme le souligne Stendhal à la même époque, dans Racine et Shakespeare. Le rire et les larmes sont les seuls effets tangibles de la réception d’une œuvre, le signe qu’elle est reçue. De plus, le comique repose sur l’infraction à une norme, il permet donc de vérifier si la société partage les mêmes normes morales que celles qui constituent l’horizon culturel de l’auteur ou de l’œuvre. Relatif culturellement, il est aussi historiquement « une chose qui ne dure pas », comme le souligne Stendhal.

65Ensuite, le comique est justement la notion sur laquelle le romantisme cherche à se définir, l’élément qui permet l’innovation. Comme les romantiques, Hegel place les auteurs comiques au rang des avant-gardes à chaque époque, et selon la même ligne qui va d’Aristophane à Shakespeare en passant par Cervantès. De plus, il partage l’idée qui revient dans tous les traités littéraires romantiques, selon laquelle l’époque aurait perdu un rire positif. Pour les romantiques européens, la quête d’innovation poétique contemporaine doit s’appuyer  sur un comique retrouvé : l’ère ouverte par la Révolution marque la fin de la sociabilité, du rire commun, et de la naïveté historique, source de joie. Stendhal par exemple exprime dans Racine et Shakespeare la fin de la gaieté, qu’il attribue au changement des mentalités provoqué par la Révolution, la déception napoléonienne et l’horreur moderne, symbolisée par la campagne de Russie. Mais il fait aussi de la quête d’un comique renouvelé le pivot d’une nouvelle esthétique, qui serait adaptée aux esprits contemporains tout en les libérant du « triste » moderne. Dans toute l’Europe, les auteurs romantiques cherchent un comique qui serait libérateur pour l’individu sans être dirigé contre, qui fournirait le ciment de la communauté sans faire disparaître la fantaisie personnelle du créateur.

66Les lectures du comique hégéliennes et romantiques reposent donc sur une même quête de valeurs positives, et de la littérature idéale qui en découlerait. Les lectures de comédies que propose Hegel font apparaître non seulement la coïncidence entre les deux écoles de pensée, et l’acquiescement implicite de Hegel à une philosophie littéraire qu’il a explicitement récusée, mais aussi la portée qu’occupe le comique littéraire dans les conceptions de l’époque, et l’étendue de ce que les lectures de la comédie mettent en jeu pour une pensée politique.

B- Lectures d’Aristophane

67Ce qui discrédite l’ironie aux yeux de Hegel, c’est qu’elle nie le lien entre comique et institution sociale. À l’heure où l’individu triomphe, un autre comique pourrait ouvrir l’idéal d’une communauté encore à atteindre. Une référence littéraire sert alors de modèle : la comédie grecque.

68Hegel propose des lectures de la comédie grecque, qui ont une importance forte dans l’édifice de l’Esthétique. Les commentateurs ont souvent souligné l’importance de la pensée grecque pour Hegel40, mais l’influence antique a toujours été située du côté de la philosophie ou de la tragédie, et peu sous la notion de comique41. Or Hegel accorde une place importante à l’œuvre d’Aristophane.

69Celle-ci figure comme exemple de la dissolution de l’art classique :

Une nouvelle forme d’art se développe, dans laquelle le combat n’est plus celui de la raison aux prises avec la réalité ; c’est un tableau vivant de la société, qui, par ses excès insensés et sa corruption, se détruit elle-même de ses propres mains, et cela, afin que le contraste fasse ressortir la puissance durable du vrai et du bien qui doivent triompher de la folie et de la déraison. Telle est la forme du comique qu’Aristophane a développé chez les Grecs, en l’appliquant aux intérêts essentiels de la société de son temps, sans colère, avec une plaisanterie pleine de gaieté et de sérénité42.

70En soulignant la joie sereine des Grecs, souvent associé au motif du rire des dieux de l’Olympe, Hegel semble s’attaquer à la négativité romantique. Or il n’en est rien. Une telle lecture d’Aristophane est au contraire profondément romantique. À défaut de constituer un emprunt explicite et avéré, du moins s’agit-il d’un point commun qui inscrit Hegel dans la pensée de son époque, faite de topoi romantiques. Or le Cours de littérature dramatique de A. W. Schlegel développe très en détail une analyse du comique d’Aristophane, lecture dont on retrouve des échos précis dans le texte de Hegel.

71Plusieurs éléments invitent à réévaluer l’influence du Cours de A. W. Schlegel sur Hegel, qu’il ait lu le traité, suivi ou seulement connu les cours de l’auteur. En témoigne le fait que Hegel, qui d’habitude commente peu les procédés littéraires dans les lectures qu’il propose, mentionne à propos du comique d’Aristophane des techniques qui sont justement au cœur des analyses proposées par A. W. Schlegel dans son Cours : le rôle du chœur, la parabase, l’intervention auctoriale et l’adresse au public. Ces éléments sont résumés dans l’interrogation hégélienne, et romantique, sur la place de l’auteur dans son œuvre :

Quant à savoir dans quelle mesure le poète peut se représenter lui-même, c’est ce qui ne peut être déterminé précisément. […] Ainsi, par exemple, Aristophane dans les parabases se met en rapport de différentes façons avec le public athénien, etc.43

72En proposant ces lectures, Hegel semble, au premier abord, corriger le solipsisme et l’absolu vide du comique romantique. Or, à lire les textes que A. W. Schlegel consacre à la parabase, on constate qu’ils inscrivent eux aussi les formes comiques de la littérature dans une conception politique liée à la question de la communauté.

73A W Schlegel faisait une description précise des formes par lesquelles l’auteur de comédie reliait son œuvre à sa personnalité mise en scène ainsi qu’à la conscience politique du public auquel il s’adresse indirectement :

Mais ce qui distinguait plus particulièrement le chœur comique était la parabase. On appelait ainsi un morceau étranger à la pièce, dans lequel le poète s’adressait à l’assemblée par l’entremise du chœur, tantôt il y vantait son propre mérite et se moquait de ses rivaux, tantôt, en vertu de son droit de citoyen d’Athènes, il faisait des propositions badines ou sérieuses pour le bien public44.

74L’interruption de la comédie permettrait donc un lien entre l’individualité du poète et l’adresse à la communauté. Cette conciliation n’est possible que dans le modèle grec, qui devient pour Hegel, comme pour les romantiques, l’utopie d’un comique positif. Outre son rôle dans l’avancée historique, comme lutte contre le temps présent, reflet et désolidarisation de l’environnement politique et culturel, qui est une forme de négativité historiquement fertile, le comique comporte donc aussi un versant directement positif : il ne s’agit plus de la construction de l’œuvre, mais de l’idéal romantique de la culture, offrant à la fois une libération heureuse de l’individu et une communauté dans le public. Cet idéal, romantique, constitue le dernier moment d’une construction historique des différentes sortes de comique qui est elle aussi romantique.

C- Un topos de l’époque : les variations historiques du comique

75Pour les romantiques, l’histoire du comique se déroule en trois phases : la comédie grecque, la comédie classique et le comique romantique. L’Esthétique partage cette tripartition et les valeurs qui s’y attachent. Dans les lectures de Hegel, Aristophane représente un comique qui s’attaque à la société tout en manifestant une forme de bonté : « Aristophane n’a rien qui ressemble à un froid et mauvais plaisant. C’était un homme d’un esprit très cultivé, un excellent citoyen, qui prenait encore au sérieux le bonheur d’Athènes et qui se montre toujours un vrai patriote. » Mais ce rire positif est historiquement limité, en dévoilant « un des plus grands symptômes de ruine de la Grèce » : « Et ainsi, ces tableaux où respire encore le bien-être, une sérénité naïve, sont en réalité les derniers grands résultats que produit la poésie du peuple grec, si heureusement doué pour les arts, si plein de génie, de verve et d’esprit45. »

76Signe de crise de l’idéal grec, ce comique offre néanmoins l’utopie perdue d’un comique à la fois intérieur et partagé. En effet, Hegel analyse la distance qui éloigne la comédie antique de ses formes modernes en termes d’extériorisation du rire. La comédie moderne ferait rire les spectateurs, alors que la comédie d’Aristophane présentait le rire des personnages. S’esquisse ainsi une idée romantique, qui structure le Cours de Schlegel : chez les classiques, le rire est méchant, et il manifeste une désolidarisation46, parce que le comique naît d’une infraction aux codes sociaux. Au contraire, le rire grec était naturel, et il manifestait la sympathie et l’autodérision naïve de l’homme libéré du regard social comme de son propre sérieux. Hegel reprend cette idée :

Les figures comiques le sont seulement pour les spectateurs, ou aussi à leurs propres yeux. Aristophane, le vrai comique, avait fait de ce dernier caractère seulement la base de ses représentations. […] Dans la comédie moderne, (la tendance opposée) domine si généralement qu’une foule de productions comiques tombent ainsi dans la simple plaisanterie prosaïque, et même prennent un ton acre et repoussant. Molière, en particulier, dans celles de ses fines comédies, qui ne sont nullement du gendre purement plaisant est dans ce cas. [Les personnages] sont simplement les objets d’un rire étranger, ou la plupart du temps maltraités47.

77Parallèlement à l’extériorisation sociale des normes du comique, le rire s’est intériorisé, et individualisé : selon Hegel, le comique, qui dans l’Antiquité portait aussi sur les institutions politiques, ne vise plus, à l’ère moderne, que la passion personnelle.

78Loin de marquer un progrès dans l’objectivisation esthétique de l’esprit et l’intériorisation de la conscience, cet éloignement traduit aussi le caractère négatif du rire moderne : comme les frères Schlegel, mais aussi comme Stendhal et Balzac, Hegel attribue aux comédies de Molière une « gaieté mauvaise ». On rit contre, au lieu de rire avec. « Mais une aussi franche gaieté que celle qui apparaît comme une perpétuelle conciliation dans la comédie aristophanesque ne vivifie pas ce genre de comédie48. » En faisant de Molière le modèle d’une « gaieté mauvaise », Hegel poursuit le cliché de son temps qui voit dans la comédie du xviiie siècle la marque du « bel esprit » français, une forme de sécheresse destructrice. Pour les romantiques, en effet, la fantaisie doit devenir une puissance de déréalisation créatrice, soit qu’elle révèle un monde derrière celui qu’elle critique, soit qu’elle en propose un autre. Sans partager cette utopie poétique d’un rire créateur, Hegel partage néanmoins la périodisation du comique proposée par les romantiques, qui s’appuie sur l’idéal grec pour critiquer le rire classique et chercher un comique renouvelé.

79Le romantisme se construit comme le dépassement d’un moment du comique négatif. Contre le comique classique, rire des vieillards, l’ère romantique cherche à retrouver un comique de l’enfance, le rire des époques naissantes. L’idéal grec est alors le modèle d’une aube de la culture, dont le rire est la manifestation la plus innée. Effet de mode lié au foisonnement de traductions et au succès des travaux de Winckelmann, la culture grecque dans son ensemble fait l’objet d’une réévaluation. Le comique est donc profondément lié à l’histoire : non seulement il constitue un ferment de renouvellement des ères, mais il constitue aussi le signe de l’état d’esprit d’un peuple et même la manifestation de la cohésion d’une société, d’un âge de concorde politique.

80Mais la théorie romantique du comique s’adosse aussi à un autre idéal, plus tardif : le comique de Shakespeare, qui offre la première version d’un comique à la fois positif, libre et individuel. Pour dépasser l’antinomie du rire positif de l’enfance et du rire négatif des vieillards classiques, Hegel fait lui aussi appel à ce troisième terme. Dans l’Esthétique, la fantaisie de Shakespeare constitue le modèle d’un comique lié à la naissance de l’individu qui dépasse le prosaïsme moderne : « Toutefois en opposition avec ce mode assez prosaïque de traiter la comédie, le théâtre moderne possède un autre genre qui offre un caractère vraiment comique et poétique. […] Et par là nous voyons reparaître ce qu’Aristophane avait produit de plus parfait dans le champ de la comédie ancienne. Comme exemple brillant de ce genre, je veux citer plutôt que caractériser, une fois encore, Shakespeare49. »

81Ici, outre la référence aux deux poètes modèles du romantisme, la lecture faite par Hegel manifeste son imprégnation romantique par un élément frappant : l’association assez paradoxale des termes « comique » et « poétique », dans l’expression « un caractère vraiment comique et poétique ». Cette drôle d’union s’éclaire lorsqu’on l’interprète comme une réminiscence de lecture d’A W. Schlegel. Comment ne pas entendre en effet dans cette association des deux termes une formulation du « comique poétique » théorisé par A. W. Schlegel dans son Cours, qui sera un concept clé du romantisme européen, dans ses aspects esthétiques et politiques. Ainsi, après avoir lu le Cours de littérature dramatique, Stendhal cherchera lui aussi un « comique ailé et poétique50 ». Le parallèle avec Racine et Shakespeare, pour étonnant, voire sacrilège, qu’il puisse paraître, permet de révéler un troisième aspect de ce comique romantique qui imprègne l’Esthétique : idéal culturel, lié à la libération de l’individu, il est un modèle de la communauté politique.

D- Un idéal politique : la notion de public

82Le comique grec s’inscrivait dans des conditions de réception qui demandaient un public d’une qualité particulière. Aussi Hegel introduit-il dans sa lecture du comique d’Aristophane un élément très présent chez les romantiques, et dont les commentateurs hégéliens négligent l’importance pour la définition philosophique de la littérature : il s’agit d’une littérature adressée à un public.

83Le régime grec – la démocratie pour Friedrich Schlegel, pour son frère l’oligocratie51 – offre l’idéal d’une cité où la culture est partagée et constitue à la fois la célébration et le ciment de la communauté. C’est ce que A. W. Schlegel louait dans les œuvres d’Aristophane :

De même que je ne saurais m’empêcher d’admirer le plus riche développement de toutes les dispositions poétiques, dans les diverses métamorphoses que l’imagination brillante d’Aristophane fait subir à son art, de même encore je ne puis assez m’étonner de l’intelligence extraordinaire que supposaient ses ouvrages chez les spectateurs athéniens. On peut jusqu’à un certain point, présumer que les citoyens d’un État indépendant et démocratique auront des notions exactes de l’histoire et de la constitution de leur pays, seront au fait des affaires, des négociations publiques, et connaîtront les hommes marquants parmi leurs contemporains ; mais ce que Aristophane attend encore de ses auditeurs, c’est une étonnante culture d’esprit et un goût extraordinaire pour les arts […]. La prodigieuse vivacité des têtes athéniennes peut seule nous faire concevoir comment des comédies, qui à travers mille bouffonneries, se rattachent aux rapports les plus importants de la vie humaine, ont pu être des divertissements populaires. On doit envier le poète qui osait compter à ce point sur l’intelligence de ses auditeurs52.

84A. W. Schlegel résume ici l’idéal grec que partagent tous les romantiques. À l’ère où philosophes et créateurs se lamentent sur la perte du cercle de sociabilité, sur la fin des valeurs communes et la nécessité utopique d’une mythologie renouvelée qui fera naître un socle culturel commun aux « âmes sœurs », la comédie grecque offre l’exemple d’un rire cultivé, la signe d’une communauté politique fondée sur le bel esprit partagé, les kaloikagatoi, mais aussi sur l’utopie d’une communauté reformée à l’ère de l’individualisme.

85Les lectures d’Aristophane proposées par les philosophes de Iéna et celles faites par Hegel convergent vers une valorisation d’un comique politique, à la fois signe d’un rapport distancé entre l’artiste et le monde qui l’entoure, manifestation d’un état de culture, et moment de communion. Aux yeux des hommes de 1800, la fin de la société du xviiie siècle a marqué non seulement l’avènement de l’individu et l’ouverture de la réception dans un temps indéterminé, mais aussi la perte d’une communauté herméneutique.

86L’utopie romantique fait du comique grec le modèle antique d’une communauté politique qui serait à retrouver. Disposé dans les gradins du théâtre, le public de la comédie manifestait par son rire un assentiment partagé qui n’est que le versant littéraire de la communauté politique, réunie sur ces mêmes gradins pour voter. L’adresse des comédiens aux « citoyens athéniens » au moment de la parabase était à la fois le moyen d’interrompre l’illusion première pour une illusion supérieure, qui intègre la réflexivité esthétique dans le plaisir de l’illusion et une façon de rappeler les résonances politiques de toute œuvre littéraire.

87Image de la communauté politique, le public du théâtre offre aussi la visualisation de la communauté esthétique, le public de toute œuvre, qui est dispersé à travers le temps et qui réunit les impressions les plus diverses. Mais pour Hegel, l’utopie d’une culture partagée est accompagnée, voire contredite, par la conscience de la disparité des publics :

Le public pour lequel un drame est écrit assiste à sa représentation, et l’auteur, en l’écrivant et en le faisant représenter, a contracté envers ce public certaines obligations. Celui-ci a le droit de l’approuver ou de la désapprouver, car on l’a réuni exprès dans un local déterminé, pour son plaisir et sa jouissance. Or, un public, en tant qu’être collectif, se compose d’éléments très hétérogènes qui diffèrent par leur degré de culture, par leur niveau intellectuel, par leur éducation esthétique, par leurs préférences, etc., si bien que pour plaire à tout le monde et ne mécontenter personne, l’auteur doit posséder un talent du médiocre et un certain sans gêne à l’égard des circonstances pures du véritable art. Il est vrai que l’auteur dramatique a encore la ressource de mépriser son public, mais alors il n’en a pas moins manqué précisément son but. Chez nous Allemands, en particulier, il est devenu de mode, depuis l’époque de Tieck, de se consoler ainsi vis-à-vis du public53.

88Par cette dernière remarque, Hegel revient à sa critique de l’individualisme romantique. Il s’éloigne des lectures romantiques, qui voient dans l’ironie une forme permettant de faire naître un comique à plusieurs niveaux, chacun s’adressant à différentes parties du public. Avoir raison seul contre tous, refuser le sens dans l’auto-complaisance de celui qui ne saurait déterminer plus précisément son œuvre, tel est selon Hegel le résultat de l’ironie romantique. L’adresse au public est une mise en scène de soi. Pourtant, Hegel valorisait cet élément comique lorsqu’il en proposait la lecture chez Aristophane : « Ainsi par exemple, il donne de sages conseils à ses concitoyens, rembarre ses adversaires et ses rivaux dans l’art ; quelquefois même, il livre publiquement sa propre personne et les particularités de sa vie54. » Mais ce qui était acceptable dans l’Antiquité, comme parole de l’auteur à son public, serait aujourd’hui le signe de l’arbitraire du créateur, qui, pour Hegel, néglige de vouloir communiquer quelque chose à son public. En soulignant l’absence de contenu des œuvres romantiques, Hegel n’a pas perçu que leur contenu était justement dans le geste, geste par lequel l’acte esthétique permettait la refonte d’une communauté herméneutique. Il n’a pas voulu percevoir combien les romantiques cherchaient malgré tout à créer un lien entre l’œuvre et le public, ou, plus vraisemblablement, il n’acceptait l’idée pas que ce lien puisse constituer la finalité de l’art.

89L’incessante contradiction recherchée par les romantiques sous le nom d’ironie, de Witz ou de comique romantique, comporte avec elle la possibilité d’un dialogue retrouvé par-dessus les conditions présentes d’incommunicabilité, la possibilité d’une vie infinie des œuvres qui disperse dans le temps la communauté instaurée par le moment de la lecture. Le partage naît paradoxalement d’œuvres qui se présentent comme impossibles à comprendre, refusant de se livrer à une seule lecture. L’extrait d’A. W. Schlegel qui décrit la façon dont le poète n’impose aucun point de vue (voir supra) précisait que le but de cette liberté était aussi d’instaurer une « secrète intelligence » avec le public.

90Là se marque le point irréductible qui éloigne Hegel des romantiques. Au lieu de valoriser l’adresse indirecte, repoussée dans le temps et divisée en plusieurs niveaux, Hegel attribue à ces jeux d’illisibilité une façon de faire triompher au présent l’arbitraire du créateur. Il ramène une fois encore l’ironie romantique au règne de la subjectivité. Pour Friedrich Schlegel, la communauté politique pourrait être mise en image dans la discordance et le débat des différents niveaux d’adresse et de lecture, débat dans le public, mais aussi débat en chacun qui regroupe en soi le cercle des voix contraires. Pour Hegel, cette communauté ne saurait se trouver dans l’art.

91L’idée que le comique et l’ironie puissent être des façons de repousser le partage du sens, non seulement dans la compréhension ultérieure, mais aussi dans l’à-venir des œuvres, ne pouvait s’intégrer dans le système hégélien. Si Hegel est romantique en proposant la littérature comme dernière époque de l’ère esthétique, et si l’entrée dans la nouvelle ère inaugure pour lui aussi la perte du sens immédiat des œuvres, la nouvelle temporalité doit cependant être dépassée par la réflexivité philosophique, et mener à l’institution morale, là où les romantiques veulent maintenir la contradiction et faire de cette perte du sens immédiat le caractère de tout art et de toute philosophie dans l’ère infinie qu’ouvrirait la littérature.

92La distance qui éloigne ces deux conceptions de la littérature se révèle dans la façon dont l’Esthétique programme sa propre réception dans l’envoi final qui clôt le livre. Série de cours que Hegel n’a pas lui-même proposés en livre, l’Esthétique constitue une série d’adresses directes au public : comme l’auteur de comédie dans ses parabases, Hegel s’y serait senti libre de faire des allusions contemporaines55. Le contexte oral aurait sans doute explicité ce qui, dans le texte de l’Esthétique, ne se manifeste que sous la forme d’écho de polémiques, de lectures et d’influences implicites. On peut attribuer cette liberté au pouvoir des paroles directes, mais aussi à la présence d’un public uni dans la communauté de l’université. C’est à ces frères en savoir, et non aux « lecteurs bénévoles » amoureux des mots flottants et des inventions littéraires, que Hegel adresse son texte par l’appel final : « Et si le lien qui s’est formé entre nous, pour cette entreprise commune, se trouve maintenant rompu, puisse par cela même (c’est mon dernier vœu) un lien d’ordre plus élevé et indestructible, celui de l’idée du beau et du vrai, s’être établi entre nous et nous maintenir réunis à jamais56. » Pour Hegel, le partage de l’enseignement philosophique doit être dépassé en une communauté, non celle de la culture, de la rencontre des âmes imaginatives se retrouvant à travers le temps pour le partage des mythes communs comme le souhaitaient les frères Schlegel, mais celle du lien éternel offert par « l’idée du beau et du vrai ».

93En analysant les lectures biaisées que Hegel fait subir aux œuvres des romantiques allemands et aux exemples sur lesquels elles s’appuient, on mesure combien la pensée hégélienne de la littérature est imprégnée des idéaux romantiques. La distance qui sépare l’entreprise hégélienne de l’idéal littéraire né avec le romantisme se résume dans la finalité qui est attribuée au comique : s’il a bien dans les deux cas un rôle historique et conceptuel au sein de la téléologie du progrès esthétique, il représente pour les romantiques l’idéal de la culture comme source d’une communauté potentielle, alors que Hegel n’y voit qu’un moment devant mener à la véritable communauté, avérée dans l’Etat, et apportée par l’ère éthique.

94Finalement, là où la lecture hégélienne de la littérature perd son caractère de mauvaise foi, et offre un moment essentiel et singulier de la pensée esthétique, c’est lorsqu’elle s’applique à des exemples littéraires présentant le devenir d’un personnage. Hegel peut alors interpréter le texte selon sa conception d’une littérature qui ne serait que le moment ultime d’une histoire du sujet, comme en témoigne sa lecture de la Juliette de Shakespeare, passage magnifique où la lecture philosophique se fait littérature :

Mais on peut encore la concevoir autrement, à savoir, au début comme une jeune fille de 14 à 15 ans, très simple, presque une enfant, ne se connaissant pas encore elle-même et ne connaissant pas le monde, n’ayant ni émotions, ni désirs, n’aspirant à rien et regardant ce qui l’entoure comme s’il s’agissait d’images projetées par une lanterne magique, sans songer à en tirer un enseignement quelconque, sans se livrer au sujet de ce qu’elle voit à des réflexions quelconques, bref vivant dans un état de parfaite innocence. — Et tout d’un coup, nous voyons cette âme s’ouvrir et s’épanouir, se montrer capable de ruse, de réflexion, de tous les sacrifices, de toutes les endurances. On dirait une rose qui se serait épanouie en une fois avec toutes ses feuilles et tous ses plis, une source intérieure, enfouie, qui aurait jaillie brusquement projetant au-dehors son contenu resté jusqu’alors indifférencié, et tout cela sous l’action d’un seul intérêt, d’une seule passion qui cherche, sans s’en rendre compte, à s’évader de la prison de l’esprit où elle avait été enfermée jusqu’alors57.

95.