1Nous connaissons tous cette ineffable mélancolie qui s’empare de nous au souvenir des lectures d’adolescence. Nous pensons à elles comme à ce que nous avons eu de meilleur et le sentiment nous vient parfois que nous n’avons pas su répondre à ce qu’elles contenaient de promesses. C’est ainsi que pour ma part je me souviens des numéros de Poétique que je lisais durant mes années de formation. Quand au hasard d’une recension la revue était mentionnée et qu’un titre d’article, à la technicité séduisante, attirait mon attention, quand, dans les rayonnages obscurs, je retrouvais la tomaison espérée et que les méandres d’une démonstration m’assaillaient, m’aidant à formuler maint questionnement resté latent, je goûtais alors enfin à cette république de l’esprit où nous nous donnons l’illusion de dialoguer de plain pied avec les maîtres – et nous dialoguons effectivement, mais avec nous-mêmes et contre nos limites, apprenant à nous affranchir de la somme insoupçonnée de préjugés que l’éducation littéraire n’a pas manqué de nous léguer.
2Car la lecture de Poétique n’avait pas grand-chose à voir avec un travail de bibliographie. Ayant des pionniers l’esprit de découverte et des militants la foi en la provocation, la revue n’avait de cesse de démontrer par l’exemple ce que nulle part ailleurs on apprenait – qu’il était possible d’écrire, de penser et de travailler comme cela sur les textes, comme le faisaient, comme osaient le faire un Genette, un Deguy, un Todorov… Expérience de libération, donc, ou si l’on veut de contestation : dans ces années grises de conformisme historiciste, la revue Poétique avait l’audace d’instiller l’esprit de la critique.
3Sous ce point de vue, subjectif autant que biaisé, il me semble que le premier, le seul geste peut-être que Poétique m’invitait à mettre en pratique à chacune de ses livraisons et d’une signature à l’autre, c’était celui de la tabula rasa : tout recommencer de nouveau dès les fondements, se réapproprier les textes et le langage critique – se défaire méthodiquement des facilités et des fausses lumières du factuel ou du document. Programme magnifique, idéal, dont la mémoire ravive ici l’enchantement et la vasteté : sur les traces de quelques cavaliers partis d’un si bon pas, combien d’entre nous, lecteurs de Poétique, nous sommes mis en marche et sommes entrés en poétique ? Poéticiens, nous avons tous désiré l’être : qui dira la raison du plus fort - l’inertie de la machine – le déficit de relais –, qui nous a fait ici et là, l’un après l’autre, égarer la voie théoricienne et rentrer dans le lot commun ? Nos alibis se sont appelés modulation des concepts, relecture de l’héritage littéraire, contextualisation des outils : je ne suis pas sûre que nous ayons été dupes.
4C’est qu’il y a – déployée emblématiquement dans la revue Poétique – une beauté intrinsèque de la pensée théorique qui n’a cessé pour moi d’être efficace, cette façon qu’elle a d’entrer d’emblée dans le matériau textuel et conceptuel et de poursuivre avec rigueur, à bras le corps, sa logique de réflexion, de débat, d’analyse. Beauté de la théorie littéraire à l’œuvre, quand elle trace ainsi son parcours de but en blanc :
« Je me propose, dans ce qui suit, d’introduire dans l’analyse du récit une catégorie […]. Je procèderai en trois temps. Par une lecture d’analyses déjà existantes, j’essaierai de montrer à la fois l’absence et la nécessité de cette catégorie. Dans un deuxième temps, je décrirai, en suivant un ordre systématique, son fonctionnement et ses variétés. Enfin, j’évoquerai rapidement, par quelques exemples, les utilisations possibles de la notion de transformation narrative. » (Un des premiers articles de Todorov dans Poétique, n° 3, 1970, p. 322)
5C’est à chaque fois la même clarté, la même décision, la même ambition de pensée, et c’est à chaque fois l’affirmation haut et fort d’un envol, comme un passage à la vitesse supérieure :
« Au-delà de ce que l’on a bien le droit de considérer comme un jeu, se posent des questions sérieuses touchant la coexistence de plusieurs textes […], la hiérarchie instable que l’on peut établir entre eux et, dans ces conditions, les moyens et les fins que peut se donner l’analyse. Dans les pages suivantes, trois hypothèses vont être formulées, qui sont destinées à élaborer un cadre méthodologique pour l’analyse. » (Récent article de Charles dans Poétique, n° 164, 2010, p. 388)
6L’impression est là, qu’on embarque pour ce qui apparaît comme une autre manière de faire le monde, de penser la chose littéraire, de réfléchir à des objets et des enjeux inouïs et pourtant évidents, minimes et pourtant cruciaux – à l’instar de « la métonymie dans la métaphore » chez Proust, dont on se souvient que c’est en elle que « commence le Récit » et sans doute aussi, le Discours du Récit (premier article de Genette dans Poétique, n° 2, 1970, p. 157, p. 173).
7Si je n’entre pas plus avant dans le détail de ces lectures, c’est que tout en elles pouvait faire sens, s’immerger dans le flux de ce qui fut ma propre pensée, c’est que leur mémoire est devenue inséparable du souvenir que je peux encore avoir de mes propres interrogations. Sont pourtant restées en moi les marques matérielles de leur identification – les auteurs, les lieux – comme autant de signes exotiques confirmant la situation en rupture de leurs objets : Hélène Cixous, Centre universitaire expérimental, Paris-Vincennes – Michael Riffaterre, Columbia University – Paul Zumthor, université d’Amsterdam, de Montréal… tout un réseau imaginaire de noms dont Michel Charles pouvait dire à l’occasion d’un premier anniversaire – celui des dix ans de la revue – qu’ils « donnent à Poétique une espèce d’identité » (Poétique, n° 40, 1979, p. 385).
8Réseaux aléatoires dans la mémoire, réseaux tantôt serrés, tantôt erratiques d’un volume à l’autre, mais également réseaux subtils à l’intérieur de chaque livraison : la revue Poétique est composée comme un recueil, selon des harmoniques multiples dont je questionnerai un jour les ressorts et dont je dirai simplement ici ce qu’en disait le même liminaire de 1979 : « […] et l’on souhaite que le pluriel fasse sens ».
9Mais qu’est-ce que le sens du pluriel ?
10Bien évidemment c’est d’un sens politique dont il nous est parlé ici, la décision exemplaire de faire communiquer en un espace matériel ritualisé les voix multiples de la lecture professionnelle dès lors qu’elle se risque de façon un peu conséquente dans la construction de savoirs et de savoir-faire en matière d’analyse littéraire. C’est le projet tenu d’un engagement fort, c’est l’histoire d’un parti-pris qui plus encore qu’avant m’interpelle et m’intéresse – en ces temps de retour de balancier : le désir de garder le cap de la théorie comme choix possible de la critique littéraire – et le désir de défendre cette possibilité-là contre les pressions de la norme, de l’institution, de la mode.
11Aujourd’hui comme hier, la revue Poétique m’invite idéalement – à relire, à écrire, c’est selon – mais toujours à repenser – la technique de ma lecture, la théorie de mes concepts, ma critique des critiques… Et quand je passe le seuil d’une de ses livraisons, la vérité est que j’aime franchir ces pages grandes ouvertes, comme on entre dans l’effervescence de la maison commune.
12Septembre 2011