Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Faire parler : après la fiction
Fabula-LhT n° 25
Débattre d'une fiction
Vanessa Depallens

L’engagement empathique et éthique du lecteur : quel intérêt pour l’enseignement de la littérature ?

Empathetic and ethical engagement of the reader: what relevance for the teaching of literature?

1Les théories de la fiction, dans le prolongement des théories de la réception et des sciences cognitives, ont opéré le retour du personnage1. Redéfini comme excédant sa condition linguistique à l’aide de la notion d’empathie, le personnage est un élément central de l’engagement affectif du lecteur dans la fiction. Cet engagement est alors pensé comme tributaire de l’utilisation des mêmes fonctions cognitives que le lecteur emploie au quotidien pour interagir avec les personnes qui l’entourent2. Il met notamment en jeu deux types d’émotions fictives à même de rendre compte d’un rapport lecteur-personnage(s) spécifique : les émotions empathiques associées à la compréhension des états mentaux des personnages ainsi que les émotions morales consistant en l’évaluation de leur comportement3.

2Dans le domaine de la didactique de la littérature, l’engagement empathique et éthique du lecteur constitue une caractéristique du mode de lecture privilégié par les adolescents, donnant sens à une telle pratique4. Un des enjeux actuels de la didactique consiste à intégrer un tel mode de lecture à un enseignement de la littérature permettant d’objectiver son rapport au texte, soit par l’analyse textuelle5, soit par l’analyse de soi6. C’est dans cette optique que ma recherche de thèse vise à modéliser un enseignement centré sur la dimension émotionnelle de la lecture en s’emparant principalement d’une notion théorique, celle de tension narrative7 pour la configurer dans une perspective didactique, notamment par l’élaboration d’un dispositif d’enseignement. Il s’agit ainsi de mieux comprendre le rôle que certaines émotions peuvent jouer dans l’enseignement de la littérature au secondaire I8, contexte d’enseignement dans lequel les réactions émotionnelles des élèves sont généralement bien accueillies, mais où il reste difficile d’en faire la base d’un travail de compréhension et d’appréciation des textes, impliquant notamment la capacité à analyser certains aspects du texte et à penser son propre rapport au texte.

3C’est en conciliant l’expression de ressentis personnels aux objectifs assignés à l’enseignement de la littérature au secondaire I, à savoir l’accroissement des compétences lectorales ainsi que le développement et l’affinement du goût pour les récits de fiction qu’une « didactique des effets » est envisageable. Celle-ci permet la mise en relation des émotions personnelles du lecteur et d’une rhétorique du texte par le développement de la compétence à apprécier les récits de fiction. En ce sens, les émotions de la lecture scolaire peuvent servir d’interface texte-lecteur pour concevoir un objet d’enseignement qui ne soit pas uniquement le texte et ses contours, mais la relation texte-lecteur. La constitution d’une didactique des effets telle qu’elle est envisagée dans ma recherche passe par l’élaboration et la mise à l’essai d’une séquence didactique, centrée sur la dimension émotionnelle de la lecture, dans une classe du secondaire 10VG niveau 29 (14 ans) afin de mieux appréhender cette dimension spécifique de la lecture scolaire. Ce protocole vise donc à expérimenter un dispositif didactique pour en retour décrire l’activité de lecteurs réels à partir de l’analyse de leurs productions écrites réalisées en classe.

4A partir de l’analyse de travaux d’élèves, je montrerai dans un premier temps comment les émotions empathiques et morales que les adolescents affirment ressentir orientent leur réception de récits de fiction, révélant notamment leur degré de compréhension de la situation dans laquelle se trouve les personnages ainsi que les valeurs/normes qui définissent leur relation à ce même personnage. Dans un second temps, je tenterai d’imaginer une des manières possibles de considérer cet investissement affectif dans le cadre d’un débat esthétique visant à permettre aux élèves de développer leur réflexion, notamment par la négociation. Afin d’illustrer à la fois mon protocole de recherche, mais également la manière dont la plupart des cas retenus10 s’investissent affectivement dans le récit lu, j’ai choisi de présenter le parcours singulier de lecture d’une des élèves de la classe étudiée, celui de Lydia, qui est plutôt représentatif de l’investissement à la fois empathique et éthique caractérisant les lectures de cette classe.

Le parcours de Lydia : lecture de L’Autostoppeur

5L’enseignement a été centré sur l’étude de deux récits dont une nouvelle à chute, L’Autostoppeur, que je vais brièvement présenter dans le point qui suit avant de rendre compte du parcours de Lydia en deux temps, en présentant les productions textuelles qu’elle a réalisées en classe puis en les analysant.

Brève présentation de la nouvelle étudiée : L’Autostoppeur

6Le choix du corpus s’est porté sur des récits de fiction intrigants, surprenants, affichant plutôt leur visée tensive par leur appartenance générique et certains éléments paratextuels. Ce choix doit permettre d’analyser les récits en classe de façon à appréhender leurs effets tensifs (suspense et surprise dans le cas présenté ici).

7L’Autostoppeur est une nouvelle à chute écrite par A. Horowitz11 qui appartient à la littérature de jeunesse contemporaine ciblant les adolescents. Ce récit est raconté du point de vue du narrateur du récit, Jacob, un adolescent. Celui-ci narre ce qui lui arrive après avoir passé une journée sur la côte balnéaire anglaise pour fêter son anniversaire accompagné de ses parents. Lorsque la famille rentre, le père de Jacob décide de prendre un autostoppeur. Tout du long du trajet, Jacob perçoit progressivement la dangerosité de l’autostoppeur jusqu’à ce que, paniqué, il décide d’agir pour sauver sa famille : il pousse l’autostoppeur hors de la voiture et l’autostoppeur meurt écrasé par un camion circulant en sens inverse. Jacob a sauvé sa famille. Toutefois, dans un ultime dénouement, on apprend que Jacob est malade et que sous l’effet d’un délire, il a prêté à l’autostoppeur des intentions que celui-ci n’avait pas. L’adolescent réside en fait dans un hôpital psychiatrique pour avoir tué son frère et c’était là sa première sortie depuis neuf ans.

8À partir de l’approche de Baroni12, l’analyse du récit permet clairement de mettre en avant deux émotions tensives visées, identifiées en classe :  

9du suspense durant la phase de retard entre le moment où l’autostoppeur entre dans la voiture et le moment où Jacob l’en éjecte, séquence du récit durant laquelle le lecteur désire savoir si Jacob va s’en sortir tout en éprouvant de la peur avec (et pour) lui ;

10de la surprise avec la chute du récit, lors d’un débrayage énonciatif amorcé par un dialogue entre le père de Jacob (médecin de ce dernier) informant le lecteur que l’adolescent est malade et interné en hôpital psychiatrique.

Présentation du parcours de Lydia et recensement des émotions verbalisées

11Pour élaborer le parcours de lecture de Lydia tout comme celui d’autres élèves de la classe, j’ai croisé différentes données. Dans un premier temps, j’ai recensé et catégorisé les émotions verbalisées dans leurs travaux (données principales) en définissant deux grands ensembles d’émotions :

12les émotions de la fiction qui rendent compte du rapport que le lecteur entretient au personnage en se mettant à sa place (émotions empathiques) ou en évaluant son comportement (émotions morales)13  ;

13les émotions-valeurs qui rendent compte des valeurs littéraires que le lecteur mobilise pour apprécier les récits, notamment celle de tension narrative présentée en classe pour rendre compte d’effets tensifs visés par les récits lus14.

14J’ai ensuite formulé des hypothèses qui peuvent expliquer les émotions qui ont été verbalisées, en fonction de l’observation de la phase d’enseignement du dispositif didactique en cours de lecture et des entretiens de bilan que j’ai fait passer aux élèves pour avoir un retour sur leurs productions ainsi que sur l’enseignement dispensé (données secondaires).

15La première production de Lydia a été réalisée suite à la lecture individuelle du récit de L’Autostoppeur d’Horowitz, avec comme consigne d’exprimer son ressenti à la lecture du récit.

Au départ, je me suis sentie joyeuse avec ce qu’il [Jacob] avait raconté de sa journée. Mais mes sentiments ont changé dès qu’il [Jacob] parlait de l’autostoppeur, plus l’histoire avançait, plus j’avais des frissons. Quand j’ai terminé le livre, j’avais comme une boule au ventre, de la peur et de la tristesse pour cette injustice. La fourre m’avait fait penser directement à une histoire de meurtre pourtant cette impression est partie quand il [Jacob] parlait de sa journée. Je suis contrariée, frustrée, fâchée, triste de l’injustice de la fin !!!

16 La deuxième production a été réalisée à la fin d’un enseignement centré sur l’analyse de la tension à l’œuvre dans le récit (effet de suspense entre le nœud et le dénouement de l’intrigue ; effet de surprise lors de la chute du récit). Il s’agissait pour les élèves de justifier leur appréciation du récit en tenant compte de sa visée tensive.

L’Autostoppeur est un récit qui cherche à surprendre le lecteur. Il [l’auteur] nous donne ce que le garçon a vécu pour nous induire en erreur, car il [le garçon] est fou. J’ai ressenti de la surprise, car je ne m’attendais pas à ce qu’il [le garçon] soit un fou et qu’il avait tout imaginé. L’auteur cherche également à mettre du suspense en ne donnant pas beaucoup d’informations sur l’homme qu’ils embarquent, mais il nous donne juste le bon nombre d’informations pour que nous nous demandions ce qui va arriver. J’ai ressenti beaucoup de suspense, car tout était donné pour que je veuille savoir ce qui allait se passer. Pendant ma lecture j’ai ressenti plusieurs émotions. J’ai éprouvé de la joie quand il [Jacob] parlait de la journée qu’il a passée avec ses parents, car d’un côté je l’envie et de l’autre je trouve que c’est un anniversaire formidable. J’ai aussi éprouvé de l’inquiétude car il [l’auteur] nous cache des choses sur l’autostoppeur, qu’il y a pas loin un asile et qu’il [l’autostoppeur] est peut-être un fou évadé. L’auteur cherche donc à mettre du suspense pour que l’on veuille savoir ce qui va arriver et continuer la lecture. J’ai donc ressenti de l’inquiétude pendant le suspense. J’ai éprouvé de la tristesse et de la déception pour la fin car elle est triste et j’aurais préféré que ce soit Jacob qui ait raison sur ce qui est arrivé et qu’il n’est pas fou, pour qu’il puisse vivre heureux avec ses parents et pas enfermé dans un asile. D’une manière globale, j’ai plus ou moins aimé ce récit, car j’ai eu très envie de connaître la fin de l’histoire, par contre je n’ai pas aimé la fin car elle est triste et que personnellement je préfère quand ça finit bien.

17Le tableau qui suit rend compte de la catégorisation des émotions verbalisées par Lydia dans ses deux productions qui viennent d’être présentées.

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Tableau : catégories d’émotions verbalisées par Lydia (L’Autostoppeur)

Analyse des productions de Lydia

18Dans sa première production, Lydia dit avoir ressenti de la joie pour Jacob, ce qui rend compte de l’empathie qu’elle éprouve à l’égard du personnage. Elle se met en effet à la place de l’adolescent pour ressentir avec ou pour lui de la joie associée au moment agréable qu’il dit avoir vécu avec ses parents lors de sa journée d’anniversaire. Elle dit aussi avoir éprouvé des émotions négatives liées à la dimension éthique du dénouement et à un sentiment de colère fort associé à l’injustice du dénouement, à savoir le fait que Jacob tue un innocent. Ce sentiment de colère dirigé à l’encontre de Jacob est défendu par Lydia lors des discussions de groupe, mais aussi en collectif lorsqu’elle soutient le fait que le père de Jacob est très en colère contre son fils alors que rien ne l’indique dans le texte (au contraire le père de Jacob est très calme et les seuls reproches qu’il faits sont adressés au psychiatre de Jacob). Les réactions de certains camarades de Lydia sont assez vives, reprouvant notamment indirectement son manque d’empathie à l’égard de Jacob qui est malade et son manque de compréhension d’un amour père-fils interdisant au père de Jacob d’être en colère contre son fils. Dans cette première production, Lydia exprime également avoir éprouvé des émotions sous la forme de manifestations physiologiques lorsqu’elle parle de « frissons » ou de « boule au ventre ». Faute de justifications précises, ces manifestations physiologiques associées à plusieurs émotions ne peuvent être catégorisées.

19Dans sa deuxième production, Lydia exprime avoir ressenti les émotions tensives visées, absentes de son récit de lecture. Elle met en relation la peur éprouvée à l’égard de Jacob (émotion empathique) et le suspense ressenti. Lydia réaffirme avoir ressenti des émotions similaires à celles exprimées dans son récit de lecture, mais approfondit ou modifie ses justifications. Lydia associe l’envie à la joie éprouvée lorsque Jacob évoque sa sortie avec ses parents car il s’agit, à ses yeux, d’un  « anniversaire formidable » et qu’elle envie Jacob. Elle précise ainsi ce qu’elle avait exprimé dans son récit de lecture et ajoute un élément en liant la joie ressentie pour Jacob à l’envie que cela suscite chez elle de pouvoir vivre un tel moment. Lydia réitère également le fait d’avoir éprouvé de la tristesse et de la déception, mais de manière plus nuancée et en apportant une justification différente. Elle transforme en effet sa colère envers Jacob en empathie pour ce dernier. Dans un entretien de bilan effectué après l’enseignement de la séquence, Lydia explique que ce changement est lié aux discussions de groupe durant lesquelles elle n’arrivait pas à faire entendre son avis, à savoir le fait qu’elle considère Jacob comme un meurtrier qui a tué un innocent et condamne de ce fait son comportement. Lydia dit s’être finalement ralliée à ce que les autres sous-entendaient (Jacob est une victime du fait de sa maladie). Dans son appréciation justifiée, la dimension éthique du dénouement est donc envisagée différemment, notamment pour respecter le point de vue affirmé avec force par certains élèves qui considèrent Jacob comme une victime et jugent qu’il faut le considérer avec empathie du fait de sa maladie. Il semblerait qu’entre Lydia et certains élèves se dessinent des prises de position divergentes quant aux actions de Jacob, pouvant être induites par des expériences et des valeurs personnelles. Il est également intéressant de noter que Lydia, en exprimant sa déception à l’égard du dénouement de L’Autostoppeur valorise un type de dénouement spécifique, le happy end.

Investissement empathique, éthique et tensif : tendances chez les cas retenus

20Comme chez Lydia, les émotions empathiques (peur pour Jacob qui se trouve en danger ; tristesse pour Jacob qui va être enfermé ou pour l’autostoppeur qui a été tué alors qu’il était innocent) et les émotions-valeurs relatives à la tension narrative (suspense ; surprise) sont très présentes dans les productions des autres élèves de la classe. Cette présence rend compte de l’investissement à la fois empathique et tensif des cas retenus. Toutefois, les émotions morales (culpabilité pour avoir souhaité la mort de l’autostoppeur) et les émotions-valeurs évaluant l’éthique du dénouement (préférence pour les fins heureuses), bien qu’elles soient peu présentes dans les productions des élèves, jouent également un rôle non négligeable dans une forme d’investissement éthique caractérisant certaines lectures.

21Différentes catégories d’émotions jouent ainsi un rôle majeur dans les expériences de lecture des sept élèves retenus en fonction de leur manière d’investir le récit via :

  • un engagement empathique (émotions empathiques) ;

  • un engagement éthique (émotions morales et émotions-valeurs relatives à l’éthique du dénouement) ;

  • un engagement tensif (émotions-valeurs relatives à la tension narrative).

  • Ces manières d’investir le récit entretiennent entre elles divers types de liens qu’il s’agit de relever pour mieux comprendre leur fonctionnement :

  • un lien d’interdépendance entre un engagement empathique (tristesse pour l’autostoppeur, pour Jacob) et un engagement éthique (déception, culpabilité) ;

  • un lien d’interdépendance entre un engagement empathique (peur à l’égard de Jacob) et un engagement tensif (suspense) ;

  • un lien d’opposition entre un engagement empathique ainsi qu’éthique (tristesse, déception, culpabilité) et en engagement tensif (surprise) autorisant la co-existence de ces deux logiques de lecture au sein d’une même appréciation (comme chez Lydia).

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Figure : type d’investissement affectif propre à L’Autostoppeur

22Ces liens mettent en avant le rôle charnière des émotions empathiques qui vont orienter la lecture en fonction de l’attention qui est portée soit à la situation de Jacob durant la phase de retard du récit, soit aux situations de l’autostoppeur et de Jacob lors de la chute du récit pour mettre l’accent sur la dimension tensive du récit ou sur sa dimension potentiellement éthique. Lors de la phase de retard, la prise en compte du suspense visé est rendue possible et/ou accentuée par un investissement empathique relatif à la peur éprouvée à l’égard de Jacob. Lors de la chute du récit, la prise en compte de la surprise visée est compromise par un investissement empathique et éthique regroupant plusieurs émotions : de la tristesse éprouvée à l’égard de l’autostoppeur considéré comme une victime innocente de la folie de Jacob, de la tristesse pour Jacob qui va finir enfermé, de la culpabilité pour avoir souhaité la mort de ce dernier ainsi que de la déception vis-à-vis d’un dénouement final très éloigné d’un happy end.

23On peut en conclure que l’investissement empathique du lecteur peut favoriser son investissement tensif comme il peut l’entraver, ceci en fonction du rapport qui s’établit entre le personnage et le lecteur relativement à des considérations d’ordre éthique. En effet, s’il semble tout à faire moralement acceptable de prendre parti pour Jacob, victime de l’autostoppeur, lors de la phase de retard, qu’en est-il de ce parti pris à la fin du récit ? Peut-on encore, sur le plan éthique, s’apitoyer sur le sort de l’adolescent ? Ne devrait-on pas plutôt condamner celui qui se révèle être un meurtrier paranoïaque récidiviste ? C’est par exemple le choix de Lydia à qui ses camarades reprochèrent indirectement son manque d’empathie pour l’adolescent lors de plusieurs activités, notamment lors d’une discussion de groupe. Dans la plupart des productions analysées, les élèves choisissent plutôt de reporter leur sympathie sur l’autostoppeur sans pour autant condamner le comportement de Jacob. En verbalisant avoir ressenti de la tristesse à l’égard de l’homme assassiné à tort, ils adoptent ainsi vraisemblablement une posture estimée moralement acceptable.

24L’analyse du parcours de plusieurs élèves de la classe permet de montrer que le rapport aux personnages principaux, Jacob et l’autostoppeur, joue un rôle non négligeable dans les expériences de lecture de L’Autostoppeur. Dans certains cas, l’engagement empathique et éthique peut induire et accentuer l’engagement tensif des élèves (peur/sympathie pour Jacob – suspense), mais dans d’autres cas, il peut le compromettre (tristesse pour l’autostoppeur, pour Jacob ; colère à l’encontre de Jacob – surprise).

25Dès lors, comment gérer en classe la diversité de lectures produites par les élèves, notamment quant aux émotions contraires éprouvées à l’égard de Jacob en fin de récit qui, par ailleurs, ne tiennent pas compte de la visée esthétique de cette fin de récit fortement codée sur un plan générique (nouvelle à chute) ? Le développement de la réflexivité des élèves semble en ce sens nécessaire et passe notamment par la mise en commun des compréhensions, de leur évaluation et éventuellement d’un retour du lecteur sur soi pour tenter de comprendre la singularité de son parcours de lecture.

Développement de la réflexivité des élèves : de la justification à la négociation

26Certains moments de réflexion sont constitutifs du développement de compétences interprétatives et appréciatives dans le sens où ils rendent possible une mise à distance non pas du contenu du texte, mais une mise à distance réflexive du sujet.15 En ce sens, l’investissement subjectif et plus particulièrement affectif dans les textes doit faire l’objet d’une prise réflexive par le lecteur. Dans l’enseignement de la littérature, cette prise réflexive peut prendre plusieurs formes :

27- une mise à distance des interprétations qui s’effectue lors de la production, de la confrontation et de l’évaluation des interprétations impliquant la mobilisation de ressources diverses dont les émotions et les savoirs disciplinaires peuvent faire partie16 ;

28- un retour sur soi comme lecteur rendu possible par l’évocation du soi lisant, l’identification des ressources subjectives mobilisées, la constitution de la représentation de soi en tant que lecteur17 ;

29La mise à distance de ses interprétations et le retour sur soi permettent le « moment critique »18 qui constitue non pas un saut hors de la subjectivité, mais la prise de conscience de la dimension subjective de ses interprétations. A ce titre, la création d’une communauté interprétative19 en tant qu’espace intersubjectif où les interprétations sont partagées, confrontées, discutées, validées joue un rôle important dans le développement de la réflexivité.

30Dans le cadre de l’enseignement de la séquence, la mise à distance des interprétations s’est effectuée principalement lors de discussions en petits groupes, ce qui a permis aux élèves d’échanger à propos de leurs lectures pour constater et accepter leur diversité, mais aussi pour verbaliser, clarifier, voire argumenter leur rapport au texte. Il s’agissait là d’un premier pas vers la mise en place d’une éthique de l’interprétation. Celle-ci s’effectue par un échange ouvert avec les autres où les attitudes de tolérance et de prise en compte du goût des autres sont enseignées pour permettre non seulement la coexistence des différences, mais également leur harmonisation20.

31Toutefois, ces moments ne permettent pas aux élèves d’appréhender plus finement les logiques à l’œuvre dans leurs lectures pour débattre de la pertinence de celles-ci, notamment en fonction des différentes formes de relations aux personnages (émotions de la fiction) et des diverses valeurs (émotions-valeurs) qu’elles mettent en jeu. Des moments de discussions collectives doivent de ce fait être organisés pour favoriser la complexification et l’amplification des appréciations produites, ce qui peut passer par une réorganisation de leur contenu pour plus de cohérence. Sans de tels moments, il est impossible pour les élèves de considérer la singularité de leurs lectures pour en évaluer la pertinence et ainsi développer leur appréciation en fonction de prises de position plus conscientes et affirmées. Dans le cadre de la lecture de L’Autostoppeur, il serait pertinent de s’intéresser aux manières dont la fin du récit est évaluée par les élèves, soit sur un plan éthique rendant compte de leur investissement empathique et éthique dans le récit, soit sur un plan esthétique pour initier un débat : doit-on plutôt regretter ce dénouement tragique avec de la tristesse pour Jacob ou de la colère à son égard ou doit-on au contraire se réjouir de cette chute surprenante ? Ces deux logiques de lecture sont-elles tout aussi valables l’une que l’autre ? En fonction de quels critères ? Peuvent-elles coexister au sein d’une même appréciation visant à la fois à exprimer son expérience de lecture personnelle et à tenir compte de la visée tensive du récit ? Si oui, sous quelle forme ?

32Il s’agit ainsi non seulement de « décrire ce qui fonde une appréciation », ce que les élèves ont réalisé lors de leur production écrite et de discussions de groupes, mais également de « négocier un accord sur des critères de valeurs et, deuxièmement sur la présence (ou pas) dans l’œuvre considérée des traits correspondant à ces critères »21. De ce fait, il semble nécessaire d’allier à la formulation d’une appréciation justifiée une étape de négociation prenant la forme d’un débat esthétique dans le cadre d’une communauté interprétative, constituée par le groupe-classe22. A ce titre, le jugement expert de l’enseignant (opposé aux jugements profanes des élèves) constitue le moteur du développement des élèves, qui se réalise par l’amplification et la complexification de leurs appréciations23. Il s’agit ainsi d’accompagner les élèves pour les aider à développer des compétences argumentatives, en passant progressivement de la justification à la négociation, ce qui implique d’apprendre à ménager, au sein de son propre discours, une place aux éventuels contre-discours à l’aide de procédés tels que l’adhésion, la réfutation ou encore le questionnement24.