Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Fanzone : débats d'aujourd'hui
Fabula-LhT n° 25
Débattre d'une fiction
Florent Favard

Un personnage diffracté dans l’ombre de Vader : qui juge-t-on lorsque l’on juge Kylo Ren ?

A character diffracted in the shadow of Vader: who do we judge when we judge Kylo Ren?

1Une des scènes-clé de l’épisode VII de la saga Star Wars, révélée dès la diffusion de la bande-annonce, débute avec l’antagoniste Kylo Ren (Adam Driver) en gros plan, son masque menaçant et sa voix déformée envahissant le cadre et l’espace sonore :

Kylo Ren. Forgive me. I feel it again. The pull to the light. […] Show me again, the power of the darkness, and I will let nothing stand in our way. Show me, Grandfather, and I will finish what you started.

2Alors qu’il se lève, un contrechamp révèle l’identité de son interlocuteur : le masque brûlé et déformé de Darth Vader sur un lit de cendres, nimbé des échos de la Marche Impériale composée par John Williams. Avant même sa diffusion en salles, The Force Awakens insiste sur deux aspects fondamentaux de la trilogie Disney, dont les événements se déroulent après la trilogie d’origine1.

3Le premier est le passage de relais entre les générations. Aux personnages iconiques de Luke Skywalker, Leia Organa et Han Solo luttant contre l’Empire Galactique, et son principal champion, Darth Vader, succèdent Rey, Finn, Poe, et l’antagoniste Kylo Ren. Cette parenté a l’avantage économique de maintenir une continuité rassurante pour le public, et de faciliter la progressive mise au rencart de Vader (au moins sur le grand écran) au profit de nouveaux antagonistes2. Le jeu postmoderne du recognize and enjoy3, appuyé par les ressemblances relevées entre The Force Awakens et A New Hope, font du premier film de la trilogie Disney un « legacy film », construit sur « the transferal of protagonist status between generations4. »

4Le second concerne la dimension réflexive de la trilogie Disney, qui diégétise jusqu’au défi narratif consistant à remplacer Vader, qui occupait non seulement la trilogie d’origine, mais aussi la prélogie détaillant le parcours d’Anakin Skywalker avant sa chute du côté obscur. Comment faire mieux que Vader ? La réponse de la trilogie Disney consiste à pousser plus loin le déséquilibre entre ombre et lumière, à peine palpable chez Vader dans sa version cinématographique. Ainsi que l’explique le scénariste et réalisateur J.J. Abrams, Kylo Ren n’est pas« as fully formed as when we meet a character such as Darth Vader5 ». Prisonnier d’un dilemme moral, il voit son statut d’antagoniste remis en question, à la fois par les personnages à qui il s’oppose, mais aussi par lui-même, à mesure qu’il grimpe les échelons du First Order, bâti sur les cendres de l’Empire Galactique.

5Ce personnage ambigu demeure polarisant, comme le reste de la trilogie qu’il occupe : les trois films Star Wars façon Disney, suivant de peu le rachat de Lucasfilm en 2012, sont au cœur de riches et parfois violents débats. En suivant Françoise Lavocat dans ce même dossier, on pourrait souligner que, si certains de ces débats penchent vers des aspects épistémiques ou axiologiques, d’autres sont aussi d’ordre esthétique : les œuvres de la culture populaire suscitent en effet de nombreuses discussions du même acabit, et le tollé provoqué par The Last Jedi – à cause d’un scénario trop clivant qui osait notamment toucher à l’icône qu’était Luke Skywalker – fait par exemple écho à la pétition demandant la réécriture de la dernière saison de Game of Thrones (HBO, 2011-2019) jugée précipitée et calamiteuse6.

6La trilogie Disney a été vivement critiquée par une partie des fans pour sa dimension dérivative, son côté « progressiste » ou l’incohérence de son scénario, nous amenant naturellement, dans cette analyse, à hésiter entre le côté lumineux de la Force (une narratologie à visée descriptive) et ce que Marie-Laure Ryan surnomme « storyology », soit « l’étude de la logique qui lie les événements en une intrigue7 » que l’on trouve d’abord dans les manuels de scénario, et qui s’interrogerait sur ce qu’est une « bonne » histoire dans un contexte culturel et temporel donné.

7La présente analyse se voulait au départ une exploration des jugements portés par les fans sur le personnage de Kylo Ren ; elle s’est très vite heurtée à deux obstacles. Le premier, formaliste : une analyse détaillée du monde fictionnel proposé8 au gré des films et des autres contenus transmédia – et par extension, transfictionnels9 – de la franchise10 révèle une entité plus complexe que prévue, qui semble parfois en état de superposition, tel le chat de Schrödinger. Le second, contextualiste : à l’heure où les communautés de fans se dispersent sur de nombreuses plateformes, chacune avec ses propres biais démographiques et sa propre culture, il nous a été difficile, malgré plusieurs essais, de construire une analyse exhaustive de la réception du personnage dans le temps et l’espace impartis ; en revanche, nous suspectons que l’état de superposition du personnage est en partie responsable des éléments que nous avons pu relever.

8Ce sont donc d’abord quelques interrogations, hypothèses et pistes de réflexion, des plus formalistes vers les plus contextualistes, qui seront présentées ici, au gré d’une question qui n’est plus alors seulement, comment juge-t-on Kylo Ren, mais aussi et surtout : au prisme de la galaxie transmédiatique de la franchise, qui juge-t-on lorsque l’on juge Kylo Ren ?

Un personnage ambigu sur le grand écran

Le successeur de Darth Vader

9Au sein des films Star Wars, Darth Vader obtient, dans la trilogie d’origine, un total de 37mn15s à l’écran pour 376mn de film, soit 10% ; Ren monte à 54mn45s pour un total de 431mn de film dans la trilogie Disney (12,5%)11. Sur le plan structurel, si cette proportion ne varie guère, ces minutes additionnelles semblent toutefois intégrées de manière plus organique et moins compartimentées dans les métrages. Quand Vader est d’abord une ombre menaçante qui ne révèle sa profondeur que dans les derniers actes, Ren interagit régulièrement avec les autres personnages, notamment Rey, avec qui il partage des scènes entretenant une tension parfois romantique, qui a pu alimenter la communauté Reylo, comme nous le verrons plus tard.

10Ces échanges mettent en avant la dualité du personnage et le dépeignent en nuances de gris, notamment dans les flashbacks non-fiables de The Last Jedi, évoquant Rashōmon (Akira Kurosawa, 1950). Kylo Ren, antagoniste majeur d’une franchise transmédiatique incluant une dimension sérielle12, se rapproche ainsi des « nouveaux méchants » de séries télévisées dépeints par François Jost, qui restent imprévisibles et évoluent au fil des saisons, et dont l’intérêt réside précisément dans leur passage du côté obscur13.

11De manière réflexive, les films Disney remédient le lien de Ren avec Vader par le biais de son masque, qui lui donne une voix grave et électronique en lieu et place de la respiration sifflante du méchant iconique. Vader n’enlève qu’une seule fois son masque : juste avant sa mort, après sa rédemption ; Ren, lui, l’enlève régulièrement, le brise, le répare, l’abandonne. Ainsi Adam Driver a-t-il toute latitude pour faire passer les émotions contradictoires de son personnage, par exemple dans une autre scène-clé de The Force Awakens, au moment où il hésite à tuer son père Han Solo :

Han Solo. Take off that mask. You don’t need it.
Kylo Ren. What do you think you’ll see if I do?
Han Solo. The face of my son.
Kylo Ren (enlève le masque). Your son is gone.

12Il s’agit là de l’une des nombreuses scènes qui renversent le fonctionnement du personnage de Vader. Ce dernier pouvait d’autant mieux prétendre qu’il avait « tué » Anakin Skywalker que, constamment masqué, il maintenait l’illusion qu’Anakin et Vader pouvaient être deux personnages différents. C’était là le mécanisme du twist de The Empire StrikesBack – Luke pensant faire face à l’assassin de son père jusqu’à la révélation – et des contenus transmédia plus récents continuent d’entretenir cette dichotomie entre Anakin, le Jedi, et Vader, le Seigneur Noir des Sith14. Kylo Ren n’a pas droit au même traitement : alors même qu’il affirme, comme Vader, avoir « tué » son ancienne identité (Ben Solo), son visage le trahit. Il semble impossible pour Kylo Ren d’exister « en dehors » de Ben Solo, ce qui renforce l’hybridité du personnage et la fragilité de la persona d’antagoniste qu’il tente de maintenir.

Kylo Ren en état de superposition dans la sequel trilogy

13Dans la trilogie d’origine, Luke Skywalker, Obi-Wan Kenobi et Yoda dissertent en de rares occasions sur la possibilité de ramener Vader du côté lumineux de la Force. Des années plus tard, et de manière ironique, le vieux maître Jedi Luke Skywalker est celui qui porte le jugement le plus catégorique sur Ren : il ne peut pas être ramené vers la lumière. Cela l’oppose à Rey durant The Last Jedi, et aussi à une partie du public qui a pu ne pas reconnaître le personnage tel qu’il se comportait quelques décennies plus tôt. Luke Skywalker contraste ainsi avec un vaste réseau de personnages qui ne cesse lui aussi de verbaliser ses doutes et de changer d’avis quant à Ren – quand Ren ne le fait pas lui-même. Han et Leia s’interrogent sur leur fils ; Rey tente de le ramener vers la lumière – après l’avoir initialement traité de « murderous snake » ; Snoke, quant à lui, émet un commentaire métatextuel dans The Last Jedi : « Alas, you're no Vader. You're just a child in a mask. » Une fois qu’il accède au rang de Supreme Leader à la fin de The Last Jedi, Kylo Ren semble devenir un antagoniste pur et dur, purgé de toute attraction vers la lumière ; en réaction, les protagonistes cessent de s’interroger sur la possibilité de le ramener vers la lumière. C’est cette version de Kylo Ren qui, nous le verrons, est réemployée dans les contenus transmédia qui traitent le personnage comme un méchant unidimensionnel.

14Une fois tué et ressuscité par Rey, Kylo reçoit la visite du fantôme – ou du souvenir – de son père, et c’est ici que The Rise of Skywalker effectue un virage scénaristique :

Han Solo. I missed you, son.
Kylo Ren. Your son is dead.
Han Solo. No. Kylo Ren is dead. My son is alive.

15L’affirmation catégorique et cathartique de Han Solo valide la destruction symbolique de toute une identité, ce que ni Vader ni Ren n’avaient pu faire avec leurs identités d’origine. Au gré des trois films de la trilogie Disney, le statut de Ren est ainsi régulièrement déconstruit pour imposer, semble-t-il, une lecture de Ren à l’aune de Vader, tout en poussant dans ses retranchements le déséquilibre à peine perceptible chez Vader (dans sa version cinématographique) et sa rédemption finale.

16Kylo Ren nous apparaît alors comme un personnage en état de superposition quantique, à l’image du chat de Schrödinger dont la survie dépend de l’état d’un atome radioactif ; tant que la boîte n’est pas ouverte, les principes de la physique quantique nous indiquent, dans cette expérience de pensée volontairement poussée à l’absurde, que le chat serait à la fois mort et vivant. De même, l’état de l’entité Kylo Ren/Ben Solo est lié au jugement des autres personnages et à celui du public : la même entité est désignée par des noms différents auxquels sont liés des qualités différentes. Cette superposition pose la question du désignateur rigide15 qui devrait être attribué au personnage et qui permettrait de l’identifier dans tous les contenus transmédia : « Ben Solo » est le nom initial de l’entité que nous évoquons (utilisé notamment par ses parents et par Rey), mais les films semblent s’évertuer à construire par-dessus une autre entité, « Kylo Ren ». Au terme de The Rise of Skywalker, la « boîte » du personnage est ouverte pour de bon, et ne subsiste alors que l’un des deux états : Ben Solo. Loin de résoudre ce paradoxe, les contenus transmédia vont l’alimenter, tout en mobilisant un état plutôt qu’un autre selon les besoins de la narration.

Une diffraction transmédiatique

Différents médias, différents états du personnage

17C’est dans la série animée Star Wars Resistance (Disney Channel, 2018-2020) que Ren apparaît, puisqu’elle se déroule à la même époque que la trilogie Disney et occupe l’espace entre chacun des films. Kylo Ren s’y fait rare, et y est présenté comme un antagoniste implacable. La série ne cherche à aucun moment à complexifier le personnage, et n’empiète pas sur l’autorité canonique des films, en apparence inaltérables16.

18Galaxy’s Edge, quant à elle, forme sa propre « bulle » au sein du réseau transmédiatique. Concentré autour de l’attraction qui porte le même nom, ce réseau comporte une série de cinq comics et trois romans à l’heure de l’écriture, chronologiquement situés entre les films The Last Jedi et The Rise of Skywalker. Kylo Ren réserve son apparition pour l’attraction, qui le voit affronter Rey en combat singulier ou maltraiter ses officiers lors des passages scriptés, mais aussi patrouiller dans le parc à la rencontre du public. Ces expériences, que Disney exploitait déjà avant le rachat de Lucasfilm, mobilisent un « fandom haptique » : des fans qui se plaisent à interagir directement avec les personnages, en totale immersion au sein de l’attraction ; ces expériences peuvent être aussi importantes dans le rapport à la franchise et sa narration que la relation entretenue avec les différents médias17. Or l’emploi de Kylo Ren dans l’attraction est en cela similaire à celui de Darth Vader : pour les besoins de l’expérience, c’est d’abord leur méchanceté unidimensionnelle et archétypale qui est mise en avant, parfois tournée en ridicule, pour générer le mélange de rires, de gêne et de frissons dont le public semble friand face à ces antagonistes populaires.

19Une différence, toutefois : Vader est un personnage qui possède des caractéristiques assez stables durant la trilogie originale ; il est donc plus facilement transposable dans une attraction. Le Kylo Ren de Galaxy’s Edge semble pour sa part beaucoup plus « localisé », temporellement (l’acteur reprend le comportement du personnage tel qu’il apparaît entre The Last Jedi et The Rise of Skywalker) et esthétiquement, puisque les contraintes de l’attraction l’obligent à garder le fameux masque. On l’a vu, ce dernier amoindri la superposition des deux identités au profit de Kylo Ren. Galaxy’s Edge exploite donc uniquement l’une des deux entités qui composent le binôme Ben Solo/Kylo Ren.

20Les comics témoignent pour leur part d’ambitions variées qui, coordonnées ou non (elles sont le fruit de plusieurs auteur·ices), produisent un effet similaire à la trilogie du point de vue de la biographie de Kylo Ren. Le personnage y est tantôt pétri de doutes, refusant de « tuer » l’apparition de ses parents dans la cave de Dagobah18, ou d’affronter ses anciens co-disciples Jedi19 ; tantôt fermement décidé à prouver sa valeur au sein du First Order et à marcher dans les traces de Vader, tuant sans vergogne le roi d’un peuple conquis20 et se montrant déterminé à exécuter tous les membres de la Résistance21. L’aspect du personnage varie en conséquence, tantôt menaçant, tantôt focalisé sur ses expressions faciales. Là encore, le masque se révèle utile, non seulement pour marquer la froideur de l’état « Kylo Ren », mais aussi jouer sur la filiation avec Vader, comme lorsque Snoke impose à Ren de ne pas porter son masque sur Dagobah : « You cannot hide behind a mask, here. You cannot pretend to be Vader in this place22. » Si les films sont l’équivalent de la boîte du chat de Schrödinger, maintenant Ben/Kylo dans un état de superposition, les comics sont alors l’équivalent de l’expérience de la double fente : comme un rayon lumineux, Ben/Kylo ne se comporte pas comme une particule (une seule entité localisable) mais comme une onde, qui se retrouve diffractée sur plusieurs médias.

Vader et Ren : méchants malgré eux ?

21L’apport le plus contradictoire des comics est peut-être l’origin story de Ren, et notamment l’incident déclencheur révélé dans The Last Jedi : le geste malheureux de Luke Skywalker, tirant son sabre laser après avoir senti l’obscurité gagner son disciple, et le combat qui s’ensuit. Dans The Last Jedi, si les flashbacks subjectifs sont tirés des points de vue de Luke et du futur Kylo Ren, aucun de ces narrateurs non fiables ne détaille ce qui se passe après l’effondrement de la cabane de Ren. Skywalker émerge des décombres après une durée indéterminée, pour découvrir le temple Jedi en proie aux flammes, et ses autres disciples morts. Il en conclut, et c’est l’interprétation que semble valider le long métrage, que Ren les a tués.

22Hors The Rise of Kylo Ren 1 étend ce récit à la Rashōmon : sortant le premier des décombres, aveuglé par la rage, le jeune Ben Solo ne fait que pointer son sabre laser vers le temple, avant d’exprimer son incompréhension lorsque des nuages s’amoncellent au-dessus du bâtiment. Un éclair frappe le temple qui s’embrase.

Ben Solo. I never… I don’t want this.
Snoke (par télépathie). And you did not choose it, Ben. The Jedi did. Skywalker.

23Cette mise en scène très ambiguë, soulignant le quiproquo dans lequel l’hubris de Ben Solo l’enferme, et l’origine évasive de l’éclair destructeur, ont provoqué une controverse chez les fans. La controverse retentit jusque sur la page consacrée par le wiki Wookiepedia à cet événement particulier23, où une section entière aborde le rapport contradictoire à la continuité et à « l’intention des auteurs » des comics. Pour tenter d’établir la « vérité » sur cet événement critique dans la construction du personnage, la page relate notamment des tweets échangés entre des utilisateur·ices du réseau Twitter et Matt Martin, membre du Lucasfilm Story Group (dont le but est de veiller à la cohérence de l’univers fictionnel). En tant que défenseur du canon, Martin répond à plusieurs reprises que The Rise of Kylo Ren ne contredit pas The Last Jedi et Star Wars: The Rise of Skywalker: The Visual Dictionary. Il a d’ailleurs, au regard de la présente analyse, ce geste intriguant : il compare la réaction de déni de Ben Solo face au temple détruit avec la réaction d’Anakin Skywalker (« What have I done ? »), juste après qu’il a provoqué indirectement la mort de Mace Windu pour protéger le futur Empereur Palpatine, dans Revenge of the Sith24.

24Martin valide l’idée que Ben Solo a bien détruit le temple « malgré lui », tout en jouant sur la comparaison avec Vader, dont le statut de « malgré lui », initié par Revenge of the Sith, sera aussi développé dans les années 2000, notamment… au travers des comics25. Palpatine – dont Snoke n’est qu’un subordonné – y est régulièrement montré comme tirant les ficelles d’Anakin Skywalker et Ben Solo depuis le début26. Cette déresponsabilisation se retrouve dans The Rise of Skywalker, où l’Empereur est présenté comme le véritable antagoniste de la saga :

Palpatine. My boy... I made Snoke. I have been every voice... [il prend la voix de Snoke] you have ever heard... [Il prend la voix de Vader] inside your head.

25Les œuvres dessinées renforcent ainsi l’analogie entre les deux personnages, et leur manipulation par la même entité. Toutefois, plutôt que de consister une en continuité rétroactive, qui réviserait des éléments précédemment établis, elles proposent plutôt une « complétude rétroactive27 » : elles ne réécrivent pas, mais apportent un point de vue plus ambigu et complexe sur des éléments établis afin de donner plus de profondeur à l’univers fictionnel, et en l’occurrence, de compliquer la tâche qui consisterait à juger, une fois pour toute, Kylo Ren. Ces œuvres participent ainsi de la multiplicité des points de vue, un principe majeur du transmedia storytelling28, et semblent se rapprocher d’une philosophie transmédiatique à « média-maître altérable29 » : les comics non seulement réitèrent en écho la superposition du personnage, mais ils la rendent aussi plus visible en le diffractant, dévoilant ce qui se passe à l’intérieur de la boîte quantique tant qu’elle n’est pas ouverte.

Comment les fans jugent Kylo Ren

26La question qui se pose est bien entendu celle de l’accès aux données permettant de juger Kylo Ren, d’un point de vue esthétique comme axiologique. On peut supposer que le public qui se limite aux films de la saga possède l’essentiel des informations ; en un sens, il ne serait pas dans l’intérêt des contenus transmédia de trancher, puisque la superposition instable du personnage semble être la clé de son succès, aussi polarisant soit-il.

27Nos propres tentatives pour mesurer la réception du personnage se sont avérées plus complexes que prévues, peut-être à cause de la quantité et de la variété des variables que nous souhaitions mesurer : médias consultés, familiarité avec l’univers de la franchise, pratiques de fans, shipping, évaluation esthétique et morale du personnage, … Nous en resterons donc ici à des conjectures, sur la base de nos lectures et de relevés de traces électronique dispersés sur plusieurs plateformes30, dont le forum Jedi Council31, mis en place par un des fansites les plus populaires, TheForce.net, en ligne depuis 199632. Ces sources constituent des archives inépuisables pour suivre l’évolution de la réception de la saga, dont nous ne pourrons qu’effleurer la surface dans l’espace qui nous est imparti : nous nous focaliserons sur des aspects qui nous semblent découler, au moins en partie, de la superposition et de la diffraction du personnage.

Reylo et la rédemption de Ben Solo

28Le terme de shipping désigne l’enthousiasme de certain·es fans autour d’une relation romantique entre deux personnages (ou plus), que cette relation soit présente dans le texte canonique, suggérée ou absente. Il est bien sûr courant dans la communauté fanique de Star Wars, et c’est ici que les choses se compliquent, car un ship en particulier a non seulement attiré l’attention des universitaires33 et des critiques34, mais aussi contribué à des guerres intestines au sein du fandom : le ship Reylo, nommé d’après les prénoms des personnages Rey et Kylo.

29Le cœur du fonctionnement de Reylo consiste à imaginer que Rey sera capable de ramener Ben Solo vers la lumière, et que celui-ci pourra couler avec elle des jours heureux35. C’est notamment The Last Jedi qui tend à rendre canonique la possibilité d’une attraction entre les deux personnages. Dans une perspective critique féministe, le ship est perçu comme problématique, car Rey tente de changer un homme qui se révèle abusif envers elle dans le texte canonique : la relation fantasmée est alors considérée comme toxique. Le ship Reylo a donc dressé des fans les un·es contre les autres au fil de débats d’ordre moral.

30Les plus récents sujets du forum Jedi Council témoignent de ces vifs désaccords : une recherche « reylo » donne aujourd’hui l’impression d’arriver après une rude bataille, car elle renvoie notamment vers des sujets supprimés ou des discussions à propos de ces derniers36, ou encore vers cette proposition de sujet visant à « ouvrir une discussion entre pro-reylo et anti-reylo37 », immédiatement clôturée par une instance modératrice : « Nope. We're not doing this. We have enough of this wretched argument on the forums, as is. We also don't allow anyone to make claims about who is and isn't a fan. Locking. » Non seulement le conflit gronde de manière régulière, mais il semble dégénérer en un jugement de valeur sur la légitimité de telle ou telle activité au sein du fandom, ce qui a mené à une purge du sujet hors du forum. C’est ce genre de débat qui explique peut-être aussi, sur le subreddit dédié à Star Wars, l’une des règles de modération invitant à « discuter de la franchise, pas des fans38 ».

31Pour Cait Coker et Karen Viars, qui écrivent en 2017, avant la sortie de The Last Jedi, la possibilité de séparer Ben Solo et Kylo Ren, le protagoniste et l’antagoniste, semblait découler de l’absence de matériau narratif portant spécifiquement sur Ben Solo39. Nous avons pu voir que, depuis, des contenus transmédia lui ont été consacrés, bien que de manière succincte, puisque focalisés sur ses premiers pas en tant que Kylo Ren – les œuvres, d’ailleurs, usent du nom de Ren dans leurs titres. Ben Solo n’est finalement présent, dans le récit transmédiatique de la nouvelle trilogie, que lorsqu’il est enfant (dans quelques romans et comics) et après sa rédemption dans The Rise of Skywalker, lorsqu’il n’est plus en état de superposition. À peine révélée, l’entité qui porte le nom de Ben Solo meurt, et reste donc encore, à l’heure de l’écriture, un canevas peu mobilisé par le canon, une zone d’indétermination riche de possibles40.

32À ce propos, Coker et Viars soulignent combien il est étrange que la plateforme AO3, la plus célèbre archive de fanfictions, utilise le slash pour distinguer Ben Solo de Kylo Ren. En effet, les tags, qui permettent d’identifier le contenu d’une fanfiction, mobilisent généralement le slash pour indiquer qu’il s’agit de la représentation d’une relation romantique entre deux personnages. Le tag « Ben Solo |Kylo Ren » (qui renvoie à l’heure de l’écriture à 47 965 fanfictions) exprime selon les autrices une possible intention de « réviser le personnage dans la fanfiction (par exemple, plus « Ben Solo » et moins « Kylo Ren »)41. La superposition quantique du personnage, nous le supposons, n’est donc pas seulement perceptible dans le texte canonique, mais aussi jusque dans les métadonnées des fanfictions ; cette superposition peut être exploitée, les fans choisissant d’ouvrir la boîte du chat de Schrödinger, et décidant de l’état dans lequel le personnage se retrouvera, pour ensuite, si besoin, retravailler l’un ou l’autre de ces états – ou au contraire, exploiter l’ambiguïté de l’entité Ben/Kylo.

33Nous avons pu noter, au gré des sujets de discussion du forum Jedi Council centrés sur Reylo, que des shippers préféraient conserver intacte l’ambiguïté du personnage plutôt que d’extraire Ben Solo du binôme : à la question d’un·e utilisateur·ice qui demande comment les fans de Reylo peuvent faire abstraction du meurtre d’Han Solo42, d’autres répondent que cet acte, et les remords de Kylo Ren/Ben Solo, en font un personnage aussi passionnant que le contrebandier de l’espace43. Une recherche plus complète que la nôtre menée sur Tumblr, en direction des fans de Reylo (n=147, 89,1% de femmes), soutient cette hypothèse. Elle révèle que le ship Reylo, dans l’échantillon interrogé, n’est pas considéré comme abusif par une grande majorité de répondant·es, notamment parce que, de manière attendue, les répondant·es opèrent une distinction entre des faits réels, parfois vécus, et un contenu fictionnel. Si 60% du panel pense que les anti-Reylo déforment leur propos, 16,3% affirment que les antis n’ont pas compris la relation telle qu’elle est représentée à l’écran44. L’autrice note d’ailleurs que 66% des répondant·es ne considèrent pas les actes de violences entre Rey et Ren (combats au sabre laser, manipulation mentale, lecture des pensées de l’une et de l’autre) comme typiques d’une relation abusive puisqu’ils se produisent dans un contexte de guerre galactique où les deux personnages se retrouvent dans des camps opposés, « excluant la notion d’abus du contexte militaire45. »

Kylo Ren au prisme de son époque

34Coker et Viars soulignent aussi qu’un autre ship est venu concurrencer Reylo dès la sortie de The Force Awakens : Kylux, réunissant Kylo Ren avec le général Hux et imaginant, sous la haine mutuelle des deux hommes, une attraction d’ordre romantique et/ou sexuelle. Dans le cadre de celle-ci, les fans semblent ouvrir la boîte et se concentrer sur l’état « Kylo Ren », prenant en compte le fait que lui et Hux sont des « evil boyfriends »46.

35Nous rejoignons les autrices dans l’idée que le ship Kylux est à replacer de manière plus générale dans la façon dont les éléments paratextuels et les produits dérivés de la saga Star Wars ont toujours mis en avant les antagonistes : Darth Vader et ses stormtroopers – dont le nom fait une référence explicite aux sturmtruppen de l’Empire Allemand – comptent parmi les favoris des fans. Disney semble à ce titre normaliser l’usage d’antagonistes dont les costumes, la structure politique et les actes les rapprochent des Nazis et plus largement des fascistes, dans la trilogie originale47, et des néonazis dans la trilogie Disney48. Dans le même temps, cette dernière, en accord avec son temps, semble critiquer, au moins en surface49, les mouvements suprématistes blancs et de « l’alt-right ». Kylo Ren est ainsi construit à l’image des masculinistes blancs qui n’allaient pas tarder, dans le monde réel, à se dresser contre les aspects perçus comme les plus progressistes de The Force Awakens :

Weeks before the film’s release, the Men’s Rights Activist (MRA) website and self-proclaimed “blog for heterosexual, masculine men,” Return of Kings, called for a boycott of The Force Awakens, which they cited as “SJW [Social Justice Warrior] Propaganda” with a “non-white and female agenda” due to its three newest protagonists consisting of a woman and two men of color […]50.

36Les crises de colère puériles de Kylo Ren lorsque les protagonistes lui échappent (et notamment Rey, qualifiée du terme réducteur de « girl » dans The Force Awakens), prennent ainsi une autre tournure, analysée à l’aune de la « fragilité » de la masculinité blanche ; en cela, l’appropriation du discours politique de la trilogie Disney a certainement dépassé les intentions créatives du studio, quand bien même il est possible de suspecter que Ren ait délibérément été écrit en prenant modèle sur les « Men’s Right Activists »51.

37De même que Darth Vader, Kylo Ren n’a pas tardé à être érigé en méchant iconique, et s’il ne porte pas le poids de décennies de réappropriation (l’avenir dira si le personnage a autant de succès que son modèle), il a déjà été détourné dans des scénettes comiques. Pour terminer cette analyse, nous souhaiterions revenir sur un sketch de l’émission Saturday Night Live (NBC, 1975-présent) qui a rencontré un grand succès auprès des fans de Star Wars et du public en général, à tel point qu’il a d’ailleurs connu une suite.

38À l’occasion du passage d’Adam Driver dans l’émission, le sketch intitulé « Star Wars Undercover Boss: Starkiller Base52 » propose de détourner le fonctionnement de l’émission de télé-réalité Undercover Boss (CBS, 2010-présent), dans laquelle des chef·fes d’entreprise se déguisent pour se mêler à leurs employé·es et découvrir leur avis sur le ou la « boss ». Diffusé en 2016, après la sortie de The Force Awakens, le sketch met donc en scène Kylo Ren s’intégrant au sein de la base Starkiller (capable de détruire des planètes) en se faisant passer pour Matt, un technicien radar. Le principe consiste à se moquer de Ren, qui peine à contenir sa colère (au risque de dévoiler son identité) et se révèle maladroit lorsqu’il tente d’être un meilleur boss. Quand un officier révèle la mort de son fils dans le programme de conditionnement des stormtroopers, Ren, face caméra, explique :

Matt (Kylo Ren). Hearing that Zack lost his son really struck a nerve with me. Especially since I’m the one that killed him.

39La carte de condoléances qu’il transmet ensuite à l’officier (« Sorry I killed your son. Kylo Ren ») appuie le propos : le sketch se moque de l’ambiance de travail oppressante et sordide de la base. Le sketch suivant53, où il incarne Randy le stagiaire, force le trait, puisque Kylo Ren y est montré tuant encore plus de subordonné·es.

40De manière frappante, le dilemme moral du personnage est bien celui du méchant Kylo Ren, inventé pour l’occasion, et non celui de Ben Solo/Kylo Ren tel qu’il intervient dans les films : ce dilemme est comique, et non tragique. Le second sketch, daté de janvier 2020, fait l’impasse sur la rédemption de Ben Solo dans The Rise of Skywalker, et maintient la représentation de Kylo Ren dans ce qu’il a de plus puéril, instable et unidimensionnel. Même si ces sketchs visent à se moquer du personnage, on retrouve donc ici la séparation nette entre Kylo Ren et Ben Solo ; c’est ici Kylo Ren qui est extrait de l’état de superposition de Ben/Kylo pour mieux servir son statut d’antagoniste.

Tuer Kylo Ren, sauver Ben Solo

41Après la diffusion de The Rise of Skywalker, des fans ont lancé, et maintiennent depuis, une campagne pour convaincre Disney de ramener le personnage de Ben Solo à l’écran, sous le hashtag #SaveBenSolo54. En actant la superposition entre Kylo Ren et Ben Solo, et en condamnant le premier à mort, le dernier film de la trilogie semble proposer une lecture de l’entité qui s’appuie délibérément sur l’incomplétude du personnage de Ben, sur cette « non-existence », alors même qu’il semble présent, à chaque instant, sous le masque du meurtrier génocidaire et fasciste.

42C’est cette superposition entre Ren et Solo, entre l’ombre et la lumière, qui, nous le pensons, canalise les lectures empiriques, notamment dans le cadre du ship Reylo, précisément parce que ces lectures diamétralement opposées des pro- et des anti- semblent s’appuyer sur deux personnages différents – une vision qui apparaît soutenue par le texte canonique. Ces hypothèses, toutefois, méritent à présent des investigations plus poussées, à même de saisir les nuances et la complexité de ces lectures empiriques, et la façon dont elles peuvent être liées à la construction du personnage dans son environnement transmédiatique.