Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Présentation
Fabula-LhT n° 24
Toucher au « vrai » : la poésie à l'épreuve des sciences et des savoirs
Jan Baetens et Annick Ettlin

On a touché au « vrai » : lectures historiques de la figure du poète penseur

We touched the "real thing": historical readings of the figure of the poet thinker

1La scène est bien connue, elle appartient même à nos imaginaires de lecteurs et de lectrices de poésie : le poète Stéphane Mallarmé, icône de la modernité, se présente un jour dans un amphithéâtre britannique et y annonce le scandale de la libération du vers. « On [y] a touché », prévient‑il, insistant sur l’extrême nouveauté et le caractère surprenant de cette « nouvelle », dont il affirme « se décharg[er] par traits haletants1 ». Séquence fondatrice d’une révolution formelle, que sous‑tend le mythe d’une langue poétique apparaissant dès lors comme d’autant plus profondément, naturellement ancrée dans un « état2 » séparé. Or, s’il est évident que l’histoire des formes a depuis enregistré quantité d’autres événements importants3, remontant d’ailleurs très largement en amont de la « crise de vers » pour tracer l’évolution d’une pratique, incarnée dans une matière textuelle facile à observer et se prêtant parfaitement à l’analyse rigoureuse, qu’en est‑il de l’histoire des idées en poésie, et mieux encore de l’histoire de l’idée de poésie elle‑même ? Laissons ainsi nos langues fourcher, imaginons pour un instant que Mallarmé ait prétendu, dans son discours d’Oxford et de Cambridge, toucher plutôt au « vrai » : l’expérience de pensée n’est pas absurde, car la vérité figure parmi les valeurs reconnues et défendues par les poètes à diverses époques, elle est glosée dans son articulation aux formes spécifiques du discours poétique depuis le Moyen Âge et jusqu’à aujourd’hui, elle réapparaît dans les textes (dans les poèmes eux‑mêmes ou dans leurs parages, dans toutes sortes d’interventions métapoétiques) comme un horizon sur le fond duquel s’esquissent des utopies, des rêves de transcendance. Pour l’approcher, il faudra ainsi savoir naviguer entre histoire et mythographie. La poésie peut‑elle être pensée dans son rapport à la vérité ? Si la question comporte sans doute une dimension théorique, il apparaît aussitôt qu’on n’y répondra, sans succomber soi‑même aux vertiges de l’essentialisme, qu’à travers une enquête historique portant moins sur des phénomènes formels que sur des idées flottantes (difficiles à observer), souvent elles-mêmes essentialisantes (et donc difficiles à prendre au sérieux). Dans son rapport à l’histoire, la réflexion théorique trouvera ainsi un précieux garde‑fou.

2Il nous faut d’emblée préciser deux choses. D’abord, notre déclaration imaginaire — « on a touché au vrai » —, délibérément polysémique, peut être le signe d’une grande modestie comme d’une non moins grande ambition ; elle peut renvoyer au fait que la vérité échappe toujours, ou qu’elle se laisse au contraire revoir et affecter. Ensuite, si le « cas Mallarmé » est fondateur pour la modernité, les questions qu’il soulève méritent d’être posées pour des époques antérieures, et déclinées pour aujourd’hui de multiples manières. Ainsi notre démarche, dans un premier temps, se donnait‑elle deux objectifs : mettre au jour la variabilité des usages du terme de vérité (et d’ailleurs aussi la variabilité conceptuelle du mot même, comme on le verra) et déployer une question en apparence typiquement moderne, celle des liens entre le discours poétique et les discours de vérité, sur une période vaste, qui l’excède en amont comme en aval. Il s’agissait ainsi, en observant le retour à différents moments de l’histoire littéraire d’un certain étalonnage de la langue poétique (ou qualifiée comme telle) par rapport à des formes idéales d’énonciations véridiques ou authentiques, de saisir une évolution du discours tenu par les poètes sur la poésie, et en particulier sur ce qui la relie au monde, à la vie, au réel. Poser la question des différentes manières dont les poètes évoquent, parfois invoquent la vérité nous semblait en effet permettre d’interroger la transitivité de leurs pratiques, mais tout en tenant compte de l’immense charge symbolique qu’ils projettent dans celles‑ci. Si notre objet prend appui sur des discours et des programmes, des actes (de publication, de collaboration, etc.), il est aussi fait de croyances, d’affects, tendu vers des imaginaires. À la fois précis (nous souhaitions nous interroger sur l’usage d’un mot, celui de vérité) et suffisamment porteur (car l’usage de ce mot entraîne inévitablement nombre de sous‑entendus, d’impensés, quantité de valeurs), notre objet était encore, et cela nous étonnait, assez peu entrepris par la critique et la théorie4. Pour centrale, et massive, que semble la question des rapports entre la poésie et les discours de vérité, elle nous paraissait se morceler, dans les travaux existants, en des enquêtes sur les rapports de la poésie et de la philosophie ou sur les rapports de la poésie et des sciences. Celles‑ci, entreprenant de décrire des pratiques, écartaient généralement la question (quant à elle théorique) de la valeur, sur laquelle nous persistions à revenir. Notre objet se situait en effet très précisément à un croisement : celui des discours réflexifs que les poètes produisent, et celui des excursions qu’il leur arrive de faire au sein d’autres discours disciplinaires (en particulier dans la philosophie et dans les sciences).

3Nous nous expliquions la relative virginité de notre objet, lui‑même pourtant si ancien, par un retournement trop vite arrivé dans l’histoire de la pensée sur la poésie : tandis que pendant longtemps, en effet, l’enquête a pu sembler superflue — au temps où poésie et vérité formaient un couple allant de soi, dans une critique encore largement solidaire —, aujourd’hui elle paraît soudain inactuelle (sinon dépassée), car la vérité, dans le domaine esthétique, est une valeur que l’on rattache au romantisme ; largement discréditée dans la foulée du « tournant linguistique », elle n’apparaît plus guère dans les travaux des théoriciennes et des théoriciens, qui ont eu tendance, ces dernières années, à se détourner de concepts aussi imposants et surplombants, hérités en l’occurrence de la philosophie, pour en privilégier d’autres plus manifestement labiles, empruntés quant à eux au lexique de l’anthropologie5.

4Du point de vue de l’actualité théorique, notre objet semblait donc un peu « passé », et pour autant nous continuions d’en voir la pertinence pour traiter les textes poétiques de l’extrême‑contemporain, qui font bel et bien encore usage du mot de vérité, voire du concept de vérité. En témoigne, dans le dossier critique accompagnant ce numéro, la « poésie didactique », remise au goût du jour, de Philippe Beck, ou l’écriture documentaire de Franck Leibovici, fondée sur l’utilisation d’un matériau authentique, marqué du sceau de notre réel, dans son immédiateté et sa trivialité. Ou encore, la parole ressassante de Christophe Tarkos, dans l’un des textes de PAN— « Tu vois, dire la vérité, c’est le poème. Tu vois de dire la vérité, le problème que ça pose. […] Le poème ne veut pas dire la vérité du monde mais il veut dire la vérité, je ne vois pas si la différence est compréhensible, si tu l’entends […]6 » —, sur laquelle renchérit une remarque d’Olivier Cadiot, reprise et commentée par Emmanuel Bouju dans une réflexion consacrée à ce qu’il appelle le « crédit littéraire » :

Citons Olivier Cadiot : « La vérité, c’est intéressant de vouloir la dire. L’écriture est juste le mouvement de ce bon vouloir ».
Il ne s’agit pas d’abandonner le désir de vérité, l’aspiration à la vérité, par‑delà les faux‑semblants des discours hérités, contraints, des discours d’artifice et de domination.
Mais ce n’est pas une prétention à la vérité : juste un bon vouloir.
Qui veut bien de la vérité, à l’ère de la post‑truth, des fake news et autres citations apocryphes ?
Nous autres.
Vous, moi7.

5Le mot de vérité n’a pas disparu des pratiques poétiques les plus actuelles, bien que nos contemporains soient sans doute depuis longtemps sortis, comme Jean‑Marie Gleize lu par Christophe Hanna, « du paradigme de la poésie‑quête‑d’une vérité8 ». S’opposer à une certaine conception ancienne, tout ensemble mystifiante et élitiste, des rapports entre poésie et vérité, certes ; mais sans renoncer à l’idée d’une certaine capacité de déblocage ou de déphasage, qui serait propre à l’écriture poétique et conduirait encore malgré tout à la considérer, de façon renouvelée, désacralisée, comme épiphanie : « disons, explique Hanna, que certains travaux postpoétiques cherchent à présenter une forme synoptique, sensible, de choses qu’on saisit mal ou dont le mode d’apparaître habituel bloque notre pensée, nos capacités d’analyse et de parole…9 ». Ainsi, à l’heure où la poésie est à nouveau très présente dans l’espace public et sur la scène littéraire, les poèmes jouant en effet un rôle central dans le glissement du texte aux pratiques hors du livre, souvent à grande valeur ajoutée, mais aussi, à l’heure où les poètes peinent, sans doute pour la même raison, à penser leur spécificité10, il nous a paru qu’il était encore temps de poser la très vieille question de la valeur de vérité de la poésie. Si, comme le remarquait Jean‑Claude Pinson dans les premières pages d’un « essai sur la poésie contemporaine », Habiter en poète, nous sommes bel et bien sortis d’un « modèle romantique », si nous avons débarrassé la poésie de sa « vocation ontologique », il vaut pourtant encore la peine de « porter au premier plan la question de l’habitation poétique » en « pren[ant] au sérieux ce qu’une poésie peut donner à penser à sa façon en apparence la moins “pensante”, la plus légère11 ».

L’histoire d’une valeur

6De la même manière que, depuis Nietzsche au moins, la vérité n’est plus saisie comme un concept stable, mais comme une construction qui peut varier, évoluer, se transformer en fonction des périodes culturelles et de l’évolution des institutions12, il nous paraît d’abord essentiel de considérer la vérité poétique comme une valeur fluctuante, qui appelle les fantasmes, certes, mais se développe aussi à la faveur de différentes stratégies, adaptées à différents contextes. Le présent numéro contribue ainsi à en faire l’histoire, au gré de plusieurs coups de sonde, dans les époques suivantes : le Moyen Âge, du Roman de la Rose à Villon, l’Ancien Régime des écrivains voyageurs (sur les traces de Jacques Peletier du Mans), l’aube du romantisme avec Coleridge, le xixe siècle des poètes scientifiques, l’ère de la crise de vers dont témoigne Mallarmé, les contrecoups de l’hégémonie surréaliste avec Paul Nougé puis Roger Caillois, l’après‑guerre de Leiris et de Ponge, jusqu’à un temps plus proche de nous, accusant une indéniable perte de prestige du texte poétique, auquel assistent Philippe Jaccottet et Yves Bonnefoy. Chacun des articles publiés ici entreprend de rétablir un contexte culturel, littéraire et/ou artistique précis dans lequel la notion de vérité poétique a été réenvisagée, renouvelée ou critiquée.

7La période romantique a bien sûr représenté pour nous un point de bascule, à partir duquel s’intensifiaient les discussions, en même temps que se multipliaient les occasions de collaborer, pour les poètes, avec les savants. S’il faut rappeler que les premiers troubadours tiraient déjà avantageusement parti de l’homonymie rapprochant comme naturellement, en occitan, la poésie de la vérité (le « vers » renvoyait alors aussi au « vrai ») et que les poètes de la Renaissance partageaient avec les savants leur objet privilégié, en l’occurrence la nature, les romantiques marquent cependant un nouveau point de départ, en inventant non seulement le concept de littérature sous sa forme moderne, mais en révolutionnant aussi l’idée de poésie13. Naît alors le désir, assurément démesuré, mystique à certains égards, de faire de la poésie une science suprême. Chez Novalis, comme on le sait, « plus c’est poétique, plus c’est vrai », car « la poésie est le réel véritablement absolu14 », et peu après chez Coleridge, comme on le verra ci‑après dans l’article de Benjamin Bâcle, s’opère entre la poésie et les sciences (considérées, résolument, dans leur pluralité) un « jeu de substitutions ». Mais la conception romantique a des échos lointains, à l’extrémité du xixsiècle d’abord, avec par exemple Saint‑Pol‑Roux, appelant de ses vœux une prise de conscience chez ses contemporains (« Comprendront‑ils enfin que la Poésie peut devenir davantage que l’indicatrice de la Science et qu’elle est la Science elle‑même dans son initialité15 ? »), et jusque chez Saint‑John Perse, dont l’allocution au Banquet Nobel du 10 décembre 1960 tient à situer le savant et le poète « sur un même abîme », devant un « mystère […] commun16 », avant de placer la poésie dans la relève d’une métaphysique désemparée, et de manière tout aussi importante dans celle d’un effondrement des mythes et des religions.

8En parallèle, la poésie dite scientifique, dont le xixe siècle est l’âge d’or, témoigne d’une autre forme de contact avec les sciences, plus concrète et aussi plus sociabilisée, et ceci bien avant l’avènement du roman naturaliste. Les travaux de Hugues Marchal, notamment, ont mis au jour « une avalanche de vers dévolus à l’astronomie, l’obstétrique, l’agronomie, la physique, la chimie et de multiples autres disciplines17 », parus sous la Révolution et l’Empire, et de manière régulière jusque vers 1870. Se manifestent ainsi tout au long du siècle, par alternance, des déclarations en faveur d’un idéal du « poète positif » (qu’entretient notamment Maxime Du Camp, ce que montre bien l’ouvrage de Marta Caraion recensé dans notre dossier critique) et l’annonce proférée à plusieurs reprises d’un divorce radical entre poésie et vérité — y contribue avec tonitruance, bien sûr, la plume de Baudelaire, en particulier dans ses « Notes nouvelles sur Edgar Poe » : « La poésie ne peut pas, sous peine de mort et de défaillance, s’assimiler à la science ou à la morale ; elle n’a pas la Vérité pour objet, elle n’a qu’elle-même18 ». Cependant, l’ouvrage de Régine Foloppe discuté ci‑après, a montré récemment les limites d’un tel verdict ; à cet égard, Théophile Gautier constitue une figure intéressante, tiraillée, comme tout le siècle, entre un rêve d’autonomie (incarné par les poétiques de « l’art pour l’art », dont participe comme on le sait la préface de Mademoiselle de Maupin en 1834) et les sirènes du monde réel, auxquelles Gautier lui‑même invite à céder, dans un liminaire programmatique pour le premier numéro de la nouvelle Revue de Paris en octobre 1851 : il y invoque « une littérature moins faite avec des livres, plus sentie, plus vécue », mais aussi « cherchant la vérité au-delà du lieu commun où trop souvent l’on s’arrête, ayant les mêmes audaces que la science qui cherche toujours, osant interroger directement la nature au lieu d’aller consulter les galeries, mêlant le lyrisme à l’observation pratique…19 ». Traversé par « la bataille du romantisme et du positivisme20 », selon l’expression heureuse de Marta Caraion, le xixe siècle voit donc proliférer les discussions, les prises de position et les controverses.

9La modernité intensifie encore les rapports de force, lorsque se déploie véritablement la figure du poète penseur, dans ce qu’Alain Badiou a appelé « l’âge des poètes », cette époque où la philosophie mise en berne laisse du champ à la poésie (le compte rendu de l’un des ouvrages récents de Badiou en reprend ci‑après la définition). La quête poétique paraît alors devoir être menée contre la rationalité et contre les savoirs scientifiques, jugés inadaptés ou limités, tandis qu’à ce moment aussi, comme le déclare Louis Bertrand en 1897, « le poème didacto‑scientifique est devenu impossible21 ». Non moins fréquents à partir de 1890, cependant, les rapports entre poésie et sciences prennent des formes encore plus complexes, plus diverses, que les travaux dirigés actuellement par Sascha Bru à l’Université de Leuven mettent très utilement en lumière.

À l’épreuve des sciences et des savoirs

10Bien sûr, une histoire brossée à si grands traits mérite d’être interrogée, précisée et nuancée, à partir de cas particuliers faisant l’objet d’enquêtes suffisamment détaillées. Par ailleurs, précisément pour mettre à distance, mais sans l’évacuer, une dimension embarrassante de notre question théorique, qui tient à ce que la vérité, en poésie, est avant tout un effet de discours, soit qu’elle s’inscrive dans une stratégie rhétorique de promotion du langage poétique, soit qu’elle relève plus fondamentalement de convictions, de ces petites mythologies que les poètes et leurs lecteurs se racontent à eux‑mêmes, nous avons souhaité encourager les auteurs et les autrices dont les travaux sont réunis ici à porter une attention particulière à l’articulation de deux questions, celle d’un rapport à la vérité (question intemporelle), et celle d’un rapport aux sciences et aux savoirs contemporains, relevant d’une histoire des pratiques. Cette articulation, en effet, nous semblait avoir été jusqu’ici trop peu explorée.

11Les rapports entre la littérature et les sciences ont quant à eux fait l’objet, bien sûr, de plusieurs travaux importants, depuis quelques dizaines d’années ; ils ont notamment donné lieu à la publication d’anthologies précieuses22. Dans ce domaine en passe d’être bien balisé, le numéro propose de donner un coup de projecteur, par le biais d’entretiens, sur deux projets menés actuellement aux Universités de Bâle et de Leuven, qui contribuent à développer une cartographie précise des intersections entre littérature et savoirs scientifiques.

12La discussion que nous a accordée Hugues Marchal avait d’abord pour objectif de présenter le projet de recherche intitulé « Reconstruire Delille23 », sur lequel il travaille actuellement, tout en revenant sur ses travaux précédents et notamment sur la publication de Muses et ptérodactyles (2013), dont il a été le maître d’ouvrage. Mais elle lui a aussi permis plus globalement d’insister d’abord sur la variété des formes que prend, au xixe siècle, ce qu’on a désormais l’habitude d’appeler la « poésie scientifique », et ensuite sur sa modernité, ou ses modernités, puisque le genre (d’ailleurs très peu étanche) a plus d’un point commun avec la poésie lyrique moderne. L’entretien accuse amplement le caractère réducteur des lectures ramenant la poésie scientifique, polymorphe et à vrai dire insinuée un peu partout dans le siècle, y compris chez des auteurs consacrés par l’école romantique, à une poésie à vocation strictement didactique. Les poètes, en réalité, n’assument leur tâche pédagogique qu’avec un intérêt mitigé ; leur lien à la science est beaucoup plus riche et beaucoup plus varié, il se décline sur tout le siècle et s’articule à l’évolution, puis même à la libération des formes poétiques. À cet égard notamment, Delille constitue un objet d’étude particulièrement intéressant, témoignant d’une période assez brève au cours de laquelle les savants et les poètes jouissaient d’un même prestige symbolique, qui devait favoriser leur collaboration d’égal à égal. Les seconds, estimant que le travail des premiers affectait désormais en profondeur toute forme de rapport au réel, entreprenaient alors de commenter la science avec leurs propres moyens.

13Une rencontre avec Sascha Bru et Abigael van Alst, membres du laboratoire de recherche MDRN — qui se penche, à Leuven, sur la littérature de la première moitié du xxe siècle — et responsables en particulier du projet Literary Knowledge (1890‑1950). Modernisms and the Sciences in Europe24, nous a permis d’aborder la manière dont les poètes, pendant cette période, redéfinissent le statut épistémique de la poésie, revendiquant l’existence d’un savoir qui lui serait propre. Il s’agit alors de comprendre pourquoi, et sous quelle forme ; les chercheur-es examinent pour ce faire les liens multiples, divers, qui peuvent être tracés entre la modernité poétique et l’évolution de la culture scientifique. La période examinée ayant vu la formation des sciences telles que nous les connaissons aujourd’hui, à travers une différenciation massive des disciplines, et leurs discours variés faisant comme un bruit blanc sur fond duquel les poètes méditent et écrivent, il s’agit bien de voir quel rôle la culture scientifique a pu jouer dans la redéfinition du statut épistémologique du discours poétique. Dans l’entretien reproduit ci‑après, Sascha Bru et Abigael van Alst insistent à leur tour sur le fait que la littérature n’a pas pour seule fonction de diffuser des contenus scientifiques, mais qu’elle pense véritablement aux côtés de la science, avec elle et parfois même pour elle.

14Il nous est ainsi apparu que la question historique des rapports de la poésie aux sciences et aux savoirs, relayant des discours contemporains, des pratiques de lecture réciproque ou de collaboration entre les poètes et les savants, pourrait nous aider à nous orienter dans l’histoire de son rapport à la notion de vérité, qui renvoie à la manière dont sont définis les pouvoirs de la langue poétique, c’est‑à‑dire à un imaginaire oraculaire et à des croyances de diverses natures. Il peut être intriguant de constater, à cet égard, que le déclin de la poésie dite scientifique (au sens strict, que Sully Prudhomme en particulier cherche à réactualiser sans grand succès à la fin du xixe siècle) coïncide avec l’avènement de ce que Badiou nomme « l’âge des poètes », autour de 1870, à un moment où la philosophie paraît désormais annexée à la science, et où celle‑ci se laisse compartimenter en disciplines de plus en plus spécialisées. L’émergence du couple poésie‑vérité, qui prend des accents mythiques, voire mystiques, à l’orée de la modernité, pourrait‑elle ainsi trouver une explication au moins partielle dans l’histoire des champs disciplinaires et de leur institutionnalisation, ou dans celle des croisements et des rapports (de force, parfois) dans lesquels entrent différentes formes de discours (scientifique, philosophique, poétique) ? Il semble à tout le moins que le face à face entre sciences et poésie doive s’ouvrir à ce troisième terme qu’est la philosophie, ce qui intensifie et complexifie naturellement la circulation des croyances et des valeurs entre les disciplines, et nous conduit déjà à envisager la versatilité du mot de vérité — entre vérité réaliste ou naturelle, qui serait l’apanage des savants, et vérité transcendantale, que viseraient ensemble et de façon concurrente les philosophes et les poètes.

15Les articles rassemblés ici témoignent tous à leur façon d’un tel projet. En particulier, l’étude de Maxime Leblond sur les récits de voyage en vers sous l’Ancien Régime propose de comparer ces derniers au grand poème scientifique de Guillaume de Salluste du Bartas, La Sepmaine ou Création du monde, à une époque où l’écriture scientifique et l’écriture poétique n’appartiennent pas encore à des domaines distincts. Celle de Benjamin Bâcle détaille les rapports de Coleridge aux recherches scientifiques de ses contemporains, qui alimentent sa conception de la poésie comme forme de science (ou de la science comme forme de poésie, puisque le rapport est ici entièrement réversible). L’article de Nicolas Wanlin propose de croiser l’étude de la poésie scientifique avec une poétique des sciences, au sens fort. Celui de Nathalie Gillain met en regard les écrits de Paul Nougé avec ceux des surréalistes parisiens, et les inscrit également dans le sillage des travaux de Gabriel Tarde sur les logiques de l’imitation ainsi qu’en contrepoint d’une démarche expérimentale acquise à la faveur d’une formation de biochimiste. François Moll dresse le portrait, en la personne de Roger Caillois, d’un polymathe dont les emprunts aux sciences constituées s’effectuent sur un mode à la fois débridé et foisonnant. Tandis que Layla Roesler étudie le rapport d’Yves Bonnefoy à la linguistique, Madeleine Brossier souligne les réticences de Philippe Jaccottet à l’égard non seulement des sciences, mais aussi de la philosophie, à laquelle s’affronte Francis Ponge, comme le montre l’étude de Camille Rodic : l’auteur du Soleil placé en abîme, en effet, renégocie l’héritage de Platon, à partir d’une récriture très libre de son allégorie de la caverne.

Une défense de la poésie

16L’enquête menée ici pourra en outre nous renseigner, par la bande, sur deux questions fondamentales, ayant fait l’objet de nombreux mythes, si bien qu’il nous est encore difficile de les aborder de façon neutre : celle des valeurs que nous attribuons à la poésie, et celle des rapports qu’entretient le langage poétique avec d’autres types de langages et de discours. C’est dire que le rapport de la poésie à la vérité comporte des enjeux, en particulier politiques, au sens littéral : il s’articule bien souvent, en effet, à une défense de la poésie, de son rôle dans la cité et de son inscription dans la vie. Prendre la vérité pour horizon, pour bon nombre de poètes, c’est situer la poésie dans un paysage discursif, et par‑là œuvrer à la légitimer.

17Lorsqu’en 1942 Paul Éluard intitule son recueil Poésie et vérité, pour indiquer sobrement que les vers y serviront la description d’un réel aussi ardent que dramatique, il témoigne des liens profonds unissant une forme d’expression plus que jamais respectée et honorée, à un contenu tirant sa noblesse de son authenticité. Mais en réalité, ces liens profonds, qui sont plutôt des sutures, reposent sur une série de traumatismes primitifs : à commencer bien sûr par l’éviction des poètes hors de la cité dans La République de Platon, leur langue ayant été jugée incompatible avec la raison25. D’autres mythes, ainsi, viennent contribuer à renverser ce verdict, par exemple celui du compagnonnage de Schelling, Hegel et Hölderlin, partageant la même chambre au séminaire. La défense d’un rapport naturel entre la poésie et la vérité va alors de pair avec l’espoir qu’elle retrouve son rôle politique et social. Pour Giorgio Agamben, dans l’ouvrage qu’il consacrait en 1977 à la « parole et [au] fantasme dans la culture occidentale », nous avons oublié « que toute poésie authentique vise à la connaissance, de même que toute véritable activité philosophique vise à la joie. Or il est urgent pour notre culture de retrouver l’unité de sa parole brisée26 ». Bien plus tôt déjà, pour Apollinaire, dans « L’Esprit nouveau et les Poètes » (1918), « les poètes modernes sont donc des créateurs, des inventeurs et des prophètes ; ils demandent qu’on examine ce qu’ils disent pour le plus grand bien de la collectivité à laquelle ils appartiennent. Ils se tournent vers Platon et le supplie, s’il les bannit de la République, d’au moins les entendre auparavant27 ». On peut remonter néanmoins encore plus loin : dans William Shakespeare (1864), Hugo n’associe‑t‑il pas très explicitement sa quête de vérité à un « service rendu » à la cité, au souci de « coopérer à la civilisation28 » ?

18Cette fois‑ci, bien qu’il nous soit apparu assez tôt (les discours sur la vérité poétique s’articulent à différentes crises existentielles qui ponctuent l’histoire du genre, au moins de la crise de vers à l’interrogation post‑Auschwitz, mais même en‑deçà et au‑delà de ces deux limites emblématiques), l’enjeu ne figurait pas dans notre appel. Nous avons pourtant eu la surprise d’en trouver la présence chez plusieurs de nos contributrices et contributeurs. Il ne faut pas s’en étonner : si le livre de Laurent Nunez sur Les Écrivains contre l’écriture (2006)29 compte plusieurs poètes parmi les « terroristes » du littéraire (Rimbaud, Aragon, Breton, et surtout Valéry, dont on sait qu’il déclara que « tous les livres [lui] sembl[aient] faux30 »), ceux-ci sont aussi tarabustés par la question de la vérité poétique. En témoignent les recueils de Rimbaud, qui contiennent nombre de déclarations époustouflantes, à la fin d’« Adieu » surtout (« et il me sera loisible de posséder la vérité dans une âme et un corps »), mais aussi dans « Mauvais sang » (« C’est très-certain, c’est oracle, ce que je dis »), dans « Nuit de l’Enfer » (« Et dire que je tiens la vérité… »), puis dans les Illuminations, au début de « Conte » (« Il voulait voir la vérité, l’heure du désir et de la satisfaction essentiels »), dans « Vies I » (« Je vois la suite !31 »)… la liste n’est évidemment pas exhaustive.

19D’autres textes, parmi lesquels figurent non seulement des prises de position théoriques, mais aussi et surtout des poèmes, associent quant à eux la réflexion sur l’épistémè de la poésie à une défense de sa légitimité, cherchant plutôt à désamorcer ou à prévenir les crises. Il faudrait relire à cet égard le long poème, en forme de plaidoyer, de Wallace Stevens, L’Homme à la guitare bleue (1937)32; ou se référer à la déclaration de Friedrich Wilhelm Schelling dans « D’une religion poétique » (1796) : il y associe le rapport entre la poésie et la raison (renversant ainsi la condamnation platonicienne) avec sa survivance : « Je suis convaincu que l’acte suprême de la raison […] est un acte esthétique […]. La poésie acquiert ainsi une plus haute dignité […] : seule la poésie survivra à tous les autres sciences et arts33 ».

20On lira ainsi dans ce numéro un article de Benjamin Bâcle s’intéressant au devenir de l’écriture de Coleridge, après la crise l’ayant conduit à renoncer au vers : c’est à ce moment que la poésie s’approche alors au plus près de la science, puisque cette dernière est retournée en une forme de poésie. Liesl Yamaguchi, dans un article sur Mallarmé, traite non de la crise du vers, mais plutôt d’une crise du langage plus vaste, dont le fameux « défaut des langues » constitue le symptôme. L’étude de Camille Rodic sur Ponge part de scènes emblématiques de la jeunesse du poète, qui le voient incapable de prononcer le moindre mot lors de ses examens oraux de philosophie ; elle décrira ensuite la manière dont Ponge confronte la vérité platonicienne, en la mettant (littéralement) en abyme. Chez Caillois, dans l’article de François Moll, seule une déontologie poétique stricte peut venir libérer la plume du poète, qui ne s’autorise à écrire qu’après avoir découvert une forme de vérité poétique qui soit acceptable sur le plan éthique. L’étude de Madeleine Brossier sur Jaccottet montre son besoin de croire en la vérité, pour pouvoir continuer à écrire, et ceci malgré son scepticisme et sa perte de confiance en la poésie, reçue en héritage de Hölderlin. Enfin Layla Roesler se penche sur la réaction de Bonnefoy à la crise déclenchée à ses yeux par le structuralisme et plus encore par le déconstructionnisme : il déploie alors une véritable défense de la poésie, passant par une défense du sujet.

21Ayant pris le parti d’étudier l’articulation des usages que les poètes font du mot de vérité à leur fréquentation des sciences et des savoirs, et pris acte de la dimension éventuellement politique (en des sens plus ou moins vastes de l’adjectif) de ces usages, nous avons défini trois enjeux, que les articles rassemblés ici permettent de traiter. Il nous reste à les décrire brièvement, dans les trois rubriques qui suivent. Les recherches de nos contributrices et de nos contributeurs (présentées ici dans le désordre, mais disposées de façon chronologique dans notre sommaire) nous conduiront à mettre la vérité au pluriel, à la réarticuler à la forme et au travail de la langue, et enfin à ressaisir à travers elle l’action positive des poètes (la création d’un commun, selon des modalités elles aussi plurielles).

Variations autour d’un mot

22Il nous importait, dans ce numéro, d’échapper à une méthodologie de type essentialiste, vers laquelle notre objet pouvait nous faire glisser ; nous avons souhaité, pour nous en prémunir, travailler davantage sur le retour et les usages, chez les poètes, d’un mot (et d’un lexique apparenté, dont nous voulions explorer l’extension), que sur la définition d’un concept unifiant, dont la stabilisation irait d’ailleurs très fortement à l’encontre des discours que nous voulions analyser. Nous ne nous sommes donc pas préoccupés de savoir ce que pourrait être la « vérité poétique » (l’entreprise aurait paru absurde aux auteurs mêmes sur lesquels nous nous penchions), mais, en nous mettant à l’écoute des textes, nous avons cherché à décrire les différentes grammaires dont le terme a fait l’objet (car celui‑ci revient, ne cesse de revenir, par la grande porte ou par diverses fenêtres, d’ailleurs même chez les opposants les plus farouches à l’existence d’une vérité artistique34). À une notion singulière et essentialisante, nous avons voulu substituer un ensemble de réponses mobiles, créatives, parfois audacieuses ou ambiguës, en pariant que les variations lexicales entraîneraient des variations dans les pratiques comme dans la pensée. En prenant au mot l’injonction d’Apollinaire, qui chargeait l’art, dans ses Méditations esthétiques, d’une vérité « toujours nouvelle » (car « on ne découvrira jamais la réalité une fois pour toutes35 »), nous avons voulu voir de quelles façons les poètes renouvelaient le sens et le contenu, l’ampleur et l’autorité, la crédibilité du mot de « vérité ». Comme Jacques Bouveresse dans La Connaissance de l’écrivain (2008), nous sommes partis du principe que la « réponse essentialiste36 » n’était pas la seule, et qu’elle ne s’imposait d’ailleurs pas plus nettement que d’autres.

23Nous n’avons ainsi voulu exclure aucune façon de concevoir ce que pourrait être la vérité : un discours universel, une parole située, un rapport au réel immédiat, une forme d’épiphanie, une voyance ou une vision, un « cratylisme37 », une concordance entre la langue et le monde (à travers, comme chez Mallarmé ici lu par Liesl Yamaguchi, les impressions visuelles produites par le langage, et même plus particulièrement par certaines voyelles)… Nous avons voulu admettre, par ailleurs, qu’en aspirant à une forme de vérité métaphysique (sur un mode typiquement romantique ou moderne, comme nous l’avons vu), les auteurs pouvaient être amenés à découvrir d’autres formes d’adéquation au monde, au réel, à soi… Il ne s’agissait pas ainsi de classer38, mais plutôt de faire proliférer. Nous voulions en somme rendre compte de la plasticité, de la volatilité et de l’ambivalence qui peut caractériser la notion de vérité, lorsque les poètes s’en saisissent.

24Ainsi, même chez Coleridge, au cœur donc du romantisme, nous avons découvert que le concept de vérité (universelle, scientifique) pouvait être ébranlé, le poète cherchant, à l’issue d’un parcours sinueux, à le rendre solidaire d’une expérience quotidienne, fragmentée et subjective du réel. L’article que lui consacre Benjamin Bâcle observe de quelle manière une conception poétique du monde rencontre chez lui sa conception scientifique, de sorte que la spéculation savante à laquelle le poète donne cours dans sa Theory of Life, par exemple, puisse naturellement, de façon cohérente, se substituer à l’écriture versifiée. Croyant fermement à la vérité poétique, Coleridge ne la distingue pas d’une vérité positive qu’il veut saisir dans les travaux des savants de son époque, se consacrant longuement à leur étude. Ce faisant, il défend une vision de la vérité comme cohérence interne, s’adaptant de façon dynamique et harmonieuse à des variations de milieu. Cette forme de vérité vivante, qu’il tente de cerner dans la Theory of Life, elle‑même pis‑aller d’une entreprise plus vaste qu’aurait été l’Opus maximum, trouve cependant peut‑être une meilleure réalisation dans les notations de ses Cahiers, la pensée abstraite s’y incarnant dans l’expérience ou le réel.

25Dans un tout autre contexte et une toute autre forme d’écriture, on verra que Francis Ponge est amené à rejeter à son tour, à sa manière joueuse, impertinente et astucieuse, la fixité, la rigidité et l’autoritarisme d’une certaine conception de la vérité, qu’il renvoie au topos platonicien l’associant à la lumière — et ceci pour remettre littéralement la vérité en mouvement (la fouetter comme une toupie ou comme un œuf, selon ses termes), après l’avoir mise en abyme, c’est‑à‑dire prise au piège. À partir d’une lecture à la fois soigneuse et inventive du Soleil placé en abîme, qu’elle aborde sous un angle herméneutique, mais aussi génétique, Camille Rodic nous montrera de quelle façon Ponge instaure en poésie un nouveau rapport à une vérité décentrée, un rapport non tyrannique, horizontal ou expérimental. Par la grâce du travail de l’« objeu », ou plutôt par la brèche qu’il permet d’ouvrir, le concept philosophique est revu plus tard chez Ponge en « conceptacle » : sans aucun nihilisme, il s’agit cependant de décaler fermement les mots et les notions, pour libérer et multiplier leurs rapports.

26Afin de rendre compte de la souplesse de la notion de vérité poétique, nous avions invité nos contributeurs et nos contributrices à étendre le lexique et à le faire varier, en explorant l’usage ou la récurrence de termes voisins, mais qui permettent de déplacer, voire de reconfigurer le rapport de la langue au réel : la sincérité et la clarté par exemple, comme dans le programme qu’esquisse Verlaine dans l’une des pièces de Bonheur (« L’art tout d’abord doit être et paraître sincère / Et clair, absolument : c’est la loi nécessaire39 »), ou comme chez les auteurs étudiés par Nicholas Manning dans un ouvrage intitulé Rhétorique de la sincérité40, dont le compte rendu est repris dans notre dossier critique. Ce pourrait être aussi l’exactitude et la justesse que décrit notamment Danièle Cohn, dans une étude « sur l’esthétique des Lumières », en précisant qu’elles sollicitent « l’engagement d’un observateur41 » ; ou encore la cohérence et la rigueur qu’évoque volontiers Roger Caillois, ce que montre bien l’article de François Moll consacré à sa « déontologie poétique ». Il souligne en outre à quel point la pensée de Caillois est avide de continuité et d’adéquation, entre l’imagination et la nature en particulier. À cet égard, l’image ou l’analogie permet, dans l’écriture poétique, d’atteindre non la vérité, mais plutôt la justesse, puisqu’il s’agit toujours de penser en termes de correspondances et d’harmonies, à partir d’une nature perçue dans son antériorité. Au sein de celle‑ci, le poète bénéficie toutefois de la liberté de choisir des formes meilleures que d’autres, et en l’occurrence, rejetant la plante, il élit la pierre, qui fonctionne comme témoin d’une justesse naturelle et première. Étant lui‑même sorti du paradigme de la révélation (car l’écriture, prétend‑il, est « en pure perte »), si Caillois n’abandonne pas tout à fait le terme de vérité, il lui donne différents sens. Il le renvoie ainsi tout à la fois à la morale que s’impose le poète et à la nature qu’il s’efforce de continuer, les deux formes de création, naturelle et poétique, obéissant de la même manière à des lois rigoureuses.

27Nous avions enfin invité nos contributrices et contributeurs à considérer les éventuels retournements que la poésie pourrait fait subir à la notion de vérité, ou la fonction critique qu’elle pourrait exercer à son égard. Trois articles s’y emploient, ceux de Philippe Frieden sur François Villon, de Nathalie Gillain sur Paul Nougé et de Mathieu Perrot sur Michel Leiris, et par ailleurs, dans notre dossier critique, deux comptes rendus se penchent sur les contradictions du savoir poétique : ils portent sur les ouvrages récents de Thierry Roger sur Corbière et de Joseph Acquisto sur ce qu’il appelle l’« ignorance savante » des poètes modernes. Leurs propositions s’inscrivent ainsi dans la continuité du travail d’Arturo Mazzarella, qui, dans un livre sur l’illusion, la fable et le songe dans la modernité littéraire, cherche à circonscrire la « puissance du faux », sa fonction constructive ; il fait ainsi bouger d’une certaine manière l’opposition, à laquelle nous sommes si bien habitués, entre vérité et fiction, afin de conférer à la seconde une valeur sémantique plus ample et plus complexe.

28Dans un article qui rend d’abord hommage au travail de recherche effectué il y a une dizaine d’années par une équipe de médiévistes dirigée par Sarah Kay et Adrian Armstrong, Philippe Frieden étudie le rapport très particulier, subversif, qu’entretient Villon avec le savoir. Ainsi la première partie de son article reparcourt-elle l’ouvrage intitulé Une muse savante, afin d’indiquer différents lieux d’intersection entre la poésie et le savoir, à une époque, entre le xiiie et le xve siècles, où la prose gagne de plus en plus de terrain, notamment dans les domaines de l’écriture encyclopédique et historique. Mais le vers y joue néanmoins toujours un rôle, celui de donner, à travers ses mises en forme, un accès à des connaissances de divers types : c’est le panorama qu’avaient dressé les travaux de Kay et Armstrong — dans lequel Villon ne s’inscrit que de façon très problématique. Comme le montre Frieden, la valeur des vers de Villon est difficile à cerner, pour plusieurs raisons : parce qu’il y insère probablement délibérément de fausses citations, parce qu’il y adopte une posture d’autorité explicitement défaillante, qu’il y met la raison à l’épreuve (par exemple dans la Ballade des contre‑vérités) ou qu’il y clame sa fondamentale ignorance, mais aussi parce que ses vers posent des problèmes de compréhension dont on peut se demander s’ils sont intentionnels. Frieden propose en particulier de voir comment le savoir, chez Villon, est déjoué par le jeu des formes, notamment par l’adoption du huitain octosyllabique et la disposition de signatures en acrostiches. Il en tire une leçon que le poète, qui se présente comme « escollier », nous donne par la bande : elle consiste, en mettant en jeu la possibilité même d’un accès au savoir et à la vérité, à la mettre en doute.

29L’article de Nathalie Gillain se penche quant à lui sur la méthode d’écriture que préconise Paul Nougé, tête pensante du groupe surréaliste de Bruxelles. S’opposant très concrètement aux surréalistes parisiens et après avoir rejeté par ailleurs la théorie romantique de l’expression, Nougé propose de fonder l’invention poétique sur le calcul, la ruse et le mensonge. Les surréalistes bruxellois, en effet, ne cessent d’insister sur « le caractère aporétique de toute entreprise littéraire ou artistique attachée à la découverte d’une vérité », comme l’explique Gillain. Ils travaillent aussi à déconstruire les valeurs morales (de sincérité et d’authenticité) qui lui sont attachées, mais sans pour autant renoncer à la « croissance », à l’« enrichissement » et au « perfectionnement » de l’esprit. La science, à cet égard, est convoquée pour rompre tout à fait avec le biais véridictionnel ; plus précisément, la sociologie de Tarde permet de mettre en cause un antagonisme réducteur entre imitation et invention, de façon à réinvestir le lieu commun et son détournement — celui‑ci devient un matériau central pour la création poétique, désormais tournée vers la production de « mensonges esthétiques savamment calculés ». Nougé en vient ainsi à considérer l’art de faire illusion comme une technique à la fois scientifique et poétique, la figure du prestidigitateur jouant comme intermédiaire entre le savant et le poète.

30Chez Leiris, c’est plutôt l’erreur qui fait à son tour l’objet d’une science — une science pas tout à fait sérieuse, qui permet en somme de mettre à distance les prétentions du rationalisme et du positivisme. L’article de Mathieu Perrot insiste sur la dimension ludique d’une telle recherche, qui permet aussi d’introduire du « jeu », un écart entre vérité et correction, puisqu’en réalité la lucidité du regard sur soi, qui passionne Leiris, tient souvent plutôt aux révélations que lui fournissent ses erreurs. Dans la poésie comme dans les écrits intimes, ainsi, l’erreur n’est pas dénoncée (comme elle pouvait l’être dans les travaux d’ethnographie) mais « énoncée », selon Perrot. Elle s’inscrit dans une poétique, qui ne s’appuie plus sur la confession mais sur l’action, et dont la sincérité plus complexe émerge comme spontanément. L’erreur, en somme, en raison des vraies surprises, des épiphanies dont elle est porteuse, fait l’objet chez Leiris d’une recherche délibérée, parallèle à sa réflexion sur les pouvoirs du langage poétique.

Une épistémologie des formes

31Les articles rassemblés ici, par ailleurs, invitent à interroger très concrètement l’action des formes poétiques sur la valeur de vérité qui peut être attribuée au genre. La vérité, ainsi, peut se présenter plutôt sous la forme d’effets de vérité, que prennent en charge des structures, des modes d’énonciation, des techniques ou des dispositifs, que ce soit par stratégie ou pour servir un contenu, comme le supposaient Sarah Kay et Adrian Armstrong dans leurs travaux sur la fin du Moyen Âge, s’interrogeant : « Quels types de savoir trouve-t-on dans les textes versifiés ? Le fait que ces textes soient rédigés en vers apporte-t-il d’autres dimensions aux sortes de savoir qu’ils offrent42 ? » Les chercheurs observaient dans leurs corpus l’importance de la forme versifiée, dont les effets leur paraissaient irréductibles à un contenu ; ils constataient aussi l’émergence de l’idée, familière aux modernes, selon laquelle le langage poétique tirerait sa puissance, sa valeur épistémologique de sa « poéticité ». Combattue par Sartre à la suite de Jakobson, qui isolait strictement la fonction poétique de toute fonction communicationnelle, l’idée apparaît cependant fréquemment chez d’autres penseurs de la modernité, notamment chez Heidegger, pour qui la poéticité porte le langage à son maximum de véridicité43. On circule ici, comme nous l’avions prévu, parmi différents discours imprégnés d’idéologie, où domine le crédit. Il nous paraissait dès lors plus intéressant et plus sage de chercher dans nos corpus des exemples nous autorisant à soutenir l’hypothèse : la valeur de vérité des poèmes tient-elle à un travail des formes, est-elle issue d’une matière, linguistique, laquelle se prêterait à diverses manipulations ? Il s’agissait ainsi de s’interroger sur les spécificités matérielles du discours poétique par rapport aux autres formes de discours, d’étudier l’attention très vive que les poètes portent à la langue, les inventions qu’ils y opèrent, sans pour autant bien sûr succomber au mythe de l’unicité ou de la supériorité du langage poétique.

32Dans ce numéro, l’article de Maxime Leblond pose la question de la compatibilité de la forme versifiée avec l’exigence de véridicité à laquelle le genre du récit de voyage est soumis, sous l’Ancien Régime. Partant, il propose d’interroger la valeur épistémologique du vers, à partir d’œuvres de Jacques Peletier du Mans, de Marc Lescarbot et de Diéreville, qui sont les auteurs, certes minoritaires, de récits de voyage versifiés. Ceux-ci constituent aux yeux de bien des lecteurs de l’époque une forme de paradoxe, la poésie étant alors couramment associée à la fiction, tandis que le récit viatique vise bien sûr la restitution d’une expérience réelle, selon un point de vue référentiel. À partir d’un corpus atypique donc, il s’agit de poser plusieurs questions : dans quel rapport le récit de voyage en vers entre-t-il avec la poésie scientifique ? comment l’écriture versifiée présente-t-elle et organise-t-elle les savoirs, parfois dans une collaboration avec la prose ? selon quels principes peut-on conférer aux vers, dans un tel contexte, une valeur de vérité ? On verra que l’enquête de Maxime Leblond lui permet notamment de souligner le rapport particulier que l’écriture versifiée instaure avec les lecteurs, les encourageant à participer activement à l’élaboration du sens ; le travail de la forme, ainsi, permet de renouveler les stratégies didactiques du récit de voyage.

33Nicolas Wanlin se penche quant à lui sur ce qu’il appelle la « poétique des sciences », qu’il croise avec une étude rapprochée des dispositifs mis en œuvre dans la poésie scientifique du xixe siècle, en particulier à travers l’exploitation de polysémies et d’échos intertextuels. Partant de l’observation selon laquelle les savants de cette époque bénéficient encore d’une solide formation littéraire, et qu’ils sont amenés par la force des choses à travailler la langue pour y trouver l’expression la plus adéquate possible des vérités expérimentales dont ils sont les garants, l’article de Nicolas Wanlin montre que l’écriture scientifique doit assumer sa figuralité, qui est une forme de poéticité. Il s’agit d’observer, en effet, que le lexique dont se servent les savants appartient à une culture qu’ils partagent avec les poètes. En soulignant la poéticité du discours des savants, on peut, selon Nicolas Wanlin, aborder la poésie scientifique d’une manière nouvelle, non en la considérant comme une « littérature d’inspiration scientifique », mais comme « le visage littéraire de la science révélé dans la culture »  en effet, au xixe siècle, c’est bien dans une culture commune et par le biais d’une même langue, qu’il s’agit de mettre en forme, que les savants et les poètes s’expriment.

34Comme le montrera Liesl Yamaguchi, c’est encore d’une autre manière que le vers est mobilisé, chez Mallarmé ; mais il l’est toujours dans le cadre d’une recherche (ici en partie utopique) de la vérité, qui s’incarne chez le poète sous la forme d’un langage idéal. À partir de la lecture rapprochée d’un passage célèbre de « Crise de vers », Liesl Yamaguchi prend au sérieux une hypothèse mallarméenne : il existerait une correspondance entre une langue « suprême », qui serait « elle-même matériellement la vérité », et les propriétés sensitives de notre langage humain. Le poète en extrait des vers qui visent à rétablir une harmonie entre les impressions visuelles produites par les sons, et les sens qu’ils forment à travers leur disposition dans des mots, parallèlement, donc, aux études des savants de l’époque sur la synesthésie. L’analyse des spéculations auxquelles s’adonne Mallarmé dans ses manuels de linguistique anglaise, Thèmes anglais et Les Mots anglais, permet de montrer qu’en fait, l’enjeu se concentre sur le cratylisme des lettres, et plus particulièrement des voyelles, auquel Mallarmé semble croire, envisageant ainsi l’existence d’un « alphabet absolu ». L’écriture versifiée s’y réfère pour introduire dans la langue des effets d’harmonie, qui sont autant d’effets de vérité : l’article de Yamaguchi en montre les techniques à l’œuvre dans deux poèmes, « Le vierge, le vivace… » et « Ses purs ongles très haut… », qui voudraient faire surgir le sens « d’un mirage de la matière ».

Vers d’autres épiphanies

35Enfin, notre numéro voudrait aussi ouvrir, au gré de diverses propositions apparaissant ponctuellement dans les articles qui suivent, et en particulier dans les deux derniers d’entre eux, une réflexion sur les formes de transmission et de communication qui s’opèrent dans l’acte de lecture. À la question de la vérité, en effet, s’articule celle de la lisibilité, comme le montrent notamment l’article de Philippe Frieden sur Villon, ou le compte rendu, dans notre dossier critique, consacré à Franck Leibovici. En nous intéressant à la transitivité de la poésie, nous souhaitions aussi nous pencher sur sa capacité à fonder des communautés (à des degrés divers, allant des communautés strictement interprétatives à des regroupements plus politiques, organisés autour de « partages du sensible44 », selon une idée maintenant bien établie dans les champs critique et théorique)  ou même plus simplement sur sa capacité à fonder du commun. La proximité de l’idée de vérité avec celle de révélation ou d’épiphanie, en effet, nous invitait à considérer les effets d’étonnement, l’émerveillement ou les bouleversements que peut susciter la lecture d’un poème — sa lecture esthétique comportant alors un supplément d’ordre cognitif, mais éprouvé aussi sur un mode affectif, voire sur un mode existentiel45.

36Ainsi Lautréamont assignait‑il à la poésie une charge double et complexe — « la mission de la poésie est difficile », prévenait‑il —, celle d’instaurer des rapports entre nos lois, nos abstractions théoriques et leurs mises en application dans le réel. « La poésie doit avoir pour but la vérité pratique46 » : voilà bien encore une autre manière d’imaginer la vérité comme coïncidence, cette fois entre la pensée et les actes. À cet égard, les apports du pragmatisme pourraient nous être utiles, et certains théoriciens de la poésie s’en sont inspirés avec profit ces dernières années, à commencer par Dominique Rabaté, dans Gestes lyriques (2013). Celui-ci y aborde, dans ses premières pages,

[une] expérience commune et qui [lui] semble trop rarement prise en compte dans les théorisations de la poésie : cette façon que nous avons de convoquer, à des moments souvent surprenants, et presque à notre insu, des morceaux de chansons ou des bouts de vers qui viennent curieusement s’adapter au contexte singulier où ils trouvent un sens en accord avec la circonstance de leur mobilisation. Tel vers, tel refrain nous traversent et touchent à quelque chose qui se dit par la citation involontaire, comme si ces passages de textes résumaient un état d’esprit, une disposition ou une humeur qui se met en résonance avec le morceau de texte47.

37« Accord » ou « résonance », qui revêtent pour celui ou celle qui les éprouve un caractère miraculeux : la poésie s’adapte alors, comme par enchantement, à la vie, elle s’y coule et s’y inscrit comme énoncé de vérité, de manière certes subjective, mais sans doute de manière profondément authentique. D’un point de vue pragmatiste, ce n’est plus l’exactitude qui compte, mais l’efficacité48 ; l’énonciation réussie est celle qui porte une force d’émotion ou de conviction.

38La poésie moderne en particulier, comme le rappelle Rabaté, « rêve de ce pouvoir d’effraction, de réalisation, qui peut aller du pouvoir prophétique, dont Breton cherche les conditions, à l’idée du poème comme performance dans la poésie sonore49 ». La vérité poétique est alors entièrement contenue, circonscrite dans l’acte de lecture (ou d’écoute) et dans l’expérience qu’il constitue. On peut la considérer comme performative, comme le souligne Nathalie Gillain, occupée quant à elle à mesurer la performativité du mensonge chez Nougé.

39Ainsi, l’article de Layla Roesler indique de quelle façon Bonnefoy, s’appuyant précisément sur la deixis (soit l’inscription d’un texte dans une énonciation engageant le sujet et son contexte), réintroduit dans l’acte d’énonciation une forme de vérité qui correspond en fait à une coïncidence entre le dire et le faire. La notion de « présence », qu’il affectionne, apparaît comme une construction théorique, qui lui permet de s’opposer aux présupposés du déconstructionnisme. C’est parmi les outils de la linguistique et notamment de la pragmatique que Bonnefoy trouve de quoi légitimer ses croyances sur les pouvoirs du langage poétique, bien que celles‑ci soient en fait plutôt issues d’une vision romantique de l’art ou d’une pensée philosophico‑théologique. Mais l’article de Layla Roesler montre bien que Bonnefoy n’est pas que le défenseur de valeurs souvent jugées obsolètes aujourd’hui, et qu’il fonde sa réflexion sur une étude approfondie du fonctionnement de la langue, inspirée de la linguistique saussurienne, dont il semble avoir intériorisé les prémisses, et surtout des théories de la performativité, qui lui permettent de consolider le rapport, auquel il tient, entre la vérité poétique et l’expérience, ou la présence d’un sujet.

40Mallarmé, auquel on peut revenir enfin, associait bien la vérité à l’effet transfigurateur de l’œuvre d’art, à travers l’émotion esthétique. C’est le sens de la formule, d’une extrême densité, qu’il adressait à Léo d’Orfer, après en avoir encore mis en scène la profération douloureuse (« je balbutie, meurtri ») : « La Poésie est l’expression, par le langage humain ramené à son rythme essentiel, du sens mystérieux des aspects de l’existence : elle doue ainsi d’authenticité notre séjour et constitue la seule tâche spirituelle50 ». Il est remarquable qu’ici la poésie n’élucide pas, mais se contente d’exprimer des mystères, qu’elle reconduit, les laissant disponibles à nos investissements ; ce faisant, elle nous procure un sentiment d’adéquation, d’appartenance. La correspondance, cette fois, s’établit entre le moi et le monde : et la vérité poétique est alors intérieure.

41L’article que Madeleine Brossier consacre à la poésie de Philippe Jaccottet permet, dans ce sillage, d’insister sur son caractère expérientiel ; un accord se manifeste, lors de moments privilégiés et souvent brefs, entre celui qui regarde et ce qu’il regarde. Après avoir défini l’impasse dans laquelle se trouve le poète, tiraillé entre un scepticisme fondamental, et la conviction, peut‑être héritée des romantiques allemands, qu’il existe une « parole vraie » qui est à sa portée, Madeleine Brossier montre qu’elle peut être dépassée, de manière certes momentanée, dans des rencontres et des expériences qui possèdent aux yeux du poète un caractère « indéniable ». La vérité telle que la définit Jaccottet est ainsi résolument anti‑scientifique et anti‑philosophique, bien qu’elle soit profondément liée à la nature, celle‑ci étant conçue comme un lieu originel. Elle se manifeste de manière fugace, dans les textes poétiques, notamment à travers les schèmes de l’invisible, du dérobé, ou dans le motif du chuchotement. L’enquête de Madeleine Brossier, qui l’amène à parcourir l’œuvre de Jaccottet, pour y saisir des expressions diverses d’une telle fragilité, s’arrête aussi à plusieurs reprises sur des morceaux de poèmes dont elle propose une lecture patiente.

42Cette posture de Jaccottet, qui préjuge de l’incompatibilité des contenus objectifs et subjectifs et valorise très fermement les seconds aux dépens des premiers, constitue sans doute un postulat central de la théorie romantique (dans ses manifestations plus ou moins tardives). On la trouve déjà chez Baudelaire, qui, peu après avoir disqualifié la vérité poétique (« La poésie […] n’a pas la Vérité pour objet »), dans ses Notes nouvelles sur Edgar Poe, renvoie cependant le poème vers des « régions surnaturelles », ou vers l’entrevision de « splendeurs situées derrière le tombeau51 », bref vers une autre forme de vérité, plus mystique. Celle‑ci ne relève plus du paradigme de la révélation, mais bien de celui de l’expérience.

43On peut encore à cet égard se fier à la critique, discrète et néanmoins très ferme, que formule Emily Dickinson à l’égard d’un poète (masculin), « Cet Être / qui extrait un sens surprenant / De Signes Ordinaires / Une si vaste Essence » : par sa prétention à la vérité, « Lui et nul autre — / Nous investit — par Contraste — / D’une incessante Pauvreté52 ». De quoi nous faire encore réfléchir à la valeur, peut‑être ambiguë, ici par trop péremptoire, que peut revêtir, en contexte poétique, le terme de vérité.