Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Dossier
Fabula-LhT n° 24
Toucher au « vrai » : la poésie à l'épreuve des sciences et des savoirs
Maxime Leblond

« Une langue plus sujet à dire des mensonges que de veritez » : le paradoxe des récits de voyage en vers sous l’Ancen Régime

« Une langue plus sujet à dire des mensonges que de veritez »: the paradox of travel writings in verse under the Ancien Régime

1Parce qu’il s’agit d’un texte référentiel, le récit de voyage procède d’une expérience directe du monde dont il rend compte a posteriori. Dès lors, il est soumis à des critères de véridicité : tel événement s’est‑il vraiment produit ? Telle description est‑elle conforme à la réalité observée ? Le voyageur est‑il sincère, ou trahit‑il la vérité en amplifiant des faits, quand il ne les invente pas tout bonnement ? Contrairement à un texte de fiction, le récit de voyage tire sa validité de sa conformité avec le réel. Pourtant, il n’est pas moins le produit d’une écriture, c’est‑à‑dire d’une traduction de l’expérience vécue dans un code verbal. La question se pose donc de savoir quels choix linguistiques garantissent la vérité, que ce soit au niveau du registre de langue, de l’énonciation, ou encore du style. Autrement dit, un récit de voyage est‑il plus véridique s’il est écrit en prose que s’il est versifié ?

Le paradoxe de l’entrée en littérature du récit de voyage

2Selon la majorité des chercheurs qui s’intéressent à cette littérature, le corpus viatique forme « un genre sans loi1 ». La littérature viatique présente une telle hétérogénéité qu’il semble impossible de distinguer des principes partagés par l’ensemble des œuvres. Sur le plan formel plus particulièrement, les récits de voyage diffèrent grandement : on trouve autant de carnets de route que de lettres envoyées par le voyageur à un correspondant, de journaux, de monographies, de compilations cosmographiques. La longueur des textes varie, de même que leur structure, leur style et leur énonciation. Comme le remarquent Grégoire Holtz et Vincent Masse, le récit de voyage est toujours « prêt à se mouler dans d’autres formes2 », intégrant des dialogues, des épisodes romanesques et autres genres littéraires. De ce fait, la théorie littéraire échoue à définir positivement le genre du récit de voyage, car aucune norme poétique ne détermine les ouvrages en amont de l’écriture. Il semble donc que l’impératif de véridicité du récit de voyage ne soit pas incompatible avec une très grande liberté formelle. Dès lors, rien ne devrait interdire aux auteurs d’écrire en vers.

3En 1572, Jacques Peletier du Mans publie ainsi un long poème en décasyllabes intitulé La Savoye. Découpé en trois livres, celui-ci rend d’abord compte du territoire savoyard dans son ensemble, puis offre au lecteur un itinéraire transalpin, avant de rapporter les derniers événements survenus en Savoie.

4Marc Lescarbot est, quant à lui, resté à la postérité pour son Histoire de la Nouvelle‑France (1609‑1618). Dans cet ouvrage, il rapporte son séjour à Port‑Royal en Acadie3 et présente au lecteur plusieurs pièces en vers composées pendant le voyage et recueillies sous le titre des Muses de la Nouvelle‑France. Après son retour en France, le voyageur s’engage comme secrétaire de l’ambassadeur Pierre de Castille. À ses côtés, il passe plusieurs années en Suisse, au terme desquelles il publie, en vers, un Tableau de la Suisse. Il y décrit dans le détail tous les cantons helvétiques, ainsi que les principales caractéristiques du territoire, tout en répertoriant les alliances que les Suisses entretiennent avec le Roi de France. Cet ouvrage confie donc à l’alexandrin la fonction de restituer un savoir géographique, culturel et diplomatique. Plus encore, Lescarbot se montre curieux de la faune et de la flore et il s’intéresse vivement à certains phénomènes naturels tels que la formation du cristal et l’évolution des glaciers.

5Ces deux poèmes ont en commun de devancer ce que Roland Le Huenen nomme « l’entrée en littérature4 » des récits de voyage. Selon Le Huenen, il faut attendre l’époque romantique avant de voir chez les auteurs une véritable vocation poétique, la subjectivité du promeneur envahissant le premier plan du récit et détournant ce dernier de sa soumission au réel. Auparavant, les voyageurs composent essentiellement des ouvrages à la limite du témoignage direct et de l’écriture historique5. Que l’on pense à Jean de Léry, André Thévêt, Jacques Cartier, Samuel de Champlain ou encore aux Relations jésuites en Amérique, on constate que le savoir géographique recueilli sur le terrain s’écrit surtout en prose. Dans les Alpes, il en va de même : hormis quelques poèmes de Du Bellay ou de Pierre Poupo par exemple, les voyageurs rédigent principalement des lettres, à moins qu’ils n’aient entrepris un vaste travail de compilation cosmographique comme Sebastian Münster, Conrad Gessner ou Josias Simler. Cela dit, dans la deuxième moitié du xviie siècle, la poésie galante connaît un retentissant succès pour son usage du prosimètre, une alternance de vers et de prose. C’est ainsi que, près d’un siècle plus tard, Diéreville marche dans les pas de Lescarbot et publie, en 1708, la Relation du voyage du Port‑Royal de l’Acadie. Dans cet ouvrage rapportant l’aventure acadienne de l’auteur, les deux codes stylistiques se voient juxtaposés, entremêlés, ce qui le place dans la lignée du Voyage de Chapelle et Bachaumont publié en 16636. Toutefois, Diéreville rapporte un voyage au long cours, dans un territoire encore méconnu en France. Le rapprochement que nous opérons entre la Relation du Voyage du Port‑Royal de l’Acadie et l’œuvre de Lescarbot nous amène donc à considérer ce texte sous un angle davantage épistémologique, dans la mesure où il offre l’opportunité d’étudier le rapport que vers et prose entretiennent avec la description référentielle d’espaces exotiques, contrairement aux poètes galants et à leurs récits d’excursions provinciales.

6Le nœud du problème réside en effet dans le rapport entre poésie et vérité. De toute évidence, La Savoye et le Tableau de la Suisse occupent une place marginale dans le paysage littéraire de la fin du xvie et du début du xviie siècle. Quant à l’ouvrage de Diéreville, s’il s’intègre assez bien dans le mouvement poétique galant de la fin du xviie siècle, il représente aussi avec les Muses de la Nouvelle‑France l’une des rares tentatives de décrire un voyage en territoire américain sous forme versifiée. Il semble donc que Peletier du Mans, Lescarbot et Diéreville se soient écartés d’une certaine norme ou du moins aient innové dans la manière de rapporter les connaissances issues de leurs voyages. Or, quand bien même la littérature viatique n’est pas un genre défini par des normes poétiques, plusieurs critiques ont vu dans leurs récits versifiés une forme de transgression. C’est du moins ce que laisse supposer la mauvaise réception des œuvres poétiques de Lescarbot. Avant que les Muses de la Nouvelle‑France soient tirées de l’ombre par Paolo Carile et Marie‑Christine Pioffet, la critique tendait à lui préférer la partie en prose de l’Histoire de la Nouvelle‑France, comme en témoigne cette notice bibliographique de 1887 dans le Bulletin de Léon Techener:

Lescarbot était un observateur véridique, judicieux et impartial, qualités peu communes chez les voyageurs de tous temps. Il avait seulement le défaut de se croire bon poète, ce qui lui a donné la fâcheuse idée de joindre à son livre sur l’Amérique de méchants vers composés pendant le voyage, et de rédiger en vers encore plus mauvais un autre ouvrage, le Tableau de la Suisse (1619), qui renferme pourtant des particularités curieuses7.

7On le voit, la critique tend à distinguer poésie et récit de voyage. La plume lyrique, semblable à un passe‑temps gratuit et indésirable, s’oppose à l’œil véridique du voyageur. Un siècle plus tard, Diéreville explore les terres acadiennes décrites par Lescarbot, et nourrit à son tour l’idée de rapporter son expédition sous une forme versifiée. Mais il se ravise :

Lorsque je fis voir [ma Relation] à mes amis, il arriva une chose que je prévoyais, ils furent surpris de la trouver toute en vers, & ils me dirent que j’en avais diminué le prix en l’écrivain de la sorte ; & qu’on ne la regarderait que comme fabuleuse, étant dans une langue plus sujet à dire des mensonges que des veritez [...]8.

8Manifestement, le souffle lyrique paraît incompatible avec la prétention à la vérité qui anime et justifie les récits de voyage. Le témoignage en prose est du côté de l’autopsie ; la poésie est du côté de la fable, de l’ornement qui trompe. Dès lors, l’écart avec la norme se heurte à une contradiction épistémologique. C’est en ce sens qu’un récit de voyage versifié, à l’époque, semble paradoxal : car parler de paradoxe, c’est d’abord pointer du doigt une contradiction essentielle, l’association de deux idées contradictoires ; mais c’est aussi s’intéresser à ce qui s’écarte de la norme, ce qui lui est parallèle, qui dialogue avec elle mais jamais ne la rejoint.

9Dans le cadre de cet article, il s’agira donc d’explorer un corpus doublement marginal, puisqu’il associe les impératifs de véridicité du récit de voyage avec un style poétique qui convient davantage à la fiction. Dans une première partie, nous tenterons d’abord de situer ces récits de voyage en vers par rapport à la poésie scientifique du xvie siècle, afin de mettre en lumière leur spécificité épistémologique et stylistique. Puis, nous verrons dans ces œuvres la manière dont la prose et les vers se partagent le matériau descriptif. Il s’agira notamment de mettre en lumière de quelle manière l’écriture versifiée présente et organise les savoirs en étudiant les rapports complémentaires ou antagoniques qu’elle entretient avec la prose. Enfin, en soulevant à la fois la question de la dimension ornementale et cognitive du vers, nous nous intéresserons plus spécifiquement aux principes idéologiques qui confèrent à l’écriture versifiée une valeur de vérité.

Du poème scientifique au récit de voyage en vers

10Au xvie siècle, l’écriture scientifique et l’écriture poétique n’appartiennent pas nécessairement à des domaines distincts. Plusieurs auteurs tendent au contraire à présenter l’ensemble du savoir cosmographiques sous forme de longs poèmes exaltés. Guidés par Dieu, ou emportés par le vol de leur muse, ces poètes décrivent le monde sous tous ses aspects, détaillant les principales espèces animales et végétales. Mais surtout, ces poèmes deviennent un espace dans lequel les questions scientifiques les plus brûlantes de l’époque sont formulées et débattues. Par exemple, Guillaume de Salluste Du Bartas évoque — et combat — les théories nouvelles de Copernic dans son ouvrage intitulé La Sepmaine ou Creation du Monde. Il s’interroge de même sur diverses maladies, sur les cures thermales et sur le fonctionnement de la boussole et de l’aimant. Or, selon Frank Lestringant, Jacques Peletier du Mans figure parmi les principaux poètes scientifiques9. Il semblerait donc que La Savoye s’inscrive dans cette tendance littéraire visant à concilier écriture versifiée et savoir cosmographique. Comme dans La Sepmaine de Du Bartas, Peletier du Mans soulève plusieurs questions relatives à l’actualité scientifique de son époque. Mais surtout, il partage une inspiration divine et une prétention d’universalité. En effet, dans la poésie scientifique du xvie siècle, il ne s’agit pas seulement de rendre compte d’un fait singulier. Le poète se donne pour mission d’englober dans son texte l’entièreté de la Création, à l’aide notamment d’un jeu constant de correspondances entre le microcosme et le macrocosme. Dans ces textes, chaque élément décrit renvoie à un ensemble plus grand, de même que l’ensemble de l’univers peut se trouver condensé dans un moindre détail. C’est ainsi que l’Homme, pour Du Bartas, se présente comme un « abrégé du Monde10 ». De même Peletier du Mans cantonne-t-il son poème à la description de la Savoie, sans que ce cadre restreint contredise pour autant sa prétention à l’universalité, « Car quand [la Nature] ces Mons eriga & vetit / Elle y voulu faire un Monde petit11 ». Par cette correspondance entre le microcosme et le macrocosme, la description référentielle glisse vers le discours cosmologique de la poésie scientifique. La proximité entre La Savoye et les méditations cosmographiques se remarque encore dans le troisième livre, dans lequel Peletier du Mans interprète les catastrophes et les tempêtes survenues en Savoie comme autant de signes divins annonçant une apocalypse prochaine. Le monde n’est donc pas décrit pour lui‑même, mais en tant qu’il traduit l’action et la volonté du Créateur.

11Semblablement, le Tableau de la Suisse n’est pas exempt de digressions visant à conjuguer la description du monde avec une réflexion sur la nature du cosmos. Qu’il s’agisse d’une formule poétique ou d’une véritable position intellectuelle, Lescarbot attribue quelquefois à Dieu la forme du monde et de ses reliefs : « Un peu plus loin de là tu peux voir deux vallées / Que l’autheur de ce Tout a en une assemblées12 », écrit‑il. Plus encore, quelques maximes générales viennent donner un éclairage universel aux phénomènes de la Nature ou aux événements historiques. Ainsi les dissensions religieuses entre les Suisses s’expliquent-elles parce que « Toute chose icy bas est sujete à l’injure13 ». Le discours référentiel dialogue donc avec une vision plus abstraite du monde et convoque ponctuellement un intertexte religieux, moral ou mythique, comme lorsque Lescarbot compare son expérience des hauteurs avec les fables du mont Olympe14.

12À travers la poésie scientifique, l’écriture versifiée tendrait vers une vérité générale qui dépasse la seule observation empirique du territoire. Par conséquent, les auteurs de poésies scientifiques à la Renaissance n’abordent pas nécessairement l’espace d’un point de vue référentiel. À travers la forme poétique des méditations cosmographiques ou des hymnes, les poètes poursuivent une élévation spirituelle qui consiste à célébrer Dieu à travers l’éloge de sa création15. Le rapport à l’espace n’est donc pas immédiat. Comme l’explique Frank Lestringant,

[…] cette tradition essentiellement chrétienne considère le monde comme un livre qui ne peut se lire qu’à l’aide d’un autre livre : celui des deux Testaments. Il s’agit donc de faire la somme de ces deux livres, ajoutant les images du monde aux signes austères de la Bible, et la sagesse de la Bible aux apparences mystérieuses du Monde16.

13La poésie scientifique est avant tout une aventure livresque : nul besoin de s’embarquer pour des terres lointaines, de franchir des montagnes et d’explorer des lieux inconnus. Par conséquent, il importe ici de différencier la poésie scientifique et les récits de voyage en vers. Certes, La Sepmaine de Du Bartas se présente comme un voyage. Toutefois, il serait abusif de voir dans ces ouvrages le récit d’une authentique expérience viatique, dans la mesure où l’auteur tend à un niveau de généralité et d’universalité qui dépasse de beaucoup la réalité singulière d’un voyage. Le mouvement est celui de la pensée seulement, et c’est portés par les ailes de leurs muses que les poètes franchissent les espaces.

14Au contraire, des auteurs comme Peletier du Mans, Lescarbot et Diéreville se sont eux‑mêmes déplacés dans les territoires qu’ils décrivent. Leurs textes rendent ainsi compte d’une expérience unique ancrée dans un cadre spatio‑temporel précis. La Savoye de Peletier du Mans porte en effet les traces d’un authentique séjour dans les Alpes. À plusieurs occasions, il inscrit son nom dans le poème17, marquant sa présence parmi les lieux décrits et les événements rapportés ; et à la fin, il signe :

A tant par moi la Savoye chantee,
Apres l’avoir deux ans entiers hantee,
Et aiant vu cinquantecinq hyvers.
Au tems ailé ie consacre mes vers18.

15La Savoye se présente ainsi comme la relation d’une expérience vécue, proposant en outre, dans le deuxième livre, un itinéraire de l’Italie truffé de conseils aux voyageurs et de descriptions topographiques pour profiter de la route sans embûches. Le poème vise donc une vérité bien plus circonstancielle, relative à la pratique même du voyage. À la fin de la Renaissance en effet, la « vocation référentielle s’affirme de plus en plus et le genre viatique devient un genre prétendant refléter le réel dans toute sa vérité19 ». Avec Peletier du Mans, cette évolution toucherait aussi le domaine de l’écriture versifiée, puisqu’à la différence de Du Bartas dont il emprunte les accents et la prétention d’universalité, le poète renoue le lien référentiel qui unit sa description poétique avec le territoire qu’il a observé au cours de ses voyages.

16Aussi nous semble-t-il important de nuancer l’hypothèse d’Éric Thierry qui identifie le Tableau de la Suisse de Lescarbot à la poésie scientifique de la Renaissance. Selon ce dernier,

Le Tableau de la Suisse est fait de « méditations cosmographiques », selon l’expression utilisée par Mercator dans son Atlas de 1595 pour définir la conjugaison de l’intelligence des formes de la nature à l’adoration du Créateur. Mais s’il s’inscrit dans la tendance générale qui vise, au début du xviie siècle, à réconcilier le savoir géographique avec la doctrine des écritures, c’est surtout parce qu'il appartient à la lignée de La Sepmaine et de La Seconde Sepmaine de Guillaume de Salluste du Bartas qui, depuis leur première édition respective de 1578 et de 1584, ont grandement contribué à la concorde entre la peinture du cosmos et l'instruction de l’âme chrétienne20.

17Or, contrairement au rapprochement opéré par Éric Thierry, il semble que le Tableau de la Suisse vise bien plus à rendre compte de l’espace helvétique réel qu’à atteindre une élévation spirituelle par le biais de méditations cosmographiques, ce qui se confirme à la lecture des pièces liminaires. En effet, Marc Lescarbot place son poème dans le prolongement de son Histoire de la Nouvelle‑France en exposant une même méthode d’observation :

[…] en tout lieu que je me suis trouvé, je n’ay laissé rien passer de ce qui y est remarquable, soit en l’artifice des hommes, soit en la Nature, que je ne l’aye curieusement observé, dont j’ay ci‑devant rendu des tesmoignages au public, & de plus fraiche memoire j’y ay esté convié par le sejour que j’ay fait en vos Cantons prés monsieur l’Ambassadeur de France, durant lequel aprés avoir eu le contentement de voir & considerer voz villes, & vostre terroir, j’ay de gayeté de coeur employé mes promenades autrement perdues, à tracer sur mes tablettes la description de vostre païs que je vous presente ici, & ce d’un style tout nouveau, pour n’estre veu plagiaire du travail d’autrui, comme ont toujours esté la pluspart de ceux qui se sont melez d’escrire21.

18Le Tableau de la Suisse se présente donc indubitablement comme un récit de voyage, procédant d’une observation directe du territoire. L’évocation explicite des conditions de composition du poème contribuent notamment à solidifier le lien référentiel entre la description et l’objet décrit. Mais surtout — on l’aura remarqué — Lescarbot prétend adopter un style nouveau. Cette déclaration, en plus de revendiquer une originalité poétique, participe à la rhétorique de véridicité propre aux récits de voyage. Traditionnellement frappés d’un soupçon de mensonge22, les voyageurs doivent en effet multiplier les stratégies discursives pour démontrer au lecteur qu’ils disent vrai. Plus précisément, ils se réclament du principe d’autopsie qui n’accorde de valeur qu’à l’observation directe et personnelle du monde, et délaissent par conséquent les sources livresques. Or, chez Lescarbot, le désaveu du plagiat ne se limite pas au contenu de la description, puisqu’il affecte directement le style. Autrement dit, pour être véridique, il ne faut rapporter que ce que l’on a vu, sans emprunter à autrui ni le savoir ni la manière d’écrire. L’écriture versifiée dans le Tableau de la Suisse soutiendrait donc les impératifs épistémologiques du récit de voyage. C’est ainsi que Lescarbot prend ses distances vis‑à‑vis des poètes de son époque, dont la fibre galante hérite de Pétrarque et de Clément Marot :

Je sçay que les poësies échauffées des flammes de Cypris aggréent mieux à quelques‑uns. Mais, SIRE, cela est si commun, que j’ay mieux aymé prendre un sujet tout nouveau, & repaistre vos yeux des bigarrures de la Suisse, que de poesies semblables aux jardins d’Adonis, où n’y avoit que des mignardises et Simples en pots, & rien de ce qui est de plus necessaire à vie23.

19Le voyageur marque ainsi son ouvrage du sceau de l’utilité et oriente le sujet comme le style de son poème vers la transmission d’un savoir « nécessaire à la vie ». Le Tableau de la Suisse, comme La Savoye de Peletier du Mans, se distinguent donc de la poésie de cour et de la poésie scientifique qui les précèdent, parce qu’ils rendent compte d’une expérience de voyage authentique et qu’ils visent une connaissance empirique qui ne correspond plus à la quête d’un amour idéal ou d’une vérité transcendante.

20Cependant, on observe dans ces deux textes une certaine tension entre l’utilisation des vers et la nature du sujet décrit. En effet, après avoir longuement détaillé les essences végétales des Alpes savoyardes, Peletier du Mans écrit :

Mais où me metz ie, en chose si diffuse ?
Qui l’ornement du langage refuse ?
Là où peu sert l’oreille sans les yeus,
L’etude assez, mais l’epreuve ancor’ mieus24.

21Selon le poète, il semble que le savoir naturaliste soit impropre au discours versifié en raison de sa nature triviale. Mais une interprétation plus poussée révèle ici une stratégie rhétorique visant à encourager la participation du lecteur à la quête de connaissance empirique. En effet, il s’agit surtout de laisser le poème incomplet, afin de susciter l’envie de poursuivre l’étude sur le terrain. C’est une stratégie que l’on retrouve dans le Tableau de la Suisse :

Je ne veux point icy parler de mille plantes
Qui succent de ces monts les vertus excellentes.
Quiconque desireux sera de les sçavoir
S’en aille sur les lieux les rechercher & voir25.

22Par cette rétention d’information, les poètes renoncent à la prétention d’universalité qui caractérise la poésie scientifique et encouragent à la place la pratique même du voyage. De ce fait, ils inscrivent leurs ouvrages au sein de la littérature viatique, ce qui confère à leurs vers une fonction originale.

La rencontre de la prose et du vers dans le récit de voyage

23La question se pose donc désormais du rapport qu’entretiennent la prose et l’écriture versifiée dans la littérature viatique. En effet, si La Savoye est écrite exclusivement en vers, les ouvrages de Lescarbot et Diéreville sont plus complexes dans la mesure où une partie importante du texte est en prose. Le Tableau de la Suisse notamment ne se limite pas aux quelques 1752 vers du poème en alexandrin. Celui‑ci est précédé d’une liste des Cantons helvétiques ordonnés en fonction de plusieurs critères tels que leurs alliances et leur religion. Puis, l’ouvrage se termine par une compilation de documents en prose, incluant des traités diplomatiques signés avec la France, des extraits de textes tirés d’autres auteurs, ou encore la relation de quelques événements survenus pendant le voyage. Par ailleurs, le poème lui‑même est accompagné de manchettes dans lesquelles Lescarbot ajoute des compléments d’information. Ainsi, vers et prose se croisent à travers le déroulement linéaire de la lecture tout en étant juxtaposés dans l’espace même de la page. Et s’il est vrai que les notes marginales viennent souvent expliciter un aspect évoqué de façon allusive dans les alexandrins, il serait toutefois abusif de séparer le matériau descriptif selon ce critère stylistique. En effet, le poème expose abondamment les caractéristiques géographiques, historiques, diplomatiques de chaque ville, en plus de rapporter leurs alliances et leurs confessions religieuses. Loin d’être antagonique, le rapport entre vers et prose semble au contraire complémentaire. On retrouve ainsi, à la fin du Tableau de la Suisse, une mention explicite de la partie versifiée de l’ouvrage et de la nécessité de compléter cette dernière par un bref développement sur les singularités du Valais :

J’ay remarqué en mon Tableau de la Suisse beaucoup de singularités du païs de Valais. mais je serois reprehensible si j’oubliois à dire qu’au tresor de l’Eglise de Sion y a un metal qu’ils appellent Sacré, lequel ilz gardent en grande reverence depuis huit cens ans, à ce qu’ilz disent, […] pour garentir du tonnerre, de la peste, des fievres, & beaucoup d’autres maux26.

24Sans rien diminuer de la valeur épistémologique de la partie en vers, la partie en prose vient compléter cette première. Toutes deux ont alors en commun de remplir l’une des principales missions des récits de voyage : relater les événements qui se sont produits dans une actualité récente et rapporter ce qu’il y a de plus singulier pour satisfaire la curiosité du lecteur. Dès lors, l’écriture versifiée et la prose entretiennent un rapport similaire à la vérité.

25Néanmoins, dans la citation reproduite plus haut, Diéreville oppose la première à la seconde en l’accusant d’être un véhicule de mensonges et de fables. Dès lors, les vers agissent comme un repoussoir permettant d’affirmer la supériorité épistémologique de la prose. Dans les faits cependant, la Relation du voyage du Port Royal de l’Acadie est moins dichotomique qu’il n’y paraît. En effet, les extraits en vers ne se limitent pas à une fonction ornementale comme pourrait le laisser supposer le discours préliminaire de l’auteur. Au contraire, Diéreville alterne constamment les deux styles :

[…] je me promenai, & considerai plus particulièrement ce qu’il y avoit voir dans ces lieux.
De quel côté qu’on puisse regarder,
Le Terrain en est agréable,
L’entrée en est étroite & facile à garder,
On y pourroit construire une Ville imprenable.
[…]
Deux Rivières dont ce terrain est presque environné ne font pas un spectacle moins charmant à la vûë27.

26La description de Port‑Royal par Diéreville rappelle inévitablement celle qu’avait faite Lescarbot dans son Histoire de la Nouvelle‑France, tandis que les vers pourraient ressembler à ceux du Tableau de la Suisse, dans la mesure où ils détaillent dans un langage poétique la situation géographique de Port‑Royal, son potentiel stratégique et ses ressources. On remarque d’ailleurs que Diéreville reproduit la structure de l’Histoire de la Nouvelle‑France en faisant terminer sa Relation par deux chapitres, l’un sur les « manières » et l’autre sur « l’histoire des sauvages » : avant lui, Lescarbot avait consacré le dernier livre de son ouvrage à la description des hommes et femmes autochtones de leur naissance jusqu’à leur mort. Or, chez Diéreville, les vers continuent d’occuper une place importante dans ces chapitres essentiellement documentaires. Ainsi, le discrédit jeté initialement sur les vers dans la préface de Diéreville dissimule une volonté de soumettre l’ensemble du récit de voyage au prosimètre. L’aventure comme l’inventaire naviguent entre vers et prose et l’on retrouve, sous une forme différente, la complémentarité observée dans le Tableau de la Suisse de Lescarbot.

La versification : entre ornement poétique et transmission du savoir

27Il n’en reste pas moins que, traditionnellement, la versification est solidement associée à la recherche de l’ornement poétique. En tant que fleur du langage, le vers est souvent dégagé de toute valeur épistémologique, quand il n’est pas tout bonnement considéré comme superfétatoire. Comme l’explique Olivia Rosenthal, « la question de l’ornement, de la couleur ou du fard n’est pas simplement d’ordre poétique ou rhétorique. Elle ouvre une ère du soupçon, jette un doute sur le langage figuré et sur sa relation à la vérité28 ». De là découle l’idéal d’un langage dépouillé, capable de restituer le monde sans filtre. Gabriel Sagard par exemple cultive le style simple dans son Grand voyage du pays des Hurons, et avant lui des auteurs tels que Jean de Léry, Samuel de Champlain ou même Lescarbot adoptent les impératifs de véridicité du discours historique et du témoignage oculaire. Les voyageurs affichent ainsi de façon constante la prétention d’adopter un langage « naïf et naturel29 », dépourvu d’ornements rhétoriques, « afin que puisse s’établir une hypothétique équivalence entre “écrits” et “vécu”, entre “parole” et “réalité30” ».

28C’est sur ce point que s’articule la contradiction entre une volonté d’offrir au lecteur le témoignage sûr d’une observation du territoire et l’adoption d’un langage orné qui tire les œuvres du côté de la fiction et des apparences trompeuses. À ce titre, le Tableau de la Suisse est sans doute l’ouvrage le plus problématique, dans la mesure où Lescarbot convoque à la fois les ornements de la langue et de la peinture. En effet, la partie en alexandrins met en scène un poète qui se trouve au sommet du Weissenstein (une montagne qui domine une bonne partie du paysage helvétique) et qui s’adresse à un peintre, lequel reporte sur sa toile les éléments du tableau :

Peintre, ores que je suis sur la haute montagne
Qui conduit d’un long trait la Gaule en Allemagne,
Pein moy sur ce Tableau tout ce que de mes yeux
Je contemple d’icy, & d’un art studieux
Tire moy le pourtrait de ce grand païsage
Que le Ciel a donné aux Suisses en partage31.

29Cependant, les ornements poétiques — et picturaux en l’occurrence — participent eux aussi du désir de transmettre le savoir. En effet, loin d’être au service de l’hyperbole et de la fable, ils facilitent l’appréhension du contenu de la description par le lecteur. Plus précisément, ils possèdent d’abord une valeur mnémotechnique qui est reconnue depuis l’Antiquité, l’image et le vers tenant une place importante dans les arts de mémoire. À ce sujet, Olivia Rosenthal est catégorique :

Cela ne fait aucun doute, le vers est bien plus apte que la prose à s’imprimer dans la mémoire [...]. Même ceux qui enseignent l’art de la mémoire n’ont rien trouvé de si approprié, à cette fin, que d’imaginer une pièce divisée en plusieurs espaces, eux‑mêmes connus dans leurs moindres détails. Le vers ne propose rien d’autre, qui dispose chaque mot à sa place naturelle, et permet ainsi de se rappeler les mots en se rappelant les places32.

30Ainsi dans la Savoye de Peletier du Manscomme dans le Tableau de la Suisse de Marc Lescarbot, l’utilisation des vers aurait une valeur particulièrement stratégique dans les longs passages énumératifs, comme lorsque les auteurs font la liste des ressources animales, végétales ou minérales du territoire. Le choix stylistique accompagne de la sorte la vocation naturaliste de l’ouvrage : en plus d’encourager l’enquête de terrain, les voyageurs exemplifient les moyens de transmettre efficacement les connaissances acquises. C’est un aspect qui se retrouve aussi dans les Muses de la Nouvelle‑France de Lescarbot, notamment lorsque le poète énumère en alexandrins les noms des principaux chefs et guerriers amérindiens :

Chkoudun, et Oagimont, Membouré, Kichkou,
Messamoet, Ouzagat, et Anadabijou,
Medagoet, Oagimech, et avec eux encore
Celui qui plus que tous l’Armouchiquois abhorre,
C’est Panoniagués […]33.

31Les règles prosodiques de l’alexandrin permettent notamment de comprendre la prononciation et le découpage de noms propres issus d’une langue totalement étrangère au lecteur français de l’époque. Certes, un tel procédé entraîne le récit de voyage vers l’épopée ; mais s’il est vrai que les formules poétiques et les figures de style semblent nuire à l’exposition directe d’un savoir brut, elles endossent aussi une fonction didactique qui facilite l’acquisition de nouveaux savoirs et repose sur la participation active du lecteur à l’élaboration du sens. C’est le cas notamment des périphrases et autres tournures poétiques qui refusent de transmettre le nom propre et engagent le lecteur à suppléer par lui‑même à ce manque (Lescarbot écrit par exemple « bestes porte‑laines34 » ou « arbres porte‑noix35 »). Dans le prolongement de ce principe didactique, le langage poétique tend même à encrypter le savoir, lorsque celui‑ci pourrait être sensible. Cela paraît clairement lorsque Lescarbot indique la meilleure période pour chercher du cristal alors qu’il en désapprouve la pratique :

Mais il faut que ce soit au plus chaud de l’Esté
Sur le point que Phoebus est au Cancre arresté,
Car en autre saison souz la nege eternelle
Renaist à toute pluye une nege nouvelle36.

32En recourant à un lexique astrologique pour désigner le temps de l’année, Lescarbot emprunte les accents d’une poésie épique tout en essayant de retenir une information susceptible de corrompre un lectorat qui manquerait de sagesse. Notons toutefois que ces noms demeurent convenus et que le procédé n’entoure pas la vérité d’un épais voile de mystère. Il s’agit donc surtout de mettre à contribution le lecteur afin que celui-ci cherche par lui‑même une réalité masquée par les artifices de la langue.

33Tout cela contribue à fragiliser le lien entre expression littérale et transmission d’un savoir empirique. Autrement dit, les vers, qui ne partagent pas le dénuement et la simplicité de la prose, se présentent comme véhicules de vérité en raison même de l’écart qu’ils creusent avec le réel. Contrairement à la description littérale qui poursuit un idéal de conformité entre le discours et l’objet qu’il vise, le récit de voyage versifié trouve sa validité épistémologique dans la marge qui sépare le monde de sa copie. Cela revient à dire, selon la brillante formule de Descartes, « qu’il n’y a aucunes images qui doivent en tout ressembler aux objets qu’elles représentent : car autrement il n’y aurait point de distinction entre l’objet et son image37 ». Les ornements du langage et la nature artificielle du vers permettent ainsi la réduction de l’espace observé à un ensemble de signes sans pour autant perdre de vue l’impératif de véridicité du récit de voyage.

De la poésie scientifique au voyage galant : l’étape intermédiaire du récit de voyage en vers

34À travers ces quelques textes, nous avons donc l’opportunité d’observer un double glissement : d’un côté, les auteurs renouvellent les stratégies didactiques du récit de voyage en adoptant une langue ornée et en exploitant la valeur épistémologique des vers ; de l’autre, ils élargissent la portée du domaine poétique en traitant d’un sujet qui lui est d’ordinaire étranger. En effet, l’écriture versifiée qui à la Renaissance était tournée vers une vérité transcendante se met désormais au service d’une description référentielle du monde, le récit d’une expérience viatique envisagée d’un point de vue empirique, et non plus symbolique comme dans la poésie scientifique. Plus ancien que les deux autres, le texte de Peletier du Mans présente encore beaucoup d’affinités avec la tradition des méditations cosmographiques telles que La Sepmaine de Du Bartas. Cependant, outre certaines marques d’autopsie, la description des plantes et des animaux laisse paraître un intérêt naturaliste qui se confirme par la transmission au lecteur de divers conseils pour entreprendre lui‑même des démarches d’observation sur le terrain. C’est sans doute ce qui rapproche le plus La Savoye du texte de Marc Lescarbot, dans lequel la rétention d’information vise aussi à susciter le mouvement. En revanche, le Tableau de la Suisse s’éloigne considérablement de la poésie scientifique qui le précède. Écrit par un voyageur endurci, ce poème exploite la complémentarité entre les vers et la prose et vise directement un lecteur auquel il cherche à transmettre un savoir historique, géographique et diplomatique. De même, dans la Relation du voyage du Port‑Royal de l’Acadie de Diéreville, le matériau narratif et descriptif du voyage est partagé entre ces deux styles, sans que l’un serve de repoussoir à l’autre. Bien que le prosimètre des poètes galants relève surtout d’une volonté de générer un effet esthétique, cela ne signifie pas pour autant que son ouvrage délaisse les impératifs épistémologiques de la littérature viatique. Bien au contraire, il contribue à donner une image de l’Acadie au tout début du xviiie siècle, avec ses ressources, ses coutumes et sa population. Il se situe donc à la frontière entre les récits d’exploration du xvie et du xviie siècle, dont la mission demeure de décrire fidèlement le monde, et les récits de voyage galants dans lesquels la subjectivité du poète supplante l’expérience concrète du territoire. De Peletier du Mans à Lescarbot jusqu’à Diéreville, nous lisons ainsi trois tentatives diverses de relater un voyage sous forme versifiée, et nous suivons d’un texte à l’autre l’évolution du rapport entre l’écriture en vers et la nécessité de dire vrai. On voit ainsi se dessiner un lien entre l’essoufflement de la poésie scientifique de la Renaissance et l’entrée en littérature des récits de voyage.