Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Articles
Fabula-LhT n° 23
(Trans-)historicité de la littérature
Maxime Cartron

Transhistoricité et présentisme de l’histoire littéraire : les anthologies poétiques baroques

Transhistoricity and presentism of literary history: baroque poetry anthologies

« La mémoire est une façon d’inventer le présent1. »

1Au xxe siècle, conjointement au développement puis à l’institutionnalisation de la notion de baroque littéraire, de nombreuses anthologies de la poésie française du xviie siècle voient le jour2. Reprenant et même initiant dans certains cas un discours historiographique et critique défendant la pertinence heuristique de ce concept, elles contribuent ainsi puissamment à le délimiter et à le définir, mais aussi à défendre et illustrer « la richesse d’une époque dont toutes les ressources n’ont pas encore été mises en lumière3 ». De fait, la volonté de valoriser certains textes jugés méconnus est au cœur des entreprises baroquiste et anthologique4, l’objectif étant, à terme, de reconfigurer le canon littéraire5. Pour ce faire, les anthologistes peuvent compter sur le potentiel de diffusion d’un genre dont le caractère intrinsèquement sélectif concourt à favoriser l’appropriation du lecteur6. Tendant à distordre leur objet afin d’atteindre ce but, les anthologistes produisent des fictions d’histoire littéraire7 instituant le Baroque en centre névralgique de la poésie française. Dans cette perspective, la transhistoricité, entendue comme système d’interpénétration entre des époques distinctes, est fréquemment mobilisée afin d’acclimater le Baroque à l’espace mental des différents publics du temps. Il ne s’agit donc pas d’accréditer l’hypothèse d’un Baroque éternel, due à Eugenio d’Ors8, et de situer l’enjeu sur le terrain du débat d’idée, mais d’utiliser des stratégies critiques s’affichant comme transhistoriques à des fins d’action sur le lecteur et sur le temps présent.

Appropriation des textes et discours transhistorique

2Si l’on ouvre l’anthologie réalisée par Raymond Picard, on trouvera une volonté de réénoncer, de restituer même le geste initial des recueils collectifs du xviiesiècle : « les poèmes ne sont présentés ni comme des préfigurations ni comme des survivances : ils sont donnés pour ce qu’ils sont. Et l’on ne tente pas davantage de les réduire à tel ou tel aspect, ni de leur faire dire autre chose que ce qu’ils signifient9 ». Révéler la vérité historique du passé exigerait d’effacer les frontières historiques entre xxe et xviiesiècles : la fidélité du critique au texte serait telle que son anthologie deviendrait une copie des modes de publication du temps. L’historicisation radicale qui se joue ici procède d’une stratégie d’accréditation visant à légitimer l’ouvrage10. L’insistance sur le respect plein et entier accordé aux textes, à leur lettre et à leur essence dénie toute forme d’instrumentalisation par le biais de catégories structurantes. Pour mieux saisir la visée polémique de Raymond Picard, il faut en effet faire état de son opposition farouche à Jean Rousset et au Baroque11, dont le genre anthologique constitue à ses yeux une incarnation achevée : « la meilleure anthologie de la poésie de cette époque se définit délibérément comme “un album d’illustrations” classées en fonction de catégories préfabriquées et destinées à vérifier une certaine thèse12 ». L’intention du critique est ici de préserver le statu quo classique contre le bouleversement baroque. Le reproche majeur que Picard, en attaquant Rousset, formule à l’endroit des anthologies baroques est dirigé contre leur tendance à rendre consubstantiels les textes et leur mode d’appréhension, au point d’oublier toute distance critique : les anthologies de poésie baroque s’ingénient à faire coïncider leur discours avec les principes esthétiques qu’elles théorisent, si bien qu’elles se trouvent, en fin de compte, déterminées par eux. Picard rejette donc l’approche de Rousset, qui serait transhistorique en ce qu’elle tendrait à entretenir une confusion entre l’époque de la production des textes et celle de leur modalisation par l’anthologie. Chez Jean Rousset en effet, le projet de l’Anthologie de la poésie baroque française peut s’entendre comme une tentative pour faire coïncider les effets esthétiques des textes et leur inscription dans un mode de publication apte à révéler tout leur potentiel baroque. Les poèmes « forment finalement un ensemble organique, ils tracent un itinéraire13 » car la coexistence entre la structure d’accueil et les textes est intime :

Structure ouverte, en voie de croissance sous les yeux du lecteur […], le poème semble se faire ; il se développe comme un ensemble animé d’un mouvement de propagation ; les images s’engendrent en chaîne, se substituent les unes aux autres, de façon à donner au poème l’aspect d’une métamorphose continue, émanant d’une imagination incapable d’épuiser d’un seul regard un objet toujours fuyant. Quelques vers de Le Moyne me feront comprendre :
Les perles, ces larmes caillées,
Qui tombent des yeux du soleil…
Ouvrent leurs nacres émaillées ;
Ce sont de palpables rayons
[…]
Ou cette strophe de Martial de Brives :
Anges sans forme et sans matière,
Clairs atomes d’éternité,
Nombres proches de l’Unité,
Fruits de flamme et fleurs de lumière
14[…]

3Les textes se stratifiant, se raccordant entre eux, on comprend dès lors le sens de l’accusation de Raymond Picard : l’anthologie poétique baroque tend à former un « kaléidoscope15 » décontextualisant. Mais une telle opération ne revient pas pour autant à adhérer sans réserve au Baroque éternel d’Eugenio d’Ors16. En effet, les anthologies baroques — celle de Rousset au premier chef — ne cherchent pas tant à déshistoriciser la notion qu’à utiliser sa plasticité17 en vue d’une histoire littéraire réduite à sa dimension esthétique. Il s’agit, comme l’a signalé Bruce Morrissette, de « relier la pensée du xxe siècle aux œuvres du xviie18 ». La transhistoricité n’est donc pas anachronisme, mais moyen de souder l’appréhension critique, le mode de publication, les textes et leur réception, c’est‑à‑dire leur lecture.

Fictions d’histoire littéraire

4Par conséquent, l’appropriation débouche sur une réinvention de l’histoire littéraire, assise sur des rapprochements intimes entre des époques différentes. L’approche de Dominique Aury et Thierry Maulnier est de prime abord essentialiste :

Mais voici que la requête adressée au Roi par Théophile, du fond de la prison qu’il ne quittera que pour mourir, évoque devant nous ce que la poésie française a de plus grand dans la simplicité, la poésie de la nudité et de la dignité suprêmes :
Grand roi, l’honneur de l’univers,
  Je vous présente la requête
De ce pauvre faiseur de vers…
… Si j’étais du plus vil métier
Qui s’exerce parmi les rues,
Si j’étais fils de savetier
Ou de vendeuse de morues…
En vérité, c’est la voix de Villon même19.

5Mais si le passage cité de Théophile est publié comme atemporel, son accointance supposée avec l’œuvre de Villon invite non pas à ignorer les principes de l’histoire littéraire, mais plus exactement à les reconfigurer, à imaginer des mises en parallèle réutilisant son sens téléologique afin de fondre les instances auctoriales en un grand récit de la poésie française. La confusion, ou plutôt l’interpénétration des voix de Théophile et de Villon arrache le Baroque au déterminisme temporel des périodisations historiquement situées, ce qui permet, simultanément, de faire de la période investie le véritable creuset de la poésie française :

Ils ont des affinités avec toutes les écoles, avec tous les poètes de notre langue, et des Lyonnais au symbolisme, de la Pléiade aux surréalistes, de Racine à Valéry, il n’est pas un de nos poètes qui ne trouve chez les derniers renaissants des parents ou des précurseurs. Le groupe des poètes des dernières années du xxesiècle et de la première moitié du xviie, constitue un microcosme de la poésie française20.

6Par son positionnement entre fin du xvie et première moitié du xviie siècle, le Baroque acquiert le statut de point nodal de l’histoire de la poésie française. Par là, il est posé que les poètes du xixe siècle sont les héritiers éclatants des baroques. Il devient possible de créer des phénomènes de va‑et‑vient, et surtout, des interpénétrations entre poésie moderne et poésie du premier xviie siècle21. Ainsi, chez Ferdinand Duviard :

Près de deux siècles passeront avant que des poètes, les romantiques, retrouvent le secret d’un beau vers — comme ce vers romantique, qui est de Saint‑Amant, parlant du Nil (Moïse sauvé, fin de la septième partie) :
Le fleuve est un étang qui dort au pied des palmes22.

7De même, chez André Blanchard :

Nous avons lu sans en passer une ligne La Madeleine au désert : un peu éberlués de trouver dès la quatrième page ces vers hugoliens :
... Marquée au coin de Dieu d’un profond caractère
Qui porte sur son front ce mot écrit : Mystère
23

8Il n’est pas question ici d’assimiler Baroque et Romantisme, mais de dire la concordance intime entre ces deux courants. L’entremêlement d’époques distinctes tend à brouiller les frontières temporelles au profit d’une poésie en devenir, dont les potentialités créatrices seraient pleinement révélées par l’anthologie, structure d’accueil à la temporalité hybride, qui pourrait encadrer, fédérer et même exalter le débordement historique engagé par ce Baroque étendu. Par l’intermédiaire de ce système analogique, les catégories de l’histoire littéraire bougent, se diffractent pour se télescoper, au point que des poètes habituellement considérés comme romantiques deviennent eux‑mêmes baroques : « tel sonnet de Scarron fait songer au Musset baroque de Mardoche24 ».

9Sur le plan de l’appropriation des textes, l’extrait participe de cet enchevêtrement historique : d’une part, il est bien évidemment le lieu d’une segmentation effaçant le cotexte afin de maximiser une coïncidence stylistique ; d’autre part, sans la référence auctoriale, il pourrait presque être lu comme un passage d’Hugo lui‑même, ou de Villon, si l’on pense aux exemples d’André Blanchard ou de Dominique Aury et Thierry Maulnier. Les anthologistes s’ingénient à tisser ces effets de contiguïté afin d’exacerber le potentiel sémiotique et transhistorique du Baroque, un potentiel esthétique qui, selon eux, justifie que la notion s’impose dans le champ critique. Les fictions de lecture qui en découlent sont par conséquent des fictions d’histoire littéraire, dans la mesure où elles font passer le Baroque du statut de creuset à celui de dénominateur commun, de critère d’identification de la poésie française dans son ensemble.

10Aury et Maulnier finissent néanmoins par rompre l’illusion transhistorique qu’ils ont eux‑mêmes créée :

On peut poursuivre indéfiniment ces jeux, tant est riche et tant est diverse la matière qui est offerte. Ils n’ont pas d’autre intérêt que de nous montrer la surprenante fécondité des générations poétiques d’avant le classicisme, l’étendue de leur curiosité, la variété de leur invention, la richesse de leurs possibilités, et de nous rappeler qu’au cours de quelques dizaines d’années particulièrement fécondes, des poètes presque tous méconnus ont réalisé en eux toutes les virtualités poétiques, cherché et atteint à peu près tout ce que peut chercher et atteindre la poésie25.

11Le « jeu » transhistorique n’avait pour objectif que de démontrer la singularité des baroques. S’ils ont des descendants qui leur ressemblent, ce serait justement en raison de cette singularité. Les anthologies baroques acclimatent une esthétique encore mal connue du public en renvoyant les lecteurs potentiels à des œuvres qu’ils sont supposés mieux connaître : « si nous allons maintenant à leur rencontre, c’est parce qu’au siècle de Claudel et de Saint‑John Perse, d’Éluard et de Valéry, nous sommes mieux à même de les accueillir26 ». Le discours transhistorique instaure en somme en premier lieu un cadre d’expérience de l’histoire valorisant la poésie baroque à l’aide des rapports de contiguïté analysés, avant de retourner le sablier pour se muer en ce que Barthes appelait la « construction de l’intelligible de notre temps27 ».

Du transhistorique au présentisme

12On constate alors que la transhistoricité, pour efficace qu’elle soit, constitue surtout une stratégie28 d’accréditation critique visant à accélérer la reconnaissance institutionnelle de la catégorie défendue. Les anthologies baroques s’emploient à élargir leur empan et leur corpus chronologiques, mais elles recherchent également une action immédiate, présentiste, sur leur époque de production. Elles ne se contentent pas de défendre le Baroque à de seules fins critiques, puisqu’elles l’assimilent régulièrement à une poésie pour temps de guerre29. Ainsi, en 1942 chez Albert‑Marie Schmidt, le système de l’analogie30 procède‑t‑il directement d’une tentative pour s’emparer du présent. L’esthétique n’est qu’un levier pour comprendre l’Histoire, le discours transhistorique est mis au service d’un présentisme31 actualisant la poésie baroque pour la faire correspondre aux préoccupations du temps32 :

Les textes qui suivent ont été choisis parce qu’ils représentent dans le passé une position et des tendances que l’on peut, dans une certaine mesure, rapprocher de la position et des tendances de la jeune poésie contemporaine. D’Aubigné, Durand, Sponde, Motin, Du Perron, Gombauld, La Ceppède, Boissière, Théophile ont vécu dans une époque troublée comme la nôtre, comme la nôtre déchirée entre les directions les plus contradictoires33.

13La mémoire des évènements traumatiques véhiculée par les textes baroques est renforcée, chez Albert‑Marie Schmidt, par le recours à l’analogie : la transhistoricité a pour fonction première, à travers la réinvention de l’histoire littéraire, d’adapter, de transcrire l’objet d’étude : « en 1942, la situation de la poésie est analogue34 ». Cette déclaration invite le lecteur à considérer les poèmes contemporains comme les palimpsestes des « anciens poètes baroques35 », l’ancrage contextuel des premiers motivant par ailleurs, via leur dispositio, un usage singulier des poèmes soumis à l’appropriation du lecteur. Ainsi, le diptyque théophilien mettant en relation l’ode « Un corbeau devant moi croasse » avec la troisième ode de La Maison de Sylvie, qui éternise un lieu retiré — le refuge de poète face aux persécutions36 — sert un projet de reconstruction : après l’apocalypse (« Je vois la lune qui va choir ; / Cet arbre est sorti de sa place37 ») percent « la voix, les yeux et la mémoire38 » du lieu pur, non entaché par le flot destructeur de l’Histoire. Du « soleil noir », que les lecteurs de 1942 pouvaient peut‑être identifier aux événements tragiques qu’ils vivaient alors39, au « soleil si discret / qu’il n’y force jamais les ombres » tiré du mémorial poétique d’une nature originaire, la continuité anthologique inventée par le rapprochement cotextuel tend à réemployer l’écriture de Théophile de Viau pour en faire ce que Georges Didi‑Huberman nomme, dans la lignée d’Aby Warburg, « une structure de survivances et d’anachronismes (où tous les temps généalogiques cohabitent dans le même présent40) ».

14Le Baroque constitue donc un marqueur identitaire, un repère culturel et civilisationnel auquel se raccrocher41 : les textes des poètes baroques, qualifiés de « Références », suivis d’œuvres de la « Jeune Poésie Contemporaine », inventent une filiation qui recrée les bases d’un monde inscrit dans « ces temps de renaissance » — comme l’écrit le rédacteur en chef de la collection « Saisir42 —, tout en formulant la promesse d’un avenir nouveau. Ce rapport immédiat entre la poésie baroque et la circonstance historique est médiatisé par l’anthologie, entendue comme construction du mémorable et occasion de faire le tri d’une civilisation pour se recentrer sur l’essentiel43. Elle est par conséquent l’outil idéal de cette articulation recherchée par Albert‑Marie Schmidt entre mémoire et agentivité44, articulation que l’on retrouve également chez d’autres anthologistes45.

15On a tenté de dire ici certaines des raisons pour lesquelles le Baroque a exercé et exerce encore un réel pouvoir de séduction. La conjonction d’une forme — l’anthologie — et de cette nouvelle catégorie de l’histoire littéraire, tout en créant, par le biais d’un discours transhistorique, des modalités particulières d’appropriation des textes, suscite des fictions de lecture tributaires d’une stratégie critique s’ingéniant à accréditer son objet d’étude. Mais derrière ce système analogique assimilant, confondant, fusionnant même parfois les époques, perce le désir de faire du Baroque l’un des fondements d’une civilisation neuve, via l’anamnèse d’une esthétique poétique oubliée à tort. Par là, on saisit à quel point certaines œuvres « mieux que d’autres, n’épuisent jamais leur force de signification » et combien

pour le comprendre, il est un peu court d’invoquer l’universalité du beau ou l’unité de la nature humaine. L’essentiel se joue ailleurs, dans les rapports complexes, subtils, mobiles, noués entre les formes propres des œuvres (symboliques ou matérielles), inégalement ouvertes aux appropriations, et les habitudes ou les inquiétudes de leurs différents publics46.

16Si les stratégies critiques analysées dans cette étude innervent la pratique de l’anthologie baroquiste, il n’est pas certain pour autant qu’elles soient exclusivement destinées à accomplir un travail de distinction et de légitimation. Il est en effet possible de les envisager autrement, comme des intermédiaires contribuant à proposer une expérience du temps s’efforçant d’articuler passé, présent et avenir, en restituant l’inquiétude et la force de résistance qui caractérisent le Baroque. La transhistoricité revêt en ce sens l’apparence d’un outil explicatif heuristique pour la transmission des textes du passé, le présentisme des anthologistes visant alors, de façon performative, à jeter les bases d’une nouvelle manière de penser culture et civilisation à partir d’une catégorie esthétique transformée en modèle herméneutique.