Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Essai
Fabula-LhT n° 23
(Trans-)historicité de la littérature
Hélène Merlin‑Kajman

(Trans-)historicité, transhistoricité et transitionnalité (de la littérature)

(Trans-)historicity, transhistoricity and transitionality (of literature)

1Plutôt que de chercher à résumer (forcément mal) mes deux derniers livres intégralement consacrés à la question de la transhistoricité de la littérature, Lire dans la gueule du loup et, surtout, L’Animal ensorcelé1, j’ai choisi, pour présenter un certain nombre des propositions que j’y ai avancées, de passer par un moment de dialogue avec le livre d’une historienne, La Griffe du temps. Ce que l’histoire peut dire de la littérature, de Judith Lyon‑Caen2.

2Bien sûr, il ne s’agit pas pour moi de rendre compte de cet ouvrage, et mes réflexions ne feront droit ni à sa richesse ni à sa cohérence. Si je l’ai choisi, c’est parce que, outre le fait qu’il est très récent et veut apporter un point de vue neuf sur la littérature, il se présente on ne peut plus clairement comme un ouvrage d’histoire, l’ouvrage d’une historienne qui décide de soumettre une nouvelle des Diaboliques de Barbey d’Aurevilly, La Vengeance d’une femme, à un geste d’historicisation radicale, geste qu’aucun spécialiste en « études littéraires » ne veut, ni ne peut, faire, faute des compétences requises, comme elle le souligne et surtout le prouve par l’ampleur magistrale de son enquête d’historienne.

3Remarquablement écrit, La Griffe du temps provoque d’autant plus explicitement les « littéraires » qu’il se présente comme un livre bien informé des débats, et même des crispations théoriques, engendrés par la question des rapports entre littérature et histoire – crispations qui du reste (et déjà les difficultés commencent), ne concernent pas seulement les rapports entre deux disciplines, mais qui hantent également « les études littéraires3 ».

4La radicalité de l’historicisation menée par Judith Lyon‑Caen a pour bénéfice, par rapport à la question posée par ce dossier, de dégager dans toute sa pureté ce que l’on entend le plus généralement par « l’historicité de la littérature », cette historicité que tout chercheur un peu au fait des acquis critiques des dernières décennies reconnaît à la littérature, comme le souligne la première phrase de l’argument soumis à notre réflexion : « le terme de “littérature” doit être historicisé, nous le savons bien : son apparition et ses usages, la production, la réception et la transmission des textes dits “littéraires”, sont liés à des institutions, marqués par des représentations, qui ont toutes une histoire […] ».

5Le dossier de ce numéro de Fabula-LhT porte du reste non sur la transhistoricité, mais sur la (trans‑)historicité  de la littérature : ce sont là parenthèses accueillantes, ce qui est logique pour le titre d’un dossier. Elles préviennent le mouvement de réprobation que pourrait susciter le préfixe. Je les lis comme une concession apaisante, une captatio benevolentiae : « Rassurez‑vous, disent‑elles en substance, nous ne cherchons pas à revenir à l’idée d’une anhistoricité de la littérature ; nous comptons bien conserver à l’“historicité” toute sa souveraineté, sa souveraineté typiquement moderne »4. Or c’est une précaution graphique que je n’ai pas utilisée dans mon livre L’Animal ensorcelé. Mon objectif est bien d’attirer l’attention sur la transhistoricité, sans parenthèses atténuatives, non seulement de la littérature mais plus généralement de l’histoire humaine – mais une transhistoricité qui ne vise pas à faire revenir subrepticement dans la théorie littéraire les notions d’anhistoricité ou d’intemporalité, ou, pire encore, d’éternité, par le détour de supposés « thèmes éternels » comme l’amour ou la mort….

6C’est donc d’abord là que le livre de Judith Lyon‑Caen m’intéresse : il va me permettre d’isoler ce à quoi renvoie, généralement parlant, la mise en avant de l’« historicité » de la littérature. Le plus simple sera pour moi de refaire en quelque sorte le trajet inverse au sien, et de me poser la question, à laquelle elle invite fatalement : qu’est‑ce que lire en littéraire ce livre d’histoire, qui n’est pas un livre d’histoire de la littérature comme elle tient à le préciser en opposant les deux démarches5, mais un livre écrit par une historienne de métier s’emparant d’un texte littéraire comme d’une source historique démultipliée6 ? Si l’idée est que« l’histoire peut dire »quelque chose« de la littérature » comme le souligne le sous‑titre du livre, qu’est‑cequ’une spécialiste de littérature (historienne et théoricienne de la littérature) peut dire à son tour de ce « dire » d’historien(ne) à propos de l’objet de sa propre discipline ?

7Ces questions en entraînent d’autres : qu’est‑ce que lire la nouvelle de Barbey en littéraire (et même peut‑être, au‑delà, n’importe quelle sorte de texte) – c’est‑à‑dire en spécialiste d’une discipline spécifique qui s’appuie sur de nombreux savoirs, histoire comprise ? Où se joue la différence ? Et cette différence, nous dit‑elle à son tour quelque chose des expériences de lecture, donc finalement, de la littérature en général et de son historicité ?

8J’ai enfin une dernière raison d’avoir eu envie de présenter certaines de mes réflexions concernant la transhistoricité de la littérature en passant par cet embryon de dialogue avec une historienne de métier. N’étant spécialiste ni des genres fictifs narratifs, ni du xixe siècle, étant même spécialiste de textes littéraires appartenant à un siècle, le xviie, où, dit‑on, le concept moderne de littérature n’existerait pas, je suis donc typiquement ce que l’historienne appelle une « lectrice actuelle » ou une « lectrice du présent » de « La Vengeance d’une femme », c’est‑à‑dire une lectrice qui accueille et lit la nouvelle de Barbey « d’abord comme un texte à lire », dans ce caractère « désituable » que Judith Lyon‑Caen n’hésite pas à reconnaître à la littérature : « il en est des œuvres littéraires du passé comme de certains immeubles des villes qui ont plusieurs siècles d’âge. Les unes et les autres tiennent au passé comme au présent. Tel immeuble du xviie siècle a été surélevé au xixe siècle […]7 ».

9Judith Lyon‑Caen part du constat que la littérature, du moins « [l]a “littérature” au sens moderne, c’est‑à‑dire au sens instable qui demeure le nôtre8 », traverse le temps9. L’historienne tient ainsi pour acquis que l’expérience de lecture « au présent » qui en découle est légitime. Cependant le constat est passible de plusieurs sortes d’explications : tel est bien l’enjeu.

10La sienne s’ébauche en acte, en donnant deux résumés successifs de la nouvelle. Si le premier, au présent de narration, tient son lecteur en haleine en commençant comme un conte10, le second amorce une sorte de traduction de la façon dont La Vengeance d’une femme peut résonner dans l’imagination d’un lecteur actuel :

La nouvelle que l’on va lire parle de désir, d’excitation, de comble du plaisir. Elle parle d’un homme qui rêve, amateur de femmes et fou d’images, et d’une femme outragée qui accomplit un acte sans mesure : elle se prostitue par vengeance, pour déshonorer le nom qu’elle porte et mourir dans la dégradation ultime de la maladie vénérienne […]. Elle parle d’une prostituée qui renverse les rôles […]. Elle est une héroïne de tragédie qui échappe à la loi tragique en échappant au ciel espagnol […].
Voici une manière possible de raconter La Vengeance d’une femme, une lecture qui arrache la nouvelle à son temps et à ses décors pour en dégager une dimension intemporelle qui nous touche, nous lecteurs du présent, dans nos troubles, nos désirs et nos rêves11.

11Si cette « manière possible de raconter » « arrache la nouvelle à son temps », c’est parce qu’elle procède par des raccourcis qui sont aussi des montées en généralité. « Désir », « excitation », « comble du plaisir », « homme amateur de femmes », « femme outragée », « héroïne de tragédie »... : autant de catégories morales ou psychologiques qui, avec toutes les apparences de l’intemporalité, permettent de combler invisiblement la distance historique entre le lecteur du passé et le lecteur du présent.

12Cependant, peu à peu, par le détour de citations de quelques autorités « littéraires » (Lanson, Barbéris, Genette, Proust, Barthes…), on comprend qu’est attribuée aux littéraires une conviction légèrement différente, mais supposée fondatrice de leur discipline. Pour les spécialistes du texte littéraire, la littérature traverserait le temps en raison de caractéristiques internes au texte lui‑même, d’une « loi‑du‑dedans » qui, refermant l’œuvre sur elle‑même, la sortant de son contexte et, donc, de tout contexte (la « dé‑situant »), la rendrait « résistante à l’histoire, indéfiniment actualisable par la lecture » :

On dit souvent qu’on « entre » dans un texte quand on commence à le lire. Considérer l’objet littéraire pour ce qu’il est, c’est‑à‑dire d’abord comme un texte à lire, c’est se soumettre à cette loi de séparation qu’est la loi du dedans‑du‑texte comme monde clos, singularité produite dans l’histoire mais résistante à l’histoire, indéfiniment actualisable par la lecture12.

13Les littéraires se donneraient pour les spécialistes de cette clôture du texte, vérité interne à chaque fois reconfigurée dans l’expérience intime de chaque lecteur. « Seulement, cette “vérité” a une histoire : elle n’est pas la qualité transhistorique de la littérature », nous avertit Judith Lyon‑Caen13.

14« Transhistorique » : nous y voilà. La Griffe du temps réfute cette hypothèse et décide de transgresser « la loi‑du‑dedans ». Il s’agit de la mettre à l’épreuve de l’histoire des historiens. Il s’agit, en somme, d’externaliser l’interne : de retourner l’intra‑textualité vers l’extra‑textualité – d’ouvrir le texte, tout le texte, à son contexte.

15« Historiciser » la littérature, c’est donc rendre intégralement la nouvelle à son ancrage historique, et ceci de deux manières conjointes. D’une part, en l’ouvrant à l’investigation historique jusque dans les recoins habituellement soustraits à l’histoire par la « loi‑du‑dedans », c’est‑à‑dire en « satur[ant] le texte de densité historique14 ». D’autre part, en rendant la désituabilité elle‑même à sa propre historicité : car un texte littéraire, soutient Judith Lyon‑Caen avec de nombreux chercheurs, littéraires ou historiens, ne se détache ainsi du passé que par un processus d’institutionnalisation, de « monumentalisation » ou de « patrimonialisation15 » qui est lui-même le résultat d’une histoire, ce que l’impression et le travail d’écriture d’un côté, la posture d’écrivain de Barbey et l’état du marché de l’autre, peuvent fidèlement documenter16.

16Lire la nouvelle de Barbey selon sa véritable historicité, c’est donc combattre sa désituabilité, la rendre à son site initial, le site du passé, et l’y arrêter, l’y immobiliser le temps de l’enquête : « [l]e présent essai aura avant tout tenté de faire tenir en place un morceau de “littérature” pour faire de l’histoire17 ».

17La discipline des historiens a pour objet une historicité fondée sur l’idée de la séparabilité du passé et du présent18. Certes, l’idée de cette séparabilité est régulièrement remise en débat, réorganisée et complexifiée, et, ces dernières années, des coups de butoir lui ont été portés sous l’effet de l’importance prise dans nos cultures par la mémoire, le témoignage et la figure du témoin, au voisinage de la littérature19. Il n’en reste pas moins que, quelle que soit l’échelle à laquelle ce passé est envisagé, l’histoire des historiens objective le passé (ou, pour les contemporanéistes, transforme le présent en ob‑jet toujours‑déjà passé, autre). L’objectiver, c’est le mettre à distance par ce geste de coupure épistémologique qui épouse l’ordre de successivité chronologique, chaque moment pertinent, chaque situation, chaque événement, chaque durée même, étant séparables des suivants grâce au système des dates. En histoire, la cause est antérieure à son effet, et les causes finales, tant qu’elles ne se sont pas réalisées dans les faits, tant que l’intention ne s’est pas incarnée dans des actes, c’est‑à‑dire tant qu’elles ne sont pas devenues des causes efficientes, sont toujours suspectes de n’être qu’une illusion. Ou comme l’écrit Marcel Détienne :

Quand l’historien contemporain se réfère au changement comme à la marque indélébile de l’Histoire, il l’entend dans son rapport à la chronologie absolue, au temps linéaire et irréversible aussi bien qu’avec l’événement imprévisible, singulier et purement contingent. Événement, changement et temps sont étroitement articulés dans notre savoir historien partagé, depuis que le xviiie siècle et ses philosophes ont rendu crédible que le savoir du passé en soi était l’objet de la connaissance historique20.

18L’histoire ne peut guère échapper au déterminisme (et c’est sa force). Invoquer l’historicité de la littérature, c’est invoquer cette historicité‑là, faite d’une succession de causes déterminables et isolables dans le temps. Comme Roger Chartier le soulignait il y a plus de vingt ans :

Il s’agit donc, avant tout, de construire un nouvel espace intellectuel qui oblige à inscrire les œuvres dans les systèmes de contraintes qui bornent, mais aussi rendent possibles leur production et leur compréhension. […] C’est, en analysant conjointement ces différentes déterminations et en réintroduisant au centre de leur questionnement l’historicité, donc, la discontinuité des objets qui sont les leurs, que l’histoire littéraire et la critique textuelle pourront affirmer leur pertinence21.

19« L’historicité, donc, la discontinuité des objets »…

20Affirmer au contraire la transhistoricité de la littérature, c’est à coup sûr objecter à la discontinuité de ces « objets » qu’on appelle « littérature », peut‑être même contester ce « nouvel espace intellectuel qui oblige à inscrire les œuvres dans les systèmes de contraintes qui bornent, mais aussi rendent possibles leur production et leur compréhension ». Est‑ce bien raisonnable ? « L’histoire littéraire et la critique textuelle » ne risquent‑elles pas d’y perdre « leur pertinence » ?

« Madame Husson »

21Dès l’introduction, Judith Lyon‑Caen introduit sa démarche en donnant une place exemplaire à un détail textuel fait de deux éléments, un nom, « Madame Husson », et un objet autrefois vu par Tressignies, une statuette, détail sur lequel l’historienne va longuement se pencher et réfléchir. Voici le passage de la nouvelle où ils apparaissent :

Mais cette fille, scélératement impudique, qui se serait allumée elle‑même, comme une des torches vivantes des jardins de Néron, pour mieux incendier les sens des hommes, et à qui son métier avait sans doute appris les plus basses rubriques de la corruption, avait combiné la transparence insidieuse des voiles et l’osé de la chair, avec le génie et le mauvais goût d’un libertinage atroce, car, qui ne le sait ? en libertinage, le mauvais goût est une puissance… Par le détail de cette toilette, monstrueusement provocante, elle rappelait à Tressignies cette statuette indescriptible devant laquelle il s’était parfois arrêté, exposée qu’elle était chez tous les marchands de bronze du Paris d’alors, et sur le socle de laquelle on ne lisait que ce mot mystérieux : « Madame Husson. » Dangereux rêve obscène ! Le rêve était ici une réalité22.

22À partir de ce détail de la statuette redoublé de ce nom, Judith Lyon‑Caen va mener une enquête éblouissante en direction des législations sur l’outrage à la pudeur, des « images licencieuses » et des « petits bronzes sensuels ou indécents »23. Non qu’elle soit parvenue à identifier l’objet, prévient‑elle avec humour24. Mais au terme de l’enquête, elle l’aura à coup sûr « saturé de densité historique », pour reprendre son expression.

23Or quelque chose apparaît ici comme un point aveugle qui me paraît résumer typiquement la différence entre un historien de métier et un chercheur en « littérature ». Pour Judith Lyon‑Caen, « Madame Husson » désigne une statuette : objet dans la fiction, d’abord, certes – mais pas pour longtemps25, « Madame Husson » est surtout un objet référentiel dont on peut ensuite chercher à identifier l’existence extratextuelle dans les boutiques de bronze du xixe siècle26, et, à défaut, que l’on peut inscrire dans une série d’objets historiques réels ; un objet, enfin, dont le nom peut s’expliquer par un jeu « de potache », la citation cachée et burlesque d’un nom factuel, réel, « Husson » étant « le vrai nom de Champfleury, l’apôtre du réalisme en littérature et art, que Barbey appréciait peu27 ».

24Le détail « Madame Husson » illustre ainsi l’ensemble de la démarche. Briser « la loi‑du‑dedans », interrompre la désituabilité de la littérature, supposent de rendre la statuette fictive, avec ce nom inscrit sur son socle, au contexte passé dont ils sont supposés tirer toute leur signification, contexte des objets ou contexte des noms propres extratextuels du xixe siècle, contexte qui élucidera leur mystère.

25Il est intéressant de relever certaines des occurrences où l’historienne évoque cette « statuette indescriptible au nom trivial mais mystérieux28 ». Dès ce syntagme qui paraphrase le texte de Barbey s’amorce un glissement remarquable. D’une part, quand il réapparaîtra, l’adjectif « mystérieux » va constamment caractériser la statuette29, alors que dans la nouvelle, ce n’est pas la statuette qui est mystérieuse, mais le « mot » inscrit sur son socle – pas même un nom, mais un « mot mystérieux » (j’y reviendrai). D’autre part, le jugement de trivialité porté sur le « nom » lui‑même, jugement absent de la nouvelle, va revenir sous d’autres termes. « Nom si prosaïque30 », « nom réaliste31 », « platitude du signifiant32 » : le choix de ce nom contraste, selon l’historienne, avec l’amour de Barbey pour « les beaux noms33 ».

26Or aucun de ces jugements n’a de fondement objectif, ni même vraiment historique. Certes, on comprend aisément la sémiologie sociale mobilisée ici, car elle est encore reconnaissable aujourd’hui34 : « Husson » ne connote aucune grandeur sociale ni n’annonce quelque élévation que ce soit. Le nom est pris dans un imaginaire culturel du très long terme qui lui donne cette couleur « basse » plutôt que « haute ». Pour autant, le nom de « Husson » est‑il vraiment moins « beau » que celui de « Bourbon » ou de « Condé » par exemple ? Pourquoi serait‑il plus « réaliste » ? Les Bourbon et les Condé ne sont‑ils pas réels ? Qu’est‑ce qu’un nom « prosaïque » ? En quoi « Tressignies », le nom du héros, serait‑il plus « beau » et moins « prosaïque » que celui de « Husson », sinon parce qu’il est précédé d’une particule (« Robert de Tressignies ») ? Pourquoi « Aubusson », « Boissier », « Lejeune », « Merlin » ou tant d’autres, ne feraient‑ils pas ici le même effet que « Husson », alors qu’ils ne seraient pas moins « réalistes » dans le contexte de la nouvelle, sinon parce que s’ajoutent à eux des connotations atténuant ce « prosaïsme », comme la tapisserie pour « Aubusson », la jeunesse pour « Lejeune », le sous‑bois bucolique pour « Boissier » ou l’enchantement pour « Merlin » ?

27Ces simples remarques lèvent un monde d’interrogations qui ont trait au langage, et pas seulement à la langue du xixe siècle. Ce qui est sûr, c’est que, conformément à ce que le texte cherche à faire naître chez le lecteur, le signifiant « Madame Husson » aiguise ma curiosité tout comme son possible référent a aiguisé la curiosité de l’historienne35 : mais ma curiosité est… littéraire, née de la rencontre entre un plaisir et un savoir. Je suis immédiatement sensible à sa charge évocatoire : il n’est ni prosaïque ni plat à mes yeux. Avant toute recherche, il résonne en moi, dans ce contexte (celui de cette scène animée, celui des images et des impulsions sonores, rythmiques, imprimées par les phrases), comme une onomatopée obscène où se superposent « hue » et « sus » (« Dangereux rêve obscène ! », commente le texte – et j’entends immédiatement qu’« obscène » et « Husson » sont quasiment des paronymes36), et qui fait naître l’image trouble d’une monte sauvage, suante37, serrée et haletante ou ahannante : ce n’est pas pour rien qu’on parle du « h aspiré » – comme si la lettre à l’initiale de « Husson », dans le système sémiotique de la nouvelle (pour parler comme Barthes), traduisait le son d’un souffle haché, les accélérations de la respiration : telle est la première rêverie synesthésique qui surgit vaguement dans mon esprit ou plutôt s’imprime d’abord dans mon corps…

28Plusieurs phénomènes me frappent alors à la relecture du passage de Barbey38. D’une part, un effet interne de paronomase39 généralisée dans laquelle le signifiant « “Madame Husson” » n’entre pas seul, mais qui, par un système d’échos et de déplacements ou de glissements, associe étroitement le signifiant « Tressignies » à celui de « Husson » : à Tressignies s’associent « indescriptible », « incendier les sens », « insidieuse » et « mystérieux » – et déjà se dessinent les échos de « (m)Husson » (car « Madame Husson » s’entend aussi comme « madamusson », malgré la syncope du « h »). Il s’agit de mouvements de sons tour à tour agglutinés et dispersés : de « mystérieux » à « monstrueu(sement) » et « bronze » ; de « bronze » à « atroce » ; et d’« atroce » à « exposé » et « osé » ; et d’« osé », enfin, à « Husson » (car s’entend alors le verbe à la première personne du pluriel de l’impératif, « osons »).

29« Oser » : c’est en fait, après la double onomatopée de « hue » et « sus », le premier signifiant déterminé qui a surgi dans mon esprit en écoutant celui de « “Madame Husson” », tant le verbe est crucial dans la nouvelle. Associé à la « hardiesse », dont le « h » jette un nouveau pont entre « Tressignies » et « Husson », il apparaît dès l’introduction, longuement commenté par la voix narratrice40. Or ce verbe « oser » est rapporté par la « prostituée » (signifiant qui retraverse « atroce » et « oser ») à Tressignies comme le mot qui, dans la bouche méprisante de son mari grand d’Espagne, décide du drame41 : « oser » constitue donc le signe qui noue ensemble les trois niveaux, les trois voix de la fiction.

30Tressignies‑Husson, donc : d’où surgissent à leur tour des jeux paronomastiques implicites avec des signes (signifiants et signifiés) présents partout dans la nouvelle, par exemple « tressaillir42 », « frisson » ou « frémissons43 ».

31D’autre part, j’entends des échos paronymiques davantage centrés sur « Madame Husson ». Dans le passage cité, le paronyme « corruption » fait surgir, à l’échelle de la nouvelle, « prostitution ». Quelques lignes plus haut, a surgi la métaphore des « caparaçons du soir », qui laissent place au « costume, qui n’en était pas un, de gladiatrice qui va combattre ». La nouvelle métaphore, tout aussi guerrière que la précédente, fait naître alors dans mon esprit, par glissement de signifiés et jeu sur le signifiant, l’expression « à la hussarde », qui renvoie une nouvelle fois au signifié de « oser44 ». Quelques lignes plus loin, et plutôt par jeu anagrammatique cette fois, mais aussi en écho aux premières onomatopées entendues, j’associe à « Madame Husson » l’« hennissante ardeur » d’une femme qui aura été, une page et demie plus haut, « détaill[ée] comme un cheval anglais » par Tressignies. Le signifiant « Husson », « hue‑son », est sonore et imagé, même si toutes ces images ne se forment pas avec précision dans l’imaginaire du lecteur ou de la lectrice.

32À ceci s’ajoutent enfin des connotations nées de jeux de mots in absentia, de paronomases implicites : « suçon(s) », « housse » (et « houssons »), « hissons », « haussons », « musc » (car, je l’ai dit, la liaison peut négliger le « h » et associer d’un trait de voix « Husson » au « m » de « Madame » : madamusson), « moussons », « hameçon », « amusons », « anus » peut‑être même ; et finalement, incroyable paronyme du syntagme entier, « gamahuchons », du verbe « gamahucher », « terme érotique et littéraire (xviiie siècle) […] signifiant  “faire des caresses buccales aux parties génitales”45 ». Au lecteur, alors d’oser reparcourir certains des paronymes précédents, par exemple « suçon(s) » et « anus »… Oui, osons, conformément au conseil obstinément donné en sous‑texte par la nouvelle…

33Il s’agit là d’un réseau serré de signes qui font entendre des signifiants, surgir des images très peu « plates » derrière les signifiés. Ces signes ne sont pas tous présents dans la nouvelle ; mais s’ils peuvent surgir à l’esprit, c’est sous l’effet d’une activité lectrice puissamment encouragée non seulement par une tradition pluriséculaire de jeux sur le langage (jeux dont la littérature est un lieu d’exercice privilégié, mais non le seul), mais aussi par le texte de la nouvelle, où les effets de paronomase sont constants, si visibles qu’ils paraissent vraiment le résultat d’un travail intentionnel.

34La nouvelle de Barbey témoigne en effet d’une attention extrême, quasi maniériste, aux jeux de sens nés des jeux de mots46. De fait, et ce dernier point est important, « Madame Husson » n’est pas qu’un nom. Peut‑être même n’est‑ce pas le nom de la statuette. Le texte le présente comme « un mot mystérieux ». Un mot, pas un nom ; et mystérieux : le mot d’une énigme ? « Musser » signifie « se cacher47 ». Cherchez sous le nom, sous le son : tel semble être l’invitation à laquelle, ici, le texte nous convie explicitement48.

La transhistoricité multiple du langage

35Que la littérature ait affaire aux rythmes et aux sons, aux images incontrôlables, l’idée (et la pratique, que ce soit du côté de la création ou de la réception) n’est pas nouvelle même si elle n’est pas toujours favorablement accueillie. Cependant, peut‑être objectera‑t‑on, de ce fait, que cette micro‑lecture, menée à l’intersection d’un réflexe de métier et d’une curiosité avivée par l’invite du texte et par l’interprétation de l’historienne, reconduit l’hypothèse de la clôture du texte littéraire ; et qu’il s’agit là d’une analyse purement interne. En me livrant à ces jeux associatifs, je ne ferais qu’illustrer la position des « littéraires » pour lesquels des caractéristiques internes au texte y demeurent enfermés, prêts à traverser le temps intact jusqu’à ce qu’ils rencontrent telle ou telle subjectivité lectrice.

36Mais la transhistoricité que je cherche à mettre en lumière n’est pas statique, enfermée dans des structures symboliques (ou neurologiques), qui transporteraient des dynamiques dans une continuité indifférente à l’histoire. C’est ici que mon dialogue avec Judith Lyon‑Caen se redouble d’un dialogue avec le structuralisme ou avec la poétique. Lorsque Jakobson et Lévi‑Strauss analysent « Les Chats » de Baudelaire49, ils postulent l’existence de structures poétiques sur le modèle de, et motivées par, la structure de la langue, cette partie du langage qu’à la suite de Saussure on a longtemps pensée indépendante de son actualisation dans la parole d’un locuteur. Cette fiction épistémologique d’un locuteur placé en quelque sorte devant le code ou le système de la langue est le corollaire nécessaire de la fiction d’un chercheur se dotant d’un métalangage (hors parole) pour poser, face à lui, cet objet qu’il s’agit de construire séparé de lui, soustrait aux aléas des interventions humaines, y compris celles de l’histoire ; l’étude de la langue comme système clos a en effet pour corrélat sa synchronie :

L’état d’une langue à un moment donné, dans la mesure où l’on considère son organisation systématique, n’est jamais rendu plus intelligible – qu’on veuille le décrire ou l’expliquer – par une référence à son passé. La recherche synchronique doit être menée hors de toute considération diachronique50.

37L’idée est que l’intelligence humaine peut ainsi retrouver, isoler, nommer et décrire, à l’aide d’un métalangage garantissant la séparation du sujet et de l’objet de la connaissance, les structures propres au système de la langue, ou, en ce qui concerne la littérature, propres à ces systèmes singuliers que seraient une forme, un genre ou un texte littéraires.

38Cette fiction épistémologique, extraordinairement productive en termes de gain de savoir, a cependant été rapidement contestée. On sait bien que si l’on envisage le langage réellement parlé, il est bien difficile, et pour toutes sortes de raisons, de séparer la langue de la parole, et même de séparer le langage articulé de la voix, le sens du son, ou même encore de séparer le langage verbal des signes iconiques, ne serait‑ce que parce que les « images », le « sens figuré », se séparent mal du « sens propre51 » ; de même enfin, il est bien difficile de séparer la synchronie de la diachronie.

39Ces sujets ont fait couler beaucoup d’encre, et il peut paraître abusif de les surplomber aussi cavalièrement. Mais au‑delà de la subtilité des discussions entre spécialistes, on peut aussi les aborder simplement en changeant de regard (et de paradigme épistémologique). En 2005, Reinhardt Koselleck ajoutait, à l’édition française du Futur passé, un avant‑propos. Il rappelait d’abord que cette Contribution à la sémantique des temps historiques (c’est le sous‑titre) était un ouvrage d’histoire, d’historien : « Au centre des études présentées ici, s’inscrit la volonté d’interroger le changement historique ; ce qui, pour un historien, relève quasiment de sa profession52 ». Mais il introduisait aussitôt un bémol : « le changement ne saurait être saisi que lorsqu’on lui présuppose la durée ». Il ajoutait alors :

L’histoire de la langue est ici un champ d’investigation particulièrement fascinant. Toujours unique et située, la pragmatique de la langue (die Pragmatik der sprache) est, en tant qu’acte de langage, créatrice d’événements ou bien s’y réfère. La sémantique est de plus longue durée, elle est moins variable et se modifie plus longuement, car chaque sémantique renferme des données préalables qui continuent de jouer un rôle par‑delà les générations. Enfin, la structure fondamentale du langage, grammaticale et syntaxique, se transforme encore plus lentement et ne prête guère à des modifications immédiates.

40D’où sa conclusion, lumineuse quoique si difficile à mettre en pratique :

La durée comme réitération, le temps moyen avec ses répétitions partielles, et les situations concrètes et uniques sont donc d’une particulière netteté dans l’histoire des langues. En d’autres termes, ce que nous lisons dans nos sources et qui nous permet, à nous historiens, d’écrire des histoires économiques, politiques, intellectuelles et autres, contient des structures de répétition fortement différenciées. […] L’histoire ne se laisse pas enclore dans un schéma diachronique unilinéaire. Toute synchronie de la vie quotidienne contient en elle des diachronies différentielles53.

41Une première définition de la transhistoricité se dessine, celle de la permanente co‑présence de passés chronologiquement différents au sein d’une même unité synchronique. Dès qu’on quitte l’ajustement précis et prudent de la notion de « synchronie » à tel ou tel objet bien circonscrit des sciences sociales, elle s’échappe, non seulement parce qu’il est difficile d’immobiliser le devenir intrinsèque d’une séquence chronologique et de la traiter comme une structure, objection depuis longtemps faite par les historiens à la notion foucaldienne d’épistémé par exemple, mais aussi parce que toute séquence chronologiquement bornée (période, siècle, décennie, etc.) apparaît comme un entrelacement de temps antérieurs qui cohabitent, se chevauchent, se rencontrent, entrent en synergie, en dialogue. De cette contemporanéité de passés enchevêtrés, l’histoire de la langue est sans doute l’exemple le plus criant (y compris dans l’exemple des « langues mortes »).

42Mais la transhistoricité que je cherche à mettre en lumière n’est pas suffisamment éclairée par la mise en avant des « diachronies différentielles » de la synchronie, diachronies que l’on pourrait clairement distinguer et catégoriser : la pragmatique, la sémantique et la syntaxe, dans l’exemple paradigmatique de la langue. Il faut y ajouter le fait, dynamique, mouvant, de la transmission, principe d’identité non moins que de différence. Insister sur la transmission, c’est ajouter aux changements produits par les locuteurs eux‑mêmes en tant qu’individus ou en tant que groupes, sujets ou quasi‑sujets, ces changements permanents qui naissent du simple fait de l’adresse, des relations, décalages et hiatus nés du simple fait d’être deux, d’être plusieurs : la transmission n’est ni la communion ni la tradition, et les ruptures, les déchirures aussi se transmettent.

43Les diachronies différentielles se transmettent, et cette transmission interdit de jamais penser séparés non seulement le présent et le passé, mais encore le présent, le passé, et le futur (car on ne transmet que par considération de l’avenir). La transmission ajoute son bouger propre aux différents rythmes ou occurrences de temporalité, aux « structures de répétition fortement différenciées », relevés par Koselleck : ainsi entendue, la transhistoricité ne reconduit rien à l’identique, elle désigne la récurrence de tous ces agencements, mais une récurrence instable, en devenir.

44À la perspective de Koselleck, il convient notamment d’ajouter une autre dimension du langage, elle inclassable : son irréductible équivocité. Bête noire des philosophes comme des linguistes, elle n’arrête pas de diffracter le devenir, d’y importer du hasard et de la liberté imprédictible. Aucun des niveaux, pragmatique, syntaxique, sémantique, évoqués par Koselleck n’échappe à l’équivocité, laquelle interdit d’imaginer qu’une « loi‑du‑dedans » du texte littéraire serait sa vérité ultime, mais interdit tout autant sa stabilisation autour d’opérations de référentialisation historique supposées le « faire tenir en place ».

45Insistant sur cette équivocité irréductible, Michel Pêcheux, un linguiste pourtant, recommandait aux « disciplines d’interprétation » (au nombre desquelles il rangeait l’histoire et la linguistique) de ne pas se fourvoyer du côté de l’illusion scientiste54 et de ne pas confondre la réalité entière avec les « choses‑à‑savoir » : il y a des pans de réel, expliquait‑il, qui échappent à la connaissance scientifique positive parce qu’ils ne peuvent pas être construits selon les règles de « l’univocité logique ». Non qu’on ne sache rien de ces pans de réel : mais ce savoir « ne se transmet pas55, ne s’apprend pas, ne s’enseigne pas, et […] pourtant existe en produisant des effets56 ». L’équivoque de la langue introduit à cette évidence : « tout énoncé est intrinsèquement susceptible de devenir autre que lui‑même, de décoller discursivement de son sens pour dériver vers un autre (sauf si l’interdit d’interprétation propre au logiquement stable s’exerce explicitement sur lui57) ».

46La parenthèse, on le comprend, vise autant le structuralisme lorsqu’il prétend stabiliser les systèmes de signes, que l’histoire quand elle arrête la signification sur l’horizon de la référentialité et veut rabattre l’équivocité sur la factualité, deux manières de « déni[er] l’acte d’interprétation au moment même où il apparait58 ». Mais Pêcheux va plus loin. Si l’être humain a une histoire (au sens des res gestae), c’est en raison même de ces « points de dérive » qui altèrent non seulement l’identité à soi de la langue, mais toute illusion d’identité (de répétition à l’identique) : ces « points de dérive » révèlent la présence « de l’autre dans les sociétés et dans l’histoire » – de la différance, dirait aussi Derrida. Sans ces jeux permanents de « réseaux de mémoire donnant lieu à des filiations identificatrices59 », donc à transfert, l’historicité des êtres humains serait tout simplement impensable.

47L’équivocité de la langue décrit ainsi un mouvement incessant, une « instabilité » et une « désituabilité » premières qui ne sont pas propres à la littérature mais sans lesquelles les sujets parlants ne seraient que des perroquets ou des clones. On peut la décrire encore autrement, d’une manière qui met encore mieux en lumière la fondamentale transhistoricité de ce que Michel Pêcheux appelle ici « l’histoire ».

48Personne n’a encore réussi à percer « l’origine » du langage, et les débats font rage autour de la question de savoir s’il dépend d’une évolution culturelle ou d’un gène, ou, plus vraisemblablement, d’une action évolutive de la culture sur le cerveau. Mais son émergence se renouvelle à chaque fois qu’un nouveau petit « homo sapiens » se met à parler, en un processus improprement appelé « apprentissage ». Le langage fait partie de ce « réel » qui ne peut être un objet transmissible comme savoir : l’adulte ne l’enseigne pas à l’enfant.

49Si je peux écouter, dans la nouvelle de Barbey, à partir du signifiant « Madame Husson », ces échos de sons, de lettres et d’images, soit tout ce que suscitent, comme activité psychique, les liaisons et déliaisons fuguées entre signifiants et signifiés, c’est parce que je suis dans le langage, et non devant « la langue »60. Même si j’applique à ces phénomènes linguistiques un savoir de « littéraire » pour les présenter et les décrire – un métalangage –, je ne les repère qu’en raison d’une antécédence du langage : le langage nous vient immédiatement, avant que nous nous en souvenions, avant que nous le comprenions. Son contact (si l’on peut dire) commence même avant notre naissance : contact, pénétration, quasi‑contagion, puis compétence progressivement acquise dont l’étalement dans le temps fait passer chacun par des formes successives virtuellement contradictoires quoique toutes également langagières, les premières « étapes » (et le mot est de ce fait insatisfaisant) n’étant jamais effacées par les suivantes61.

50Que veut dire en effet « être dans le langage » ? Cela veut dire que nous ne nous sommes pas emparés du langage comme d’un instrument que nous aurions progressivement appris à maîtriser. Nous ne l’avons pas « acquis » méthodiquement. Nous l’avons d’abord reçu comme une énigme, une caresse, une interpellation, un jeu, des chaînes de sons formant des ensembles provisoires, des nœuds de violence, de souffrance, de plaisir, de significations approximatives, de messages infra‑linguistiques cachés derrière le sens (phoné sous le logos, parfois même contre lui), etc. Nous y avons progressivement glissé notre énonciation selon les règles grammaticales de notre langue, nous avons nommé le monde extérieur, distingué le rêve nocturne du rêve éveillé, et les uns et les autres du monde dit « réel », navigué, grâce aux mots, entre notre intériorité et le monde extérieur en obéissant de façon plus ou moins rigide aux normes familiales et socio‑culturelles qui instituent le second, et sans doute aussi le premier puisque les processus de subjectivation sont eux‑mêmes culturels.

51D’emblée, en effet, le langage entoure le nourrisson, et même le fœtus, comme un bain sonore énigmatique, heureux ou malheureux, excitant ou terrifiant, etc., avec lequel, peu à peu mais longtemps, il va jouer (plus ou moins jouer à la vérité selon le contexte dans lequel il est plongé), jouer et s’exercer, avant de l’utiliser, comme on dit souvent avec abus.

52Le langage n’est donc pas discontinu au sens des historiens cités plus haut : il n’y a jamais eu de période où les hommes aient cessé de parler, et ils ne parlent que parce que le langage est déjà là, parlé autour d’eux, quand ils viennent au monde. Il n’est pas non plus continu, immobile, stable, homogène : toutes sortes d’accidents y impriment des ruptures, des déliaisons, des différences – à commencer par la différence, majeure, qui ajoute (par la naissance) ou soustrait (par la mort) à l’interlocution des hommes un individu, son nom et son énonciation. Certaines de ces ruptures sont heureuses, prometteuses ; d’autres, traumatiques, tant sur le plan individuel que sur le plan collectif (la perte d’une langue sous l’effet d’un génocide, par exemple ; des cadavres en masse qui sont aussi des masses de noms et de paroles en moins, et dont la disparition massive altère la parole des survivants).

53Le langage, réalité apparemment homogène et transmise continument, encapsule des discontinuités d’une extraordinaire variété, les unes objectivables, les autres, guère. Différentes disciplines prennent en charge les unes ou les autres, selon des modèles épistémologiques qu’il serait passionnant de confronter à partir de cette prise en compte explicite du langage. Dans La Griffe du temps, il apparaît peu : le langage y est généralement transitif et transparent. C’est que les historiens ont besoin de croire dans la référentialité du langage pour construire l’objet de leur savoir. Le récit historique est, comme le soulignait Ricœur62, animé d’une « pulsion référentielle » légitime qui fonde la discipline : les historiens ont la charge de dire ce qui a été (et qui n’est plus), le passé révolu des hommes dont la connaissance importe à toute société démocratique. Car la démocratie est inséparable d’une valorisation de la réflexivité critique : la discipline de l’histoire est l’un de ces savoirs qui enseignent la prise de distance dépassionnée sur ce dont vient la société63, pour combattre les dénis, les mensonges producteurs d’illusions, la coalescence a‑critique des mythes identitaires.

54La littérature, en tant qu’elle appartient au passé, tombe légitimement dans le champ d’investigation des historiens64. Mais l’évidence d’une date primitive (date de création ou date de publication) originant l’œuvre littéraire dans une chronologie précise ne dit pas tout, ne dit peut‑être même pas grand chose, du processus de création et de réception d’une œuvre littéraire. À quel moment au juste une œuvre littéraire commence‑t‑elle vraiment à naître ? Le fait du langage, avec sa transhistoricité irréductible, interdit en un sens de dater l’œuvre, qui n’existe que prise en amont et en aval dans un phénomène de résonance et de diffusion qui n’est certes pas seulement celui de l’intertextualité. Car un écrivain écrit non seulement parce que la littérature lui fait de l’effet, mais peut‑être surtout parce que le langage lui fait de l’effet : écrire, c’est d’abord écouter ce sillage d’effets. Tout processus de création « commence » donc avec la mobilisation intentionnelle (ce qui ne veut pas dire totalement consciente) de toutes ces strates qui font qu’on est dans le langage, travaillées en vue d’une fin particulière : strates de la voix et de l’énigme de son adresse – strates de la référence in praesentia, mais aussi, comme par magie, in absentia – strates de la langue et de sa grammaire – strates des figures, strates de la connexion entre signes et imagination...

Rue Basse-du-Rempart

55La littérature est d’autant moins assignable à un seul passé qu’elle investit à plein la transhistoricité du langage (c’est‑à‑dire toutes ces strates), et ceci même quand elle le mobilise dans sa dimension référentielle : qu’un mot désigne un objet, une rue, le temps qu’il fait, etc., ne l’empêche pas d’être un mot pris dans un tissu d’autres mots comme toute occurrence de langage, et choisi ici pour cette raison, pour sa signifiance, c’est‑à‑dire ses échos à l’échelle du texte, les uns calculés, visibles, analysables, les autres invisibles voire imprévisibles – et tous imprédictibles du point de vue de leurs effets réels sur des lecteurs réels.

56Prenons l’exemple de la rue Basse‑du‑Rempart. Elle existait au xixesiècle, explique Judith Lyon‑Caen ; ou plutôt, conformément à une précision historiographe fournie par le narrateur de la nouvelle, elle existait au moment où Robert de Tressignies l’emprunte « [v]ers la fin du règne de Louis‑Philippe65 », mais n’existait plus au moment où le narrateur écrit, en raison des transformations urbaines que, contrairement au narrateur qui se contente d’évoquer cette disparition, l’historienne reconstitue en détail. Cependant, comment évaluer l’intérêt littéraire de ces précisions historiques ?

57On peut se demander d’abord si tous les lecteurs de 188266 en avaient une conscience identique, par exemple selon qu’ils étaient parisiens ou non, selon leur âge aussi au moment de la parution des Diaboliques. Ensuite, qu’ils soient du xixe ou du xxie siècle, qu’ils ignorent ou non l’existence passée de la rue, qu’ils trouvent ce savoir significatif ou non (car on peut (re)connaître un référent et y être indifférent), les lecteurs n’ont pas besoin de ce savoir extratextuel pour que résonne en eux, avec le nom de cette rue, une bassesse paradoxale habitée par un redoublement oxymorique67.En effet, dans le signifiant « Remparts » s’invite le verbe « ramper ». Le nom de la rue résume à lui seul une des principales matrices textuelles, ce foyer imaginaire et symbolique de la verticalité parcourue vertigineusement dans le sens de la chute (j’y reviendrai) : la hauteur des remparts s’inverse en mouvement de reptation, exactement comme l’élégant jeune aristocrate Robert de Tressignies, ce « gant jaune » précise le texte, s’est laissé aspirer par la « robe jaune » de la femme la plus basse68, une prostituée, mais qui se révèlera de la plus haute et antique noblesse, une duchesse.

58Judith Lyon‑Caen relève certaines de ces résonances, le jeu sur le signifiant « rempart » en moins. Elle est même sensible à des connotations symboliques qui ne m’étaient pas apparues à la première, ni à la seconde lectures :

« Basse », la rue dit bien son nom, et Barbey tire tout le parti possible des résonances sexuelles qu’on peut lui attacher. Le dandy du boulevard, résolu à « aller au fond » de la sensation éveillée par la « déambulante » du boulevard, descend, pratiquement et symboliquement, dans ce « trou noir », « la honte du boulevard de ce temps », pour « s’enfiler », s’engouffrer dans un passage‑goulot derrière une fille « du plus bas étage » dont il va bientôt visiter l’intimité69.

59Il s’agit là d’une lecture qui doit tout à la lecture des rêves telle qu’elle a été initiée par Freud et qui fait surgir un sens latent généralement sexuel sous le sens manifeste70. Rien n’indique à coup sûr que Barbey en ait eu conscience, en ait joué. Mais peu importe : les significations n’ont besoin d’arriver ni à la conscience de l’auteur, ni à celle du lecteur pour fonctionner, comme le fait le sens latent dans un rêve. C’est, ici encore, une dimension rendue possible par l’équivocité du langage.

60Cependant, Judith Lyon‑Caen ne s’attarde pas sur ces connotations : « [l]a topographie romanesque, pour être saturée de suggestions sexuelles, n’en est pas moins exactement référentielle ». Elle enchaîne alors sur un autre référent de la nouvelle, « un passage étroit et non couvert où le vent, pour peu qu’il fît du vent, jouait comme dans une flûte, et qui conduisait, le long d’un mur et des maisons en construction, jusqu’à la rue Neuve‑des‑Mathurins71 ». Or ce passage existait aussi, comme la rue Basse‑du‑Rempart. Mais, « passage innommable » de la fiction, le « passage Sandrié » (car tel était son nom) reste aussi « innommé72 », souligne Judith Lyon‑Caen qui va s’attacher à le ressusciter tout en interprétant ce silence comme une façon, pour Barbey, de « façonner une empreinte muette, un spectre de ville73 ».

61Je ferais volontiers une autre hypothèse, qui n’efface pas nécessairement la précédente. Le signifiant « Sandrié », dans lequel on entend évidemment « cendrier74 », aurait importé dans le réseau symbolique de la nouvelle des connotations qui lui sont étrangères. Il aurait d’une part étrangement parasité les images, le sens sexuels relevés par Judith Lyon‑Caen : un cendrier est un « vase où dans lequel on met les cendres ou de la cendre », nous dit le Littré… Si l’on suit l’interprétation symbolique sexuelle précédente, quelque chose aurait dysfonctionné... Et ce cendrier aurait en outre donné une couleur religieuse, une couleur austère, de vanité, au registre « bas » de la nouvelle, laquelle privilégie plutôt les métaphores du dégoût, les métaphores humides comme la « boue », le « fumier », la « viscosité »75… (et cette fois‑ci, de façon cohérente avec la métaphorique sexuelle de la nouvelle, où la sexualité n’est convoquée que pour être salie). La mise à l’écart du nom du passage confirme donc la cohérence esthétique de la nouvelle.

62Ces deux exemples contraires de la rue Basse‑du‑Rempart et du passage Sandrié témoignent de l’impossibilité de séparer la question du référent extratextuel de celle de la fiction de référentialité intratextuelle. La première, la question du référent extratextuel, est évidemment pertinente, à condition d’ajouter qu’elle est pertinente selon le critère de l’effet : un écrivain qui fait appel à la connaissance extratextuelle du lecteur sait (ou sent) que, symétriquement, il en met potentiellement un autre face à son ignorance : il doit ajuster la fiction de référentialité intratextuelle à l’ignorance de certains de ses lecteurs. C’est donc un effet au moins double qu’il doit ménager en veillant à la signifiance intratextuelle du jeu de la référentialité.

63Le problème d’écriture posé par ces détails rappelle une autre condition de possibilité d’un texte littéraire, à la vérité cohérente avec la transhistoricité de la littérature : la littérature touche un public fondamentalement indéterminé – sans indétermination du public, pas de littérature76. On peut le dire autrement : la littérature regroupe des textes lancés dans le temps pour y durer, pour se transmettre. L’appel à la connaissance contextuelle du lecteur (ce qui signifie forcément que soit donc ménagé, pour celui qui ne sait pas, un plaisir de l’ignorance), est par conséquent un effet qui s’effectue dans le réseau des signes le communiquant.

64Lorsque je lis Typhon ou Lord Jim de Conrad, ou Moby Dick de Melville, je ne cherche pas tout le lexique de la navigation dans le dictionnaire pour essayer de comprendre les gestes précis que font les marins pour diriger le navire dans la tempête : la profusion des signifiants, le rythme des phrases, le sémantisme des verbes d’action, les notations sensorielles concernant le vent, les vagues, les sons, la peur, suffisent à mon plaisir. Je n’ai pas de mal à croire qu’un lecteur habitué à naviguer se représentera bien des scènes tout autrement que moi. Ceci n’a aucun rapport avec le temps, passé ou présent, ni même avec un problème de précision : son imagination engagera son corps autrement que la mienne ne le fera du mien. Un texte, fût‑il « littéraire », qui ne ferait appel qu’à la compétence « référentielle » de son lecteur, qui n’appuierait son écriture que sur la valeur informationnelle du langage, aurait‑il quelque chance que ce soit de faire un effet littéraire durable sur son lecteur ? Il mobiliserait le langage dans sa durée la plus courte, et la moins complexe. Un tel texte se périmerait très vite.

65On peut au contraire penser que les textes dits littéraires constituent des manières particulièrement denses, intenses, puissantes – réglées ou non, simples ou difficiles, narratives ou non, propres à un style collectif autant que particulier, etc. –, d’investir esthétiquement (sensiblement, pulsionnellement) cette équivocité, ces strates du langage, plus que d’autres types de discours dont l’effort tourne au contraire à réduire les dérives du sens – sans jamais pour autant pouvoir totalement les supprimer.

66Et c’est la combinaison de toutes ces différences intensément majorées par la transhistoricité active (plus qu’actuelle) des textes transmis jusqu’à nous, c’est cette densité, cette puissance, ces variations de style, ces flexions de langage, ces pulsations d’images, qui expliquent que, face à tant de textes, on puisse aimer, ou ne pas aimer, tel ou tel texte littéraire – qu’on puisse ne pas partager le même plaisir, le même jugement sur un texte, fût‑il « littéraire ».

Je n’aime pas La Vengeance d’une femme

67Je n’aime pas La Vengeance d’une femme. Je n’y respire pas : le récit me fait suffoquer, il me donne des haut‑le‑cœur. C’est une réaction exagérée, à coup sûr, surtout pour une « spécialiste » des « études littéraires ». L’exercice d’une compétence disciplinaire ne devrait‑elle pas donner à l’égard des textes une distance critique neutralisant les affects nés d’une lecture ? La discipline n’a‑t‑elle pas gagné en rigueur épistémologique depuis qu’elle s’abstient de juger les textes qu’elle analyse ?

68Je peux cependant rendre compte des raisons de ma réaction dans le langage des « études littéraires » sans rien mentionner de l’effet subjectif que la nouvelle me fait : je dispose d’arguments objectifs, ou du moins objectivables dans un métalangage qui permet l’économie du jugement de goût. Mais je peux aussi remonter aux raisons plus personnelles que j’ai de ne pas l’aimer. Ces raisons m’intéressent, car elles éclairent elles aussi, à une échelle individuelle (ou trans-individuelle…), la dimension de transhistoricité (c’est‑à‑dire de non‑clôture absolue, pas plus la clôture qui refermerait un texte sur son système que celle qui l’enfermerait dans son contexte) de la littérature.

69La nouvelle La Vengeance d’une femme laisse très peu d’espace au lecteur pour y investir librement son propre imaginaire parce qu’elle est saturée de significations très explicites. Le lecteur n’a pas le choix : il n’a qu’un pôle d’identification disponible, le pôle du narrateur, lui‑même presque confondu avec le personnage Robert de Tressignies. Quelqu’un guide sa lecture en montrant et jugeant les personnages – la femme essentiellement –, et ce quelqu’un ne le lâche pas.

70Significations culturelles, d’abord77 : les nombreuses allusions littéraires et picturales sont données comme de pures références extratextuelles, sans guère de développements intratextuels qui pourraient faire saisir, au lecteur ignorant, la couleur, l’atmosphère, la valeur que ces références ajoutent aux réflexions intérieures de Tressignies ou aux descriptions du narrateur omniscient :

[…] elle lui poussa, à hauteur de la bouche, l’éventaire des magnificences savoureuses de son corsage, avec le mouvement retrouvé de la courtisane qui tente le Saint dans le tableau de Paul Véronèse […]78.

71Si le lecteur n’a jamais vu le tableau de Véronèse qui sert ici de comparant, sa mention fait naître dans son esprit une sorte d’écran noir où s’inscrit seulement en grosses lettres un signal qui dirait quelque chose comme : « Attention, Art ici79 ». On pourrait, pour paraphraser Barthes, parler d’un « effet de réel » particulier – un « effet d’Art ». Mais le lecteur cultivé, que le texte présuppose esthète, va au contraire voir quelque chose, se forger ainsi une image mentale du comparé, apprécier la pertinence esthétique de la comparaison. Il est interpellé dans une connivence culturelle, qui est aussi idéologique, à condition de se souvenir que les idéologies comprennent des régimes émotionnels : la réalité est ici regardée, représentée à travers l’Art, qui sert de critère à l’expérience de la vie.

72Par ailleurs, cette présence diffuse d’un narrateur esthète, ce lieu de supériorité culturelle partagée par le narrateur et le personnage masculin (et que le lecteur est invité aussi à partager) est en fait sensible à tous les niveaux de la nouvelle, laquelle est intégralement organisée, sur le plan symbolique, autour de la verticalité du haut et du bas, de leurs contrastes et de leur contamination. On en a vu un exemple remarquable avec « la rue Basse‑du‑Rempart ». Le haut est rare quoique bavard80 ; le bas, omniprésent, et rapidement très bas81. L’écriture, qui ne recule pas devant le lexique familier dévaluant82 et multiplie les métaphores figées de même couleur (« la boue », par exemple, ou le « fumier » déjà mentionnés), obéit à un principe général de dégradation des êtres. Elle épouse et communique au lecteur des mouvements, explicites ou non, de dégoût et de mépris83 qui laminent les mouvements d’élévation, lesquels, quand ils sont sincères comme l’amour de la duchesse et d’Esteban, sont là pour être bientôt saccagés, introduisant la duchesse dans la spirale de la chute et de l’ignominie : l’inversion spectaculaire, à la fois très topique mais d’un genre inconnu, de la hauteur sociale et morale en bassesse sociale et morale est le nœud du drame. Stéréotypie et surprise se conjuguent : le plaisir de la surprise s’adosse à l’acquiescement nécessaire du lecteur aux présupposés sociaux et moraux du cadre interprétatif de la nouvelle.

73Au niveau du récit enchâssant, le narrateur a commencé par occuper beaucoup de place avec ses réflexions sur la littérature et la morale, des réflexions déjà livrées de haut dans un style ironique frôlant parfois l’invective84. Les sentences, proprement innombrables, ne le font jamais oublier, ni oublier la portée politique, sociale et morale, l’exemplarité, de la nouvelle85. Elles interrompent sans cesse le récit, empêchant le lecteur de s’abandonner au drame, d’oublier qu’il lit. Il est invité à ne jamais se déprendre de la distance hautaine de ce poste d’observation que le narrateur l’invite à partager avec lui pour regarder les personnages comme des animaux, comme des insectes, comme des spécimens86.

74Les personnages, ou plutôt la femme. Même si Tressignies fait aussi parfois l’objet d’un commentaire du narrateur et nous est montré de l’extérieur87, c’est la femme que nous regardons et évaluons constamment au travers du double regard, terriblement genré, du narrateur et du personnage :

« Si l’implacabilité de ce visage était, par hasard, l’implacabilité de l’amour et des sens, quelle bonne fortune pour elle et pour moi, dans ce temps d’épuisement ! » – pensa Tressignies, qui, avant de s’en passer la fantaisie, la détaillait comme un cheval anglais88

75Car Tressignies est un connaisseur en femmes : il revient d’Orient « où il avait vu l’animal femme dans toutes les variétés de son espèce et de ses races89 ». Au‑delà de la duchesse‑prostituée, ce sont en fait toutes les femmes qui sont placées à une distance si méprisante – sauf dans la parenthèse de l’amour exceptionnel de la duchesse pour Esteban, mais à quel prix90 ! – qu’on en vient à douter de leur humanité :

Lui, l’expérimenté, le fort critique en fait de femmes, qui avait marchandé les plus belles filles sur le marché d’Andrinople et qui savait le prix de la chair humaine, quand elle avait cette couleur et cette densité, jeta, pour deux heures de celle‑ci, une poignée de louis dans une coupe de cristal bleu91.

76Si, discours indirect libre aidant, cette métonymie dégradante qui fait du corps des femmes une « chair humaine » soupesée au marché peut être attribuée à Tressignies, rien, absolument rien, n’indique un désaccord éthique entre le personnage et la voix narratrice. Les deux énonciations masculines se confondent pour traiter les femmes comme objets de jouissance, de regard et de discours dégradants. Au‑delà des femmes, cette misogynie se redouble ici d’un racialisme, d’une idéologie colonialiste explicites. C’est tout un découpage des êtres humains d’une extrême simplicité et d’une extrême violence qui s’illustre dans la nouvelle, en s’adossant de façon répétitive et toujours soulignée au paradigme stéréotypé du haut et du bas.

77La nouvelle de Barbey offre donc au lecteur un imaginaire saturé qui ne laisse guère de place au jeu. Son écriture si excessivement « littéraire », comme le souligne Judith Lyon‑Caen92, théâtralise sa littérarité : il faudrait vraiment être très inattentif (ou exclusivement capté par la fable) pour ne pas être frappé par les adverbes sémantiquement chargés93, les adjectifs antéposés de façon spectaculaire94, les images saisissantes qui n’évitent pas les poncifs pour autant95, les effets de style soulignés96

78Enfin, l’évocation du plaisir érotique, mixte d’hypotypose, de questions et de commentaires plus ou moins sentencieux, qui constitue dans le récit une sorte de point d’acmé prolixe et attendu, installe son lecteur dans un voyeurisme interrogateur :

En ce temps‑là, ses pareilles à Paris, qui ne trouvaient pas assez sérieux le joli nom de « lorettes » que la littérature leur avait donné et qu’a immortalisé Gavarni, se faisaient appeler orientalement des « panthères ». Eh bien ! aucune d’elles n’aurait mieux justifié ce nom de panthère... Elle en eut, ce soir‑là, la souplesse, les enroulements, les bonds, les égratignements et les morsures97.

79Si l’intérêt du lecteur est d’abord dirigé vers l’énigme que constitue l’apparente conviction érotique avec laquelle la femme vénale fait l’amour, l’évocation se déplace ensuite vers la description et le commentaire du transport érotique effectif du personnage masculin : « Positivement, elle lui soutira son âme, à lui, dans son corps, à elle98. »

80Comme lectrice, cette scène hyperbolique m’ennuie, voire me déprime. Je pourrais pourtant éprouver un début d’intérêt et de sympathie perplexe pour la prostituée : quelle expérience intérieure de plaisir peuvent traduire « son hennissante ardeur », « ses cris de bacchante » ? Mais le texte me barre toute espèce d’accès à elle, m’empêche de m’échapper à ses côtés. Car le narrateur prétend tout éclaircir sous le poids des explications, sans laisser de zone d’ombre : et le lecteur est prié de se satisfaire de l’équation qui rabat ces signes de jouissance érotique sur la vérité de la jouissance vengeresse éprouvée par la femme.

81Cependant, cette vengeance éponyme, continument présentée comme une monstruosité fascinante, est non moins continument condamnée sur le plan moral. La femme sert de support au trouble : elle est une surface de projection excitante. Mais si son énigme, oxymorique dès le départ (elle est belle, puis emportée dans l’érotisme, comme une prostituée ne peut pas l’être), motive le récit et organise l’effet de plaisir escompté sur le lecteur, c’est sans effet d’identification possible : malgré son parfum sulfureux, la nouvelle présente un monde décrypté selon un ordre moral très traditionnellement phallocratique, ethnocentrique, et chrétien.

82Quant à l’épisode du cœur de l’amant disputé aux chiens, il me… lève le cœur, tout comme la crudité brutale de la brève évocation finale des yeux de la duchesse syphillitique99. Manque de courage ou d’audace de ma part, probablement. La scène en jette pourtant plein la vue. On sent combien celui qui l’a écrite est satisfait de son effet, de son coup de théâtre, combien il ose – et montre qu’il ose. Ce narrateur qui s’est avancé sous le signe de la hardiesse veut captiver, fasciner son lecteur. Il mise tout sur sa pulsion scopique, pour ne pas dire son voyeurisme. Au narcissisme éthique du narrateur correspond le narcissisme de l’écriture, qui éclate presque à chaque ligne.

Un témoignage de transhistoricité

83Je viens de glisser du commentaire objectif (ou qui pourrait dissimuler qu’il est une interprétation) au commentaire explicitement subjectif, peut‑être même au jugement esthétique, en principe interdit au discours critique, et qui en tout cas ne relève plus du métalangage actuel de la discipline des « études littéraires ».

84J’ai lu Les Diaboliques très jeune (disons en 1970). Je l’ai lu parce que mes parents, mon père surtout, l’avaient aimé et me l’avaient donné à lire. Et je crois avoir aimé alors ce recueil de nouvelles, moi aussi.

85Quand je l’ai relu quelques années plus tard, pendant mes études (en 1980 au plus tard), puis récemment plusieurs fois à nouveau grâce au livre de Judith Lyon‑Caen, j’ai reconnu l’imaginaire dans lequel j’ai grandi. J’ai été élevée dans les mêmes catégories, les mêmes passions, les mêmes dégoûts, les mêmes métaphores. La même idéologie, pourrais‑je dire, à condition de mesurer qu’une idéologie raciste et sexiste tissée de ce goût voyeur, de cette fascination pour les bas‑fonds comprend une économie émotionnelle, comme je le disais plus haut, et aussi ce que Michel Pêcheux appelle des filiations imaginaires. Assises non seulement douteuses ici, mais illusoires, des blessures plutôt. Car cette grille d’intelligibilité était, pour diverses raisons, tout sauf heureuse : sans m’étendre sur ma biographie que je ne convoque ici que pour ce qu’elle nous apprend concrètement de la transhistoricité, je me contenterai de souligner qu’elle me prescrivait une place de femme proprement inhabitable.

86Judith Lyon‑Caen souhaite, écrit‑elle, que sa démarche « permett[e] au lecteur actuel de renouer avec l’expérience qu’en eurent ses premiers lecteurs100. » Mais de quand dater ma lecture qui emmagasine non seulement « mes » âges différents, mais les échos qu’elle trouvait, qu’elle retrouve encore, dans la lecture de mes parents, lecture qui n’était pas contemporaine de la mienne ?

87Mon père était né en 1909, et son père, un demi‑siècle plus tôt en 1860. La lecture de ces nouvelles de Barbey évoquait pour moi les récits qu’il faisait du Paris de son enfance, de ses parents que je n’ai pas connus, sauf par des photos. Mon grand‑père, parisien comme mes quatre grands‑parents, appartenait au même genre d’univers social que celui de Robert de Tressignies, et a pu lire La Vengeance d’une femme en 1882. Mon père était un « conteur » comme les conteurs de ces nouvelles, et quelque chose de la structure du temps que je décris ici comme une expérience personnelle, entremêlant lectures partagées et récits oraux vifs et captivants racontant des anecdotes du temps passé, correspond assez à celle qu’analyse Judith Lyon‑Caen à propos de la nouvelle :

Toute l’œuvre du romancier privilégie […] les structures narratives enchâssées, boîtes gigognes ou « ricochets de conversation » (ce fut le premier titre des Diaboliques) : un récit‑cadre, situé dans un présent plus ou moins proche du temps de l’écriture, ouvre sur une série de récits du passé […] toute la matière romanesque se concentre dans les passés remémorés par des narrateurs qui en furent les protagonistes ou les témoins ? Ces passés‑là se révèlent eux‑mêmes feuilletés, peuplés de personnages attachés à des passés plus anciens encore par de terribles histoires […]101.

88On remarquera qu’il s’agit bien ici de diachronie différentielle et même de ce que j’appelle transhistoricité. Mais pour Judith Lyon‑Caen, cette transhistoricité est une caractéristique historique de la nouvelle de Barbey102. Pour ma part, je pense plutôt que la nouvelle de Barbey illustre une manière particulière d’investir cette transhistoricité en la rendant immédiatement visible à travers des notations mémorielles, la représentation explicite d’une distance historique, d’un différé temporel.

89Mon père n’était pas seulement un conteur, analogue, dans mon expérience de lectrice de 1970, aux conteurs sûrs de leurs effets des nouvelles du xixe siècle. C’était aussi un promeneur parisien aux réflexes de flâneur. Tel que je l’ai connu, il continuait à lire le monde comme le flâneur décrit par Judith Lyon‑Caen :

L’élégant Tressignies s’est donc placé au poste où l’on « guigne » les « déambulantes du soir » […]. Ainsi placé, le jeune homme exerce ce talent d’observation des nuances sociales que la littérature des premières décennies du xixe siècle a consacré en savoir tout parisien et tout littéraire – c’est‑à‑dire un savoir produit par la littérature, dans la littérature, une affaire d’écriture et de lecture. C’est le savoir de l’observateur, ou du flâneur […]. Tressignies possède donc cette aptitude au déchiffrement urbain construite par la littérature et dans la presse de la Monarchie de Juillet : à partir d’un visage, d’une démarche, d’un habit, il peut deviner la profession, l’origine et le caractère d’un passant. Cette sémiologie […] est d’abord un art de voir, peut‑être même une excitation spécifique de l’œil – et exige à la fois immersion dans la foule et prise de distance, retrait analytique103.

90Mon père m’a transmis ce regard, cette curiosité, ces réflexes d’interprétation de la ville, de ses originaux et de ses types, cette « excitation spécifique de l’œil » et ce « retrait analytique ».

91Mais, d’une part, qu’il me les ait transmis ne signifie pas que je les ai conservés intacts. Malgré toutes les métaphores qui disent le contraire (« trésor » par exemple, ou « patrimoine », ou « valeurs »), ce qui nous est transmis n’est pas un héritage auquel nous ne changerions rien. D’autre part, cette attitude de flâneur anachronique ne lui avait donné aucune « aptitude au déchiffrement urbain », car il se fourvoyait absolument. « Savoir produit par la littérature, dans la littérature », écrit Judith Lyon‑Caen : connaissance littéraire plus encore qu’empirique en effet. Et décalée dans le temps : c’était le savoir du siècle précédent !

92On peut bien sûr objecter, dire que mon père se trompait d’époque, et même que, ce faisant, il me trompait sur l’époque. Mais « se tromper d’époque » a une incidence sur l’époque dans laquelle on vit. Du reste, on décrypte toujours le présent avec les hantises et les espoirs qui nous ont été transmis, non moins qu’avec des vues éclairées par des connaissances historiques, des savoirs réactualisés, des analyses contemporaines de l’actualité présente. La spectralité mise en lumière par Judith Lyon‑Caen n’est en rien particulière à La Vengeance d’une femme : c’est, comme l’avait suggéré Marx104, la norme de l’expérience de l’histoire. Pour la penser jusqu’au bout, il faut peut-être quitter les cadres conceptuels de l’histoire‑discipline : il faut admettre que « le mort hante le vif105 », que le présent est entièrement habité par la revenance du passé (pas toujours traumatique, heureusement) ; et même, en prolongeant Marx encore, mais contre lui‑même, par la présence anticipée (rêvée, programmée, hallucinée, lucidement déduite…) de l’avenir (ce qui ne signifie pas que les anticipations soient des prémonitions106).

93Je pourrais certes raconter, en mobilisant des phrases référentielles situant les événements dans la chronologie et en m’efforçant à l’exactitude pour sortir de son vague mon témoignage trop allusif, qui était mon père, quels furent son enfance, son métier, à quelle date il est mort : tout ceci qui est passé, qui a été, et qui n’est plus. La séparation du passé et du présent des historiens, séparation nominaliste dans son principe, s’illustre par la séparation des individus : je suis née en 1954, lui en 1909 ; je suis encore en vie et il est mort. Mais la nouvelle, dès que je la lis, me transporte dans un passé sédimenté, flottant. Elle me re‑présente des zones de contact, des plis et replis du temps qui font qu’en un sens, je suis chez moi dans la nouvelle de Barbey. Elle m’est contemporaine – même si cette contemporanéité n’est pas très « contemporaine107 ». Elle m’est intimement familière. Quand je la lis, le temps se dilate, se contracte comme une prison anachronique dont je ne peux pas (en tout cas pas avec ce texte, pas avec son aide) rebattre les cartes.

94On m’objectera sans doute encore que l’expérience de lecture que je relate est trop singulière pour pouvoir fonder un raisonnement général : tout le monde n’appartient pas à une famille qui lisait Les Diaboliques avec plaisir, voire passion. Mais à ce compte, d’une part, nous sommes condamnés à énumérer des différences (tous les « lecteurs actuels » ne sont pas nés en 1954 ; ni à Paris ; ni en France ; n’ont pas fait d’études littéraires mais peuvent avoir fait des études scientifiques, etc.). Et, d’autre part, on pourrait en dire autant de La Vengeance d’une femme : l’exemple de la nouvelle de Barbey aussi est trop singulier pour pouvoir fonder un raisonnement général sur la littérature et sur ce que l’histoire peut en dire. Cependant, ces évidences ne délégitiment pas la pertinence d’un exemple de cas, à condition de savoir situer correctement son exemplarité au sein de la généralité.

95Faisons quand même l’hypothèse d’un lecteur actuel de La Vengeance d’une femme mis en présence du texte pour la première fois et sans aucune médiation (ni celle de l’enseignement, ni celle de l’introduction d’une édition critique, ni celle d’un cadeau amical, etc.). Il saura évidemment reconnaître que le monde représenté dans la nouvelle est passé. Mais jusqu’à quel point ? Et même : qu’est‑ce que veut dire ici, au juste, « passé » ? Est‑ce que cela veut dire « coupé du présent » ? ou même « datable » ?

96On remarquera que « daté » est un jugement dépréciatif. C’est un indice intéressant : en littérature, un texte « daté » ne jette plus de pont vers nous ; c’est là qu’il est vraiment coupé du présent.

97Que le monde représenté dans la nouvelle soit passé signifie au minimum que le lecteur doit se le représenter intérieurement, l’imaginer si l’on préfère. La question sera : le lecteur actuel doit‑il faire un effort d’imagination plus grand qu’un lecteur de 1874 ou de 1882 ?

98Il n’est pas certain que la question ait du sens : dès que le langage réfère à des objets ou des personnes in absentia, l’imagination supplée à leur absence. C’est l’une des fonctions majeures du langage que de pouvoir substituer des signes à des objets extra‑linguistiques. Ce différé, ce décalage constitue l’un des aspects centraux de sa transhistoricité.

99Mais restons modeste dans le raisonnement : contentons‑nous d’évidences. Il est probable que certains des realia représentés par la nouvelle et documentés par l’historienne, la rue Basse‑du‑Rempart par exemple, étaient aussi inconnus à certains lecteurs de 1874 ou de 1882, habitant Bordeaux ou Lyon par exemple et ne voyageant pas, qu’ils le sont aux lecteurs actuels : les uns et les autres devaient, ou doivent, imaginer. On peut ainsi enchaîner des différences à l’infini. Quand décider qu’avec certaines différences, on change d’époque ? Quel degré de familiarité extratextuelle (ou contextuelle) va faire critère ?

100Les catégories sous‑jacentes à la nouvelle, ses antithèses, la verticalité symbolique du bas et du haut, ses flexions, son pathos, l’ethos magistral de son narrateur avec ses sentences, son imaginaire (de la ville, de la sexualité, des races, de la société), sa tendance à la paronomase : rien de tout cela en revanche n’est inaccessible au lecteur actuel. Il y a dans son temps actuel suffisamment de lieux108 mémoriels pour que le passé se traduise. Dans le cas contraire, si aucune traduction n’opère, si le monde passé représenté dans la nouvelle n’a aucune portée métaphorique, si le récit ne rencontre aucun écho allégorique ni émotionnel dans la subjectivité du lecteur, si ce dernier ne reconnaît rien, alors, la nouvelle sera pour lui simplement datée, c’est‑à‑dire périmée.

101Dans l’hypothèse contraire, le lecteur va rencontrer de l’étrangeté mêlée de familiarité. Or, l’effet d’étrangeté est visé par la nouvelle, le narrateur le dit assez fortement pour qu’on le remarque : les « premiers lecteurs » ne sont pas plongés dans un monde intégralement familier, et les formalistes russes ont du reste proposé de faire de l’estrangement une caractéristique de la littérature109. Face à cette catégorie esthétique, à nouveau, la pertinence et la netteté de la question du contexte historique s’affaiblissent. Autant les premiers lecteurs de La Vengeance d’une femme que ses lecteurs actuels vont à la rencontre de l’étrangeté.

102La différence historique des réceptions repose‑t‑elle, alors, sur la différence des familiarités ? Quels points de familiarité le lecteur actuel peut‑il trouver avec ce monde, lui qui, contrairement à moi, n’a pas lu la nouvelle dans le prisme d’une lecture elle‑même prise dans le prisme des lectures contemporaines de la nouvelle ? Les résumés initiaux de Judith Lyon‑Caen, qui mobilisaient les références au désir, aux passions, à la tragédie, en fournissaient des exemples possibles. Mais toutes sortes d’autres points de familiarité sont envisageables. Ils vont dépendre de bien des facteurs, et ils ne sont pas forcément « littéraires » au sens de la sédimentation de l’expérience de lectrice que je viens de relater. Ces facteurs sont inscrits, pour le lecteur (totalement) actuel, dans ce qui lui est, dans ce qui lui a été, communiqué – non seulement porté à sa connaissance, mais communiqué affectivement. Ils comprennent des voix du passé, des parents, des grands‑parents, des expériences sociales, des mouvements de temps, des immobilités, etc. Et derechef, si on pouvait les connaître tous et tous les rassembler, ces facteurs montreraient l’évanescence de l’« actualité » de ce « lecteur actuel » bien fictif.

103En fin de compte, le seul dénominateur commun entre tous les lecteurs sera… le texte de la nouvelle lui‑même.

104Certes, il ne s’agit pas d’oublier les acquis de l’histoire du livre et, plus généralement, de la matérialité des supports par lesquels un texte est communiqué à un lecteur ou un auditeur. Comme le rappelle Judith Lyon‑Caen dans le sillage des travaux de Roger Chartier110, « [u]ne œuvre littéraire n’est pas qu’un texte ou, plutôt, le texte ne nous vient pas seul, détaché du support et des formes matérielles dans lesquelles nous le lisons, qui ont un effet sur le sens que nous construisons111. » La perspective veut faire pièce à la tendance essentialiste de l’histoire littéraire (ou du structuralisme) dont les analyses présupposent rapidement l’existence d’un sens du texte indépendamment des supports qui le portent jusqu’à son lecteur ou son auditeur. Mais l’histoire du livre et des matérialités des supports textuels n’est pas moins habitée par « l’unicité logique » dénoncée par Michel Pêcheux que l’herméneutique ou la sémiologie : chacune de ces perspectives veut arriver à des conclusions fermes sur le sens du texte, ou bien le sens d’un texte‑avec‑son‑support, qu’il s’agisse de l’établir de façon interne, ou de façon « historique » en postulant la discontinuité des sens du texte et en distinguant autant de sens que de supports textuels.

105Mais la mise en avant de la transhistoricité irréductible d’un texte littéraire en raison même de celle du langage déplace cette alternative. Un texte n’étant jamais stable et ne pouvant pas l’être, c’est la transhistoricité dynamique qui lui vient du langage qui rend possible la variation des supports, non la variation des supports qui rendrait instable, et historique, sa lettre.

106L’équivocité du langage rend impossible toute forme de stabilisation de la signification. Ceci est vrai pour toute occurrence de discours : on interprète le droit, on se dispute sur le sens d’un traité, d’un texte « sacré », on se brouille sur un quiproquo, etc. Mais la littérature est le nom regroupant des pratiques de langage qui, aussi variées qu’elles soient de fait, soumettent l’équivocité du langage à un but esthétique en en tirant le maximum d’effets. Nom d’un regroupement, nom d’un corpus, il permet de faire circuler dans le temps les productions issues de ces pratiques de façon institutionnellement protégée, avec les commentaires qui les accompagnent, les relancent et les re‑configurent. Nom enfin dont le sens lui‑même bouge et bougera jusqu’à ce qu’il se périme peut‑être un jour, il affirme l’utilité sociale de ces productions et de ces pratiques de langage : jugées bonnes en raison de leur double effet de plaisir et de formation, de leurs effets de subjectivation, elles ont la vertu incomparable de pouvoir se partager et se discuter publiquement sans que leurs effets privés ou intimes fassent l’objet d’une surveillance morale ou politique.  

La transitionnalité, une espèce de la transhistoricité

107Je n’aime pas La Vengeance d’une femme, disais‑je. Autant dire que la nouvelle de Barbey ne fonctionne pas pour moi comme un objet très transitionnel. Je pourrais, à la vérité, le dire avec les mots de Jérôme David, qui rattache l’œuvre littéraire à la définition donnée par Quine112 de l’engagement ontologique : « l’engagement ontologique est ce qu’une œuvre dit qu’il y a ». Il précise un peu plus loin :

Ce qu’une œuvre littéraire dit qu’il y a ne concerne pas le seul mobilier du monde.
Elle exemplifie certes des entités, mais aussi des relations de tous ordres : caractères, types d’individus, classes de situations, liens entre caractères, homologie de situations, causalité d’épisodes successifs ou tonalités affectives. (L’inventaire en importe peu.)
Ce monde n’est pas constitué d’individus et d’événements, mais de matrices et d’enchaînements. L’incomplétude des univers fictifs n’est pas un obstacle à tout engagement ontologique, mais une condition qui pèse sur la nature du cadre fixé à l’expérience : Madame Bovary devient vrai (à la modalisation près) non pas quand on peut répondre à une infinité de questions que ne soulève pas l’œuvre (Emma a‑t‑elle un grain de beauté sur l’épaule gauche ?), mais quand un lecteur croit, par exemple, à l’existence d’une catégorie d’individus que l’échantillon « Emma » lui permet de mieux cerner et de mieux comprendre ; un haïku de Bashô devient vrai (à la modalisation près) non pas quand on vérifie que sa grenouille a sauté dans cet étang‑là, ou que les grenouilles sautent toujours avec un plouf dans l’eau, mais quand un lecteur croit à ce monde où le bruit d’une grenouille qui plonge dans un étang déclenche une méditation ; Les Souffrances du jeune Werther devient vrai (à la modalisation près) quand un lecteur n’entrevoit pas d’autre dénouement à sa propre vie que celui du roman113.

108C’est là une perspective très forte. Entre autres bénéfices, elle sort la théorie critique de l’aporie de la question de la référentialité du texte littéraire. Je ne donne pas mon assentiment à « La Vengeance d’une femme ». Je refuse son monde. Je ne crois pas dans ce que la nouvelle dit qu’il y a : à sa hiérarchie du haut et du bas, du pur et l’impur, du noble et de l’ignoble, notamment.

109Mais en formulant mon déplaisir en termes de non‑transitionnalité (pour moi) de « La Vengeance d’une femme », en m’appuyant ainsi sur un langage critique inspiré de la psychanalyse, je suggère que la nouvelle de Barbey me heurte ou me blesse en me renvoyant péniblement à des affects virtuellement destructeurs. Sa lecture ne m’aide pas à trouver un lieu d’indétermination heureuse, de flottement entre les contraintes de mon monde intérieur (ses figements, ses « blocages » comme on dit ordinairement) et le monde extérieur, contrairement à la fonction assignée par Winnicott aux phénomènes transitionnels. La nouvelle appelle mon rejet. Certes, je sais, à travers elle, ce contre quoi je veux lutter – mais je ne le sais pas en puisant en elle une dynamique qui me raccorde, par le sentiment d’un monde commun, à ses personnages, lesquels j’ai seulement envie de fuir – et d’empêcher qu’ils ne prolifèrent dans le monde dit « réel » (car même si je ne donne pas mon assentiment ontologique à ce monde, si je n’y crois pas au sens où Jérôme David le dit de l’engagement ontologique, je sais pourtant que ce genre de « monde » existe, que certains s’engagent pour lui – et je juge qu’ils font beaucoup de dégâts).

110La transmission traumatique est l’une des facettes de la transhistoricité, et rien ne prédestine les textes que l’on range dans la « littérature » à ne pas participer à une telle transmission. Il y a des « esthétiques » qui reposent sur ce que Benjamin, parlant de Baudelaire, appelait « traumatophilie »114, qui recherchent le choc, le déplaisir du lecteur ou du spectateur. Il y a des textes « littéraires » qui transportent des énergies à visée persuasives en mobilisant des terreurs, des indignations dégradantes contre des boucs émissaires, en instituant des divisions qui sont aussi des sommations hors desquelles, insinuent‑ils, on risquerait de perdre son identité. Un exemple : si, préparant un cours d’agrégation de lettres modernes sur Les Sermons du Carême du Louvre de Bossuet mis au programme de littérature française du xviie siècle, terrassée par les périodes du prédicateur chrétien, par sa véhémence oratoire sublime, je me convertis au catholicisme, c’est bien une forme de transhistoricité dont ma conversion attestera l’évidence. Il n’est pas sûr – c’est ma conviction – que cette transhistoricité soit très transitionnelle, car elle m’aura frappée comme une interdiction de continuer à jouer, elle m’aura intimé d’écouter la prédication à la lettre, selon son engagement ontologique dogmatique qui m’interdit de circuler très librement dans l’équivocité du langage, dans ses interprétations ; et ma conversion, du reste, verserait, ou plutôt reverserait, le texte de Bossuet du côté de la rhétorique plus que de la littérature. Il n’empêche que ce serait comme œuvre de littérature mise au programme d’un concours littéraire que ces sermons m’auraient atteinte115.

111Je n’exclus pas cependant (de quel droit le ferais‑je ?) que La Vengeance d’une femme puisse avoir fonction d’objet transitionnel sur d’autres lecteurs que moi, qu’elle puisse être prise dans des partages favorisant cette transitionnalité116. Peut‑être du reste la nouvelle a‑t‑elle un temps fonctionné de la sorte pour moi, lorsque je l’ai aimée à l’âge de quinze ou seize ans, parce qu’elle mettait des mots sur la sexualité par exemple, sujet tabou chez moi, et parce qu’en ce temps, l’audace de son parfum de scandale mise en avant par le narrateur pouvait m’entraîner dans son éclat bienfaisant.

112Mettre en avant la transitionnalité de la littérature, c’est mettre en avant une qualité qui n’est pas intrinsèque au texte littéraire, mais qui est possible, et même principale à mes yeux : celle pour laquelle il vaut le coup de se battre117, celle qui justifie selon moi l’institution de ces œuvres d’« imagination radicale118 », qu’on appelle « littéraires » : textes bons à transmettre indépendamment de leur valeur patrimoniale, indépendamment des débats portant sur la pertinence historique de leur appellation (une tragédie de Racine est‑elle de la littérature ou non ? la question devrait nous laisser froids désormais), parce qu’ils ont une manière d’investir la transhistoricité du langage qui laisse le lecteur libre de son appropriation tout en le rapportant à un monde commun.