Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Dossier
Fabula-LhT n° 8
Le Partage des disciplines
Nadège Veldwachter

Littérature française et littératures francophones : une union inconvenante ?

1La couverture d’un numéro de printemps 2008 de la revue Multitudes affichait en thématique majeure un article dont la question titrée demeure à ce jour significative de la tension  névralgique qui parcourt le monde académique, « Universités : une réforme à inventer1 ? »  La mobilisation politique qui a paralysé le monde universitaire, des mois durant, relatif à  des formes d’autonomisation administrative dans le cadre de la loi « Liberté et Responsabilité des Universités », est symptomatique d’une agitation qui travaille la société tout entière. Le système hyper-centralisateur jacobin caractéristique du modèle français, n’a servi qu’à scléroser dans la durée une structure et des plates-formes d’enseignement que l’auteur compare à un modèle industriel qui s’inscrit plus dans une définition de l’individu discipliné par une programmation uniformisatrice que dans un réseau de relations dont dépendraient la production et la transmission des savoirs.

2La situation des humanités à cet égard est particulière et cette exception la rend révélatrice du même coup. Sont-elles  « indispensables » dans une société infléchie à l’utilitarisme de la connaissance et à ses corollaires économiques qui investissent la formation de l’individu ? Cette forme de procès des humanités n’est certainement pas un phénomène nouveau. Depuis la fin du xixe siècle leur place continue d’être mise à mal dans le champ du savoir. En dépit du poids de la tradition, la tendance est à questionner l’utilité de l’étude des sciences humaines pour elles-mêmes sans les assujettir au service d’autres compétences dont la cote sociale n’est plus à défendre2. Les séquelles de cette instabilité institutionnelle se répercutent à des niveaux multiples dans le paysage éducatif : la répartition des moyens entre disciplines où l’allocation de crédits, de postes de laboratoires est largement inégale, l’isolement des chercheurs ou encore le rétrécissement de l’employabilité des étudiants, sont autant d’éléments qui contribuent à l’étouffement de la recherche lorsqu’ils ne causent pas la fermeture de certains départements. Comment, alors, mesurer et mettre à profit un capital cognitif immatériel3 ? Cette évolution vers une économie marchande de l’université n’a certainement pas aidé à apaiser la désaffection qui touche les humanités et s’observe à travers la chute des effectifs et la dégradation des départements de littérature et de langues en particulier.

3Dans le désir d’interroger le mutationnisme gestionnaire de la tradition humaniste à la française, nous retenons pour ce travail l’examen de la construction disciplinaire polarisée entre littérature française et littérature francophone. Cet article propose de considérer l’ensemble des défis constitutifs des conditions et des moments dans lesquels un champ scientifique peut prétendre s’instaurer en espace institutionnel armé d’une expertise dont l’écho s’amplifie au sein d’une superstructure académique.

4De concert avecJosias Semujanga, il est aisé d’avancerque depuis que les littératures francophones ont fait leur entrée à l’université, colloques et ouvrages débattent la question de leur relation avec la littérature française dans les cénacles universitaires4. L’appellation « littérature francophone » est loin d’être neutre. Elle sous-entend un jugement de valeur où son déficit symbolique est dû à la double distanciation de la littérature française induite par la suggestion implicite d’une littérature produite hors de France et, secondement, par une distinction entre francophonie du « Nord » et du « Sud ».Comme l’ont montré bien d’autres avant nous, le domaine littéraire français est si intimement lié au prestige de la nation et à son patrimoine, véritable co-extension de son identité, que craintes et réticences deviennent vertement manifestes à l’idée de troubler son homogénéité notoire par la venue d’écrivains et de textes nourris de cultures par trop dissemblables. Le tournant idéologique au sein de ce débat est de savoir si le mode opératoire suivant la transmission historique, générique et chronologique qui a gouverné l’enseignement littéraire depuis le xixe siècle est aujourd’hui en phase avec une tendance croissante dont le principe est de considérer la littérature comme structure apparentée, voire intégrée, à l’actualité culturelle. Si tel est le cas, l’élaboration de nouveaux cursus peut difficilement justifier et encore moins défendre les fondements d’un clivage disciplinaire entre les genres diversifiés, certes, mais partagés, des littératures francophones, française incluse. Ce débat connaît depuis quelques temps une envergure internationale et fait entendre haut et fort partisans et détracteurs. Ceci à tel point que la célèbre revue académique américaine Yale French Studies y a consacré un numéro  avec comme gageure de répondre aux questions des éditeurs :

Is French no longer a cohesive field? Or is a new, global "French and Francophone" field emerging, with a new coherence of its own? These questions of course run parallel to social issues in France itself and in France’s relations to its former colonies and current Departements d’Outre-Mer and Territoires d’Outre-Mer: immigration, integration, nationalism, the attempt to form a sort of common-wealth under the aegis of francophonie, the rise of the European Union, and of course globalization. The core question in our inquiry here is thus: What has been, what is, and what should be the relation between metropolitan French literary studies and Francophone literatures from around the world5?

5Si pour Yves Citton le désarroi qui frappe enseignant et critique littéraires est dû  à une série d’écarts théoriques, culturels, anthropologiques et sociologiques, nous admettrons la possibilité d’une réciprocité d’influences avec la situation clivée entre littérature française et francophone6. Il s’agit de comprendre quelles notions symboliques et formelles ont été construites autour de chacune d’elles à travers l’histoire et les territoires concernés.

Canon classique et humaniste

6La mission universitaire a longtemps été contenue dans les notions de conservation et de transmission d’un idéal humaniste, souvent lié à une culture de souche européenne servant de terreau constructeur à la une conscience d’une appartenance nationale.

7C’est au cours du xviiie siècle que se constitue en France le corpus des « classiques » à travers les pratiques développées dans les collèges et universités7. L’enseignement est tourné vers l’art du discours, servant une pédagogie de l’imitation des valeurs éternelles du bon goût telles que définies chez Aristote et Horace. Lorsqu’au xixe siècle l’enseignement devient une affaire d’état sous l’égide d’un ministre de l’Instruction publique, des textes officiels en régissent l’organisation et les contenus :

Les principes des belles-lettres ne sont pas sujets aux mêmes révolutions que ceux des sciences : ils sont dans l’imitation d’un modèle qui ne change point. Ils peuvent être souvent négligés par la paresse, méconnus par l’ignorance, insultés par l’orgueil et l’envie, mais la raison les remet en honneur dès qu’elle a le droit de se faire entendre : en les oubliant, on ne les a pas détruits, en les attaquant, on leur a préparé de nouveaux triomphes, et leur plus beau privilège même est de se fortifier par leur vieillesse8.

8Les œuvres françaises qui se rapprochent du modèle antique sont légitimées et intègrent les livres classiques : La Fontaine, La Bruyère, Fénelon, ou encore Voltaire sont mis en parallèle avec les lettres latines. Sous la Restauration, les plans d’étude continuent à faire la part belle à la littérature française ; Rousseau et Chateaubriand sont des « morceaux choisis » par l’université. Bien plus qu’une appréciation esthétique, l’intérêt des textes officiels pour la littérature française est motivé par la nécessité d’unifier un enseignement qui revêt des enjeux politiques et économiques devant la ferveur nationaliste de la Monarchie de Juillet : une élite nouvelle est indispensable pour faire face aux besoins de la révolution industrielle. Boileau, Bossuet, Corneille, Jean et Louis Racine, Pascal, Massillon sont cités parmi les auteurs français à étudier. Une instruction de 1854 confie à la littérature française le soin de donner « le sentiment du vrai, du beau et du bien », de favoriser « les aspirations de la vertu, les élans du patriotisme et les merveilles élégantes de la civilisation »9. Enseigner la littérature revient à célébrer l’esprit de ses créateurs tout autant que le génie de la nation. Avec Jules Ferry, à l’école républicaine, la littérature est moins une affaire de goût que d’instruction civique. Elle se veut le manifeste de l’éclat de la nation, de ses valeurs et progrès. Entre 1880 et 1925, la construction de facultés de Lettres au sein des anciennes facultés des Arts, vient renforcer le compagnonnage entre ces deux idéologies10. Durant les quarante années suivant leur création, les départements de français au niveau universitaire se voient allouer des chaires selon une division par siècles que recoupe l’histoire littéraire. C’est également sur ce même modèle que les postes à pourvoir en « Littérature française » sont attribués et répartis par le Conseil Supérieur des Universités. Bien que d’autres séquences chronologiquessoient suggérées (1794-1830 ; 1830-1848 ; 1848-1914) dans des ouvrages tels Le Manuel d’histoire littéraire ou L’Histoire littéraire de la France, le littéraire se cristallise à travers le lancement de la série des manuels de Pierre Lagarde et Laurent Michard comme une liste de courants esthétiques jalonnant les siècles par une périodisation régulière11. L’acquisition d’une culture nationale humaniste, passe donc par l’apprentissage de la culture lettrée.

9Il va sans dire qu’aujourd’hui, confrontées aux nouveaux enjeux poussés par la mondialisation, les notions de patrimoine et de transmission littéraire doivent être repensées en des termes faisant montre d’une conscience non plus tournée vers le national, mais vers un universel pris dans la complexité de la diversité qu’il porte en lui par nature. La nécessité de ce débat recoupe non seulement les valeurs humanistes que prétend défendre la tradition savante et littéraire à la française mais aussi le géopolitique. Que l’on s’explique : la carte du rayonnement international dont a joui la France à travers sa langue et sa culture jusqu’à la première moitié du xxe siècle est redessinée. Aux yeux de nombreux, la littérature française essuie les revers d’un penchant mal toléré pour de multiples formes de nombrilisme, d’intellectualisme et de « parisianisme » qui finirent par la couper du monde même lui donnant sens et existence. Et ceci à tel point que la critique étrangère portée par la voix de Donald Morrison déclarait la mort de la culture française12. A vrai dire, il s’agit plus de la penser en termes de dé-nationalisation et re-territorialisation que de lui conférer ses derniers sacrements. L’intérêt qu’elle suscite à l’étranger englobe de nos jours d’autres méridiens. Contrairement à l’idée reçue que le monde est en passe de succomber aux maux d’un monolinguisme anglais, Jacques Maurais et Pierre Dumont démontrent dans L’Avenir du français que la norme en matière d’agencements linguistiques est à la constitution de grands ensembles de langues véhiculaires à l’échelle de continents13. Idée par ailleurs prolongée par les propos de Abdou Diouf, secrétaire général de l’OIF :

“The truth,” Mr. Diouf said the other morning, “is that the future of the French language is now in Africa.” There and elsewhere, from Belgium to Benin, Lebanon to St. Lucia, the Seychelles to Switzerland, Togo to Tunisia, French is just one among several languages, sometimes, as in Cameroon, one among hundreds of them. This means that for writers from these places French is a choice, not necessarily signifying fealty, political, cultural or otherwise, to France. Or as Mr. Diouf put it: “The more we have financial, military and economic globalization, the more we find common cultural references and common values, which include diversity. And diversity, not uniformity, is the real result of globalization.”14

10C’est à cette jonction qu’une reconsidération de l’enseignement de la littérature francophone s’inscrit dans une pensée de la délocalisation, des dynamiques mouvantes d’un monde global qui fait de ses « branchements » le matériau fécond du littéraire. Pareillement, cet enseignement doit chercher à s’inscrire dans la lignée idéologique dont s’enorgueillit l’institution politique de la  Francophonie même si elle cherche encore ses formes d’aboutissement, c’est-à-dire dans un dialogue et échange entre cultures, caractérisé par un refus des hiérarchies. Une forme moderne de rencontre avec l’Autre qui appelle au trans-national et au trans-linguistique.

11L’une des difficultés majeures qui entoure la redéfinition d’un patrimoine littéraire aussi intimement lié à un territoire et son passé repose dans les motivations d’une telle démarche à la fois pour ses défenseurs tout comme ses détracteurs. Pour les premiers, lorsqu’on affirme qu’un écrivain de l’envergure d’Aimé Césaire doit être rangé aux côtés de piliers canoniques tels que Marcel Proust ou Victor Hugo, sont-ce ses racines africaines ou son génie littéraire qui sont mis en avant15 ? Alors que pour les seconds, l’idéal d’un canon multiculturel transformé de l’intérieur ne peut que mettre à jour les pratiques d’archivage d’une culture occidentale qui a su se construire des frontières présentant tout élément extérieur comme une « altérité radicale ».

12Confrontés à la réalité des migrations physiques et de l’imaginaire, la question n’est plus de savoir s’il faut appeler de ses vœux l’introduction des études francophones au sein de la littérature française, mais plutôt comment le faire afin qu’elles ne soient maintenues accrochées aux pans excentrés des murs érigés autour de cette discipline. Soyons clairs, il ne s’agit pas de déconstruire le canon dominant, quoiqu’il contienne ses propres perversions, mais de se plonger dans les ramifications de ce que la tradition a retenu de la littérature française : une littérature ‘franco-française’ écrite en français, en France ou qu’elle a su faire sienne lorsque les écarts culturels de certains écrivains ne dépassaient pas un certain seuil. Que peut-on escompter d’un modèle littéraire prônant le décentrement d’une telle perspective à la faveur d’une pensée polycentrique qui se ferait le reflet des réalités vécues dans le monde francophone ? Cette pensée prit la forme d’un manifeste, qui fit une entrée remarquée sur la scène parisienne, où quarante-quatre écrivains francophones annoncèrent une révolution copernicienne et dans son sillon le basculement de la capitale de son piédestal grâce à la montée de voix marginales pour proclamer la naissance d’une « littérature-monde » en français16. L’attitude offensive des signataires appelant à la contestation du système établi ne peut que faire ressortir les enjeux de la préservation du dit ‘système’. La littéraire française est aujourd’hui en devoir de s’ouvrir au trans-national : comment la France mesure-t-elle sa propre diversité et interprète-t-elle la pluralité culturelle revendiquée de ses écrivains? L’une des pères de la critique post-coloniale, Homi Bhabha, articule cet impératif de la manière suivante :

Where the transmission of "national" traditions was once the major theme of a world literature, perhaps we can now suggest that transnational literature, histories of migrants, colonized, political refugees, these border and frontier conditions may be the terrains of world literature17.

13Sur les traces de Philippe Régnier, nous affirmons que la recherche et l’enseignement littéraire en France opèrent encore selon une tradition de sélection, de taxinomie et de hiérarchisation qui dénie, pour une grande part, leur régime d’historicité18. Nous savons depuis Roland Barthes que le choix de tout texte est déjà engagement, « l’écriture à laquelle je me confie est déjà tout institution ; elle découvre mon passé et mon choix, elle me donne une histoire, elle affiche ma situation, elle m’engage sans que j’aie à le dire19 ». En d’autres termes, nous sommes face à un système disciplinaire où la différence préfixale entre production et reproduction de la connaissance devient cardinale : s’agit-il de construire autour de la transmission de certaines pratiques exégétiques de la littérature une aura sacro-sainte intouchable ou de soumettre l’analyse de la littérature à des questionnements renouvelés susceptibles d’éclairer notre compréhension de la culture dans laquelle elle baigne à un moment donné de l’axe historique ? Nous invoquerons ici Joan Dejean :

On occasion, literary change and societal change are closely bound together. At those times, controversy over issues such as which autors should be taught in schools becomes of significant historical importance because it stands for a larger upheaval, as a result of which culture, and even society, come to be redefined in significant ways. On those rare occasions when society goes to war over cultural matters, the importance of literary debate should never be underestimated20.

14La querelle à laquelle Dejean fait allusion se décline sur fond d’un paysage universitaire français offrant une gradation de l’investissement structurel à la refonte d’un nouvel espace francophone21. La majeure partie des œuvres francophones commence à apparaître dans les programmes en France à partir des années 1980. Le succès national rencontré grâce à divers prix et consécrations d’auteurs tels Tahar Ben Jelloun, Patrick Chamoiseau, Mohamed Dib, Édouard Glissant, Kateb Yacine, Amin Maalouf a sans conteste aidé ce processus de développement. Toutefois, la présence de la littérature francophone reste diversement accueillie et marquée selon les goûts et préférences de groupes de chercheurs auxquels l’enseignement de ces littératures tient à cœur. L’université Paris-Sorbonne (Paris IV) accueille depuis 1974 le Centre International d’Études Francophones, institué par le célèbre africaniste Jacques Chevrier, aujourd’hui dirigé par le professeur Beïda Chikhi. Le centre offre à partir du  Master une série de séminaires sur les francophonies d’Europe, d’Afrique, des Caraïbe, du Canada et du Moyen Orient, enseignés par des spécialistes aussi bien que des écrivains originaires des aires culturelles en question invités au besoin. L’Université de Villetaneuse offre unespécialité « Nouveaux Espaces Littéraires » proposant plusieurs parcours de recherche dont les littératures francophones et postcoloniales à partir de l’étude des littératures africaines, du monde arabe et de leur environnement culturel, sociologique ou éditorial. Pour donner un ordre de comparaison, à l’université de Cergy-Pontoise, l’enseignement des textes francophones est obligatoire dans les cycles de Lettres Modernes grâce, entre autres, à la création du Centre de Recherche Textes et Francophonies (CRTF), nouvelle dénomination du Centre de Recherche Texte et Histoire (CRTH), créé en 1992. En 2006, le centre se développe autour de deux axes : « Littérature et savoir : Europe/Afrique/Antilles » et « Langues/Textes, diversité linguistique et culturelle ». Selon le rapport de l’Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur effectué en janvier 2009 :

Toutes contributions confondues, le bilan général fait état d’une importante activité de recherche quelles que soient les composantes. Mais si le premier axe (Francophonies) s’impose par sa cohérence, on a parfois l’impression, lorsqu’on considère l’ensemble, d’une simple juxtaposition de travaux, largement indépendants les uns des autres. L’Université de Cergy-Pontoise – et par conséquent le CRTF – ont connu en 2007 un profond bouleversement avec l’intégration de l’IUFM et le rattachement de nombreux enseignants-chercheurs. Tirant parti de ce défi et de cet enrichissement, le projet 2010-2013 propose une réorganisation en quatre axes qui présentent l’avantage d’une plus grande lisibilité des différentes composantes : « Francophonies littéraires du sud », « Anthropologie culturelle de l’Europe et Francophonie est-européenne », « Littérature française, transmission littéraire et dialogues interculturels », « Langages, société, communication, didactique »22.

15Hors de la région parisienne, Romuald Fonkoua observe qu’il se maintient à Lille III au sein de l’équipe d’accueil ALITHILA (Analyses littéraires et histoire de la langue) tout comme à Rennes II au sein de l’ERELLIF (Équipe de recherche sur la diversité linguistique et littéraire du monde francophone) un groupe de recherches en littératures francophones23. Les universités à Nantes, Montpellier, Nice et Toulouse possèdent toutes des programmes et unités de recherche sur les Antilles, l’Afrique et le Maghreb, principalement dans les centres d’études comparatistes. À l’université d’Aix-en-Provence, site des archives coloniales de la France, la perspective choisie est la linguistique créole. La plupart des chercheurs de ces domaines littéraires se sont regroupés au sein de l’APELA (Association pour l’étude des littératures d’Afrique) depuis 1984 et, depuis 2000, autour de la SOFRELIF (Société française d’études littéraires francophones). Marie-Christine Hazael-Massieux est responsable de la création d’un nouveau Diplôme Universitaire d’Études Créoles, préparé sur deux années à partir du baccalauréat. À l’université des Antilles-Guyane, ce n’est pas un hasard si l’on retrouve à la tête d’une partie des programmes les auteurs de L’Éloge de la créolité, Raphaël Confiant et Jean Bernabé. La présentation du domaine « Humanités, mention Langues, Littératures, Civilisation et Communication » expose comme suit :

La constitution d’un domaine unique intitulé « Humanités » répond à une logique de la complémentarité dans la diversité, dans la mesure où il s’agit essentiellement de développer des axes scientifiques, centrés sur des problématiques linguistiques, écolinguistiques, littéraires, historiques, géopolitiques, éducatives et culturelles liées aux mondes des Caraïbes et des Amériques, en tant qu’espaces originaux. Dans ces mondes créoles, la prégnance des problématiques identitaires oblige à transcender les cloisonnements disciplinaires et à privilégier une approche tout à la fois spécifique et plurielle24.

16L’évolution de l’enseignement de la littérature d’un classicisme clos à une portion progressivement congrue des littératures francophones montre une avancée vers la déterritorialisation de l’espace littéraire. Toutefois, il est indéniable que désir d’unité nationale et désir d’hospitalité continuent à se heurter frontalement.Pour la critique Mireille Rosello, la littérature française est incontestablement un champ miné, avec en son sein des lettres francophones qui, loin de constituer une nouvelle frontière, agrandissent néanmoins les distances entre différents territoires pédagogiques25. La situation est à double tranchant pour Rosello qui explique dans un contexte analogue au nôtre que, « hospitality can be generous, but it can also be motivated byselfishness, by the desire for power or domination on the part of the host, sothat ‘hospitable and powerful hosts [. . .] constantly [threaten] to swallowtheir guests’, to absorb or incorporate them, to strip them of theiridentity26 ». L’enseignement des littératures francophones sera-t-il en mesure d’assumer et transmettre les valeurs humanistes et universelles qui ont fait défaut aux pratiques ankylosées, pour le moins, de la littérature française ? La critique d’Achille Mbembe à cet effet est sans équivoque. Pour ce dernier, le blocage hospitalier de la France provient d’une géographie imaginaire où la langue française est pensée comme véhicule de valeurs universelles qui, de manière paradoxale, n’incluent ni l’Autre, ni le Monde, ce que Édouard Glissant a nommé le Tout-Monde27. La coïncidence pratiquement hermétique entre République et langue est pour le critique un acte de transsubstantiation où le parler et l’écrit traduisent non pas le monde mais une nation, sa race et son ethnie. La conséquence logique de cet amalgame est l’impossibilité pour une véritable littérature française d’être investie par des non-français et encore moins de les prendre au sérieux. Cela a pu s’avérer une pratique efficace au xixe siècle, cependant en vue des nouvelles problématiques d’une culture mondialisée, les modes de côtoiement de l’Autre sont au cœur d’un nouvel humanisme dessiné par une dynamique d’identités complexes et migrantes. Pour reprendre les termes de Mbembe, les signes des temps sont la « circulation du sens », et le « partage des singularités ».

17Dire que les études francophones sont plus développées dans les pays ayant eu une histoire coloniale plus anecdotique, plus que de manquer de nuance, revient à faire l’impasse sur l’attitude collective et gouvernementale par rapport aux résidus coloniaux dans le présent postcolonial28. À titre d’exemple, Romuald Fonkoua identifie à travers le globe plusieurs foyers géographiques prospères aux lettres francophones. Nombre d’entre eux sont loin d’être en reste comparés à la France en matière de conquête coloniale. Dans le foyer germanique, les études des littératures des pays du Sud se sont principalement développées dans l’ancienne Allemagne de l’Ouest, dans les Universités de Tübingen, Bamberg et Bayreuth. Depuis sa fondation en 1972, l’université de Bayreuth accueille le centre d’études africaines le plus important d’Allemagne. Il couvre des domaines aussi variés que l’anthropologie, la linguistique, l’économie, le droit, l’organisation du territoire, la musique, la littérature et les arts plastiques. En 1997, une chaire spéciale pour la littérature en langues africaines y fut créée. Dans le sillage des travaux consacrés à la géographie coloniale et à l’anthropologie culturelle, l’Angleterre, l’Irlande, l’Écosse se lancent dans les études consacrées aux littératures d’Afrique noire, des Antilles et de l’océan Indien. Dans lesfoyers belge, néerlandais et scandinave, les études consacrées à l’Afrique noire débutent dans les années 1960-70. À Leiden, depuis la fin des années 1970, un centre de recherche en sociologie de l’Afrique noire édite le Journal of AfricanLanguages and Linguistics. La proximité de la méditerranée et les anciens liens coloniaux rendent le foyer latin propice aux études sur la francophonie dans les universités de Bari, Bologne, Lecce, Milan, Parme, Rome, Trieste et Turin. En dernier lieu, Fonkoua identifie des foyers marginaux en Russie où se crée une section des études africaines de l’Institut A. M. Gorki de littérature mondiale (IMLI) alorsqu’ au Japon on s’intéresse aux auteurs européens ayant voyagé en Extrême-Orient (Lafcadio Hearn, Paul Claudel, Paul Valéry ou Victor Segalen).

Les défis à l’institutionnalisation des lettres francophones

18L’enseignement de la littérature africaine en Europe et en Amérique est resté pendant longtemps une « non-discipline », invitées dans les départements des études orientales ou des départements de littérature comparée, spécialement après la venue d’étudiants africains à Paris et les réformes universitaires de 196829. Ainsi que l’a relevé Michel Beniamino, la référence à la francophonie sous l’égide d’espaces géographiques permet de passer sous silence une histoire souvent conflictuelle avec l’histoire métropolitaine. L’un des problèmes de cette métaphorisation spatiale réside dans le fait d’impliquer l’idée de frontière30. La notion de discipline recouvre similairement celle d’un espace intellectuel doté d’hypothèses, de corpus et de principes d’analyse, de pratiques pédagogiques distincts car reconnus dans le milieu scientifique comme lui étant endogènes. Cette propriété du discours scientifique qui a pour effet de vérifier ou d’invalider un objet d’étude délimité, dresse par un autre endroit des barrières entre disciplines, faisant ainsi toute légitimité universitaire le résultat d’une véritable conquête de procédures opératoires permettant de s’assumer comme théorie. Si la démarche paraît épistémiquement parlant aller de soi, elle n’empêche pas les résistances de tous ordres.

19La globalité de l’enseignement des littératures francophones à l’étranger ne peut que souligner l’attitude récalcitrante de certains programmes d’études françaises, où seules des « options » sont proposées. Un constat s’impose avec la force d’une évidence : l’ethnocentrisme des études littéraires françaises reste encore à déconstruire. Nonobstant cet état de fait, le devoir primordial de toute discipline savante reste la définition de son objet. Qu’est-ce que la littérature francophone ? Est-elle définie par des variantes spatiales, linguistiques, voire structurelles ? Cette question appelle une longue explication que le renoncement à sa nomination même commence à éclairer.

20Ainsi qu’il a été fait allusion précédemment, il faudra attendre 2007 pour que les voix de longue date dissidentes s’organisent en un mouvement contestataire similaire à celui mené une vingtaine d’années auparavant contre la formation d’une littérature dite du « Commonwealth » et annoncent la mort de sa comparse francophone. On y substitue le concept de « littérature-monde » en français. Bien que les configurations de cette nouvelle dénomination ne convainquent guère les critiques, le pouvoir symbolique contenu dans cette manifestation est indicateur de certaines équivoques sémantiques quelque peu malaisées à cerner aux premiers abords. L’intrication entre l’observation et l’expérimentation du terrain francophone relève de plusieurs ordres. Ainsi que le souligne Jean Jonassaint, éviter le piège de ramener les études francophones à un corpus de textes du xxe siècle des pays anciennement colonisés est un acte délicat d’équilibriste. Un texte peut définir sa francophonie de manière variée31 : un récit peut être francophone sans que son auteur le soit, à titre d’exemple Maria Chapdelaine de Louis Hémon est considéré comme fondateur du roman « canadien-français ». Vice-versa, un écrivain francophone n’appartient pas forcément à une littérature francophone – les exemples abondent, de Biancotti à Cioran. De même, la littérature émergeant d’un espace francophone n’est pas exclusivement de langue française : l’écriture des élogistes est dans ce cas exemplaire au même titre que celle d’un Katheb Yacine jouant entre le français et l’arabe dialectal ou d’un Michel-Rolf Trouillot entre l’haïtien, l’anglais et le français.

21Parallèlement à celle de la définition, la question de la valeur des littératures francophones tient une place importante dans la détermination disciplinaire. Au moment de l’émergence des littératures africaines dans l’enseignement, on relève une inquiétude autour de la corrélation entre portée universelle et valeur intrinsèque :

What’s the point of teaching French-African literature [...]? What’s the use of it? Is there much African literature in French? Is it any good? In short, people’s interest spontaneously raises the whole business of the links between literary value and the use of literature. In our western European tradition we have a strong tendency to assume that literary value is inherent in literary works, that once « discovered » and acknowledged in a work it’s universal and there for good ; and since this value is confidently known to be present in our classics, those are the works which it seems most appropriate to teach and to study32.

22Posons effectivement certaines questions qui passent pour inconvenantes. Absentes des épreuves du CAPES, à cheval entre les 9e (Langue et littérature française) et 10e (Littérature comparées) sections du C.N.U., les littératures francophones convoient-elles des valeurs dignes de les constituer en discipline ? Sont-elles aptes à générer un véritable savoir prétendant à une expertise spécialisée ?

23Genre littéraire bâti sur  des héritages croisés, voire antagoniques, les littératures francophones présentent des formes de complexité particulières lorsque confrontées à l’appareil méthodologique « à la française ». D’aucuns admettront aisément que dans une certaine mesure, la différence dans l’approche analytique entre littérature française et francophone se trouve justifiée étant donné les soubassements narratologiques, sémantiques et linguistiques ‘autres’ qui irriguent ces œuvres et orientent donc l’inflexion scientifique utilisée. En effet, des paramètres externes à la machine rigoureusement littéraire ont permis de déplacer les modes d’analyse textuelle sur le terrain plus vaste des sciences humaines. On pense en particulier aux travaux d’Émile Benveniste sur le langage ou encore à la sociologie qui replacent les œuvres dans le contexte de leur production et de leur réception. Selon Élizabeth Mudimbe-Boyi, l’émergence de voix africaines coïncide avec celle d’un discours d’auto-représentation, mais aussi avec un retournement de voix et de regards sur l’Europe – c’est le locus enunciationis auquel faisait référence Jean-Paul Sartre dans Orphée noir33. Il ne s’agit pas de prôner une coupure épistémologique radicale d’avec la pensée occidentale, mais bien de trouver une méthode de découvrir l’Autre qui implique que les démarches herméneutique et sémiologique telles que décrites par Foucault se rencontrent de plain-pied :

Appelons herméneutique l’ensemble des connaissances et des techniques qui permettent de faire parler les signes et de découvrir leur sens ; appelons sémiologie l’ensemble des connaissances et techniques qui permettent de distinguer où sont les signes, de définir ce qui les constitue comme signes, de connaître leurs liens et les lois de leur enchaînement34.

24Jean-Marc Moura et Anne Douaire observent également, tout en le regrettant, qu’un obstacle supplémentaire à la formation disciplinaire des lettres francophones réside dans l’absence de bases de donnée centralisées ou d’édition critique sur les grands auteurs francophones, recensant l’activité du champ. La création en mai 2001 de la SOFRELIF (Société Française des Études Francophones) sous la présidence de Jacques Chevrier n’arrive pas à masquer la désunion de ces études35. C’est en partie la raison pour laquelle Pierre Halen substitue le concept de « système littéraire » à celui de « champ » théorisé par Pierre Bourdieu, qui s’arrime à un espace pensé et configuré comme cohérent : « d’une zone à l’autre, les textes et les écrivains circulent peu, n’interfèrent guère l’un avec l’autre et, jusqu’à présent, à l’exception des relations entre textes postcoloniaux et hypertexte colonial, ne se renvoient que rarement la balle36 ». La décomposition de l’espace autonome où producteurs luttent pour une autorité énonciative, tel que le décrit Bourdieu, est flagrante dans le domaine francophone. Le système littéraire francophone est soumis à un tiraillement entre d’un côté le pôle « parisien » qui lui a jusqu’à maintenant donné sa légitimité et le pôle « monde » qui recouvre des phénomènes et pratiques d’écriture qui refusent farouchement toute localisation. Se plier au premier revient à une dépendance culturelle et symbolique, alors que le second est source de praxis protéiformes difficilement repérables et donc classables dans les structures mono-disciplinaires du paysage académique français. Ces deux mouvements contraires font la matière de la perplexité de la critique et expliquent la contradiction au cœur même de la question de l’institutionnalisation des lettres francophones.

La francophonie vue des Amériques

25C’est vers les années 1970 que l’on se démarque aux États-Unis de la tradition républicaine héritée de Jules Ferry pétrie  de ses idéaux humanistes dans l’enseignement de la littérature française. Dès les années 1960, la « French Theory » amorcée par l’importation ou l’exil intellectuel de Barthes, Todorov, Lacan, Derrida et Goldmann, suivis par Genette, Foucault, Cixous, additionnée des travaux René Girard et de Paul de Man avait entamé les attributs de l’autorité établie. Les mouvements autour des droits civiques, les débats sur le « politiquement correct » et la discrimination positive en faveur des minorités imposent une révision des programmes et disciplines d’enseignement37. Voient le jour des théories culturelles vastes et protéennes : post-colonial studies, gender studies, queer theory, subaltern studies. C’est à cette jonction que le système anglo-américain a su faire un usage de la littérature francophone à son bénéfice en ce qu’elle répondait aux attentes d’une approche interdisciplinaire, éclectique qui venait remplacer les modèles formels, « structuralistes », d’une théorie littéraire qui avait de plus en plus de mal à se maintenir face aux travaux de déconstruction des « grandes narrations ».

26Les plus grandes universités d’état et privées américaines deviennent les nouveaux lieux de résidence pour les littératures francophones. Centres et universités Outre-Atlantique attirent les meilleurs penseurs et écrivains francophones parmi leurs rangs : Evelyne Accad (University of Illinois), Maryse Condé (Columbia University), Assia Djébar (NYU), Emmanuel Dongala (Bard College), Édouard Glissant (CUNY), Valentin Mudimbe (Duke), Abdelhak Serhane (USL), Michel Serres (Stanford), et Monique Wittig (University of Arizona), Alain Mabanckou (UCLA)38. Dans la même logique, les revues scientifiques fleurissent : Présence francophone au College of the Holy Cross (Worcester, Massachussets), Research in African Literatures liée quant à elle à l’Ohio State University, Nouvelles Études Francophones ont été ravivées à l’Université de Notre Dame, etc39.C’est l’occasion pour Achille Mbembe d’opposer la France et les États-Unis sur leur capacité à accumuler et à disséminer les savoirs élaborés dans le système académique occidental : « Au cours du dernier quart du vingtième siècle, leurs universités et centres de recherche sont parvenues à attirer presque tous les meilleurs intellectuels noirs de la planète – ceux d’entre eux qui avaient été formés en France, voire des universitaires français noirs auxquels les portes des institutions françaises sont restées hermétiquement fermées40... » La France, en effet, souffre de ne pas savoir valoriser et retenir ses intellectuels, toute origine confondue, qui tâteraient trop de la question postcoloniale.La question « postcoloniale », le mot est lâché. En appliquant les sciences humaines aux faits littéraires, les départements de français Outre-Atlantique ont fini par creuser un écart irréversible avec leurs homologues français quant à l’approche des lettres francophones, envenimant de la sorte les politiques de concurrence quant à l’ouverture sur de nouvelles lignes et méthodes de penser.

27Étant donné l’implication d’une certaine tranche de l’intelligentsia française des années 1950-1960 dans les mouvements anticolonialistes, on ne peut affirmer sans du même coup relativiser, l’idée d’une pensée post-coloniale en France comme entièrement novatrice. En préface à l’ouvrage collectif sous la direction de Marie-Claude Smouts, La Situation postcoloniale41, Georges Balandier clame la nécessité de rappeler les apports « autres » et « antécédents » à la conjoncture dominante, face au cléricalisme à l’américaine du discours postcolonial pour considérer le « multi postcolonial ». En somme, il s’agit de se retourner sur les initiatives de Présence Africaine, revoir l’engagement des Sartre, Camus, Gide ou Leiris. Redécouvrir des figures dont l’héritage est controversé à l’instar de l’ethnologue allemand Léo Frobénius et ses campagnes en Guiné forestière, ou encore l’école de Marcel Griaule sur la culture Dogon. Mais cela suffit-il à composer un ensemble cohérent en vue de redéfinir les savoirs et leur transmission ?

28Nonobstant ces percées, les littéraires et intellectuels français sont longtemps restés en dehors du courant post-colonial. L’indice principal de ce désintérêt reste le manque de traduction ou l’arrivée tardive des plus grandes œuvres de la pensée post-coloniale en langue française. Homi Bhabha, Gayatri Spivak, Start Hall, Neil Lazarus, notamment ne connaissent de versions françaises qu’une vingtaine ou trentaine d’années après coup. Études post-coloniales et francophones campent donc chacune dans les tranchées de persuasions intellectuelles adverses. Émilienne Baneth-Nouailhetas suggère, à raison, que la cause des malaises intellectuels autour des théories postcoloniales repose autant dans les divisions institutionnelles que dans le problème politique que pose la référence au colonialisme en France. Bien qu’il y ait eu débat autour de la « question postcoloniale » ces dernières années, le débat s’est largement construit sur des absences intellectuelles42. Souvent écartés avant d’avoir été analysés, les reproches adressés contre l’arsenal théorique venu d’Outre-Atlantique font l’objet d’une liste dont la densité est bien documentée : en sus d’être un « fourre-tout » disciplinaire désarticulé (il traverse le littéraire, l’histoire, l’anthropologie, les science politiques, l’économie…), la principale accusation est sûrement de se fonder sur une critique anhistorique qui donne l’illusion d’une cohérence de surface où toute spécificité contextuelle nationale est diluée dans un idéalisme trompeur. Prolongeant cette idée, on trouve la critique d’une politisation des savoirs en activant des modes de théorisation et pratiques qui questionnent au mieux, lorsqu’elles ne détrônent pas les cartographies traditionnelles du fondement de l’idéal humaniste longtemps fermenté dans la tradition européenne. Dans un même esprit dénonciateur de la « farce » post-coloniale, paraît en janvier 2010 l’ouvrage de Jean-François Bayart, Les Études postcoloniales, un carnaval académique. L’auteur y décèle « une stratégie de niche de la part de chercheurs en quête d’une part de marché académique ; une forme de coquetterie à mi-chemin du snobisme américanophile et du masochisme hexagonal43 ». C’est en partie la raison pour laquelle le ciment fédérateur de la francophonie se cristallise autour de la langue tandis que les études post-coloniales ont pour pilier central la problématique historique du colonialisme.

29Loin de faire l’unanimité du côté anglophone, la méthodologie des études post-coloniales n’a pu échapper à des critiques non moins sévères. On peut rappeler parmi les plus notables le fait que  maintenir un paradigme colonial à travers lequel l’Afrique et l’Asie sont vus comme des objets dénués d’agency aux mains de l’Occident renferme ses propres écueils :

In periodizing our history in the triadicterms of precolonial, colonial and postcolonial, the conceptual apparatus of 'postcolonial criticism' privileges as primary the role of colonialism as the principle of structuration in that history, so that all that came before colonialism becomes its own prehistory and whatever comes after can only be lived as infinite aftermath.That may well be how it appears to those who look at that history from theoutside- to those, in other words,who look at the former colonies in Asia and Africa from inside the Advanced capitalist countries- but not to those who live inside that history44.

30Ceci étant dit, le défi pour l’enseignement en France des littératures francophones subordonnées aux acquis des études postcoloniales revient à répondre à cette question : en quoi les configurations propres aux études francophones sont-elles à même de révéler des régimes historiques et culturels qui lui sont apparentés ? Mais plus important : « Quelle histoire la littérature considère et configure-t-elle ? Et quelle littérature l’histoire fait-elle advenir ou apparaître45 ? » Il ne s’agit plus d’être pour ou contre l’avènement des études postcoloniales en France, mais de diagnostiquer les raisons, à partir des circonstances historiques proprement françaises, quant à la faiblesse de sa présence. Comme l’a judicieusement fait remarquer Pierre Bourdieu, la matière intellectuelle et culturelle est elle aussi régie par des nationalismes et impérialismes au même titre que tout autre espace social.

31Pour un critique tel Jean-Marc Moura, le travail en francophonie est largement tributaire de la recherche internationale, liée qu’elle est à l’existence d’un marché éditorial suffisamment fort au niveau national pour évacuer la nécessité du passage par Paris et ses instances légitimatrices : là où les auteurs produisent, sont publiés, et critiqués, l’institutionnalisation suit. C’est le cas du Québec, de la Belgique et dans une certaine mesure de la Suisse.

32La fécondité d’une approche dite « exogène » tient au fait qu’au contraire d’une émulation docile, le souci premier est  d’esquiver les problèmes les plus manifestes que pose la théorie post-coloniale dans ses emplois anglo-saxons. Des deux côtés de l’Atlantique on assiste à une présence des études francophones de plus en plus arrimées aux études postcoloniales. Ainsi que nous l’avons déjà montré ailleurs, de multiples formes de compagnonnage et collaboration intellectuels se matérialisent à travers conférences, livres et volumes critiques :French Forum, Modern Language Notes, Paragraph and Yale FrenchStudies, ont eu des numéros spéciaux consacrés à la perspective francophone du postcolonialisme, sans compter des revues se spécialisant carrément dans la question : Francophone Postcolonial Studies, Nouvelles Etudes Francophones.Les ouvrages sous la direction de Charles Forsdick et David Murphy, Postcolonial Thought in the French Speaking World (2009) et Francophone Postcolonial Studies: A Critical Introduction (2003), ou celui d’Adlai Murdoch et Anne Donadey, Postcolonial Theory and Francophone Literary Studies(2005), font eux aussi date. Charles Forsdick pousse le constat plus loin en déclarant :« Francophone postcolonial studies permits a fuller articulationof the postcolonial project, further defining and specifyingits goals, its limits and its objects of study, avoiding thepitfalls of any monolingual emphasis or of any reduction of‘the West’ to a homogeneous entity46. » Pour la seule année 2006, les revues en langue française Contretemps, Esprit, Hérodote, Labyrinthe et Multitudes consacrent au sujet post-colonial des numéros spéciaux.

33L’étude de la littérature francophone suivant un angle post-colonial ouvre la recherche à une pléthore de champs d’investigation parmi lesquels on peut lister la traduction, les écritures de l’oralité, les intertextes trans-culturels et trans-linguistiques, jusqu’à l’analyse des pratiques hybrides, de créolisations, et de migrations manifestes dans les poétiques métissées47. Il s’agira ainsi d’ouvrir la recherche aux autres langues en contact avec le français à travers les littératures francophones, de renouveler les perspectives critiques et de se tourner vers des territoires souvent délaissés en vue de proposer des regards croisés sur l’Amérique Latine, la Louisiane, ou la Polynésie, pour les ère francophones mais aussi au delà avec une histoire comparée des littératures postcoloniales anglaises, néerlandaises, espagnoles et portugaises. Pour reprendre les termes de Moura, il s’agit de s’aventurer vers une histoire des lettres mondiales, une intelligibilité régionale de la littérature déprise de toute forme de ghettoïsation critique.

34Plus encourageant, un renouvellement des perspectives analytiques aura certainement l’avantage d’opérer une relecture de certains « classiques » dont l’étude traditionnelle a habilement permis d’éclipser ou taire les soubassements coloniaux. L’imagerie coloniale se poursuit  dans le roman de l’ère victorienne et dans les récits exotiques du romantisme français. Dans le domaine anglophone les récits d’exploration de Livingstone ou Stanley, les romans de Rudyard Kipling ou Rider Haggard travaillent et prolongent les interprétations « exotiques » pour le lecteur de la métropole.  Les relectures et ré-écritures de Heart of Darkness de Conrad ou encore The Tempest de Shakespeare ont fait date. Même traitement en francophonie avec Jules Verne ou Pierre Loti. Dans ses recherches, Kathleen Gyssels rappelle que la préface sartrienne à l’Anthologie de Senghor n’est pas exempte d’une manœuvre similaire dans l’approche méthodologique. Bien que la critique post-coloniale développe un sens politique dont les études littéraires françaises cherchent à s’écarter, la pertinence de cette approche est d’éviter la reproduction d’un placement satellitaire de ces littératures autour de l’ancien « pré carré » français. Un pontage peut être fait ici avec la discipline « histoire » en ce que la fabrique de citoyenneté à travers le devoir de mémoire est elle aussi contestée pour avoir établi un système de valeur double et séparatiste entre histoire nationale et histoire coloniale. Si, ainsi que l’affirme Tzvetan Todorov, « il n’y a pas d’identité sans mémoire », cette mémoire passe certes par la commémoration, mais trouve également des repères dans le littéraire. Il est vrai que le refus d’un retour mémoriel sur l’histoire coloniale que partage la France avec le reste de son empire est pour une grande partie au cœur de la scission que l’on voit entre les dénominations littérature française et francophone, transférée en retour dans l’écart des programmes d’enseignement.

35En conclusion, la problématique qui se profile sous la question des places respectives que doivent occuper littératures française et francophone est celle du rapport ou passage de la disciplinarité à l’interdisciplinarité48. Un plaidoyer en faveur de la seconde a pour fondement la nécessité de rendre visibles et compréhensibles les liens entre divers champs de savoir, la production d’un environnement propice aux travaux solidaires, à la circulation et médiation de la connaissance. Un basculement en cette direction ne peut être effectif que s’il s’accompagne de bouleversement dans les pratiques institutionnelles (organisation des carrières et de l’enseignement), avec dans son sillon une révision de l’encadrement scientifique. Donner à la littérature francophone le relief du discours direct de ses auteurs à travers une assise disciplinaire de plain-pied, c’est autoriser l’avènement de rapports fondés en généalogie et en pratique avec la littérature française là où elle refuse de reconnaître la signification de l’irréversibilité de leurs histoires partagées.

36Cette transition ne se fera que dans la conscience que la littérature française est « partie prenante » et « partie intégrante » d’un ensemble littéraire aux mesures de son « empire » et donc d’une universalité qui ne peut plus prendre en référence la conscience et le goût national. La mutation d’époque force l’institution d’une discipline littéraire francophone à se muer en appel à une révision de l’histoire littéraire à partir d’une refonte hors la nation et hors la langue : « ces réalités politiques, tout extrinsèques qu’elles soient aux réalités littéraires, ne leur sont point étrangères. Elles entrent, en vérité, dans un parallélisme de rythmes avec les évolutions de l’histoire littéraire49 ».