Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Annexes
Fabula-LhT n° 22
La Mort de l'auteur
Raphaël Jaudon

Notes sur la proposition d’Hélisenne Lestringant

Notes on the proposal of Hélisenne Lestringant

Le texte qui suit a été lu lors de la journée d’étude organisée en février 2019 pour préparer la présente livraison de Fabula‑LhT. Le principe en a été le suivant : après que le comité de la revue avait sélectionné et commenté les ébauches de 4 pages constituant les réponses à l’appel lancé une année auparavant, chaque article, entièrement rédigé à ce stade, a été commenté oralement par une personne qui n’en était pas l’auteur ou l’autrice. La discussion s’est alors engagée sur la base de ce commentaire. Raphaël Jaudon était chargé de commenter la proposition d’Hélisenne Lestringant.

1Je commencerai par saluer le travail d’Hélisenne Lestringant, qui contribue à rendre accessible l’œuvre de Christoph Schlingensief à un public non germanophone.

2L’article insiste plutôt sur le versant théâtral du travail de Schlingensief. Cette délimitation du corpus est subordonnée à la volonté de l’auteur : à l’approche de sa mort, Schlingensief a choisi de se tourner vers le théâtre, alors qu’il était connu pour varier les médiums tout au long de sa carrière. On pourrait d’ores et déjà interroger cette différence de traitement entre les arts. Le théâtre est‑il plus apte à saisir la mort en train d’advenir que le cinéma ou l’installation ? C’est en tout cas ce que l’artiste semble penser.

3Suit une analyse détaillée de deux spectacles : Une église de la peur devant l’étranger qui est en moi — Un oratorio Fluxus et Via Intolleranza II. Les descriptions frayent un chemin dans un dispositif théâtral complexe, volontiers labyrinthique. La lecture rend parfaitement justice à la richesse de la poétique de Schlingensief, même si l’analyse de Via Intolleranza II, plus courte, se concentre sur la fin du spectacle — il est donc moins aisé, pour un lecteur non familier de Schlingensief, de saisir le dispositif d’ensemble de la pièce.

4Les deux dernières sous‑parties, consacrées à la postérité des deux pièces après la mort (effective) de leur auteur, sont également très brèves. On ne peut qu’espérer qu’elles fassent l’objet de développements supplémentaires dans la version finale de l’article : l’article donne envie d’en savoir plus.


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5Je m’arrêterai un instant sur l’analyse du premier spectacle, Une église de la peur. Hélisenne Lestringant insiste à plusieurs reprises sur la spectralité qui sous‑tend la mise en scène, via le corps à la fois présent (offert en sacrifice) et absent (figuré) de l’auteur.

6Un prolongement possible consisterait à explorer la dimension cinématographique (et non plus seulement théâtrale) de cette spectralité. En effet, Schlingensief est l’auteur de plusieurs films, et ne cesse de mobiliser des éléments audiovisuels dans ses spectacles : écrans, projections en fond de scène ou superposées à l’action, images d’archives rejouées par les acteurs, etc. L’image vidéo semble donc entretenir un lien profond avec la mise en scène de la mort prochaine.

7On pensera volontiers à la manière dont la théorie du cinéma n’a cessé de tourner autour de la mort, pour tenter de cerner ce qui se joue dans l’image mouvante. Il existe une longue tradition mortifère de la théorie du cinéma, allant de Gorki, qui voit dans les premières projections cinématographiques un défilé de spectres inquiétants, à Bazin, pour qui la reproduction mécanique « embaume » le réel pour le conserver sous une forme ritualisée, en passant par l’intuition de Cocteau écrivant que le cinéma filme « la mort au travail ». Si ces penseurs ne sont pas directement convoqués par Schlingensief, ils pourraient permettre d’éclairer son recours fréquent aux images analogiques pour raconter sa propre mort.


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8Ce qui frappe chez Schlingensief, c’est sa reprise parfois très littérale de l’imaginaire chrétien, qui semble en opposition avec ses influences avant‑gardistes.

9L’article d’Hélisenne Lestringant insiste sur les motifs eucharistiques mobilisés par l’auteur, ainsi que sur l’aura de sérieux qui les accompagne. Mais cette mise en scène eucharistique est ensuite analysée au prisme de l’esthétique Fluxus, comme une manière d’exhorter le spectateur à l’autonomie, à l’émancipation. S’accomplirait alors la transcendance recherchée par l’auteur : par l’acte de communion, Schlingensief quitte son corps malade, dégradé, et devient une sorte de guide spirituel, encourageant le spectateur à chercher la liberté. Un sens du sacré situé quelque part entre Jésus Christ et Joseph Beuys, donc, qui ne manque pas de surprendre. Or, on a parfois l’impression que le texte tente de replier l’une sur l’autre ces deux modèles. Dans le programme syncrétique de Schlingensief, on peut faire de la place aux contradictions qui structurent sa conception de la transcendance.

10Considérons la cérémonie funéraire de l’auteur. L’article d’Hélisenne Lestringant précise que le véritable corps a été enseveli ailleurs, dans un emplacement secret. Au fond, dirai‑je, Schlingensief semble moins intéressé par le corps que par sa prise en charge symbolique et rituelle. L’auteur était pourtant réputé pour son sens du gore et du trash. Pourquoi nous retirer ainsi le corps dans ses derniers instants ? Ni l’héritage esthétique de Schlingensief (qui pointe plutôt vers une exploration du corps, sans tabou) ni ses influences religieuses (l’acceptation de la mort physique, via le recueillement devant la dépouille, est nécessaire à la pensée chrétienne de la transcendance), ne permettent de répondre à cette question. L’aspect organique de l’esthétique de Schlingensief, qui forme pourtant l’ossature de l’article d’Hélisenne Lestringant, perd en consistance. On pourrait aller jusqu’à nuancer l’idée d’« auto-autopsie » proposée en conclusion : le dramaturge s’offre bel et bien en sacrifice, mais en fin de compte, il n’y a plus rien sur la table d’autopsie.


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11Je terminerai par une réflexion générale sur la dimension politique du corps.

12Dans l’introduction de l’article, Schlingensief est présenté (à juste titre) comme un auteur dérangeant : « l’enfant terrible du cinéma et du théâtre allemands contemporains », un artiste qui « défraye chaque semaine la chronique par des déclarations ou des actions artistiques subversives ». On aimerait en savoir davantage sur ce point, ainsi que sur les raisons esthétiques du scandale. Y a‑t‑il un lien entre cette réputation sulfureuse et sa manière de mettre en scène le corps ? Plus largement, comment situer politiquement sa poétique de l’organicité ?

13Mais surtout, on s’interroge sur le devenir de cette subversion. Dans ses dernières œuvres, Schlingensief semble retrouver un authentique sens du sacré, une solennité qui le conduit paradoxalement à une forme de déni, de refoulement du corps. Au fond, est‑ce si subversif que cela ? Voilà la question qui me reste, après ma lecture de ce portrait par ailleurs très précis et vivant de Christoph Schlingensief.