Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Annexes
Fabula-LhT n° 22
La Mort de l'auteur
Sophie Rabau

Notes sur la proposition de Nicole Pietri

Notes on the proposal by Nicole Pietri

Le texte qui suit a été lu lors de la journée d’étude organisée en février 2019 pour préparer la présente livraison de Fabula‑LhT. Le principe en a été le suivant : après que le comité de la revue avait sélectionné et commenté les ébauches de 4 pages constituant les réponses à l’appel lancé une année auparavant, chaque article, entièrement rédigé à ce stade, a été commenté oralement par une personne qui n’en était pas l’auteur ou l’autrice. La discussion s’est alors engagée sur la base de ce commentaire. Sophie Rabau était chargée de commenter la proposition de Nicole Pietri.

Christian Faust Boltanski

1The Life of C.B. ? Drôle de titre, drôle de sujet pour un article, dans un numéro de revue qui porte sur la mort de l’auteur. Car c’est bien de vie qu’il est question dans The Life of C.B., d’une vie en boîte toutefois, ce qui nous rapproche peu à peu de la mort. Une vie en boîte au sens métaphorique : c’est une vie filmée — et c’est bien de cela qu’il s’agit : filmer la vie de Christian Boltanski. Et au sens propre, puisque l’œuvre dont il est question est un gros cube qui ressemble à une énorme boîte. Or une boîte, cela peut faire penser à un cercueil ou encore à une tombe, vus du point de vue d’un vivant :« je ne veux être mis dans une boîte » est la phrase d’un vivant pensant à la mort.

2C’est comme cela d’abord que j’aurai d’abord tendance à comprendre The Life of CB : comme l’expression de la relation de l’artiste vivant Christian Boltanski à sa mort (je ne dis pas encore à sa mort d’auteur). Car la mort ou la pensée de la mort est bien présente dans cette œuvre. Elle est la cause de l’entreprise artistique : la démarche de Christian Boltanski, dans son ensemble, peut se lire comme une tentative de conserver la vie en dépit de la mort, notamment par le moyen de l’exhaustivité : c’est le sens d’autres œuvres comme les « inventaires » et c’est la sens le plus clair de ces caméras qui sont censées enregistrer exhaustivement la vie de CB. Cela a été dit explicitement par Boltanski : si la vie est conservée et peut être reconstituée à tout moment, alors « assuré de ne pas mourir » il peut « se reposer1 ».

3La mort est aussi le co‑auteur de l’œuvre, puisque Boltanski a déclaré que l’œuvre ne serait « constituée » qu’à sa mort quand les caméras cesseront de fonctionner. C’est cela qui conduit Nicole Pietri à finir son article en disant que la mort en est peut‑être le véritable auteur. La mort est présente ensuite métaphoriquement, puisque l’œuvre cubique où est enfermée la vie filmée peut se lire, on l’a dit, comme une métaphore du cercueil. Enfin la mort est centrale dans la transmission de l’œuvre. Le dispositif a été vendu en viager à David Walsh : voici une œuvre qui change(ra) de propriétaire légal à la mort de son auteur sans qu’il ne soit besoin de rédiger un quelconque testament. Ce changement de propriétaire est inscrit constitutivement dans l’œuvre, ce qui est sinon un hapax, du moins un cas assez rare.

4The Life of CB est donc l’entreprise d’un vivant qui pense à la mort. Il y pense pour la maîtriser, ce qui me semble passer d’abord par une imitation de l’action de la mort : je me fais par mon œuvre ce que la mort me fera, je m’enferme, je me mets dans la boîte, et par là je suis plus fort que la mort. Je ne dirais donc pas exactement que la mort est auteur de l’œuvre, mais plutôt que Christian Boltanski est l’auteur de sa mort, au sens où il tente de la représenter de son vivant, en enterrant sa vie, en la mettant en boîte. En outre, il fait mine de décider que la mort interrompra l’œuvre ; il se fait donc l’auteur de ce dont la mort sera l’auteur et qu’elle fera, quoi qu’il arrive. Ce désir de maîtrise passe aussi par une tentative d’être des deux côtés de la frontière qui sépare la vie et la mort : Christian Boltanski vivant produit devant les caméras ce dont les gens se souviendront après sa mort. En ce sens il se transforme en fantôme. Mais le fantôme de Christian Boltanski n’est pas, comme les autres fantômes, un mort vivant, un mort qui se donne l’apparence de la vie, mais plutôt un vivant mort, un vivant qui se donne l’apparence de la mort — un antifantôme, peut‑être.

5Le désir de maîtrise apparaît enfin dans la relation de l’artiste au collectionneur et futur propriétaire de l’œuvre. On est face à une intéressante réécriture du contrat de Faust avec Méphistophélès : Faust tente de duper Méphisto. La dimension faustienne de l’opération est assez évidente : on retrouve le fantasme d’une maîtrise encyclopédique et exhaustive — tout savoir de la vie devient ici tout conserver de la vie — ; on retrouve surtout cette transaction où l’on se vend pour acquérir l’immortalité : en l’occurrence Walsh possèdera tous les instants de la vie de CB, qui accédera en échange à une forme d’immortalité.

6Mais Christian Boltanski est un Faust assez rusé, pour ne pas dire malin… Il fait des remarques récurrentes pour rappeler que Walsh n’aura pas tout de sa vie, qu’il n’est pas souvent dans son atelier, que son existence n’est donc que partiellement filmée. Tout se passe comme s’il essayait d’avoir l’immortalité mais sans donner son âme, ou en tout cas en ne livrant pas tout de lui, en faisant mine de se donner, tout en échappant constamment à celui qui lui donne l’immortalité. Faust Boltanski joue au dupeur dupé et tente de doubler Méphisto. Il le double d’ailleurs au premier chef en ne lui donnant que « CB » et non pas Christian Boltanski : deux lettres sur 18, ce n’est pas cher payer pour l’immortalité. Je me demande, à cet égard, si notre nouveau Faust a signé le contrat de ses seules initiales ou de son nom complet…

7Ce jeu faustien d’un nouveau genre ne va pas sans danger. L’artiste se refuse à soi‑même une immortalité totale. Christian Boltanski dans toute l’étendue de sa vie et de son existence ne sera pas immortel. Seul CB échappera, peut‑être, à la mort. CB est en boîte de son vivant, mais Christian Boltanski est oublié avant même d’être mort : la non mort de l’auteur se paie du prix de la mort totale de l’individu.

8Mais est-ce que cela en vaut la peine ? Je ne suis pas en train de me demander si l’entreprise de maîtriser la mort fonctionne bien. Je remarque plus radicalement que le lourd dispositif mis en place ici existe de toute façon dès lors qu’on est un auteur, que tout auteur est de toute façon un vivant mort et que Christian Boltanski prend la peine de faire quelque chose qui se serait fait de toute façon parce qu’il est auteur. Boltanski veut être présent à sa future « absence », se constituer absent, réduit à des images partielles qui ne se trouvent que dans l’œuvre — l’œuvre étant dès lors la seule source pour dire cet absent. C’est cela finalement que d’essayer d’être mort de son vivant et c’est cela surtout que vit tout auteur dès lors qu’il signe son œuvre et la livre à un public. Non pas que je considère que tout auteur meure dans son œuvre au sens de ce que j’appelle dans ce numéro un « intrapoemathanatotème ». J’entends plutôt que dès lors que nous produisons une œuvre portant notre nom mais non notre personne, elle devient un tombeau, soit : le signe d’un individu en son absence.

9L’auteur, en ce sens, est toujours déjà mort. Il est mort comme individu qui est devenu l’auteur et seulement l’auteur, dont on se souvient uniquement comme l’auteur. Il est mort comme référent du nom d’auteur, qui désigne un absent dès lors que l’œuvre circule (et généralement l’auteur veut que l’œuvre circule) : l’auteur est toujours le grand absent de son œuvre faisant monument au prix de cette absence. Il est mort, aussi, au sens où son œuvre n’est constituée, comme le dit Boltanski, qu’à sa mort, qui en borne les limites — la mort est toujours le co‑auteur de l’œuvre. Autrement dit l’auteur, tout auteur, est un vivant mort, appelé après sa mort à devenir un mort vivant ou plutôt un pseudo‑vivant dans l’œuvre qui lui survit. Il aurait donc suffi que Boltanski soit un auteur pour que les effets de son dispositif fonctionne.

10Beaucoup de boîte et de contrat pour rien ? Pas tout à fait. D’abord The Life of CB se donne comme une représentation du mécanisme de cette mort constitutive de l’auteur. C’est, si l’on veut, une métamort de l’auteur. Ensuite, et surtout, Boltanski a réussi à vendre ce qui se passe de toute façon quand on fait œuvre. C’est en ce sens, peut‑être, qu’il a réussi à duper Méphisto, dans sa version de Faust. Amatrice de variation, je lui suis reconnaissante de ce pas de côté. J’aimerais bien d’ailleurs qu’il le dupe jusqu’au bout et finirai donc sur une question dont je m’étonne qu’elle n’ait pas été posée jusqu’à présent : que se passe‑t‑il si Walsh le collectionneur meurt avant lui ? Ne serait‑ce pas la vraie la victoire de Faust que la mort de Méphisto ? Et n’est‑ce pas le génie de Boltanski que d’avoir élu un Méphisto mortel ?

11C’est pourquoi je propose, à titre scientifique et à des fins d’intervention artistique tout à fait bienvenue, de fonder un groupement d’intérêt créatif dont le but unique sera d’assassiner David Walsh. Les personnes intéressées peuvent me contacter à l’aide du mot de passe qui fut livré à Rouen et ne peut être divulgué ici pour d’évidentes raisons de sécurité. En attendant, pour ne pas nuire à la bonne marche de ce projet, je demande à toutes de ne pas le rendre public et de conserver à son endroit la plus grande discrétion.