1L’anthropologie a peu explicité les rapports, pourtant nombreux et complexes, qu’elle entretient avec la poésie1. C’est à cette tâche que ce numéro de Fabula-LhT a voulu se consacrer, en examinant la longue tradition des pratiques poétiques chez les anthropologues et les relations intellectuelles qui ont pu s’établir entre les uns et les autres.
2Les points de convergence entre anthropologie et littérature sont aujourd’hui très bien documentés. On peut schématiquement les ordonner dans trois registres différents. En premier lieu, les anthropologues se signalent comme des spécialistes des arts du langage autant dans les sociétés lointaines que dans leur propre tradition littéraire2. Ensuite, plusieurs d’entre eux ont pu se montrer attentifs aux stratégies narratives présentes dans les textes des pionniers de la discipline, de leurs collègues, voire dans les leurs3. Enfin, ils peuvent également apparaître comme des « producteurs » de littérature, auteurs pour certains d’entre eux, parallèlement à leur œuvre scientifique parfois d’un « second livre »4, parfois d’une véritable « seconde œuvre », notamment dans le domaine poétiquequi est cependant resté le « parent pauvre » des travaux consacrés aux rapports entre anthropologie et littérature. Pourtant, dans diverses traditions nationales de la discipline, il est possible d’identifier des poètes anthropologues, c’est-à-dire, pour en retenir une définition large, des anthropologues, reconnus et installés dans le champ scientifique, qui ont développé, en amont, en aval ou parallèlement à leur œuvre scientifique, une écriture poétique significative.
3Ce dossier, que nous souhaitons dynamisant par et pour la perspective qu’il ouvre, a voulu montrer comment le lien entre anthropologie et poésie s’inscrit et pour ainsi dire s’incarne dans les parcours biographiques de savants qui ont publié ou écrit de la poésie. Ces figures de femmes et d’hommes s’adonnant à une forme de multicréativité (à la fois scientifique et artistique) sont nombreuses dans les divers domaines de la science — de la Société des entomologistes et poètes de la rue Serpente à Paris5 jusqu’à la poésie du sociologue Luc Boltanski6 —mais c’est en anthropologie qu’elles paraissent particulièrement fréquentes.
4Il convient d’abord préciser que les profils d’anthropologues poètes présentés dans ce numéro thématique entrent dans la catégorie plus vaste des ethnologues qui ont accompagné leur pratique scientifique d’une pratique artistique, comme le film, la performance, le dessin, la peinture7. Claude Lévi‑Strauss8 et Edward E. Evans‑Prichard9 entre autres fournissent des exemples classiques à cet égard de pionniers de l’anthropologie ayant photographié ou dessiné sur leur terrain, comme aujourd’hui Michael Taussig ou George Marcus10. D’autres anthropologues, comme Bronislaw Malinowski, Maya Deren ou Margaret Meadont photographié ou filmé en même temps qu’ils écrivaient des poèmes et des textes scientifiques, dans un croisement fécond entre arts et science. Des programmes d’universités américaines (Chicago, New York), anglaises (London School of Economics), sans oublier l’IMERA à Marseille, associent aujourd’hui artistes et scientifiques dans des projets derecherche et des expositions.
5Le premier élément à souligner est l’extrême transversalité du phénomène des poètes anthropologues aux diverses traditions nationales et aux époques historiques11. En France, nous pourrions compter, outre Michel Leiris, Roger Bastide, Georges Condominas, Jean‑Marie Gibbal, nos contemporains Jean‑Charles Depaule, Francis Affergan, Véronique Bénéï, Michel Naepels, Sarah Carton de Grammont, Margarita Xanthakou, Françoise Jones12, pour n’en citer que quelques-uns. Aux États‑Unis, leur nombre est très élevé (Renato Rosaldo, Stanley Diamond, Paul Friedrich13, etc.) et le Prix de poésie anthropologique Edith Turner est soutenu par l’American Anthropological Association, mais ils sont présents pareillement en Italie (Giovanni Angioni14), en Belgique (Jacinthe Mazzocchetti), en Algérie (Mouloud Mammeri), au Portugal (Ruy Cinatti), en Nouvelle‑Zélande (Michael D. Jackson) ou en Amérique latine15.
6Parfois, ils ont surtout produit dans une période spécifique de leur vie, comme Edward Sapir dans les années de l’« exil canadien », ou bien ils ont écrit toute leur vie mais publié durant leur éméritat (comme Margarita Xanthakou, communication personnelle). Nombre d’entre eux, au parcours plus sinueux, changèrent de nationalité, ce qui produit des cas de poètes bilingues ou trilingues. À titre d’exemple, Renato Rosaldo écrit en espagnol et anglais, Giulio Angioni en sarde et en italien, Margarita Xanthakou en grec et en français, Véronique Bénéï écrit en anglais, espagnol et français (communication personnelle)16.
7Un autre élément remarquable consiste dans les constellations familiales de poètes anthropologues car, au-delà des cas individuels, on trouve, tant dans l’histoire qu’à l’époque contemporaine, des couples de poètes anthropologues (Victor et Edith Turner, Dennis et Barbara Tedlock17) ainsi que des cas de « familles créatrices »18, comme celle composée de Margaret Mead, Gregory Bateson et leur fille Mary Catherine Bateson. Parfois, s’ils ne sont pas des poètes eux-mêmes, des proches parents le sont (pensons au cas de Lia De Martino, la fille du célèbre ethnologue italien, ou à celui de Renato Fabietti, père de l’anthropologue Ugo).
8Les modalités de survie mémorielle des poètes anthropologues constitue un dernier point d’intérêt. À titre d’exemple, un cas particulier est représenté par la figure excentrique de l’anthropologue non professionnel (médecin de formation) Jaime de Angulo19, collaborateur de Franz Boas, Edward Sapir et Alfred Kroeber. Avec la professionnalisation croissante de la discipline et la Dépression économique de 1929, imposant des réductions du budget pour les collaborateurs externes, Jaime de Angulo, qui était dépourvu de doctorat et par conséquent non considéré comme anthropologue « professionnel », est tombé dans les oubliettes de la communauté scientifique, durant de longues années. Curieusement cependant, la communauté littéraire s’est réapproprié sa mémoire, et il est ainsi devenu, dans les années 1960, une icône de référence pour les artistes de la Beat Generation.
9Chaque discipline garde des traces de son histoire, et nous espérons avoir montré dans ce dossier, à travers les parcours de poètes anthropologues, que les frontières que l’on établit entre les diverses pratiques créatives, d’ethnologue et de poète, sont beaucoup plus ténues qu’elles ne paraissent.