Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Dossier
Fabula-LhT n° 20
Le Moyen Âge pour laboratoire
Alain Corbellari

Epistre de Jehan Froissart a son chier Eustache Morel (aultrement dyct Deschamps)

Epistre de Jehan Froissart a son chier Eustache Morel (aultrement dyct Deschamps)

1Cette lettre consacrée à un ouvrage qui nous reste obscur, récemment retrouvée dans les archives départementales de la Marne (rappelons que Deschamps est né à Vertus) date, selon toute vraisemblance, de la fin de la vie de Froissart (dont on perd la trace en 1404), lequel semble y récapituler toute sa carrière et son œuvre. Son correspondant, contemporain et ami Eustache Deschamps, dont sont évoquées les « Ballades de moralité », étant mort en 1406 ou 1407, on court donc relativement peu de risque à dater la présente épître des alentours de l’an 1400, ce que confirme par ailleurs l’étude du vocabulaire, où l’on remarque de nombreux termes typiques du considérable accroissement lexical qu’a connu le moyen français dans la seconde moitié du xive siècle, mêlés il est vrai à quelques archaïsmes morphologiques, parfois curieux, mais qui ne sauraient complètement nous étonner chez l’auteur de Méliador, cet ultime roman arthurien en vers écrit à l’époque où la mode en était passée depuis cent ans. On remarquera d’ailleurs que Froissart se défend, à l’intérieur même du texte, de ce reproche de passéisme dont nous avons ici la preuve précieuse qu’il a dû lui être fait déjà de son vivant. Soulignons enfin la bonne connaissance du milieu universitaire parisien dont fait preuve ici — ce qui n’allait pas de soi — le grand chroniqueur de la Guerre de Cent Ans.


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2Mon chier et tres amé Eustache,

3Que Dieu t’ait en sa saincte garde1. L’aultre jour ung messagier m’aporta ung petit livret dont je vueil, sans plus demorer, te faire part pour cause qu’il me fist grant soulas et plaisir a le lire. A grant mervoille l’ai ge trouvé bel et bon et rempli de sages enseignements pour poi que l’on en tire la senefiance par dela une ficcion moult rude et savage et estrange plus que ne sauroie dire.

4Le menestrel qui l’escripvit est un trespreux corneur de buisine, clerc bien renommé de l’abbaïe de Sainct Pierre du Mont des Martyres et hanteur des celiers fors les murs du Pré aux Clercs. Par son seurnom le nomme on Baurice Villan, et je cuide qu’il fera grand bruyt dans les escriptoires de la bonne ville de Parys.

5Ce est un roumanz dont la titulature se dit « L’Escume des journs », et ces mots desja pour moy portent sens en ma povre memoire, me faisant de rechief ramentevoir du tens loingtain de ma jonece quant sous l’amoreuse espinette me venoient les premiers esmois des sagettes du dieu d’Amour et que je ne savoie point encore ke le poissant seigneur de Berne Gaston Fébus feroit un jour de moy son amy et confident. Metre ainsy en vis a vis, come en un perilleulx miroir, ceste ymage de la grande tribulacion de voiage sur mer, assavoir l’escume, et le doulx souvenir des jours filant vers leur fing derniere fut pour moy grand subject de resverie ; et l’ouvrant esmerveillé fu a desmesure de lire estoire si belle qu’on ne sauroit dire, et si dolente que de Tristan et d’Yseult me vingt aussitost la pensee merencolieuse. Aussi croi je que ledict Villan n’a rien voulu autre chose qu’escrire de nouvel ce conte dont preudome ne se sauroit lasser qu’il n’ait un cuer de pierre et plein d’ordure et de vilenie. Tant est vray que ne sauroit estre surpassé le sosvenir de si tant fines amors.

6Che est doncques l’estoire de Colin, dont le nom ne fait mystere qu’il soit de toute negcessité ung vilain, voire ung pastouriau, et de Cloé, gente meschine a la crine bloie qui se muert d’ung nenufar al cuer. Ces mots me furent primes oscurs et de close senefiance jusques a ce que me vienne a la pensee que le nenufar estoit foible et delgiee flour qui dessus riviere et sur estangs senefie ce qui fault en nostre ame demoree chestive es las de la terestre contingence. Et lors m’est venuz en l’esperit que ledict Colin n’estoit mie l’amant veridicque de ladicte Cloé, mais qu’ycelle souspiroit aprés ung autre amant possiblement esperital tout comme Yseult desjointe de Tristran se consume de langour en la cour del roi Marc. Me prist alors en cette lecture a pleurer grosses et pesantes lermes d’œil car me resouvenoit de la triste et doloreuse aventure qui m’avint lors que derriere l’aubespine me refusa son baiser la petite royne de nos enfantins deduicts.

7Ce nonobstant est le conte d’aultre part fort plaisant, et je cuide bien que messire Villan a moult de son tans despensié parmy les clers de la rue du Fouarre et couru la garse par les ruelles de l’Université. Un filosofe i est pourtrait au vif, tot porpris de la joiouse tourbe des bacheliers es arts, qui est nommé Jehan Suel Partere, en lequel point n’estuet estre moult instruyct pour deconnaistre nostre grand Guillelme de Ocam, voire mesme s’il se puet le bieneürez Tomas de Aquino, dont le renom n’a point encore passé, combien qu’il a pieça faict ses lessons en le venerable college de Sorbonne. Toutesfois m’est avis que Gullelme d’Ockam est meilloure ymage pour Jehan Suel Partere, pour ce que la piece de vomi, qui est dict come de bran ou de foire, et laquelle est demoustree pour figure de sa filosofie, a raport bien plus efectif et consubstanciel a la doctrine de Maistre Occam, lequel dyct que les mots ne puevent en nule fasson estre compris comme droictement referés aux choses et objects de cestui monde imparfaict. Autant se puet dire moult noise por nient. En ycelle maniere de dire seroit le dessubsdict Partere non esloigné aussy de Maistre Jehan de Meung, et me vieng soubdain en doubte que cestui roumanz seroit en dangier d’estre interdict par gens d’esglise a quy ombroie ladicte doctrine. Il est vray que se dict aussy que ledit Baurice Villan auroit sous couvert d’un suposé nom escrit fort vils et ors fablels ou Sarasins foutent et ocient gentes damoiseles ; mais de cela covient il mielz de le tere.

8 Au vray me plaist tout especial en « L’Escume des journs » ung mervoilleulx engin qui a nom « pianoquetele ». Che est en le comencement et debut dou roumanz, et ge me suy moult demandé par quele alkemie se pouvoit imagyner chose si incomparable a toute comune mesure, et quy surpasse d’autant les mervoilles qu’on nos dit que sont en Costantinople. D’aucuns savent que je me suys entremis d’escrivre un dictié de « L’Orloge amoureus », pour ce que m’est bien avis qu’il n’est chose si novelle qui ne se puisse estre dicte par poesie. Par ce ay ge moustré a tuit cels qui cuidoient que je fusse emply de duel et regrect du temps passé et des siecles ancienours, que je pouvoie aussy estre home de nostre temps. Ce pour dire que, si Diex m’aït, auroie je chier comperé por avoir de moymesmes trové le « pianoquetele », lequel est une maniere d’armoire a chifonie qui transmue les sons en liquors por medecines aperitives. Par la noise d’un orgene se puet ainsy boivre moult subtils poisons, lesquelz pour ce coup me semblent encor autre ymage del vin que Tristran et Iseult burent en la mer. Mais voir est que toute la senefiance de cel engin n’est mie tarie par ceste comparoison. Que est la « pedale » del pianoquetele si le moien non por lequel est machinee l’amoreuse incitation ? Et le « panneau de devant » qui revele les hanaps ne puet estre que l’huys menant en la secrete chambre ou s’acomplit le surplus quy est l’object de tous les desirs des fins amants, aultremant dict ce tiers d’amour moult courtoisement chanté par maint trouvere et jongleours.

9 « L’Escume des journs », ce ay je dict, ne s’entrouvre qu’a l’ués du lecteur benevolent et soutil qui sache despasser les fuiantes et transitoires aparances et cerchier la moële de la substance perenne.

10 Ce sera, ce est mon, pour toy ami Ustace, moult proufitable et patiencte lectëure, laquelle te fera apparoir nonsouspechonable vertuz du cueur et de bienfacture que en sa forge le clerc Villan a su par mervoilleuse escïence instiller par integument et por la tres grande renomee de cestui nostre language françois. Et s’il se puet y trouveras tu par adventure matiere et ocasion a quelque novelle de ces balades de moralité, es lesquelles tu es nomper en guise de soverain rethoricqueur.

11 Veuille Damnedex le glorious te doner sauvement et vie pardurable.