L’éponge et le moulinet : le rôle de la signature chez Jean Molinet et Francis Ponge
1« Le moulinet est à Molinet ce que l’éponge est à Ponge1. »
2C’est de cette comparaison, formulée par François Rigolot, que nous est venue l’idée, en apparence saugrenue, de confronter l’œuvre poétique de Jean Molinet (1435‑1507) à celle d’un lointain héritier : Francis Ponge (1899‑1988). Nous n’avons pas l’intention d’abstraire ces deux œuvres de leurs contextes respectifs (la poésie des Grands Rhétoriqueurs pour Molinet, la crise liée à « l’après-modernité » pour Ponge) : nous voudrions au contraire ouvrir un dialogue entre ces deux périodes de l’histoire littéraire et relire l’œuvre de Francis Ponge à l’aune de ce laboratoire de modernité qu’est la poésie médiévale.
3La poésie de Jean Molinet et celle de Francis Ponge prennent place à deux moments critiques de l’histoire littéraire. Elles se situent de part et d’autre d’une longue période marquée par l’esthétique classique, qui s’enracine dans l’œuvre d’un Malherbe et que Mallarmé mit à mal, armé du flambeau de la modernité : l’œuvre de Jean Molinet intervient avant la révolution malherbienne et celle de Francis Ponge après la révolution mallarméenne. Chez Francis Ponge se lit même la nostalgie de l’époque malherbienne, notamment dans Pour un Malherbe. Il n’est pas anodin non plus que Ponge en vienne à réclamer pour le poète la création d’« un nouveau Collège de France2 ». En cela, l’œuvre de Ponge gagne à être lue non seulement dans le cadre de la poésie post‑mallarméenne, mais aussi à la lumière d’une poésie pré‑malherbienne. La poésie de Ponge, comme celle de Molinet, sont donc étrangères, chacune à leur manière, aux critères esthétiques de ce classicisme qui faisait loi entre les xviie et xixe siècles.
4Molinet et Ponge entretiennent aussi dans leur poésie un rapport ludique, mais problématique, avec ce que Michel Foucault appelait la « fonction auteur3 ». Les deux poètes, en effet, ont vécu à deux moments cruciaux de l’histoire littéraire, la fin du xve siècle et le xxe siècle, marqués l’un comme l’autre par une réévaluation de la fonction‑auteur. Le passage du manuscrit à l’imprimé fait naître chez le premier de nos deux auteurs, Jean Molinet, un souci croissant pour l’identité auctoriale. L’œuvre de Francis Ponge quant à elle jouit certes des acquis auctoriaux légués par le siècle précédent, mais elle s’inscrit aussi dans le prolongement d’une modernité littéraire qui a durablement remis en question la nature et le rôle du « je » poétique, questionnant par là‑même le rapport entre un auteur et son œuvre.
5Ponge et Molinet durent ainsi établir un lien d’appartenance avec leurs propres textes : pour Jean Molinet, il s’agissait surtout de revendiquer son statut d’auteur face à l’émergence de l’imprimé ; pour Francis Ponge, il s’agira de réappréhender cette identité dans le cadre d’une nouvelle modernité poétique. La signature s’impose par conséquent comme un enjeu capital pour Molinet comme pour Ponge.
6Au-delà de cet enjeu commun, l’œuvre de Molinet et celle de Ponge entretiennent des correspondances qui rendent compte d’une démarche poétique comparable. Ces deux auteurs emploient le langage comme une matière, dont ils mettent en valeur les propriétés physiques, sonores et visuelles. Ils envisagent l’acte poétique dans une perspective ludique et n’hésitent pas à mêler avec allégresse le sublime et le prosaïsme. Mais surtout, comme l’avait observé François Rigolot, ils ont recours avec insistance au procédé de l’image‑signature.
Signer de son propre nom
7La question de la signature ne se pose pas de la même façon pour nos deux auteurs. De fait, Francis Ponge n’a nul besoin de « signer » son œuvre : en vertu d’un contrat, son nom est apposé sur la couverture de l’ouvrage édité. Si la procédure est évidente pour un auteur (ou un lecteur) du xxe siècle, il n’en est rien pour le Moyen Âge4. La transmission manuscrite suppose pour un auteur du Moyen Âge de signer à l’intérieur même du texte : la signature y est pour ainsi dire interne, là où de nos jours elle se présente de manière externe. Aujourd’hui, l’apposition d’un nom sur la couverture d’un ouvrage garantit l’attribution de tous les textes que comporte cet ouvrage à l’auteur désigné par la couverture : inversement, au Moyen Âge, si un auteur veut que tous ses textes lui soient dûment attribués, il doit tous les signer. Cet aspect intratextuel de la signature médiévale a poussé bon nombre d’auteurs du Moyen Âge à jouer sur leur propre nom afin de le fondre avec la matière poétique. Les premières œuvres de Jean Molinet illustrent ce genre de signature, par un jeu avec l’image du moulin, du molinet.
8Cynthia Brown a toutefois démontré qu’il y avait une évolution dans le rapport de Molinet à sa propre signature5. Jusqu’en 1493, Molinet n’a presque pas eu recours à son nom propre en tant que tel : sa poésie abonde au contraire en calembours onomastiques (molinet, mol lin net, etc.) Ce n’est qu’à partir de 1493 que Molinet commence à utiliser son nom propre en tant que nom propre. Cynthia Brown attribue ce changement au traitement que Vérard avait fait subir à l’édition de l’Art de Rhétorique, datée de 1493. Il est probable que Molinet ait pris soudainement conscience de l’empire croissant des éditeurs sur les textes édités et qu’il ait décidé de signer désormais à l’aide, non plus d’un calembour, mais de son propre nom.
9La « Collaudation à Madame Marguerite », écrite après juin 1493 (peu de temps probablement après l’édition faite par Vérard cette même année), est l’un des premiers textes dans lesquels Molinet emploie son nom propre en tant que nom propre : « Prenés en gré mon fait : / Molinet vous sallue6 ». Ce procédé permettait de garantir l’attribution exacte d’un texte à son auteur. Aussi le retrouverons‑nous dans bon nombre d’œuvres postérieures à l’année 1493, par exemple dans un acrostiche offert à Marguerite d’Autriche :
Dame excellente, au paÿs profitable,
Soiés prudente, humaine, caritable,
Et Molinet, quoy qu’il ayt pouvre hostille,
Vous escripra vertueuse, accointable
Et triumphant princesse de Castille7.
10De son côté, Francis Ponge n’a nullement besoin d’utiliser de signature interne, puisque la première de couverture lui garantit l’attribution exacte de ses œuvres. Néanmoins, Ponge se livre de temps à autre à des signatures internes, qui, pour rares qu’elles soient, n’en sont pas moins éloquentes quant au rapport que l’écrivain entretient avec son nom.
11L’une des premières se trouve dans un texte daté de l’été 1940, extrait d’une sous‑partie du recueil La Rage de l’expression : le « Carnet du bois de pins ». L’auteur y expérimente cette démarche si caractéristique qui consiste pour lui à fixer son attention sur un objet, en l’occurrence un bois de pins, afin d’en saisir l’essence à l’aide du langage. Cette méthode donnera naissance à ce que Ponge lui‑même appelait des « dossiers », où l’auteur réécrit un même poème jusqu’à en épuiser les moindres ramifications. Dans le passage où apparaît le nom propre de Ponge, le poète s’adresse directement à l’objet qui focalise son attention : « Surgissez, bois de pins, surgissez dans la parole. L’on ne vous connaît pas. – Donnez votre formule. – Ce n’est pas pour rien que vous avez été remarqués par F. Ponge8... » Ponge se met en scène à l’intérieur du poème, mais cette signature interne n’a pas pour fonction, comme chez Molinet, de permettre l’identification de son texte : elle garantit ce rapport que le poète souhaite établir entre un sujet percevant (F. Ponge) et l’objet perçu (le bois de pins). Dans la mesure où il souhaite que l’objet se livre à l’auteur (« Donnez votre formule »), Ponge accepte également de s’astreindre à une forme de dévoilement personnel.
12Une vingtaine d’années plus tard, dans le dossier consacré à la figue et qui servira d’esquisse à l’ouvrage intitulé Comment une figue de paroles et pourquoi9, Ponge enchâsse une signature interne, bien plus insistante toutefois que celle du « Carnet du bois de pins ». Le poème, ébauché dès 1951, est signé pour la première fois sept ans plus tard, le 11 juin 1958, à l’aide d’une signature ordinaire : le nom de l’auteur (« Francis Ponge ») est apposé à la fin du poème. Ce geste est loin d’être anodin : il signifie d’une certaine manière que l’auteur estime que son poème est suffisamment achevé pour en revendiquer l’auctorialité. Mais deux mois plus tard, le 13 septembre 1958, la signature « Francis Ponge » se transforme en une signature bien plus élaborée :
Francis Ponge
Nemausensis Poeta.
Septembre 1958
Franciccus Pontius Faber
Nemausensis Auctor
F. P.10
13L’auteur recourt à la langue latine pour conférer à son poème sur la figue une aura ironique de respectabilité. La réitération des initiales F. P. à l’extrême fin du poème indique par ailleurs le rôle joué par ces deux lettres dans la poétique pongienne (Comment une figue de paroles).
14Le dossier intitulé La Fabrique du pré comporte également une signature de ce genre :
Voici donc sur ce pré l’occasion, comme il faut, prématurément, d’en finir.
Messieurs les typographes, mes chers seconds, voudront bien me rendre le même service, sous cette dernière ligne, à cette petite prose de la gnature des prés, mettre le trait final.
Et, dessous, sans le moindre interligne, coucher mon nom dans le bas‑de‑casse naturellement, sauf les initiales bien sûr puisque ce sont aussi celles du fenouil et de la prêle qui demain croîtront dessus.FRANCIS PONGE11
15Ponge feint de mettre à distance son propre nom (« coucher mon nom dans le bas‑de‑casse ») et reprend ainsi un topos d’humilité usuel au Moyen Âge12. Ce passage de la Fabrique du pré se livre à de nombreux procédés rhétoriques ou stylistiques : le calembour (prématurément / pré mature…), l’aphérèse (gnature pour signature), sans oublier la substitution du fenouil et de la prêle13 au nom de Francis Ponge (avec un jeu habile d’inversion des phonèmes : Francis Ponge > Fenouil Prêle, qu’on retrouve dans le titre : Fabrique du Pré). Ponge aime jouer avec son nom et en tirer les plus improbables correspondances. Il conquiert son identité dans une image agricole, tout comme Molinet la trouvait dans le mol lin net14. Non seulement les deux poètes partagent une préoccupation similaire pour la signature, mais ils recourent en plus aux mêmes champs lexicaux.
La signature chez les Grands Rhétoriqueurs
16En tant que désignateur rigide15, le nom propre ne peut servir qu’à l’identification d’un individu : il est sinon dépourvu de sens. Plutôt que de signer une œuvre d’un nom propre, Molinet et Ponge préfèrent généralement que leur nom prenne part à leur poésie, qu’il se mêle aux autres signifiants du poème. Dans un ouvrage consacré à la poésie des Grands Rhétoriqueurs, Paul Zumthor insistait sur le besoin que peut éprouver un auteur (un « grand rhétoriqueur » qui plus est) de « motiver » son propre nom : « Signe opaque, et non arbitraire, le nom “propre” exige une glose qui le motive […] : exige l’énonciation d’un caractère que l’on tient pour provenant de lui16 ».
17Cet alter ego symbolique, Molinet va le trouver dans l’image du molinet. En jouant de la sorte sur son nom, Molinet ne fait que reprendre une démarche répandue au Moyen Âge : Rutebeuf lui-même s’était servi d’une paronomase (rude bués) pour signer Du secrestain17. Un grand nombre d’auteurs allaient recourir par la suite au même procédé : Froissart, Deschamps, Christine de Pizan, etc. Les Grands Rhétoriqueurs, on s’en doute, n’ont pas été indifférents à de tels calembours onomastiques. Guillaume Dubois, dit Crétin (v. 1460‑v. 1525) se comparait lui‑même à un cretin (un panier), et André de la Vigne avait signé La Ressource de la Chrestïenté en jouant sur son propre nom : « Se mon engin eust plus grant efficace, / J’eusse trop mieulx labouré et enté / La Ressource de la Chrestïenté, / Qui à vous, sire, de présenter n’est digne, / Ne plus ne moins que le fruyt De la Vigne18 ».
18Les Grands Rhétoriqueurs allaient jusqu’à trouver des correspondances isotopiques entre leurs différents noms. Ainsi, le nom porté par Honorat de la Jaille (la jaille désignant la cuve des vendangeurs) invitait Cretin à jouer à la fois sur son propre nom et sur celui de son destinataire, par le biais d’une isotopie agricole : « Mais si tu veulx que a temps parfaire l’eage aille / Du tien Cretin, faitz que n’entre en la Jaille / Vin verd nesung19... ».
19Les noms de Guillaume Crétin, d’Honorat de la Jaille et d’André de la Vigne (sans oublier celui de Jean Castel20) semblaient voués à filer une métaphore d’ordre agricole, à laquelle le molinet de Molinet pouvait aisément s’adjoindre. Ces correspondances anthroponymiques suggéraient ainsi un corporatisme poétique entre ces différents auteurs, comme l’a notamment fait remarquer Florian Preisig21. Bien plus, elles témoignent de la croyance des Grands Rhétoriqueurs en l’existence d’une équivalence entre langage et nature. L’épître de Crétin comporte d’ailleurs ce vers célèbre — « Tu porte nom consonant à la chose22 » —, qui pourrait résumer la poétique de Francis Ponge.
20Dans l’œuvre de Ponge, les signifiants sont censés porter en eux‑mêmes les propriétés de l’objet qu’ils désignent : par exemple, le terme « verre d’eau » emblématise le verre d’eau, dans la mesure où les lettres V et U, par lesquelles il s’ouvre et se referme (VERRE D’EAU) ont la forme d’un verre : « Le mot VERRE D’EAU serait en quelque façon adéquat à l’objet qu’il désigne23 ». À l’instar de Francis Ponge, les Grands Rhétoriqueurs croient en l’« adéquation » entre le langage et les choses.
21Toutefois, ce qui différencie le rapport de Crétin et de Molinet à la signature, c’est que le calembour n’est pour Crétin qu’« une pure plaisanterie24 », alors que chez Molinet « son emploi motivé le fait entrer dans un schéma qui le charge de sens et lui confère le rôle de signature25 ».
Molinet et son molinet
22Le molinet se rencontre dans un très grand nombre de poèmes de Jean Molinet et l’usage qu’en fait l’auteur pour signer ses propres œuvres va jusqu’à prendre, aux yeux d’Ullrich Langer, « les dimensions d’une obsession personnelle26 ».
23Ce calembour venait à l’esprit, non seulement de Molinet, mais également de ses contemporains, comme en témoigne l’épitaphe que Jean Lemaire de Belges, son neveu, lui consacre à sa mort en 1507 : « Est ce doncques celui tant cogneu Molinet ? / C’est luy seul qui mouloit doulx motz en molin net27 ». On sait par ailleurs que Molinet avait choisi d’intégrer le molinet sur les armoiries que Maximilien d’Autriche allait lui délivrer à Anvers en 150328. La description en était la suivante : « un chevron d’or sur champ d’azur accompagné de trois moulinets d’or qui sont trois noix percées et surmontées d’un moulin, ce que les enfants appellent en Bourgogne un virot ». Émile Roy rapporte d’ailleurs que « la cour impériale fut très mécontente de son chois [sic]29 ».
24Les armoiries choisies par Molinet sont « parlantes » : on désigne ainsi « les armoiries dans lesquelles le nom de certains éléments — le plus souvent celui de la figure principale — forme un jeu de mots ou établit une relation de sonorité avec le nom du possesseur de l’armoirie30 ». Le meuble employé par Molinet fait référence de manière directe à son propre nom. Remarquons cependant qu’il ne s’agit pas d’un vrai moulin, mais d’un objet pour enfant : c’est probablement pour cette raison qu’un tel meuble a pu sembler inconvenant aux yeux de la noblesse, même s’il témoigne de l’humilité de Molinet à l’égard des têtes couronnées.
25L’examen des occurrences du molinet dans l’œuvre de Molinet a été ébauché entre la fin des années 1970 et la fin des années 1980, mais n’a pas été poussé, nous semble-t-il, jusque dans ses retranchements. L’ouvrage fondateur de François Rigolot, qui porte sur la Renaissance, bien plus que sur le Moyen Âge tardif, n’évoque que brièvement l’usage ludique que Molinet fait de son propre nom31, se focalisant davantage sur les jeux onomastiques que Molinet opère sur le nom de ses destinataires.
26La première partie de l’article que Jean Scheidegger a consacré à cette question32 eut pour bénéfice de délimiter le problème. Mais la lecture de Jean Scheidegger reste souvent métatextuelle, au détriment d’une interprétation sociopolitique. L’article plus tardif de Cynthia Brown a eu le mérite de cerner les enjeux politiques sous‑jacents au geste de signature. L’évolution de la signature chez Molinet, du nom commun au nom propre, confirme que le poète s’est montré de plus en plus soucieux d’affirmer son nom en tant que tel, indépendamment de tout calembour. Le détour par l’image du moulinet lui aura ainsi permis de reconquérir son propre nom.
27Cette image apparaît pour la première fois peu après 1467, dans le Trosne d’honneur : « Mon gros molinet tourna / Et rima ce gros rimage33 ». Remarquons que Molinet ne se compare pas lui‑même à un moulinet, mais à un meunier : il n’est que le possesseur du molinet. Cette tendance s’observe jusque dans les années 1490 : un article possessif fait bien souvent du moulinet une simple possession, plutôt qu’un alter ego symbolique. Ce n’est qu’à partir des années 1490, à partir du moment où Molinet s’empare de son propre nom pour signer ses œuvres, que le molinet devient un véritable alter ego de l’auteur, comme en témoignent par exemple les derniers vers de la « Naissance de Charles d’Autriche » :
Chantons, rions, ne plourons, ne crions,
Mais Dieu prions qu’enfin sa gloire appere
Au filz, au pere, a la fille, a la mere,
Et sans amere orge ait en son van net
Grain et bon vent vostre humble Molinet34.
28Le molinet se confond désormais avec Molinet. Molinet signe son poème avec une formule optative et une signature usuelle : vostre humble Molinet, tout en laissant planer une certaine ambivalence entre le statut de nom propre et celui de nom commun. L’éditeur du texte a eu raison de retranscrire le nom propre avec une majuscule, même si la règle qui vaut aujourd’hui pour les noms propres n’était pas encore généralisée au Moyen Âge, à une époque où l’ambivalence entre nom propre et nom commun était donc également graphique.
Un emblème poétique
29Avant d’accéder au titre d’alter ego auctorial, le molinet symbolisait d’abord la pratique du poète, comme en témoignent les derniers vers du Temple de Mars : « Pour Dieu, excusés ma simplesse, / S’il est obscur, trouble ou brunet : / Chascun n’a pas son molin net35 ». Molinet semble avoir été particulièrement friand de cette formule (Chascun n’a pas son molin net), puisqu’on la retrouve dans la « Complainte sur la mort Madame d’Ostrisse » : « Pour une ortie reboutee / Ne deprise on ung jardinet : / Chascun n’a pas son molin net36 ».Elle suggère que tout poète est un meunier qui doit fournir une farine de qualité (la poésie). Pourtant, cette formule, derrière son apparente humilité, sous‑entend que la poésie d’un auteur dénommé Molinet ne peut être que de bonne qualité, car Molinet possède un molin net.
30Ce « portrait de l’artiste en meunier37 » correspond assez bien à la conception que le Moyen Âge se faisait du poète. Comme l’a démontré Paul Zumthor, les « poètes ne se désignent eux‑mêmes qu’exceptionnellement de ce mot38 ». Plusieurs termes, tels que facteur, faiseur, acteur, ouvrier, rimeur, etc., permettaient au Moyen Âge de désigner le poète39. Or tous ces termes mettent l’accent sur la dimension concrète, pratique, physique de l’écriture. D’après Paul Zumthor, « ces configurations lexicales révèlent une structure conceptuelle entièrement déterminée, dans sa finalité, par une pratique, et théoriquement pauvre ; centrée sur l’activité productrice d’un sujet au travail et sur une technicité réglée40 ». On retrouvera cette conception dans la pensée théorique de Francis Ponge : « Le poète est un ancien penseur qui s’est fait ouvrier41 », dit-il dans Pratiques d’écriture.
31L’image du molinet permet ainsi de valoriser la nature ouvrière du poète42. Étant donné qu’elle renvoie à une activité artisanale et rurale, cette image « ramène l’écriture à sa dimension pragmatique43 ». Molinet insiste là-dessus dès 1467 : « Du vent tel que Dieu donna / Au limeur de gros limage, / Mon gros molinet tourna / Et rima ce gros rimage44 ». Le terme limeur désigne en effet l’artisan et le limage son ouvrage. En outre, les deux termes (limeur / limage) entrent en résonance avec rimeur / rimage. Un copiste les a même confondus, en écrivant lima au lieu de rima et rimeur à la place de limeur45. Ces deux termes étaient donc non seulement paronymes, mais également parasynonymes dans l’esprit de Molinet et de ses contemporains.
32L’image du molinet permettait à Molinet de se désindividualiser en tant qu’individu social par la perte de son nom propre, et de se ré‑individualiser à l’échelle de sa poésie. Molinet cesse d’être Molinet aux yeux de la société pour devenir l’anonyme meunier d’un symbolique molinet. De manière éloquente, Jean Scheidegger dira que « le poète provoque la disparition de l’identité de son être dans l’identité de son écriture ; […] Molinet devenu un molinet s’applique avant la lettre mallarméenne la “disparition élocutoire du poëte”46 ». Mesurons toutefois la portée de ce paradoxe : n’avions‑nous pas dit que Molinet s’était servi du molinet afin de reconquérir son identité auctoriale ? En cela, le point de vue de Jean Scheidegger s’oppose à celui de Cynthia Brown. Cette dernière, en effet, considère l’usage du molinet dans la perspective sociale d’une quête identitaire, là où Jean Scheidegger l’envisage d’un point de vue métatextuel.
33De fait, il ne faut pas négliger la part d’évolution dans la chronologie. Cynthia Brown a démontré à quel point le rapport de Molinet à son molinet avait évolué : l’auteur fait premièrement de son propre nom un pôle de métadiscursivité au sein de son œuvre, mais à terme l’image du moulin finit par jouer le rôle d’une signature. Quoi qu’il en soit, le molinet a pour fonction d’établir un rapport d’appartenance entre Molinet et son œuvre. Et il ne faut pas s’étonner si l’usage métatextuel du molinet précède son usage comme signature : l’usage métatextuel du calembour permet à Molinet d’appréhender sa démarche poétique, avant de pouvoir revendiquer l’attributiondes textes issus de cette démarche.
34Molinet a su habilement exploiter l’image du molinet, par le recours à des termes voisins, tels que grain, bled, fourment, fleur, farine, vent, meules, gardinet, boutonnet, fruict, sourjon, etc. Le vent par exemple symbolise l’inspiration du poète : « Vous ay ces petits vers molu, / Si tost que j’ay eu vent a point47 ». De même, le langage, ce matériau pétri par le poète, est figuré par les diverses matières agricoles auxquelles est liée l’image du moulin : le grain, le froment, la paille, la farine, la fleur. Ces termes évoquent les différentes étapes du processus poétique. Les deux dernières strophes de la « Complainte sur la mort Madame d’Ostrisse » en donnent un exemple : Molinet dit qu’il a premièrement « esleu le froment » (v. 481), en le séparant du « mauvais grain48 » (v. 482), mais il nous prévient qu’il risque d’y avoir « quelque farinote » (v. 489), même si, en fin de compte, « la fleur » doit l’emporter sur le reste. Par cette isotopie agricole, Molinet énumère les étapes du déroulement créatif.
35La dédicace du Roman de la Rose moralisé y recourt également :
affin que je ne perde le froment de ma labeur et que la farine qui en sera molue puisse avoir fleur salutaire j’ay intencion, se Dieu m’en donne la grace, de tourner et convertir soubz mes rudes meules le vicieux au vertueux, le corporel en spirituel, la mondanité en divinité et souverainement de le moraliser49.
36La fleur (de farine) désigne ici la valeur de l’ouvrage : Molinet a en effet élagué le Roman de la Rose de tout ce qui n’était point salutaire pour son lecteur ; le moulin de Molinet a pour ainsi dire passé sous ses meules le texte (le froment) de Guillaume de Lorris et de Jean de Meung afin d’en faire une farine de qualité. La perspective métatextuelle dépasse ainsi le simple geste de signature : Molinet inscrit certes son nom en prenant un molinet pour alter ego, mais cette inscription a aussi pour rôle de rendre compte d’une poétique.
37Afin de ne point en rester à une lecture métatextuelle, il convient aussi d’envisager la question d’un point de vue sociopolitique. Le molinet, en plus de ses vertus métatextuelles, peut symboliser la position sociale de Molinet, comme le montre le début du poème intitulé « La Ressource du petit peuple » (daté après 1481) : « Pour ce que naguairesvent failli aux volans de mon molinet, qui multitude de nouvelles histoires debvoit tourner entre ses meules, pour en tirer fleur et farine, pensant oublier merancolie, je me tiray aux champs50 ». Molinet mentionne son rôle d’historiographe au sein de la cour bourguignonne (multitude de nouvelles histoires debvoit tourner…), en ayant recours d’ailleurs aux termes habituels, tourner entre ses meules, tirer fleur et farine, etc. On remarquera toutefois que le vent failli aux volans du molinet. Ce manque de vent peut certes suggérer une perte d’inspiration (que Molinet s’en va retrouver dans les preaulx51) ; il est possible toutefois que Molinet fasse ici allusion à un manque de ressources financières, ne permettant pas de faire tourner correctement le moulin. Molinet se confie à propos de ses difficultés financières dans de nombreux poèmes. Dans un poème plus tardif, « Le revid a ung nome maitre Pol » (vers 1494), il exprime cette pénurie de manière explicite : « Je suis ung molinet sans vent, / Sans fourment, sans grain et sans paille, / Qui suis mendant bien souvent52 ». Le troisième vers donne sens aux deux précédents : l’absence de fourment, de grain et de paille emblématise un manque d’appui financier.
38On remarquera d’ailleurs que Molinet, dès le premier vers, s’identifie au molinet sans la moindre ambiguïté : en 1494, il est désormais ce molinet que les poèmes des années 1467‑1493 employaient principalement en tant que symbole métatextuel. L’affaire Vérard, en 1493, ainsi que les vicissitudes financières de Molinet ont incité ce dernier à devenir molinet pour son propre compte. Ce qui a l’origine n’était qu’un calembour conçu dans une logique métatextuelle est devenu l’emblème d’une revendication auctoriale.
39La fin du poème se charge de donner une réponse aux trois premiers vers :
[v. 1] Je suis ung molinet sans vent,
Sans fourment, sans grain et sans paille,
Qui suis mendant bien souvent […]
[v. 113], Mais se j’ay fourment fin et net
Et mes vollans voeullent voler,
Tourner feray mon molinet,
Qui vous fera du papinet,
Pour vos enfans appateller53.
40Si Molinet reçoit de quoi se nourrir, il pourra faire tourner son moulin et nourrir (appateller signifiant « donner la pâté ») les enfants du destinataire. Molinet mêle ici les isotopies alimentaire et poétique : il demande quelque chose de concret (de l’argent pour se nourrir) en l’exprimant toutefois par un biais symbolique (du froment pour créer) et laisse entendre qu’il donnera quelque chose de concret (du papinet pour se nourrir) alors qu’il ne s’agira en réalité que de poésie. Molinet joue sur cette équivalence entre langage et matière à laquelle Francis Ponge est lui‑même attaché quand il dit que « les choses sont, déjà, autant mots que choses et, réciproquement, les mots, déjà, sont autant choses que mots54 ».
La serviette et Ponge
41Cette affinité entre les deux poètes n’est ni théorique ni rhétorique : en deçà et au-delà du classicisme, Molinet et Ponge résolvent le problème de la fonction‑auteur par le biais d’un emblème poétique inlassablement ressassé : pour Molinet, c’était le molinet ; pour Ponge, ce sera l’éponge.
42L’un des textes les plus longs consacrés par Ponge à l’éponge (ou plutôt à la serviette‑éponge, que Cécile Hayez-Melckenbeeck a justement qualifiée d’« éponge sublimée55 ») est conservé dans le premier tome du Nouveau nouveau recueil (1923‑1942) :
Chère serviette‑éponge, ta poésie ne m’est pas plus cachée que celle de tout autre objet aussi habituel ou plus rare.
Il y a longtemps que j’ai fait le projet de m’occuper de toi, sans doute parce que je m’en veux de me servir quotidiennement de toi, quasi machinalement et sans y prendre garde, puis de te rejeter ou de te laisser retomber sur ton support comme si tu ne m’étais de rien.
Il me faut aujourd’hui réparer cette injustice56.
43Paradoxalement, Ponge ne consacrera jamais de « dossier » à l’éponge ou à la serviette‑éponge, mais l’objet en question revient de manière suffisamment récurrente pour nous laisser penser que Ponge en était fasciné.
44La serviette‑éponge apparaît pour la première fois dans un « proême » de 1928, intitulé « La forme du monde ». Ponge y exprime le bonheur qu’il éprouve à donner au monde « la forme des choses les plus particulières, les plus asymétriques et de réputation contingentes (et non pas seulement la forme, mais toutes les caractéristiques, les particularités de couleurs, de parfums), comme par exemple une branche de lilas, une crevette […], une serviette‑éponge dans ma salle de bains, un trou de serrure avec une clef dedans57 ». Dans ce premier poème, Ponge n’établit aucun lien direct entre la serviette‑éponge et son patronyme.
45DansLe Savon, daté des années 1942‑1946, Ponge termine l’important dossier qu’il consacre au savon par l’évocation d’une serviette-éponge :
À ce moment, se fait une nouvelle réflexion. Il faut en finir. Peau flétrie, quoique très propre. Nous avons, du savon, obtenu ce que nous voulions. Et encore un peu plus, peut‑être.
Paragraphe d’eau fraîche. Rinçage a) du corps – b) du savon. Il est reposé sur sa soucoupe, rendu à son ovale austère et à son pouvoir de resservir. Tandis que le corps se prend déjà à un nouvel objet : LA SERVIETTE-ÉPONGE...
*
Mais ici, donc, commence une tout autre histoire, que je vous raconterai une autre fois58…
46La formule « paragraphe d’eau fraîche » joue sur l’amalgame entre langage et matière, à la manière dont Molinet jouait sur la confusion entre farine et poésie.
47Le savon (qui est l’objet du poème) et l’eau (qui symbolise le poème) garantissent l’hygiène du poète. Une fois son corps « rincé », Ponge s’essuie à l’aide d’une serviette‑éponge. Cette serviette éponge Ponge. Elle éponge son corps, elle éponge son nom. Le patronyme de Ponge est é‑pongé, il disparaît par l’adjonction d’un préfixe privatif. La serviette‑éponge conjure cette disparition, puisqu’elle consigne en creux la présence de Ponge (il y aura la serviette et Ponge). Que la serviette‑éponge soit évoquée à l’extrême fin du Savon, et mentionnée qui plus est à l’aide de lettres capitales, prouve qu’elle a une fonction de signature.
48L’un des appendices du Savon comporte d’ailleurs un passage éclairant quant au rapport que Ponge établit entre lui‑même et les objets qui l’entourent : « Ne serait-ce donc pas [...] sa mise en compagnie de quelque autre (être ou chose), enfin de quelque objet, qui permettrait à quiconque de concevoir son identitépersonnelle, de la dégager de ce qui n’est pas elle, de la décrasser, décalaminer ? De se signifier59 ? ». L’éponge et la serviette‑éponge sont donc ces objets par lesquels Ponge parvient à s’identifier, le verbe décrasser faisant d’ailleurs allusion au rôle de l’éponge.
49Dans un autre de ses Proêmes, Ponge fait la liste des objets par lesquels pourrait s’établir une correspondance entre lui‑même et le monde :
Pourquoi pas la serviette-éponge, la pomme de terre, la lessiveuse, l’anthracite ?
… Sur tous les tons possibles.
Dans ce monde avec lequel je n’ai rien de commun, où je ne peux rien désirer (nous sommes trop loin de compte), pourquoi ne commencerais‑je pas, arbitrairement... etc.60
50L’idée rejoint celle que Ponge avait exprimée dans l’appendice V du Savon : il s’agit là encore d’établir un lien de connexion entre le poète et le monde par l’intermédiaire d’un objet. Ponge exacerbera cette correspondance jusqu’à voir dans la serviette‑éponge, dans un texte daté de 1947, l’essence même de la poésie :
Vous avez une idée de la serviette‑éponge, tout le monde en a une. Cela veut dire quelque chose pour chacun, mais jamais personne n’a eu l’idée que c’était cela la poésie, que c’était de cela qu’il s’agissait, de cette idée profonde61.
51La serviette-éponge tient donc une place essentielle dans ce « bazar » d’objets qu’est l’univers de Ponge.
52De fait, dans l’œuvre de Ponge, il est plus rare de croiser l’éponge que la serviette-éponge. Aucun poème ne lui est consacré dans le Parti pris des choses, qui pourtant fut publié l’année où Ponge entamait son dossier sur le Savon (1942). Néanmoins, l’éponge y apparaît subrepticement à trois reprises. Dans « Le pain », Ponge dit de la mie qu’elle « a son tissu pareil à celui des éponges62 ». Dans « La mousse », Ponge évoque « ces terrains de tissu-éponge63 » dont sont recouverts les rochers64. Enfin, Ponge compare l’orange à l’éponge : « Comme dans l’éponge il y a dans l’orange une aspiration à reprendre contenance après avoir subi l’épreuve de l’expression65 ». Ponge exploite les deux sens étymologiques du terme expression : presser (sens concret) ; exprimer (sens abstrait).
53Après la Seconde Guerre mondiale, l’éponge n’apparaît presque plus dans l’œuvre de Ponge. La seule occurrence que nous ayons rencontrée se trouve dans un poème rédigé en 1961 pour figurer dans l’Atelier contemporain. Il s’agit d’un poème consacré à l’ardoise. Ponge y évoque le plaisir d’effacer une ardoise à l’aide d’une éponge :
Quel plaisir d’y passer l’éponge.
Il y a moins de plaisir à écrire sur l’ardoise qu’à tout y effacer d’un seul geste […]
L’ardoise n’est enfin qu’une sorte de pierre d’attente, terne et dure.
Songeons-y66.
54L’ardoise est cet objet symbolique sur lequel Ponge écrit. La préposition sur est ici envisagée comme syllepse : Ponge écrit sur l’ardoise (sur un support d’écriture) et il écrit sur l’ardoise (sur l’objet « ardoise » en soi). Il éponge toutefois ce qu’il vient d’écrire pour laisser l’ardoise retrouver sa forme objective, sa forme d’objet. L’éponge efface le poème écrit sur l’ardoise pour que l’objet (l’ardoise) et le sujet (Ponge) puissent reconquérir leur identité.
55Les derniers mots, « Songeons-y », recèlent la présence de Ponge. Il ne manque que l’initiale de Ponge (P) : or, on se souvient que Ponge, dans la Fabrique du Pré, avait demandé aux « typographes » d’omettre les initiales de son nom (« Messieurs les typographes voudront bien coucher mon nom dans le bas‑de‑casse naturellement, sauf les initiales bien sûr puisque ce sont aussi celles du fenouil et de la prêle »).
56Ponge utilisera très souvent ce procédé de dissémination phonétique. À la fin de l’étude qu’il consacre au « Lézard », Jean‑Michel Adam relève la présence du nom de Ponge dans les lettres du poème : « Il se ProlONGE. ProfitONs-en ; chanGEons de…67 ». Personne toutefois n’a eu l’idée d’observer le reste de l’œuvre pongienne. Une lecture attentive révèle pourtant que Ponge dissémine fréquemment les lettres de son nom dans son œuvre. « Le carnet du bois de pins » par exemple, que nous évoquions plus haut, est tissé d’un bout à l’autre par les initiales du poète : F et P. En voici quelques exemples :
– point de fouillis (p. 378)
– parmi la profusion (ib.)
– du pied à mi-hauteur frisée (ib.)
– au seul profit du faît (p. 379)
– pas seulement par sa fleur (ib.)
– point de feuilles (p. 382)
– je suis entré dans la familiarité des bois de pins (p. 385)
57Ponge peut effectivement dire qu’il est « entré dans la familiarité des bois de pins », puisque le texte qu’il leur consacre est jonché de ses initiales.
58Ce procédé est récurrent dans l’œuvre de Ponge : on le trouve généralement au sein de formules brèves, telles que « fontaine de notre patio68 », « franchissons ainsi des paroles69 » ou encore « prêt à faucher70 ». Les initiales de Ponge se retrouvent jusque dans le titre de ses œuvres : La Fabrique du pré, Comment une figue de paroles et pourquoi, « Particularités des fraises71 », etc. On pourrait également se demander si Francis Ponge ne recourt pas aussi à l’anagramme : dans l’énoncé « Là sur une page foncière de terre brune72 », page foncière n’est‑il pas l’anagramme presque parfait de Francis Ponge ? Le nom de Ponge est donc lové au fond de cette page foncièrede terre brune, comme au fond d’un caveau de poésie. Le fenouil et la prêle, qui « demain croîtront dessus », seront les emblèmes de Ponge, tout comme le mol lin fut celui de Molinet.
Conclusions
59Le problème de la fonction‑auteur a probablement rendu Molinet et Ponge sensibles au rapport que le poète entretient avec ses textes : les calembours onomastiques, au-delà de leur dimension ludique, permettent à l’auteur de s’approprier son texte. Il s’agit, bien plus que de signer, de faire en sorte que le poème leur soit propre, consubstantiel. Il importait donc pour Molinet et pour Ponge de revendiquer l’appartenance de leurs textes, à un moment de crise auctoriale. Une simple signature ne pouvait suffire à garantir la tutelle réelle d’un auteur sur ses textes. Aussi ont-ils choisi de bâtir leur poétique à partir de leur propre nom, non pas pour donner sens à leur nom, mais pour coexisteravec les œuvres qui allaient faire leur renom.
60Le rapprochement entre l’œuvre de Molinet et celle de Ponge est également instructif en matière de poétique, dans la mesure où les deux poètes cultivent une conception « ouvrière » de la poésie. L’œuvre de Molinet jette une lumière nouvelle sur la poésie d’un Ponge qui exhibe volontiers son labeur poétique, en plaçant au cœur de son œuvre un vibrant fourmillement d’avant‑textes. À la manière d’un copiste médiéval, ou d’un meunier qui moud son blé, Ponge ressasse inlassablement un texte de base et le retravaille avec la même humilité que Molinet : celle d’un ouvrier ayant le Verbe pour unique matériau. Ponge ne s’est jamais caché d’ailleurs, comme Molinet, d’être un ouvrier laborieux. Dans Nioque de l’avant-printemps, il définit le poète — et se définit donc lui-même — comme un « travailleur désintéressé73 », comme un « [h]omme de laboratoire : laboratoire de l’expression ». Ce laboratoire ne date pas d’hier. Le moulin de Molinet et plus globalement le Moyen Âge furent un laboratoire où l’expression poétique fut soumise à expérimentation et où l’éponge de Ponge s’est comme imbibée de solutions chimiques.
61Plutôt que de voir la distance qui sépare le Moyen Âge et notre temps, interrogeons les deux époques dans la perspective d’une contemporanéité retardée.