Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Entretiens
Fabula-LhT n° 18
Un je-ne-sais-quoi de « poétique »
Étienne Candel

Des coquelicots à la sueur du cheval : le « poétique » comme stratégie de communication

From poppies to horse sweat: the "poetic" as a communication strategy
Entretien avec Étienne Candel mené par Nadja Cohen & Anne Reverseau, à Paris, le 13 décembre 2016. Texte revu par les auteurs.

1À partir des exemples que nous avons pu compiler où l’expression « poétique » apparaissait en contexte journalistique ou publicitaire, il nous a semblé que certains domaines étaient plus que d’autres prédisposés à se voir qualifiés de poétiques. Qu’en penses-tu ?

2E. C. : En contexte publicitaire, il me semble que le qualificatif « poétique » est lié à diverses formes de déplacement : le déplacement peut être matériel, bien sûr, ce qui transparaît notamment dans les images du voyage et du dépaysement, mais ce peut aussi être un déplacement, au sens d’écart, par rapport à des cadres sociaux normalisés. Le superflu, l’inhabituel, le facultatif y sont alors valorisés face à un quotidien utilitariste ou routinier.
La communication sera donc plus volontiers « poétique » dans les domaines tendant vers l’immatérialité. Le parfum est à cet égard un bon candidat à la poéticité, de même que les événements rares et importants comme le mariage, les grands anniversaires ou encore les voyages qui sont exaltés par des publicités « poétiques ». Celles-ci invitent à une vie esthétisée, ayant son propre « style », celui-ci se manifestant par un écart par rapport à une norme implicite du quotidien et du banal.
Une chaise de designeuse faite sur le mode ouzbèque1, voilà qui est intéressant : où est donc la poéticité ici ? Nous avons affaire à un objet hybride qui allie des traits contradictoires : à la fois des traits esthétiques traditionnels et des traits fonctionnels ; un tissé osier vertical et un autre très ornemental avec des fleurs. Si le journaliste évoque ici un objet poétique, c’est parce qu’il s’agit d’un siège qui en quelque sorte refuse de se stabiliser comme siège, et se soustrait à sa qualification comme objet strictement ornemental, traditionnel ou fonctionnel ; en cumulant les statuts, il semble échapper aux paradigmes.


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3Ces premiers exemples montrent déjà que le terme poétique est particulièrement flou dans le contexte de la publicité.

4E. C. : Dans le cas des médias et de la publicité, le terme va être utilisé de façon floue pour qualifier un certain nombre d’émotions, sans qu’il soit besoin de les expliciter ou de les expliquer précisément. Un marketeur ne sait pas plus que nous ce qui est réellement poétique mais, dans un atelier consacré à l’élaboration d’une stratégie de communication, le flou du terme sera plutôt utile. Il n’est pas indispensable de savoir exactement ce que le mot veut dire pour qu’il soit efficace. Dans un tel groupe de travail, la nécessité de se comprendre et de collaborer rend presque facultative la définition des notions employées. Inventons un exemple de toutes pièces en ajoutant l’adjectif « poétique » à une catégorie de produit quelconque, par exemple la voiture. Dans la constitution d’une stratégie de communication, l’idée que la voiture visée devra être « poétique », impliquera qu’elle n’invitera pas à la vitesse, mais à la contemplation, pas au transport, mais au voyage. C’est assez drôle, ce régime social du flou sémantique, parce que c’est aussi un vivier de clichés. Par exemple, l’opposition poétique / non-poétique va entraîner avec elle des lectures binaires, comme l’opposition entre penser et sentir, ou entre homme et femme ; on va retrouver, dans ce champ, tous les grands stéréotypes, fondés sur des paradigmes à la fois flous et contraignants. Le « poétique », ce serait, de façon dynamique, la promesse d’un domaine autre, d’une rupture minimale avec les cadres sociaux reçus. La notion recouvre, dans ses usages, le champ de ce à quoi, dans le quotidien, on peut aspirer. C’est la raison de la relation de cet imaginaire avec tout ce qui déborde, dépasse, transporte, déplace… Le terme poétique fait partie de ces mots qui sous-entendent que l’interlocuteur « voit ce que l’on veut dire ».


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5Poétique serait alors un autre nom de l’idéal ?

6E. C. : « Poétique » désigne autant des types d’objets que des types de postures. Ce qui est l’essentiel, c’est moins l’objet en lui-même, quand il est qualifié de « poétique », que la façon dont on en parle, ce que l’on pointe en lui. Dans les réseaux d’oppositions que j’évoquais, il faut comprendre que le poétique s’intègrera de façon continue à l’intérieur d’une distribution binaire des valeurs positives et négatives. Il sera du côté de la nature, du bien-vivre, de l’être, parce qu’il sera construit, en situation, contre la culture, contre le social, contre le quantitatif, ou le paraître, etc.


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7Dans l’exemple, que tu viens de donner, celui d’une réunion stratégique autour d’un produit, lorsque le terme « poétique » est brandi, il appelle presque toujours une explicitation, il est glosé. On a constaté nous aussi, dans le champ de la critique filmique, par exemple, un usage constant de la collocation…

8E. C. : À mon avis, poétique est davantage un moteur de collocation qu’un objet de collocation.
Par exemple si l’on considère le groupe « parfum + poétique », tout de suite se posera la question de savoir si c’est « pour homme ou pour femme » et la préconstruction sémantique de la collocation ne sera pas la même selon la réponse. Le parfum poétique masculin pourra avoir un peu plus de fleurs que de musc. Si c’est marin, ce sera aspirationnel — ce sera le voyage à la Kouros, et, que ce soit les embruns ou le type qui taille la route à la Kerouac, vous aurez tout de suite un profil haut et un mouvement ascensionnel. En tout cas, on exclura a priori l’image du gaillard musclé brandissant une coupe ou le rocker stéréotypé destroy, habillé en noir.
Pour le parfum poétique féminin, ce sera davantage la note fleurie, et il suffit d’y penser : presque immédiatement on la voit, assise dans l’herbe, on voit jusqu’à la couleur des fleurs — ce sont des coquelicots — parce qu’on se réfère à un cliché, et à une série d’images déjà installées dans la culture médiatique, comme les publicités Kenzo… Il y aura du flou, des effets de profondeur de champ, des filtres façon Cacharel. La notion de « poétique », transformée en brief pour les créatifs, déterminera donc jusqu’à la prise de vue.


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9Mais ce rôle moteur du « poétique », qui fait surgir tout un univers, avec ses inévitables clichés, n’est-il pas réducteur ? Il nous semble qu’il tend à ignorer la dimension existentielle du poétique, comme posture.

10E. C. : En réalité, les deux versants me semblent se recouper : il y a le champ des figures et le champ des postures.
La communication relative aux produits de luxe par exemple oscille entre les deux pôles de la pose et la pause : d’un côté, la consommation non raisonnable, ostentatoire, et, de l’autre, la nécessité de la rupture, l’idée de se mettre en retrait du monde de la consommation et d’avoir une expérience qualitative, en privilégiant l’être sur l’agir.
Ce double aspect transparaît également dans la communication sur le monde du cirque, notamment le cirque Plume2 ou des spectacles de Bartabas3, qui sont deux formes d’anti-cirque. L’un comme l’autre invitent à regarder ce que, d’habitude, on ne regarde pas : la sueur du cheval, par exemple. Ici, c’est la promesse d’un autre rapport autre à l’animal et au corps qui prime. On est entre la mise en images « figurale » d’un propos et la promesse « posturale » d’une forme de vie ; on met en présence le figuratif et l’éthique.


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11En tant que chercheur en info-com, comment articulerais-tu le passage de la poésie, en tant que genre littéraire institué, au qualificatif « poétique » d’une latitude d’emploi plus grande ?

12E. C. : En Sciences de l’Information et de la Communication, la poésie est un « être culturel » parmi d’autres et à ce titre, elle est soumise à ce qu’Yves Jeanneret nomme la trivialité, pour désigner la circulation et transformation par des moyens matériels des êtres culturels4. Tout objet est objet de médiation, on ne peut jamais en faire une approche essentialiste. On a ainsi affaire à une multitude d’appropriations sociales des objets, ce qu’Yves Jeanneret appelle « polychrésie ». Les êtres culturels sont plus ou moins polychrésiques, et il existe des processus de dévalorisation ou au contraire de valorisation de ces phénomènes et de ces modalités de circulation.
« Poésie » est un cas particulier, puisque le terme est fortement valorisé — en tant que sommet des arts. Le mot a été très largement utilisé, et aussi galvaudé, si l’on porte un jugement de valeur sur ce processus.
L’adjectif « poétique » est l’objet d’une grande circulation et d’une importante trivialisation qui est patente dans les exemples que vous avez sélectionnés. On a quelque chose qui est partie prenante de la culture, à tous les titres : des corpus de textes nommés « poésie », des émotions relatives à ces corpus, des critères purement formels, y compris d’écart par rapport à une norme, selon la théorie de Jean Cohen, par exemple5.


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13Si la circulation du terme et sa trivialisation ont contribué à le rendre flou, on pourrait se demander pourquoi finalement on continue à utiliser un terme vicaire comme « poétique », qui peut sembler vide de sens. Quelle est sa valeur ajoutée, son impact en termes de stratégie publicitaire ?

14E. C. : « Poétique » est une valeur, ou plus précisément une notion apte à polariser des valeurs, donc à soulever une réception impliquée de la part des récepteurs de la publicité : que la valeur soit morale, religieuse, esthétique voire située dans l’Éros. Tout à l’heure j’ai mentionné la force éthique du discours publicitaire poétique : il implique une sorte de déni de la médiation marchande elle-même.
Tout se passe comme si la thématisation poétique revenait à dire : « on va faire une publicité qui dit qu’elle n’est pas de la publicité, des produits qui disent qu’ils ne sont pas des produits, une publicité qui ne soit pas commerciale ». La publicité adopterait ainsi une posture de paradoxe, de rupture, de déni… comme si elle se rappelait qu’on n’est attiré que par « des choses pas commerciales », pour citer une chanson de Souchon (« Foule sentimentale »).


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15Comment expliquer ce phénomène que tu pointes, d’une publicité qui a cessé de vouloir vanter le produit, pour passer par d’autres biais, y compris poétiques ?

16E. C. : Dans le cas des produits marchands, la publicité cherche à viser juste, à proposer une voie d’entrée dans un certain type de beauté qui « nous parle ».
En agence de marketing, c’est là que se situent les discussions : comment concilier les demandes de clients qui veulent pouvoir mesurer un retour sur investissement et celles de leurs propres collègues et des prix de la profession (comme les Lions à Cannes) qui impliquent une créativité en forme de rupture ? Comment faire rupture tout en parlant aux consommateurs ?
Une publicité pour Cartier de 20156 retrace de façon spectaculaire, en un film de quatre minutes, toute l’histoire de la marque, avant de se clore sur un plan montrant un père et son fils devant les montres de la vitrine Place Vendôme. Les publicitaires n’ont manifestement pas pu résister à la tentation du cliché, de la larme que tire une esthétisation à outrance et le retour à la thématique de l’amour paternel. La dimension poétique est ici double : elle tient à la fois à l’émotion produite par cette « ficelle » et à une débauche d’effets spéciaux construisant, visuellement, une esthétique sublime.


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17Finalement, la publicité poétique n’est-elle pas le propre du domaine du luxe, qui semble avoir tendance à développer une publicité qui se tourne le dos, presque anti publicitaire ?

18E. C. : Les besoins sont identifiés par l’analyse du marché, et dans ce domaine, des schématisations un peu rapides mais pratiques comme la pyramide de Maslow7 sont structurantes : une partie du champ commercial dessert des besoins vitaux, avec un public relativement captif, pour lequel la communication est peu nécessaire (le marché de l’immobilier locatif, par exemple, n’a pas tellement besoin d’être dynamisé par de la publicité car tout le monde a besoin de se loger). En revanche, plus on monte dans la pyramide des besoins, plus on vise une réalisation dans la consommation, et plus la publicité joue un rôle crucial. Au sommet de cette échelle, l’objet luxueux est, par excellence, celui qui n’est pas nécessaire (pour ce qu’il comporte de luxe, du moins — un téléphone en or reste un téléphone ; l’or est un luxe d’autant plus superflu que le téléphone sera probablement rendu obsolète par la logique industrielle au bout de quelques années).
Comme l’a montré Marie-Claude Sicard8, le luxe est excès et débordement, et donc son marché est par nécessité celui de la démesure. Dès la fin du xixe siècle, le sociologue et économiste américain Veblen dans Théorie de la classe de loisirs (1899) explique aussi que très tôt la consommation des classes les plus aisées est ostentatoire (« conspicuous ») ; mais on peut faire l’hypothèse que tout le monde a besoin de tels luxes. Dans le domaine de la publicité, peut-être faut-il penser que ce qualificatif renvoie, au moins dans un certain nombre de cas, au caractère déraisonnable, ou du moins non strictement nécessaire, du produit vendu. La communication « poétique », en ce sens, serait celle de l’immatériel, du léger, de l’expérience éphémère, celle qui déborde ce qui est simplement attendu et prévisible au profit de quelque chose d’extraordinaire ou de mémorable.


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19« Immatériel », « léger », « éphémère » sont des adjectifs que l’on retrouve dans d’autres usages de « poétique » aux côtés, par exemple, de « surprenant », « fantasque », « romantique » ou encore « inattendu ». S’agit-il de synonymes de « poétique » ?

20E. C. : Le « poétique » est l’objet de regards et d’appropriations, et en cela il est chargé de valeurs, au même titre que « démocratie » ou « transparence ». Dans le cas de « poétique », il s’agit surtout de valeurs positives, même si le terme peut occasionnellement se charger de connotations négatives (manque de réalisme, etc.).


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21En effet, la réalité la plus crue semble dans certains usages triviaux incompatible avec la poésie. On a eu l’occasion de le voir par exemple dans une page de forum en ligne où les internautes s’ingénient à trouver des exemples de publicités poétiques9. L’un d’eux évoque Baudelaire et sa poésie n’a rien de « mièvre » pour défendre son choix d’une publicité pour le secours populaire. La discussion amène les internautes à brandir un corpus, des critères sémantiques, un registre et une tonalité dominants pour définir le poétique.

22E. C. : Que la poésie n’ait pas abordé que des images et des imaginaires riants, c’est bien évident ; mais c’est un glissement de sens, lié à une polysémie très active, qui me paraît frappant dans cet échange sur le forum. Il est tout différent de dire que Baudelaire écrit de la poésie et de parler de la poésie d’une publicité. D’un côté, on évoque une forme d’écriture littéraire ; et de l’autre, un usage qui se fait par extension de certains des sens recevables du mot. Certains sens seulement. Barthes disait que le langage publicitaire était par définition euphorique, euphémique, rassérénant. Ce n’est pas le cas de la poésie comme pratique textuelle spécifiquement littéraire. La poésie saisie dans l’optique de la publicité, c’est une certaine forme d’euphorie et de luxe : le ravissement, ancré dans un débordement ou un excès, pour ce qui est estimé le meilleur et non pas pour le pire.


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23En fin de compte, la circulation du terme « poétique », voire sa dilution, que nous permettent de voir ces usages publicitaires, ne serait-elle pas liée à la perte progressive de tous les traits définitoires de la poésie, tant sémantiques que formels (métrique, rime, sujet privilégié) depuis la fin du xixe siècle ?

24E. C. : Il me semble que dans la culture commune, la poéticité, c’est plutôt Baudelaire et Rimbaud que le xxe siècle. Le référent premier est scolaire. Parce que d’un côté, l’école est le lieu où l’on appréhende, bon gré, mal gré, les grands textes d’une culture littéraire — et, pour certains, on s’en souviendra toute sa vie ; et aussi parce que, d’un autre côté, l’apprentissage de ces textes est accompagné d’une définition très formaliste : cette poésie est faite avant tout de rimes, de syllabes et de patrons interprétatifs comme les figures ou les canons du sonnet.
Moyennant ces deux tendances, on a vraiment affaire à des préconceptions possibles de ce qu’est la « poésie » dans la vie des sujets sociaux : soit un patrimoine un peu lourd à porter, comme dans la publicité Prince qui n’est pas tendre avec la figure du professeur10, soit une proposition d’évasion face à la norme, autant discursive que sociale.
Alors effectivement, à un moment, on voit plutôt s’affirmer des formes de consommation et des rhétoriques publicitaires — mais on peut penser, très simplement, qu’elles répondent à une motivation profonde d’esthétique et d’éthique. Que tout cela soit un peu caricatural n’est pas bien grave, du moment que reste conservée, dans nos institutions, la certitude que la littérature, quand elle est enseignée, est moins réifiée que mise à portée des lecteurs citoyens.


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25Voir aussi ces autres exemples qui ont nourri nos réflexions :

26— Publicité pour un « week-end récréation poétique en famille, au cœur de la Lozère11 » ;
— Annonces pour des croisières poétiques, à Paris12 ou au fil du Rhin13 ;— Publicité pour d’ « heureux voyages artistiques et de nouvelles destinations poétiques14 » ;
— Annonce pour la publicité pour le parfum « Cerisier rouge » de l’Occitane qui utilise le motif de l’escapade poétique15 ;— Annonce pour un maquillage poétique, « à la pointe de la féminité16 » ;— Annonce pour des éclairages poétiques en Origami17 ;
— Publicité dite poétique pour Audi18 ;— Spot pour Chanel n° 5, dit « enchantement poétique19 » ;— Publicité pour l’Ipad Air, avec mention du film Le Cercle des poètes disparus, largement commentée20 ;— Publicité pour le Macbook air, avec une chanson de Yaël Naïm, sur le motif de la naissance d’une merveille21.