Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Documents
Fabula-LhT n° 7
Y a-t-il une histoire littéraire des femmes ?
Claudie Baudino

Une initiative inaboutie mais prémonitoire

1La figure de Marie-Louise Gagneur n’appartient pas à notre mémoire collective. Elle fait partie de ces nombreuses femmes qui, à la fin du xixe siècle, ont questionné à travers leurs écrits et leurs actes les incohérences de leur statut. Écrivaines et militantes, elles ont pris une part active au débat public en publiant, en revendiquant et en interpellant leurs contemporains. Leurs actions ont souvent été déterminantes, mais l’Histoire les a ignorées.

2Écrivaine, Marie-Louise Gagneur est une romancière que l’on qualifie volontiers de « populaire » sans doute pour justifier l’absence de postérité de son œuvre. Inspirés par ses idées socialistes, fouriéristes et féministes, ses romans suscitent un réel engouement. D’abord publiés sous forme de feuilletons dans Le Siècle, ils sont ensuite édités et réédités, vingt-sept fois pour son œuvre de référence La Croisade noire. Autant dire que les preuves de son succès ne manquent pas.

3Entrée à la Société des Gens de Lettres en 1864, Marie-Louise Gagneur figure dans les ouvrages de référence de son temps. Une notice élogieuse lui est consacrée dans Le Grand Dictionnaire universel (1870). Elle est l’une des très rares femmes à avoir droit à un portrait dans la fameuse publication biographique illustrée Les Hommes d’aujourd’hui (1882). Ses contemporains la comparent à Eugène Sue. Mais, tandis que la contribution de l’écrivain à la littérature populaire est considérée comme une preuve d’engagement social, pour l’écrivaine, elle fonctionne comme un marquage et lui vaut l’exclusion de l’histoire littéraire.

4Ce n’est donc pas une inconnue mais une figure de la vie littéraire de son époque qui interpelle l’Académie française en 1891. Pour ceux et celles qui s’intéressent à la controverse sur la féminisation des noms de métier, l’échange entre Marie-Louise Gagneur et les Immortels constitue un moment fort, inaugural du tour que prendra ce débat au xxe siècle.

5À l’époque, les femmes accèdent à l’éducation, obtiennent des diplômes, s’expriment publiquement, mais, comme le droit de suffrage, la plupart des métiers valorisés demeurent exclusivement masculins. L’usage est à l’image de cette société en mutation, incohérent. Comme le montrent les échanges dans les colonnes du Matin, il sait former des féminins, mais ces formes ne sont pas employées pour nommer les femmes qui convoitent et, bientôt, conquièrent ces nouvelles fonctions.

6Plusieurs femmes de lettres dénoncent cette incohérence. Pourtant, il faut se garder de faire un parallèle trop rapide avec celles qui, en 1984 puis en 1998, ont revendiqué la féminisation des noms de métier et de fonction. Aristophana, Hubertine Auclert et Marie-Louise Gagneur ne regrettent pas l’invisibilité des femmes mais bien l’imprécision de l’usage1. Le problème qu’elles soulèvent est un problème de grammaire, pas un problème d’égalité entre les sexes. La plupart de leurs textes en appellent à l’arbitrage de l’Académie française. En interpellant les Immortels sur cette question, Marie-Louise Gagneur pousse la logique jusqu’au bout.

7Son initiative a été commentée dans la presse ; elle a aussi reçu un traitement officiel, laconique mais instructif, quand il est confronté aux positions ouvertement prises par les deux académiciens, Leconte de Lisle et Charles de Mazade.

8Si Leconte de Lisle se contente de rappeler que les académiciens ne sont que les greffiers de l’usage, moins modeste, la réponse de Charles de Mazade en dit beaucoup plus long.

9L’académicien adopte tout d’abord une stratégie d’évitement, plus ou moins subtile. Arrivé en retard à la séance du jeudi 23 juillet, il ne peut rien dire sur l’accueil reçu par la requête de Mme Gagneur sous la Coupole, soit. Pour autant, soucieux de tranquilliser son interlocuteur, il l’assure que les Immortels ne manqueront pas de se prononcer sur le sujet quand le moment de définir le mot auteur dans le dictionnaire sera venu. Confiant, pressé de boucler, le journaliste ne vérifie pas l’information et opte pour la facilité en plaisantant sur la lenteur des académiciens.

10Que lui aurait appris la consultation du registre des procès-verbaux de l’Académie française pour ce fameux jeudi 23 juillet 1891 ? Tout d’abord, Charles de Mazade n’a pas raté grand chose : la lettre de Mme Gagneur a fait l’objet d’une simple lecture. En revanche, si les femmes doivent attendre que le tour du mot auteur vienne pour que l’Académie se prononce sur la féminisation des noms, l’attente risque d’être bien longue. Ce jeudi-là, ce sont les mots « avancé » et « avantage » qui ont été étudiés… Autant dire qu’au rythme où vont les travaux du dictionnaire, l’académicien se moque de son interlocuteur et, surtout, des femmes soucieuses d’être correctement nommées dans tous les métiers et les fonctions qu’elles exercent.

11L’appel à la patience est une fois encore un bon moyen de gagner du temps. D’ailleurs, en évoquant la possible féminisation du mot « sculpteur » dans le dictionnaire, Marie-Louise Gagneur souligne implicitement, dans sa réponse, que le vocabulaire donne d’innombrables occasions d’aborder ce problème, si tant est qu’on le veuille. Or, comme on pouvait s’y attendre, l’Académie ne se saisira pas plus de « sculpteur » que d’ « auteur », d’ « écrivain » ou de « médecin » pour questionner le genre des usages.

12Charles de Mazade tente d’éviter le débat, mais la petite digression qu’il se permet sur le mot auteur prend, a posteriori, l’allure d’un dérapage. Pour l’académicien, les femmes de lettres sont des exceptions et le resteront : « La carrière d’écrivain n’est pas celle de la femme ». Pourquoi dans ces conditions utiliser sa forme féminine ?

13En faisant de l’illégitimité des femmes dans la profession un obstacle à la féminisation du titre, il va plus loin que les femmes et les féministes de l'époque n'iront jamais sur ce terrain. Au fond, pour l’académicien, la grammaire et le social s’entremêlent. Les femmes peuvent être nommées au féminin dans les fonctions où elles sont légitimes. La règle d’usage se déduit du statut des femmes dans la société. L’équation est posée, elle est inédite. Marie-Louise Gagneur n’en tirera aucun avantage. Bien au contraire.

14Dans sa réponse aux académiciens, elle s’empresse de rappeler que sa démarche n’est nullement militante : « Ma lettre n’avait d’autre but qu’une réforme grammaticale, nécessitée par de nouveaux besoins. » Cette position de retrait peut surprendre de la part d’une femme qui a déjà tout compris de la question.

15Elle sait déjà qu’il n’y a rien à attendre de l’Académie. Si son initiative était en quelque sorte un passage obligé, l’usage n’évoluera que sous la pression des gens de lettres. Marie-Louise Gagneur ne réitèrera pas sa demande : la seule issue consistera à prendre les Immortels à leur propre jeu en les contraignant à constater la féminisation des usages.

16Avec près d’un siècle d’avance, elle conçoit la demande qui sera adressée en 1982 à l’Académie par le premier homme reçu au concours de sage-femme. En imaginant une possible inversion des rôles, la femme de lettres annonce la contribution des Immortels au débat linguistique soulevé par cette incursion masculine dans une profession jusqu’ici exclusivement féminine.

17Vent debout contre les femmes qui réclameront en 1984 la féminisation des usages, l’Institution s’est réunie pour débattre de la désignation d’un seul homme. En proposant le couple sage-femme – maïeuticien, l’Académie a puisé son inspiration chez Socrate pour proposer un terme inaccessible à la plupart des usagers. Si l’enjeu était de marquer la masculinisation d’une profession, il était surtout de valoriser le nouveau venu et ceux qui ne manqueraient pas de suivre ses traces. Au mépris des usagers, l’Académie a fait le choix de la distinction, sociale et masculine. Passés ou présents, ses arbitrages sont intellectuellement cohérents à défaut de l’être grammaticalement.

18De façon paradoxale, la femme de lettres qui s’attache à sortir son initiative du champ militant a bien compris que les questions d’usage sont directement soulevées par l’évolution des statuts et des rôles sociaux des deux sexes. Quelques décennies de réflexions seront nécessaires pour que la langue se retrouve au cœur des revendications féministes.

19En attendant, l’initiative inaboutie de Marie-Louise Gagneur a permis de poser les termes du débat. Arguments et solutions sont formulés dès 1891. Et si, en l’absence de revendication articulée, l’Académie peut se permettre de gagner du temps, elle avance aussi à découvert.

20Il faudra attendre que la féminisation des noms de métier soit reformulée en termes de visibilité des femmes pour que les Immortels se crispent et déploient leur arsenal de guerre linguistique. Il faudra qu’une ministre, Yvette Roudy, fasse de la féminisation des noms une condition de l’égalité professionnelle pour que l’Académie proclame que le genre grammatical et le sexe sont deux ordres de faits totalement indépendants. Il faudra que le danger de l’égalisation des statuts des femmes et des hommes devienne vraiment imminent pour que l’Académie mobilise la légitimité scientifique de deux poids lourds, Claude Lévi-Strauss et Georges Dumézil, au service de cette affirmation intenable2.

21Vingt-cinq ans plus tard, l’usage s’est féminisé, il a permis aux femmes de gagner en visibilité dans la sphère publique. Seule, la doctrine académique reste figée. Peut-être ne serait-il pas inutile qu’une Marie-Louise Gagneur du xxie siècle se saisisse de la question et contraigne l’Académie à jouer son rôle de greffière de l’usage ?