Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Lettres libres
Fabula-LhT n° 12
La Langue française n'est pas la langue française
François Vaucluse

Une langue étrangère à elle-même

Quand on dit – je l’ai dit moi-même ci-dessus quelque part –
que le poète emploie les mots du langage ordinaire,
on succombe à une fallacie. Ce ne sont pas les mêmes mots. 
Émile Benveniste (Ms. Baudelaire, f° 274)

I.

1Le Fleu tient à distance du français la tourbe des francophones.

2Polices parallèles. — Le Fleu reste à l'Académie ce que la gendarmerie coloniale fut au Quai des Orfèvres.

3Le Fleu fait passer le Salon Rustique de la Camif pour le Grand Trianon.

4Il exalte en patois didacticien le sublime de la langue française.

5Le Fleu, revanche des mauvais maîtres sur les meilleurs élèves : les esprits forts.

6De la « fertilisation croisée de l’Enseignant et de l’Enseigné » naissent de chétives fleurs pédagogiques, livides dans leur bac de béton.

7Le Fleu n'est français en aucune langue.

8Le droit à la paresse. —Il a métamorphosé en Flem le français de langue maternelle.

9La didactique, seule science que les ignares enseignent aux savants.

10O flos Maria virginum / Ut mentes Sinus integri … — Le Flos a fait de cette prière l’exemple princeps du Français sur Objectifs Spécifiques.

11Néocolonialisme. — Comme on peuplait les colonies de réprouvés, on peuple de recalés les cours de français à l'étranger.

12On a inventé la francophonie pour faire croire que le français n’est pas une langue romane.

13Bon débarras. — Prolixe, le pédagogue fait disparaître en un tournemain la discipline, et la salle applaudit bien fort ce magicien en frac.

14Le Fleu, ultime vengeance de la République contre Voltaire, Diderot et Beauzée.

15Le créole, français enfin libéré. — Par les esclaves.

16Cafre vient de kafir. — Les infidèles à l’Académie française vont-ils faire un kafiristan de notre littérature hexagonale ? — Cela tourmente nos oulémas perpétuels.

17Pourquoi les pédagogues sont-ils devenus des donneurs de leçons ?

18Modeste proposition de Marcel Proust. — « Il vaudrait peut-être tout de même un peu mieux que ceux qui sont chargés d’enseigner soient effectivement des ‘‘maîtres’’. »

II.

19Bénédiction de Babel. — Absolutiser sa langue la condamne à la finitude. Seul l’Ange du Relativisme peut ouvrir ce cachot.

20L’identité, cette source croupie.

21Qui part de soi n’ira nulle part. — Sans partir d’ailleurs, sans sortir de l’Égypte subjective, tu n’arriverais jamais jusqu’à toi.

22Conspiration des Ego. — Comme les crabes de William James, ceux qui s’écrient : « Je suis unique ! » sont par là-même tous identiques.

23Être soi-même ? Quel manque d’ambition !

24On souligne les identités pour n’avoir pas à accepter les différences.

25Farouchement multiculturel ? Ou rivé par ses racines au sol acide de la patrie, appauvri par les pesticides ?

26Völkisch. —Merveilleuse synthèse d’individualisme libéral et de collectivisme aveugle, la niaiserie identitaire vous impose une appartenance bien nécessaire, car vous ne sauriez la choisir.

27Être cultivé ? Savoir échapper à sa culture.

28Bien de chez nous. — Nos racines les plus profondes : ensemble de nos préjugés les plus superficiels.

29Vaterland. — Comme l’ascidie quand elle se fixe désormais sur son rocher marin, l’homme qui retrouve ses racines digère lentement son cerveau devenu inutile.

30Les Européens se croient-ils donc les seuls indigènes de l’universalité ?

31Comment se fait-il que le nationalisme soit sans frontières ? —  La sottise en aurait-elle donc ?

32« Il y a trop d’étrangers ! » — Sur terre ?

33Savoir une langue, c’est faire taire toutes celles qui se pressent, à notre insu, sur nos lèvres.

III.

34Djân, mot persan, désigne à la fois le corps et l’âme. — Autant dire le poème.

35Aux poètes. — Que votre langue, même parlée, mais inouïe.

36J’admire tous ces passants qui confient à leur portable de chatoyants secrets, en ourdou, en tamoul, en tagalog.

37Comme la vraie littérature reste sans phrases, elle s’écrit et se lit en toutes langues.

38Sans phrases, elle dévoile ce qui échappe à la grammaire : la réalité.

39« Les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère. » (Proust, Contre Sainte-Beuve). — Dans les langues étrangères ?

40Étrangers aux discours sociaux : personne n’a plus le temps de lire, ni même de les ouvrir.

41Ils n’ont pas de followers, pas de pages personnelles, pas d’amis pour les liker.

42Sans live, sans talk, sans impro ?

43La lecture et la banquise régressent chaque année.

44Les écrivains ont fait l’Europe. — Mais bien avant, et bien mieux.

IV.

45Se parler à soi-même en langue étrangère. — Quand le discours intérieur, chatoyant comme celui du rêve, apparaîtra dans sa splendeur, tu pourras enfin te comprendre.

46La langue maternelle est adoptive. — Mais au cours de la vie, le cercle des fées linguistiques s’agrandit et la marâtre, enfin conciliée, consent à s’y joindre.

47Chacune a son silence. —Les langues ne taisent pas les mêmes choses. — Seuls les traducteurs le savent, mais ne le disent jamais, car ils sont leurs alliés merveilleux.

48Chaîne d’or des traductions. — Aucune des langues n’aura le dernier mot, car elles vivent de ne jamais l’avoir.

49Une langue étrangère, cette autre vie où tu reçois enfin ce qui t’a été donné dans la première.

50Dans ce surcroît, la grâce des mots d’amour que tu ne comprends pas.

51— Ceux qu’une étrangère te chuchote à l’oreille.