Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Articles
Fabula-LhT n° 12
La Langue française n'est pas la langue française
Mathieu Simard

Pour une poétique de la non-coïncidence. Différence des langues, des voix et des points de vue dans l’œuvre de Patrice Desbiens

Introduction

1Le texte qui suit propose une méthode d’analyse du plurilinguisme littéraire. Sur le plan théorique et historique, cette méthode se veut une réponse autant à la conception monolingue de la littérature qu’aux analyses strictement sociolinguistiques du plurilinguisme littéraire. Dans un premier temps, nous retraçons l’origine, l’évolution et les manifestations contemporaines du modèle monolingue auquel nous entendons offrir un contrepoids. Ensuite, à partir des théories de Mikhaïl Bakhtine et de la pensée de Tzvetan Todorov, nous mettons sur pied un nouveau modèle d’analyse du plurilinguisme. Enfin, nous illustrons le fonctionnement du modèle en étudiant quelques extraits de poèmes de l’écrivain franco-ontarien Patrice Desbiens.

Le modèle monolingue

2Dans sa Poétique, Aristote écrit que les genres littéraires se distinguent en fonction de trois critères : l’objet imité, le mode et le moyen d’imitation. Ce dernier critère désigne l’imitation « en quoi », soit le rythme, l’harmonie et le langage1. Pour Lieven D’Hulst, cela implique que la notion de moyen d’imitation « aurait pu satisfaire la prise en compte de textes écrits en une autre langue que le grec2 ». Toutefois, « le fait qu’Aristote (et avant lui Platon) glisse rapidement sur cette notion témoigne indirectement de son désintérêt pour une pratique sinon “barbare” du moins peu agréée au sein de la culture grecque d’alors3 ».

3L’objectif d’Aristote dans la Poétique est d’expliciter la nature de la littérature et d’expliquer « la façon dont il faut composer les histoires si l’on veut que la poésie soit réussie4 ». Sa conception « monolingue » de l’art littéraire a donc valeur de norme. D’après Mikhaïl Bakhtine, ce « système de normes linguistiques5 » trouvant son origine chez Aristote ne s’éteint cependant pas avec ce dernier. Il survit durant les siècles suivants, chez les saint Augustin, Leibniz, Humboldt, et il accompagne la « centralisation » et l’« unification » des langues européennes6.

4La dévaluation de l’esthétique bilingue et l’attitude de loyauté linguistique7 constituent certaines des manifestations contemporaines de la conception monolingue de l’art littéraire8. Du côté de la critique et de la théorie de la littérature, le modèle monolingue se manifeste également par l’étiquette d’« exogène » souvent accolée à l’une des langues en présence. Nous pouvons résumer cette situation par l’équation suivante : « UN AUTEUR = UN TEXTE = UNE LANGUE TUTÉLAIRE9 ».

5Leonard Forster attribue le phénomène de « centralisation » et d’« unification » des langues européennes au Romantisme. Selon lui, après une relative déperdition du modèle monolingue au Moyen Âge, l’idéologie romantique « discovered that languages had souls, that each language, nay each dialect, was unique and characteristic10 ». Or, cette « découverte » fut utilisée « by the rising forces of nationalism », et « [t]he energies of writers were devoted to the production of “national literature”11 ». Partageant la perspective de Forster, Rainier Grutman souligne le poids de cette idéologie sur l’institution littéraire encore de nos jours12.

6Or, plusieurs critiques contemporains ont voulu décrire et dénoncer le modèle monolingue qui serait induit par l’idéologie romantique et par la pensée aristotélicienne. Pour ce faire, ces critiques ont parfois recours à la notion de « langue tutélaire ». Simon Harel est le premier à employer cette notion13. Il décrit alors ce qu’il voit autant comme une réalité textuelle que comme une hégémonie à démanteler : quand plus d’un idiome sont présents dans un texte, l’un d’eux se voit accorder la préséance sur l’autre ou les autres. Pour des raisons autant institutionnelles que textuelles, une œuvre littéraire aurait d’abord une langue principale, par exemple le français. Ensuite, certaines autres langues pourraient venir se greffer à cette langue première, l’infléchir, la transformer. La notion de langue tutélaire a ensuite été reprise par Sherry Simon. D’après cette dernière, « [l]’esthétique du plurilinguisme met à l’épreuve la capacité de la langue tutélaire à exprimer l’altérité, à accueillir les codes exogènes sans plier sous un poids excessif14 ». Ainsi, un peu comme un État donné peut accueillir un certain nombre de citoyens issus de cultures « autres » sans mettre en péril l’intégrité de sa propre culture, la langue tutélaire pourrait incorporer un certain nombre d’idiomes dits « exogènes » sans toutefois perdre son statut. Catherine Leclerc emprunte elle aussi, à la suite de Simon, le concept de langue tutélaire15. La connotation autoritaire du terme « tutélaire » permet à Leclerc de dénoncer ce qui apparaît comme la préséance d’une langue sur les autres. Aussi, elle remplace parfois cette expression par celle, plus neutre, de « langue principale16 ». Entre la promotion de la diversité linguistique et l’impératif de conserver la place symbolique du français dans les littératures francophones minoritaires qu’elle étudie, Leclerc marche sur un fil de fer intellectuel. Si elle ne rejette pas le modèle monolingue dans son essence, elle le corrige quelque peu, affirmant par exemple que les œuvres des littératures de l’exiguïté17 sont produites à partir d’« une matrice de langue française plutôt qu’anglaise18 ».

7La notion de langue tutélaire a une portée dénonciatrice ; elle n’a donc rien de prescriptif. Bien entendu, cette notion permet d’intégrer le plurilinguisme dans le texte. Cependant, elle ne remet pas en question le modèle monolingue, qui perdure comme horizon d’attente. Cette attente peut porter les critiques à percevoir les « autres » idiomes de certains textes comme plus ou moins « exogènes », et ce même quand ces textes proposent un agencement des langues qui diverge du modèle monolingue. Par exemple, les textes de Patrice Desbiens – que nous étudierons plus loin – ne hiérarchisent pas les deux langues qui y cohabitent, l’anglais et le français. Il nous paraît donc important de pousser plus loin la dénonciation sous-jacente à la notion de langue tutélaire en tentant d’atténuer la tendance que l’on peut avoir en tant que critiques contemporains à réduire la portée des « autres » langues du texte. Nous proposons en fait de déplacer le problème : de la hiérarchisation interne des langues, nous passons à la construction interne de la différence linguistique19. Pour effectuer ce passage, nous intégrons la réflexion sur l’hétérolinguisme (la différence des langues) dans le cadre du plurilinguisme bakhtinien. Nous mettons ainsi de l’avant une poétique de la non-coïncidence, qui différencie les langues, les voix et les points de vue.

Bakhtine, le plurilinguisme et la non-coïncidence

8Sur le plan de la philosophie du langage, Bakhtine s’oppose à Ferdinand de Saussure. Pour Bakhtine, en prétendant pouvoir abstraire du langage un « système de normes linguistiques générales20 », le linguiste genevois préjuge à tort de l’« unité21 » du matériau verbal. Or, le langage tel que le conçoit Bakhtine est une véritable « confusion de Babel22 ». Le penseur russe réfère ici au célèbre mythe de la tour de Babel, qui raconte, selon les interprétations, soit l’origine de la multiplication des langues, soit « une tentative avortée de régression à une langue unique intervenant après une dispersion naturelle et très originaire des langues23 ». Ce mythe de la Genèse donne une origine imaginaire à ce que Bakhtine considère être la caractéristique fondamentale du langage : son plurilinguisme24. Pour le lectorat francophone, il s’avère néanmoins ardu de déchiffrer ce que signifie ce dernier mot. En effet, les traducteurs français de Bakhtine ont rendu par « plurilinguisme » ce qui, en russe, équivaut à trois concepts différents : raznorechie (la différence des points de vue), raznojazychie (la différence des langues) et raznogolosie (la différence des voix)25.La traduction de ces concepts par le seul terme de « plurilinguisme » entraîne une certaine confusion26, mais elle n’en demeure pas moins justifiable, car dans l’esprit de Bakhtine ces notions désignent trois facettes du caractère essentiellement pluriel du matériau verbal.

9Chez Bakhtine comme chez les critiques, il y a souvent confusion entre l’hétérophonie (la diversité de voix) et ce que Bakhtine nomme le dialogisme ou l’hétérologie27. Par exemple, Rainier Grutman semble employer l’expression « single-voiced » comme l’équivalent poétique de « monologic », et « double-voiced » comme l’équivalent poétique de « dialogic »28. En cela, Grutman respecte le « flou artistique29 » effectivement présent chez Bakhtine.

10C’est Tzvetan Todorov qui introduit dans la critique littéraire francophone des traductions de raznorechie, raznojazychie, et raznogolosie, soit, respectivement, « hétérologie », « hétéroglossie », et « hétérophonie » :

Pour désigner cette diversité irréductible des styles discursifs, Bakhtine introduit un néologisme, raznorechie, que je traduis (littéralement à l’aide d’une racine grecque) par hétérologie, terme qui vient s’insérer entre deux autres néologismes parallèles, raznojazychie, hétéroglossie ou diversité des langues, et raznogolosie, hétérophonie ou diversité des voix (individuelles)30.

11Certaines distinctions et précisions s’imposent en effet. Les différences entre l’hétérolinguisme (les langues) et l’hétérophonie (les voix), puis entre l’hétérophonie et l’hétérologie (les points de vue) sont fondamentales. Enfin, il nous semble plus complexe mais tout aussi pertinent de distinguer l’hétérolinguisme (les langues) de l’hétérologie (les points de vue). Effectivement, comme Grutman l’indique, « bilingualism may or may not serve a dialogic [hétérologique]) purpose31 ».

12Dans les lignes qui suivent, le terme « plurilinguisme » désignera tant la différence des « langues » que celle des « voix » et des « points de vue ». Nous appellerons « hétérologie » ce que Bakhtine voit comme les différents « discours32 » qui traversent le plurilinguisme – c’est-à-dire comme la multitude de points de vue possibles sur un objet donné33. Le terme « hétérophonie » référera pour sa part à la différence des voix individuelles. Enfin, à l’« hétéroglossie » bakhtinienne, nous préférerons le concept d’« hétérolinguisme ». Forgé par Rainier Grutman, ce concept désigne « la présence dans un texte d’idiomes étrangers, sous quelque forme que ce soit, aussi bien que de variétés (sociales, régionales ou chronologiques) de la langue principale34 ».

13L’hétérolinguisme (la différence des langues), l’hétérophonie (la différence des voix) et l’hétérologie (la différence des points de vue) sont, d’après Bakhtine, trois dimensions d’une seule et même réalité du langage, son plurilinguisme. Mais dans ses études, Bakhtine s’intéresse principalement à la diversité des langages sociaux. Il considère d’ailleurs que cette dernière a atteint son apogée au terme d’un « processus de liquidation » de l’hétéroglossie35. Cela n’a pas empêché plusieurs critiques littéraires de reprendre ses théories pour analyser l’hétéroglossie36 et l’hétérophonie37. Pour notre part, nous souhaitons prendre en compte de manière systématique les rapports entre les langues, les voix et les points de vue. Cette approche s’inspire de celle de Bakhtine, ce dernier étudiant justement la poésie et le roman au regard des rapports entre les différentes dimensions du plurilinguisme. Pour Bakhtine,

Le poète est déterminé par l’idée d’un langage seul et unique, d’un seul énoncé fermé sur son monologue. Ces idées sont immanentes aux genres poétiques auxquels il recourt. C’est ce qui détermine ses procédés d’orientation au sein d’un [plurilinguisme] véritable38.

14Autrement dit, le texte poétique serait monologique (parce qu’il exprime directement le point de vue de l’auteur) et monophonique (d’une perspective bakhtinienne, il met de l’avant une seule voix, celle du poète). De son côté, le texte romanesque miserait sur l’hétérologie et l’hétérophonie :

L’artiste-prosateur érige [le] plurilinguisme social [l’hétérologie] à l’entour de l’objet jusqu’à l’image parachevée, imprégnée par la plénitude des résonances dialogiques, artistiquement calculées pour toutes les voix [l’hétérophonie], tous les tons essentiels de ce plurilinguisme39

15Bien que les thèses avancées ici par Bakhtine au sujet des genres littéraires soient contestables et effectivement contestées40, elles montrent qu’il est possible d’étudier les textes en observant leurs stratégies d’orientation au sein du plurilinguisme.

16Dans ses travaux, Bakhtine n’a pas mis l’accent sur les formes d’agencement possibles des différentes facettes du plurilinguisme. Avec sa notion d’« hybridation », il a principalement souligné le « mélange de deux langages sociaux à l’intérieur d’un seul énoncé41 ».Or, les possibilités d’agencements plurilingues sont plus nombreuses que celles sur lesquelles Bakhtine s’est concentré. L’hétérophonie, par exemple, apparaît nécessairement sous une forme monolingue ou hétérolingue, mais aussi monologique ou hétérologique : les différentes voix s’expriment-elles en différentes langues ou en une seule ? expriment-elles un ou plusieurs points de vue ? Ces questions sont fondamentales pour bien comprendre l’organisation structurelle de l’hétérolinguisme. Si l’on suppose que les notions d’hétérolinguisme, d’hétérophonie et d’hétérologie cernent adéquatement certaines dimensions du plurilinguisme, on se retrouve alors devant un nombre précis de formes qui peuvent apparaître dans le texte littéraire. Le tableau suivant montre les possibilités d’une création verbale hétérolingue d’après les notions bakhtiniennes décrites dans les pages précédentes :

img-1.jpg

17Suivant ce modèle, huit formes générales de plurilinguisme peuvent apparaître dans le texte, et quatre formes dans le texte hétérolingue. Mais il faut demeurer conscient que le préfixe « hétéro » ne réfère pas à un nombre précis. Il s’agit plutôt de repérer certaines zones d’homogénéité linguistique, d’observer leurs limites parfois (et non pas constamment) poreuses puis d’interroger l’interaction de ces zones entre elles.   

Langues, voix et points de vue chez Patrice Desbiens

18L’hétérolinguisme gagne à être étudié dans le cadre d’une poétique de la non-coïncidence, c’est-à-dire en fonction de ses rapports avec la différence des voix (hétérophonie) et des points de vue (hétérologie). Dans le cas des textes de Patrice Desbiens, l’étude de ces rapports montre que l’écriture hétérolingue est inséparable de l’hétérophonie et de l’hétérologie. L’hétérolinguisme se transforme littéralement selon son interaction avec les deux autres dimensions du plurilinguisme ; ces entrecroisements plurilingues, en plus de participer au processus de « différenciation42 » des langues dont parle Myriam Suchet, font émerger plusieurs formes d’hétérolinguisme et permettent à l’écrivain d’aborder une diversité de thèmes à partir d’angles variés.

19La forme hétérophonique-hétérologique est sans doute la plus complexe. Les langues y sont portées par plusieurs voix et y expriment de multiples points de vue. La multiplicité vocale de cette catégorie explique en partie sa complexité : la forme hétérophonique-hétérologique porte en elle le potentiel de toutes les formes monophoniques d’hétérolinguisme. En effet, elle se construit en différenciant des voix qui, déjà, représentent certaines catégories d’hétérolinguisme. Si toutes les voix sont hétérolingues, l’hétérolinguisme ne permet pas de distinguer les voix l’une de l’autre, ni directement de distinguer les langues entre elles. Il vaut alors mieux étudier le rôle de l’hétérolinguisme dans chacune des voix et déterminer si, selon cette perspective, il s’agit de formes monophoniques-monologiques ou monophoniques-hétérologiques. Par contre, si chaque voix est monolingue, l’hétérolinguisme différencie non seulement les langues, mais aussi les voix. Le texte hétérolingue se trouve alors au carrefour du plurilinguisme, à la croisée de multiples voix et de différents points de vue sur le monde. La forme hétérophonique-hétérologique se complique encore davantage du fait que les voix peuvent chacune exprimer un seul point de vue (différent de celui de l’autre voix) ou encore plusieurs points de vue à la fois. Le tableau suivant synthétise ces multiples possibilités. Entre parenthèses sont notées les formes de monophonisme auxquelles chacune des voix appartient. Notons également que les types A et C présentés dans le tableau correspondent aux deux autres catégories d’hétérolinguisme dont nous parlerons plus loin.

Chacune des voix est hétérolingue

Chacune des voix est monolingue

Les voix expriment chacune un point de vue différent

Type A (forme monophonique-monologique d’hétérolinguisme)

Type B (forme monophonique-monologique d’hétérolinguisme)

Les voix expriment chacune plusieurs points de vue différents

Type C (forme monophonique-hétérologique d’hétérolinguisme)

Type D (forme monophonique-hétérologique d’hétérolinguisme)

20Chez Desbiens, le phénomène des multiples voix hétérolingues (types A et C) n’est pas le plus courant. Il en va de même pour celui des diverses voix exprimant simultanément plusieurs points de vue (type D). Notre tâche se trouve donc considérablement simplifiée : les formes hétérophoniques-hétérologiques présentes chez Desbiens sont généralement celles de type B. C’est notamment le cas dans L’homme invisible/The Invisible Man. Ce texte de Desbiens peut être lu comme hétérophonique43 : deux narrateurs, l’un francophone, l’autre anglophone, se partagent ce texte composé de 46 fragments. Sur la page de gauche, la narration est en français ; sur celle de droite, elle est en anglais. Or, d’une page à l’autre (et d’un narrateur à l’autre), le point de vue sur les mésaventures de l’homme invisible change. Par exemple, le premier fragment du texte se lit comme suit en français : « L’homme invisible est né à Timmins, Ontario. / Il est Franco-Ontarien. » Et comme suit en anglais : « The invisible man was born in Timmins, Ontario. / He is French-Canadian44. » Comme le remarquent Catherine Leclerc et Nicole Nolette, « [l]e protagoniste de Desbiens se démarque comme franco-ontarien (plutôt que québécois) du côté français, et comme French-Canadian (plutôt qu’English-Canadian) du côté anglais45 ». En fait, le protagoniste « est démarqué ». Confiné au silence, dépourvu en quelque sorte de voix qui lui soit propre, ce personnage voit sa vie racontée par deux narrateurs anonymes et omniscients. Sur le plan hétérologique, la différence en est d’autant plus nette : les narrateurs francophone et anglophone n’associent pas les mêmes traits identitaires au protagoniste, ce second préférant la désignation plus générale de « Canadien-français », et ce premier optant pour celle, plus spécifique, de « Franco-Ontarien »46. Le récit/story de Desbiens se révèle en fait l’espace d’une lutte entre des voix narratives, des langues et des points de vue qui, de par leur croisement, s’affrontent et se différencient.

21Pour sa part, la forme monophonique-hétérologique fait apparaître l’hétérolinguisme dans les limites d’une seule voix. Toutefois, les deux langues y manifestent deux perspectives différentes sur un objet donné. En fait, chacune de ces langues ne répond qu’au point de vue qui lui est propre ; la catégorie monophonique-hétérologique d’hétérolinguisme permet donc d’intégrer à une seule voix deux points de vue relativement autonomes. Cette intégration a pour effet de différencier les langues l’une de l’autre : comme elles ne suivent pas la même logique, elles apparaissent d’autant plus distinctes, et parfois même opposées. À titre d’exemple, cet extrait du recueil Décalage de Patrice Desbiens:

The breath of your body
breaks my bones
touches my life and
blows up the phone.

Je dis ton nom dans le téléphone.
Le répondeur me dit que
tu n’es pas là pour le moment
mais il ne me dit pas
avec qui47.

22Les strophes se suivent mais ne se ressemblent pas. Du moins, elles obéissent à deux logiques (deux logos, vraiment : deux discours) inverses. En anglais, la femme est convoquée dans le poème. Elle « touches », « breaks », « blows up ». Elle atteint et ébranle le poète, qui demeure passif devant cette apparition. Au contraire, en français, la femme est absente. Cette fois, le poète est actif. Il tente de rejoindre la femme – mais sans succès. L’écrivain fait ici de l’hétérolinguisme un emploi structural, car au sein de la voix du poète, la différence sur le plan hétérologique se trouve soulignée par une différence sur le plan de l’hétérolinguisme. Cependant, par un effet de ricochet, l’hétérolinguisme se révèle également construit comme « bi-linguisme » : la différence sur le plan hétérologique, de même que la séparation spatiale des langues en deux strophes48, contribue effectivement à renforcer l’impression de dissemblance (pour ne pas dire de divergence) entre l’anglais et le français.

23Avec la forme monophonique-monologique, l’hétérolinguisme est porté par une seule voix. Cela peut être celle d’un personnage, d’un narrateur, ou encore celle de l’auteur (comme fonction narrative). À l’intérieur des limites de cette voix, les langues ne sont pas employées à des fins différentes, comme c’est le cas avec la forme monophonique-hétérologique ; au contraire, les langues résonnent à l’unisson. Elles peuvent aussi bien servir une même fonction  (par exemple, créer une rime dans un poème) qu’exprimer un même point de vue sur un objet donné. C’est pourquoi les caractéristiques d’un tel agencement des langues sont comparables à celles que Bakhtine attribue au discours poétique. En effet, ce dernier, monologique et monophonique, serait « directement intentionnel, péremptoire, unique et singulier49 ». Josée Boisvert écrit justement que certains agencements de l’anglais et du français dans la poésie de Desbiens mettent en place une authentique « symbiose50 » des deux idiomes. En raison de cette symbiose, les différences entre les langues sont, peut-on dire d’après la formule de Catherine Ciepiela, « monologically suppressed51 » – ou, du moins, réduites. Il s’agit d’une sorte de mêmification (et non de « différenciation ») des langues52 : le français et l’anglais s’unissent dans la voix du poète et participent directement à l’expression poétique de son point de vue singulier. Dans l’extrait du recueil Pour de vrai qui suit, l’agencement des langues met en œuvre une série d’allitérations :

Tremblement de terre
et effet de serre
Step on a crack
break your mother’s back53

24L’allitération en « s » « serre » / « step » érige un pont sonore entre ces deux mots appartenant à deux univers linguistiques. De son côté, l’allitération en « r » (terre, serre, crack, break) opère une transition en douceur entre, d’une part, l’allitération en « t » (tremblent, terre), qui caractérise la partie française de la strophe, et d’autre part l’allitération en « k » (crack, break, back), caractéristique du segment anglais de la même strophe. Cette symbiose sonore entre le français et l’anglais est sans doute l’un des meilleurs exemples de forme monophonique-monologique : les deux langues participent à l’élaboration des caractéristiques sonores d’une strophe qu’elles se partagent d’égale à égale, chacune se voyant attribuer deux vers sur un total de quatre.

25Les caractéristiques qu’on note dans la catégorie monophonique-monologique d’hétérolinguisme sont semblables à celles trouvées dans la forme hétérophonique-monologique. Comme dans un chœur, toutes les voix et toutes les langues s’accordent pour exprimer un seul point de vue, pour répondre à une logique unique et jamais remise en cause. La forme hétérophonique-monologique implique donc qu’au moins deux voix employant des langues différentes partagent un même point de vue. Dans les recueils de Patrice Desbiens, cette forme est pratiquement absente. Cela en dit long sur le contenu potentiel de la narration : on n’y trouvera pas vraiment de scènes où les relations entre un personnage s’exprimant en français et un personnage s’exprimant en anglais sont parfaitement harmonieuses. En ce qui concerne L’homme invisible/The Invisible Man, un lecteur pourrait sans doute arguer que les deux narrateurs racontent une même histoire et qu’en ce sens, la véritable forme du texte est l’hétérophonique-monologique. Potentiellement intéressante, une telle lecture s’avérerait cependant un véritable défi. En réalité, nous ne sommes pas certain que ce défi puisse être relevé. Les points de rupture entre les deux versions du récit/story abondent – cela amène Robert Dickson à parler d’une désynchronisation54 et à juger qu’il s’agit non pas de deux « versions », mais de deux « textes55 » distincts et interdépendants. Cette perspective rejoint d’ailleurs celle de Catherine Leclerc : « c’est précisément dans le jeu des différences [hétérologiques, pourrions-nous dire] entre ses deux versions que [L’homme invisible/The Invisible Man] trouve son sens56 ».

Conclusion

26Nous l’avons vu, la conception monolingue de l’art littéraire a pris naissance chez Aristote. Elle a poursuivi son chemin dans la pensée occidentale avec le Romantisme et se manifeste aujourd’hui sous une forme nuancée, la notion de « langue tutélaire ». Selon ce concept, une langue principale peut accepter d’intégrer à même sa structure un certain nombre d’éléments linguistiques « exogènes » et hiérarchisés. Les analyses qui précèdent montrent que Desbiens, au contraire, ne hiérarchise pas les langues anglaise et française ; par conséquent, la notion de « langue tutélaire » et le modèle monolingue ne nous paraissent pas pouvoir rendre compte de ses textes. Par ailleurs, le dialogue entre notre poétique de la non-coïncidence et l’écriture hétérolingue de Desbiens permet de souligner la construction de l’hétérolinguisme (c’est-à-dire de la différence des langues) par les deux autres dimensions du plurilinguisme bakhtinien, l’hétérophonie et l’hétérologie. En entrant en relation, les langues, les voix et les points de vue se différencient les uns les autres. Ainsi, si un texte hétérolingue n’est pas nécessairement hétérophonique ou hétérologique, la présence de ces deux autres facettes du plurilinguisme peut toutefois participer au processus de différenciation dont parle Suchet. Néanmoins, nous avons aussi noté la présence, dans les textes de Desbiens, d’un processus de mêmification. Ce dernier peut se manifester dans les formes monophoniques ou monologiques, mais aussi dans les formes monolingues, quoique nous n’ayons pas analysé ces dernières. Aussi paradoxal que cela puisse paraître au premier abord, une poétique de la non-coïncidence ne peut donc pas faire l’économie de l’étude des forces centripètes qui tendent à faire coïncider les langues, les voix et les points de vue.