Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Fabula-LhT n° 11
1966, <i>annus mirabilis</i>
Antoine Compagnon

Pourquoi 1966 ?

1Depuis longtemps, j’avais envie de me lancer dans une recherche – un cours, un séminaire : au Collège de France, on expose une recherche en train de se faire – sur une année. Je désirais retracer les événements de cette année-là, mois après mois, semaine après semaine, et même jour après jour, si possible. Je rêvais de pénétrer au cœur d’une année, d’habiter son calendrier, de la revivre à son rythme, sous toutes ses coutures, dans tous ses détours, en passant du coq à l’âne comme dans ces rétrospectives diffusées dans ma jeunesse à la télévision le 31 décembre – « Le général de Gaulle a inauguré l’usine marémotrice de la Rance. Le Premier ministre, Georges Pompidou, a visité l’usine d’enrichissement de l’uranium de Pierrelatte. Le virus de la “copocléphilie” a frappé deux millions de Français » –, mais aussi à la recherche de la forme de l’époque, de l’essence du siècle sous l’écume des jours. Il me faudrait parcourir tous les livres publiés entre le 1er janvier et le 31 décembre – et sans doute aussi tous les livres écrits au cours de ces mois –, fouiller toute la presse – les quotidiens, les hebdomadaires, les magazines, les revues –, écouter la radio, regarder la télévision, voir tous les films, fredonner toutes les rengaines. Je me plongerais dans la vie quotidienne, la publicité, la mode, les gadgets. Ce serait comme vivre un roman, le roman d’une année.

2Travaillant sur l’œuvre de Proust, je me suis souvent dit qu’il serait bon de pouvoir ainsi revisiter l’année 1908, capitale dans la genèse d’À la recherche du temps perdu. Il me semble que ce serait même indispensable pour comprendre vraiment, pour saisir à fond le roman. Ensuite, on ferait de même pour toutes les années jusqu’à la mort de Proust en 1922, on les retracerait comme son double, on s’assimilerait à lui, on saurait tout.

3Je ne suis pas le premier à cultiver ce fantasme, lequel semble peu original. Est-ce un souvenir des Misérables qui m’a guidé inconsciemment ? Un chapitre du roman, le premier du livre iii, dans le premier tome, porte pour titre : « L’année 1817 ». Ce serait une source possible de ma recherche et un modèle de ma démarche. Hugo ouvre ainsi le chapitre :

1817 est l’année que Louis XVIII, avec un certain aplomb royal qui ne manquait pas de fierté, qualifiait la vingt-deuxième de son règne. C’est l’année où M. Bruguière de Sorsum était célèbre. Toutes les boutiques des perruquiers, espérant la poudre et le retour de l’oiseau royal, étaient badigeonnées d’azur et fleurdelysées.

4Suit une longue description désordonnée de l’année politique, littéraire, dramatique, lyrique, parlementaire, vestimentaire, etc. Un résumé copieux énumérant une quantité de faits et gestes, les plus significatifs comme les plus apparemment insignifiants :

En 1817, la mode engloutissait les petits garçons de quatre à six ans sous de vastes casquettes en cuir maroquiné à oreillons assez ressemblantes à des mitres d’esquimaux. L’armée française était vêtue de blanc, à l’autrichienne ; les régiments s’appelaient légions ; au lieu de chiffres ils portaient les noms des départements. Napoléon était à Sainte-Hélène, et, comme l’Angleterre lui refusait du drap vert, il faisait retourner ses vieux habits. En 1817, Pellegrini chantait, mademoiselle Bigottini dansait ; Potier régnait ; Odry n’existait pas encore. Madame Saqui succédait à Forioso. Il y avait encore des Prussiens en France. M. Delalot était un personnage. La légitimité venait de s’affirmer en coupant le poing, puis la tête, à Pleignier, à Carbonneau et à Tolleron.

5Toutes sortes d’événements sont ainsi rappelés et mêlés dans une manière d’association libre et anarchique – faits divers, drames, catastrophes, naufrages : « L’émotion parisienne la plus récente était le crime de Dautun qui avait jeté la tête de son frère dans le bassin du Marché-aux-Fleurs. On commençait à faire au ministère de la marine une enquête sur cette fatale frégate de la Méduse qui devait couvrir de honte Chaumareix et de gloire Géricault. »

6Et puis il y a les chansons, les scies – les tubes, dirait-on aujourd’hui –, le carnet mondain, la nécrologie, les anecdotes :

Toutes les jeunes filles chantaient l’Ermite de Saint-Avelle, paroles d’Edmond Géraud. Le Nain jaune se transformait en Miroir. Le café Lemblin tenait pour l’empereur contre le café Valois qui tenait pour les Bourbons. On venait de marier à une princesse de Sicile M. le duc de Berry, déjà regardé du fond de l’ombre par Louvel. Il y avait un an que madame de Staël était morte. Les gardes du corps sifflaient mademoiselle Mars. Les grands journaux étaient tout petits. Le format était restreint, mais la liberté était grande. Le Constitutionnel était constitutionnel. La Minerve appelait Chateaubriand Chateaubriant. Ce t faisait beaucoup rire les bourgeois aux dépens du grand écrivain. Dans des journaux vendus, des journalistes prostitués insultaient les proscrits de 1815 ; David n’avait plus de talent, Arnault n’avait plus d’esprit, Carnot n’avait plus de probité ; Soult n’avait gagné aucune bataille ; il est vrai que Napoléon n’avait plus de génie.

7Victor Hugo, né en 1802, avait quinze ans en 1817 ; il revoit sa jeunesse, revit son éveil au monde ; il se souvient, mais il a aussi enquêté, consulté, compilé. Son panorama est riche, divers, et il a l’air plus que complet. 1817 n’a pas été une grande année, mais une année sans incidents remarquables, sans péripéties mémorables, gravées dans le marbre par la postérité. C’est une année qui ne compte pas dans l’histoire, une année creuse : « Voilà, pêle-mêle, ce qui surnage confusément de l’année 1817, oubliée aujourd’hui. L’histoire néglige presque toutes ces particularités, et ne peut faire autrement ; l’infini l’envahirait. Pourtant ces détails, qu’on appelle à tort petits – il n’y a ni petits faits dans l’humanité, ni petites feuilles dans la végétation – sont utiles. C’est de la physionomie des années que se compose la figure des siècles. »

8Pourrais-je en dire autant de 1966, l’année que j’ai choisi d’étudier ? Année oubliable, négligeable – auprès de 1968 par exemple –, mais année dont je voudrais dégager un pêle-mêle de détails, non pas pourtant des petits faits. Oui, mon projet est de faire, à la manière de Hugo, la « physionomie » d’une année, de l’explorer dans ses recoins négligés par l’histoire, de restituer le tissu de ses jours.

9Or les notes de l’édition de la Pléiade des Misérables nous apprennent que Victor Hugo a triché, qu’il a placé dans son année 1817 des événements qui n’avaient pas eu lieu en 1817, mais en 1815 ou en 1816, ou même qui n’avaient pas eu lieu du tout et qu’il a inventés. « L’année 1817 » des Misérables est une année de fiction. Sera-ce aussi le cas de mon « Année 1966 » ?

Pourquoi 1966 ?

10Pourquoi 1966 ? Derrière cette question simple, une alternative grave : fallait-il choisir pour une enquête de cette sorte une année quelconque, une année ordinaire – comme 1817 selon Hugo –, une année minuscule, une année de notes de bas de page, ou au contraire une année exceptionnelle, une année légendaire, une année majuscule – comme 1815 ou 1968 ?

11Après « L’année 1817 », au tome premier des Misérables, le deuxième tome du roman s’ouvre, lui, sur un livre entier consacré à Waterloo, année capitale. Plus loin encore, au début du quatrième tome du roman, un chapitre est intitulé « Quelques pages d’histoire » et dépeint un temps de bouleversements : « 1831 et 1832, les deux années qui se rattachent immédiatement à la révolution de juillet, sont un des moments les plus particuliers et les plus frappants de l’histoire. Ces deux années au milieu de celles qui les précèdent et qui les suivent sont comme deux montagnes. »

12Valait-il mieux, pour tenter à mon tour l’expérience, prendre une année plate, plane, lisse, indifférente, une année de plaine, ou bien retenir une année saillante, escarpée, frappante, proéminente, une année de montagne ? N’importe laquelle, tirée au sort, ou bien une année majeure, un tournant, un seuil ? À moins que cela ne revienne au même, que le choix soit indifférent. Si je choisissais une année a priori ordinaire et insignifiante, le risque serait grand de la transformer en année extraordinaire dès lors que j’enquêterais sur elle et que je l’approfondirais. « Il n’y a pas de petits faits dans l’humanité », rappelle justement Hugo ; il n’y a pas de petits faits pour l’amateur de littérature. On peut toujours grandir, nuancer une année maigre. Et sans doute, vice versa, si je jetais mon dévolu sur une grosse année, je courrais le danger de découvrir qu’elle n’avait pas été aussi exceptionnelle que sa réputation le voulait – durant les guerres et les révolutions, au bord du gouffre, au fond des catastrophes, la vie de tous les jours, la survie continue comme devant, on mange comme on peut, on dort, on fait des enfants : c’est même cela qui est extraordinaire, la poursuite du quotidien dans les circonstances extrêmes –, et je serais cette fois tenté de la transformer en une année comme les autres.

131966 fut-elle une année courante ou une année particulière, une année creuse ou un année pleine ? Au fond, cela n’aurait donc pas grande importance. Pourquoi alors m’être décidé pour elle ? De fait, je pourrais justifier le choix de cette année-là de toutes les manières possibles, par le hasard comme par la nécessité. Le pur arbitraire aurait pu le dicter aussi bien que le destin l’imposer.

14Suivons d’abord la voie du caprice. Quelle que fût la nature de l’année en question – grande ou petite –, un certain recul était indispensable, donnant à l’observateur une distance critique, sinon la « neutralité axiologique » exigée du sociologue scientifique. Quelle sorte de recul ? À quelle durée le chiffrer ? Suivons de nouveau le patron des Misérables. Le roman a été publié en 1862, avec un décalage de quarante-cinq ans par rapport à l’année 1817. Si je m’étais décidé pour une année quelconque, pour une année anodine, j’aurais pu me fixer le même délai de prescription libératoire que Hugo. Or nous sommes en 2011 : si j’avais soustrait à notre année le même laps de temps de quarante-cinq ans, je serais tombé pile sur 1966. Pourquoi ne pas retenir cette date, d’autant plus qu’en 1966, j’avais quinze ans, comme Hugo en 1817 ? Ce serait une justification possible, sans aller plus loin dans le parallèle, qui serait excessif, entre mon propos et le roman de Hugo.

15Il existe ainsi des livres sur des années banales, sur des années pour ainsi dire effacées, sur des années de hasard. J’en connais au moins deux. Le premier porte sur 1926, par Hans Ulrich Gumbrecht, In 1926 : Living at the Edge of Time (En 1926 : Vivre à la pointe du temps)1. C’est une sorte de catalogue, de dictionnaire ou d’encyclopédie des innovations de l’année, avec un chapitre sur les ascenseurs par exemple. Mais 1926 fut aussi l’année de l’achèvement de Sein und Zeit, l’ouvrage majeur de Heidegger, publié un an plus tard, en 1927, donnée qui aiguilla Gumbrecht vers 1926, choisie comme année cible parce qu’aucun historien ne lui avait donné d’importance jusque-là. L’autre livre de ce genre est consacré à 1929, par Stefan Andriopoulos et Bernhard J. Dotzler, 1929. Beiträge zur Archäologie der Medien (1929. Contributions à une archéologie des média)2. Il se trouve que 1929 a été l’année de la première émission de télévision en Allemagne. Ces deux livres justifient donc leur année d’élection par sa contribution négligée au progrès, à la modernité, un peu à la manière de Hugo pour 1817.

16Toutefois, s’il faut tout dire, les livres de Gumbrecht et d’Andriopoulos m’ont été signalés tardivement, alors que ma recherche était lancée, et c’est après coup qu’un ami m’a rappelé le chapitre des Misérables sur 1817. Le roman de Hugo n’a donc en vérité compté pour rien dans mon adoption de 1966, mais la « surdétermination », comme on disait en 1966, n’en est pas moins intéressante : elle confère de l’autorité aux quarante-cinq ans de recul nécessaire pour reparcourir une année, délai d’ailleurs respecté par Gumbrecht et Andriopoulos.

17Mais le hasard, la loterie ne sont pas les moyens qui m’ont reconduit à 1966. Il y a en effet des années spéciales, des années à nulle autres pareilles, des années montagnes, comme 1815 et 1830 selon Hugo. Bien que les historiens de la France s’y arrêtent rarement entre 1958, 1962 et 1968, l’année 1966 est de celles-là. C’est même une année qui m’est apparue de plus en plus riche, profonde, étonnante, à mesure que je m’y enfonçais. C’est pourquoi je me suis permis de la qualifier d’annus mirabilis, ou d’année magique, prodigieuse, d’année des miracles – épithète qui doit à présent être justifiée.

18En l’occurrence, ce latinisme est en quelque manière un anglicisme, car la locution est nettement plus employée en anglais qu’en français. À l’origine, l’adjectif renvoie à l’année 1666, selon l’Oxford English Dictionary qui précise que la première occurrence de l’expression en anglais annus mirabilis se trouve dans le titre d’un poème de John Dryden publié en 1667, Annus mirabilis : The year of wonders, 1666. An Historical Poem, œuvre qui retrace les événements de l’année, notamment le Grand Incendie de Londres du 2 au 7 septembre 1666 :

Such was the rise of this prodigious fire,
Which, in mean buildings first obscurely bred,
From thence did soon to open streets aspire,
And straight to palaces and temples spread. (215)

19Ce fut un terrible désastre, mais, selon Dryden, on aurait pu s’attendre à pire, à une catastrophe encore plus grave, « 666 » étant le nombre de la bête de l’Apocalypse :

Et il lui fut donné d’animer l’image de la bête, afin que l’image de la bête parlât, et qu’elle fît que tous ceux qui n’adoreraient pas l’image de la bête fussent tués. Et elle fit que tous, petits et grands, riches et pauvres, libres et esclaves, reçussent une marque sur leur main droite ou sur leur front, et que personne ne pût acheter ni vendre, sans avoir la marque, le nom de la bête ou le nombre de son nom. C’est ici la sagesse. Que celui qui a de l’intelligence calcule le nombre de la bête. Car c’est un nombre d’homme, et son nombre est six cent soixante-six3.

20La bête de l’Apocalypse, associée à Satan ou à l’Antéchrist, est ce qui explique la peur, la phobie du nombre 666. Le miracle fut donc que l’année 1666 ne fût pas plus catastrophique et laissât même l’espoir de reconstruire une ville de Londres plus belle qu’auparavant :

More great than human now, and more august,
Now deified she from her fires does rise:
Her widening streets on new foundations trust,
And opening into larger parts she flies. (295)

21Pas de Grand Incendie en 1966, mais le chiffre 66 y hérite pour ainsi dire de la magie de 666 et de 1666 sur le mode mineur, comme la tragédie se répète dans une farce, ou dans un musical : 66, c’est le chiffre de la Route 66, qui traverse les États-Unis de Chicago à Los Angeles, surnommée « Main Street of America », appelée « Mother Road » par John Steinbeck, célébrée par la chanson de Nat King Cole. C’est la Route 66 qui m’a mené à 1966, sans rien dire de la transformation du 6 en 9, ou de 1666 en 1966, ou de 666 en 966, annonçant la chanson de Serge Gainsbourg, « 69 année érotique », chantée par Jane Birkin en 1968, année dont 1966 fut le prélude.

22D’autres années sont qualifiées de mirabilis en anglais: Edmund Gosse emploie l’épithète à propos de la floraison des lettres anglaises au début du règne de la reine Anne : « Année 1713 : prodigieuse année ! “Le petit volume de dialogues que Berkeley publia sous le titre de Hylas et Philonoüs appartient à l’annus mirabilis, 1713, quand Pope, Swift, Arbuthnot, Addison, Steele, étaient tous au plus haut point de leur génie, et que l’Angleterre offrait tout à coup un groupe de talents littéraires si brillants qu’il ne fut égalé ou approché nulle part en Europe”4. »

23Derrière 1817, l’année quelconque de Hugo, ou 1666, l’année prodigieuse de Dryden, ou 1713, celle d’Edmund Gosse, il est cependant un autre modèle plus sérieux qui m’a fait élire 1966 comme objet d’enquête, c’est l’année 1913, année célèbre et même magique, année d’un prodigieux renouveau de tous les arts à la veille de la Grande Guerre, année de l’explosion moderne : Ève de Péguy, La Prose du Transsibérien de Cendrars, Alcools et Les Peintres cubistes d’Apollinaire parurent cette année-là, mais aussi, du côté du roman, La Colline inspirée de Barrès, Jean Barois de Martin du Gard, Le Grand Meaulnes d’Alain-Fournier, Du côté de chez Swann de Proust, et encore quelques œuvres restées plus confidentielles comme Locus solus de Raymond Roussel ou le Journal d’A. O. Barnabooth de Valery Larbaud, tandis que Jacques Rivière publiait son article programme, « Le roman d’aventure », dans La Nouvelle Revue française. Pas de plus grande année pour la littérature française. Elle a d’ailleurs inspiré plusieurs études : celle de Liliane Brion-Guerry, L’Année 1913. Les formes esthétiques de l’œuvre d’art à la veille de la Première Guerre mondiale5, volumineuse et canonique enquête sur tous les arts en Europe ; et plus récemment le livre plus enlevé de Jean-Michel Rabaté, 1913. The Cradle of Modernism6. Ailleurs qu’en littérature – mais l’œuvre d’Apollinaire suffit à rappeler que la nouveauté émergeait à la frontière des arts, à l’intersection de la poésie et de la peinture –, c’était l’apogée du futurisme, le passage de Braque et de Picasso à l’abstraction, la création du Sacre du printemps de Stravinsky et des Ballets russes de Diaghilev, sans oublier le Nu descendant un escalier de Duchamp et l’exposition de l’Armory Show à New York, qui fit franchir l’Atlantique à l’avant-garde.

24Cette moisson merveilleuse, objecteront les historiens scrupuleux, fut le résultat d’une coïncidence, un hasard du calendrier. 1913 n’a rien d’essentiel ;  une année, bien sûr, ne signifie rien en soi. La date, qui n’est annoncée par aucun texte sacré – encore qu’on trouve tout chez Nostradamus –, serait aisée à déconstruire entre 1912, le temps des prémices, de l’élan – tout était là, en germe, et si Du côté de chez Swann, par exemple, n’a pas paru en 1912, c’est faute d’avoir trouvé un éditeur à temps –, et 1914, quand la mobilisation interrompit l’essor des avant-gardes. Après coup, 1913 ne paraîtrait pas aussi remarquable si la guerre n’avait pas provoqué un retour aux traditions académique et aux formes nationales, et si le redémarrage de 1918 n’avait pas été le fait d’une nouvelle génération Dada et surréaliste.

25D’autres insisteront sur la « non-simultanéité des contemporains » chère de Siegfried Kracauer7, lequel critiquait l’idée de Zeitgeist, d’unité historique d’une période, et faisait du présent une assemblage d’instants hétérogènes, de tendances autonomes et d’événements incohérents, situés sur des trajectoires différentes, soumis aux lois spécifiques de leur histoire spécifique. Une année est aussi faite d’anachronismes, d’intemporalités et d’anticipations. Nous ne vivons pas tous au même moment, mais chacun suit sa propre courbe historique. L’alexandrin et le vers libre cohabitent en 1913, Apollinaire et Edmond Rostand. Mais toutes les courbes se croisent au carrefour d’août 1914, la guerre les arrête, les mêle pour un temps : Rostand et  Apollinaire composent tous les deux de la poésie patriotique. La monarchie, comme on sait, survit jusqu’à ce jour sous la Cinquième République.

26De même que l’année magique 1913 s’est située par accident entre 1912 et 1914 – en 1913, la guerre n’était nullement une fatalité –, 1966 relie fortuitement le début des années 1960 et 1968, année plus notoire et symbolique. 1966 a pu en poser les jalons, la préparer subrepticement, mais gardons-nous d’en faire une prophétie, de tomber dans l’histoire téléologique et la « prédiction du passé ». 1968 a sans doute commencé en 1966, 1968 a été une retombée de 1966, il n’y aurait pas eu de 1968 sans 1966, mais 1966, le trébuchet des années 60, aurait été une année décisive même si 1968 n’avait pas eu lieu, comme 1913 même si le coup de frein de 1914 ne l’avait pas rendue encore plus étonnante.

27Enfin, une précision s’impose d’emblée, afin de justifier un empiètement : du point de vue de la recherche du barycentre des années 60, 1966 a commencé quelques mois avant le nouvel an, dès l’automne de 1965 qui en fait nécessairement partie. Par 1966, année magique, j’entendrai moins l’année civile allant du 1er janvier au 31 décembre, que l’année scolaire, universitaire ou culturelle, la saison littéraire, théâtrale, artistique et cinématographique, soit 1965-1966. Pour les besoins de l’enquête, ce calendrier, cette périodicité-là s’imposent, depuis la rentrée des classes de 1965 jusqu’aux grandes vacances de 1966, sans exclure quelques prolongements jusqu’en décembre 1966, utiles pour vérifier les orientations de l’année.

Une année majeure

281966 fut une année majeure dans l’histoire contemporaine de la France – telle est donc l’hypothèse qui sera soumise à l’examen –, une année certes disparate, mais un moment d’inflexion de diverses tendances longues, une année tournant sur plusieurs fronts : non seulement culturel, mais aussi et d’abord politique, économique, démographique, social. Je voudrais tenter sur elle l’équivalent des ouvrages portant sur 1913, avec la conviction que la nature de ces deux années-là est comparable, qu’elles furent à la fois contingentes et irremplaçables. Pourquoi ? Quelques repères ou rappels rapides en donneront une idée, et la chronologie reportée en fin de volume ajoutera quelques dates.

29Pour commencer par les institutions, 1965-1966 fut l’année de la première élection présidentielle au suffrage universel direct en France depuis 1848 – suffrage vraiment universel cette fois, car ouvert aux femmes. Le péché originel du suffrage universel qui, plus d’un siècle auparavant, avait porté au pouvoir un futur dictateur, serait enfin effacé. Le 5 décembre 1965, suivant une scénario parfaitement inattendu deux ou trois mois plus tôt, au moment de la rentrée des classes et des premières déclarations de candidature, le général de Gaulle fut mis en ballottage par François Mitterrand – et grâce à Jean Lecanuet, qui ne fut pas pour peu dans ce résultat –, à la suite d’une campagne électorale qualifiée d’américaine, parce qu’elle se joua pour la première fois à la télévision. Celle-ci, venant de franchir un seuil symbolique, équipait désormais 50 % des foyers en France. Avant le premier tour, le général, confiant en son charisme, avait négligé d’employer son temps de parole sur le petit écran, mais il se rattrapa entre les deux tours dans ses mémorables entretiens avec Michel Droit des 13, 14, 15 décembre, et il l’emporta le 19 décembre par 55 % des voix contre 45 % à son adversaire de gauche. Ce ballottage, puis la victoire somme toute modeste qui suivit, consolidèrent en les désacralisant les institutions de la Cinquième République. Ces deux péripéties légitimèrent en le banalisant le régime né en 1958 dans la crise, procédant par référendums assimilés à des plébiscites. Celui d’octobre 1962 sur la révision constitutionnelle, instituant justement l’élection du chef de l’État au suffrage universel direct sans consultation du Parlement, avait été déclaré anticonstitutionnel par le Conseil d’État et avait même soulevé l’« hostilité absolue » du Conseil constitutionnel, pourtant composé à sa main par le général de Gaulle. François Mitterrand, qui avait condamné le « pouvoir personnel » du général en 1964 dans Le Coup d’État permanent, pamphlet repris au format de poche durant la campagne de l’automne 1965, tira lui aussi de ce ballottage une consécration qui fit ensuite de lui le candidat inévitable de la gauche et le porta jusqu’au scrutin de 1974 et à son élection à la présidence de la République en 1981. En 1965, l’alternance devint concevable sous la Cinquième République, même s’il fallut attendre quinze ans avant qu’elle se réalisât. Le régime sous lequel nous vivons encore après plus d’un demi-siècle est le deuxième le plus long que la France a connu depuis 1789, et il aura bientôt duré autant que la Troisième République. Nous devons à la normalisation de décembre 1965 la longévité remarquable de la Cinquième République à l’échelle de l’histoire de France.

301966 fut l’année de nombreuses « affaires » témoignant des ambiguïtés d’un pouvoir hésitant entre l’autoritarisme et le libéralisme, avant comme après l’élection présidentielle. À commencer par l’affaire Ben Barka, du nom du leader de l’opposition marocaine enlevé par deux policiers français le 29 octobre 1965 en plein centre de Paris, boulevard Saint-Germain devant la brasserie Lipp. Dix jours plus tôt, signe des temps et de la modernisation du pays, le Drugstore Saint-Germain venait d’ouvrir ses portes juste à côté, prenant la place d’un grand café haussmannien, le Royal Saint-Germain. Dans sa petite salle de cinéma, jouait le dernier film de Federico Fellini, Juliette des esprits. Une fois l’élection présidentielle réglée, l’affaire rebondit dans le numéro de L’Express du 10 janvier 1966, avec un article fracassant de Jacques Derogy et Jean-François Kahn, « J’ai vu tuer Ben Barka », relatant le témoignage de Georges Figon qui devait être retrouvé mort – suicidé ? – une semaine plus tard. Le scandale éclata, la responsabilité des autorités françaises fut révélée, et, après une série de couvertures de L’Express, la chronique de l’affaire occupa toute l’année, jusqu’au procès qui s’ouvrit à l’automne.

31De Gaulle nomma un troisième gouvernement Pompidou, où Debré remplaçait Valéry Giscard d’Estaing aux Finances, et Edgar Faure prenait l’Agriculture. Affranchi par l’onction du suffrage universel, le général annonça le 21 février, lors d’une de ses rituelles conférences de presse, que la France quittait l’OTAN. En juin, il fit un voyage triomphal d’une dizaine de jours en URSS, suivi, fin août et début septembre, d’une tournée à Djibouti, en Asie, en Nouvelle-Calédonie et à Tahiti, au cours de laquelle il prononça le 1er septembre son mémorable discours de Phnom Penh, condamnant les opérations menées par les États-Unis au Vietnam.

32À l’autre bord, peu après le procès des écrivains Andreï Siniavski et Iouli Daniel Siniavski, condamnés à de lourdes peines à Moscou, en février, pour avoir fait éditer leurs œuvres à l’étranger, le comité central du Parti communiste français, lequel, depuis le remplacement de Maurice Thorez par Waldeck Rochet, tentait un timide aggiornamento – sur le modèle de l’Église catholique, dont le concile Vatican II venait de se clore en décembre 1965 –, adopta en mars à Argenteuil une résolution sur les problèmes idéologiques et culturels, donnant leur liberté de création aux artistes et de recherche aux intellectuels. Le Vatican, lui, supprima l’Index des livres interdits en avril.

33La reprise en main de l’UEC par le parti communiste s’acheva par l’élimination en janvier des trotskystes, qui avaient désapprouvé le soutien du PCF à François Mitterrand à l’automne, puis par le départ au printemps des maoïstes, enthousiastes de la Révolution culturelle qui prenait son élan en Chine. Les bombardements américains du Nord-Vietnam commençaient de susciter des protestations organisées en France, comme les « Six heures pour le Vietnam » à la Mutualité, réunies en mai et en novembre sous la houlette des trotskystes du Comité Vietnam national, tandis que les maoïstes allaient bientôt lancer les Comités Vietnam de base. Débarrassé de ses jeunes hétérodoxes, le parti communiste se retrouva privé de sang neuf, découvert du côté de la jeunesse – phénomène que Mai 1968 et l’invasion soviétique de la Tchécoslovaquie devaient rendre irréversible.

341966 a été une date pour la société française. Le sociologue Henri Mendras a pu parler de Seconde Révolution française pour qualifier les deux décennies qui commencèrent au milieu des années 60. Ce n’est pas rien : 1966 mériterait donc d’être comparé à 1789 pour les bouleversements introduits dans la longue durée. « Simultanément, observait Mendras, le taux de natalité diminue pour la première fois et la productivité du capital fixe, en croissance depuis 1946, commence à baisser8. » Autrement dit, on se met à faire moins d’enfants et à prendre plus de vacances. Mendras achevait à l’époque sa thèse, publiée l’année suivante, elle-même un ouvrage décisif sur La Fin des paysans9, qu’il avait parfaitement prévue : en cinquante ans, depuis 1960, le poids des agriculteurs dans la population active est passé d’un tiers à 3,4 % aujourd’hui.

35Autour de 1965-1966, la France entre dans la société surdéveloppée, la société de consommation, ou encore la société des loisirs, suivant les quelques appellations qui lui furent alors données. Le député Lucien Neuwirth déposa en juin 1966 une proposition de loi légalisant la contraception orale. Le texte, ardemment débattu, ne sera pas adopté avant le 28 décembre 1967, et il entrera lentement dans les faits, mais l’indice de fécondité des Françaises avait chuté dès 1965 (jusque-là, 30 % des naissances étaient non désirées), donc avant l’avènement de la pilule, montrant combien celle-ci était attendue et prouvant que ses effets étaient déjà en partie réalisés par d’autres moyens. Le terme de « contraception », prononcé par François Mitterrand à la télévision durant la campagne présidentielle, avait surpris et choqué le général de Gaulle, mais la pilule était déjà une rengaine quelques mois plus tard, comme l’illustre le tube d’Antoine, centralien et chanteur, les Élucubrations, qui connut un fort succès au printemps 1966:

Ma mère m’a dit, Antoine, fais-toi couper les cheveux,
Je lui ai dit, ma mère, dans vingt ans si tu veux,
Je ne les garde pas pour me faire remarquer,
Ni parce que je trouve ça beau, mais parce que ça me plaît.
[…]
J’ai reçu une lettre de la Présidence
Me demandant, Antoine, vous avez du bon sens,
Comment faire pour enrichir le pays ?
Mettez la pilule en vente dans les Monoprix.

36Antoine était en phase avec le moment. Tout le monde parlait de lui, y compris le Premier ministre, Georges Pompidou, qui le cita dans son discours lors de la distribution des prix du Concours général, dans le grand amphi de la Sorbonne en juin 1966 : « Bien sûr, pour nous, le nom d’Antoine n’était associé qu’à celui de Cléopâtre. » L’allusion provoqua des rires et des applaudissements, tandis que le journal télévisé s’attardait dans un gros plan sur les recteurs, les proviseurs et autres autorités tout sourire. Le Premier ministre voulait montrer aux lauréats qu’il n’ignorait rien de la jeunesse : « Je pense que pour vous il en est différemment, mais qu’importe, mais tant mieux, puisqu’après tout vous n’ignorez pas pour autant Rome ni Shakespeare10. » On dit cependant qu’Antoine aurait souhaité mettre le cannabis et non la pilule en vente dans les Monoprix, mais que son producteur l’en avait dissuadé. Le Premier ministre l’aurait-il cité avec autant de bonhomie s’il avait fait campagne pour la vente libre des psychotropes ? Au printemps 1966, la contraception orale était plus prête à entrer dans les mœurs que la marijuana et le haschisch.

37En 1966, quiconque mentionnait un Antoine quelconque se sentait obligé de faire un clin d’œil, un peu démagogique et de plus ou moins bon goût, à la jeunesse éprise de l’ingénieur-chanteur, comme Jean-François Revel dans son compte rendu du livre de Gérald Antoine – l’admirable recteur – et de Jean-Claude Passeron, La Réforme de l’Université, avec un avant-propos de Raymond Aron11, dans L’Express du 5 décembre 1966: « C’est d’un tout autre Antoine que le moraliste musical bien connu qu’il s’agit ici. » Pompidou et Revel parlant d’Antoine, se réclamant non du rocker qui inquiétait la bourgeoisie depuis la « folle nuit » de « Salut les copains » à la place de la Nation en juin 1963 – dans ses « Élucubrations », Antoine s’était moqué de Johnny Hallyday, lequel devait riposter dans « Cheveux longs, idées courtes » –, mais de l’étudiant passé par l’Olympia, c’était un bon symptôme des nouveaux rapports de la haute culture – le Concours général, l’Université – et de la culture de masse, du choc que représentait pour les représentants de la haute culture l’irruption de la culture de masse.

38La seconde révolution française de 1965-1966, ce fut notamment l’entrée dans la société de consommation, au moment même où la modernité technocratique de la Cinquième République semblait triompher. Le Ve plan, adopté en 1965 pour 1966-1970, donnait encore la priorité à l’industrie, aux grands projets, aux équipements collectifs, au progrès social, non à la consommation. Le Schéma directeur d’aménagement et d’urbanisme de la région de Paris (SDAURP), élaboré en 1965 sous la responsabilité de Paul Delouvrier, décida de la création de huit villes nouvelles aux alentours de la capitale, nombre qui sera ramené plus tard à cinq. À Paris intra-muros, on décida la construction de la voie express rive droite et la première pierre de la tour Montparnasse fut posée. Cependant la consommation s’emballait : en 1966, on l’a dit, la moitié des ménages est équipée d’un récepteur de télévision, contre moins d’un quart seulement trois ans plus tôt, en 1962. Le transistor, la microcassette Philips, la mobylette, le briquet jetable deviennent des objets passe-partout, les fétiches de 1966, omniprésents dans la presse, le cinéma, le roman.

39On est enfin vraiment sorti de la guerre, laquelle a duré en France de 1938 à 1962 sans interruption, de Munich à Évian, une guerre de vingt-cinq ans. Le film d’Alain Resnais sur un scénario de Jorge Semprun, La guerre est finie, sorti en mai 1966, porte sur l’Espagne et raconte la lassitude d’un clandestin communiste joué par Yves Montand, mais la leçon est plus générale. En 1966, la guerre est finie pour les Français, même si elle se poursuit et même s’emballe au Vietnam. Dès la libération de Paris, les guerres coloniales ont pris le relais sans interruption jusqu’en 1962, tous les hommes nés entre 1932 et 1942 sont allés en Algérie, le pays a été en guerre durant vingt-cinq ans. Et l’après-guerre a pour ainsi dire duré jusqu’en 1965-1966, moment de la prise de conscience de la croissance et de la prospérité par les classes moyennes : c’est le début de la révolution accélérée des mœurs pour les premières générations qui ne sont plus obnubilées par la guerre. Dès 1964, on se met à prolonger les études, alors que la France est en situation de plein emploi et qu’un diplôme n’est nullement indispensable sur le marché du travail. La société bascule dans la consommation et glisse vers les loisirs. Elle se découvre plus aisée qu’elle ne le croyait. Jean Fourastié publiera en 1979 ses Trente Glorieuses ou la révolution invisible de 1946 à 1975, c’est-à-dire après coup, une fois que la France eut atterri de la croissance et découvert le chômage de longue durée, mais aux deux tiers des Trente Glorieuses – le titre est devenu un nom commun –, au milieu des années 60, ce fut le temps de la révélation. De nouveaux modèles automobiles apparaissent : la Peugeot 204, berline de taille moyenne, et la Renault 16, berline routière, sont mises sur le marché, chaque marque étendant sa gamme, empiétant sur ce qui avait été la chasse gardée de l’autre jusque-là, se lançant dans une concurrence que la reconstruction avait découragée jusque-là. La société d’abondance devint alors une évidence : nous ne le savions pas, mais nous étions parvenus au sommet des Trente Glorieuses.

La culture des baby-boomers

40Sur le front culturel, l’arrivée massive des enfants du baby-boom bouleversait les universités, l’édition, la presse, le cinéma, la télévision, sans oublier la chanson. Des campus se construisaient un peu partout dans le pays, à Nanterre pour les lettres en 1964, pour le droit en 1966, à Orsay pour les sciences. En 1966, la réforme Fouchet de l’enseignement supérieur – Christian Fouchet fut ministre de l’Éducation nationale de 1962 à 1967 – supprima l’année de propédeutique, créa la maîtrise, établit les IUT. Malraux inaugura la maison de la culture d’Amiens le 19 mars 1966, afin que chaque enfant ait accès aux œuvres du patrimoine de l’humanité. Le ministre de le Jeunesse, François Missoffe, nommé en janvier 1966, à la suite de l’élection présidentielle dans le gouvernement Pompidou 3, lança au printemps une grande enquête sur les jeunes.

41Il fallait lâcher du lest en prévision des législatives de 1967. La télévision connut une fragile libéralisation au lendemain de la réélection de De Gaulle. La première émission de « Zoom », magazine télévisé mensuel d’André Harris et Alain de Sédouy la deuxième chaîne, eut lieu dès le 21 décembre 1965. On y abordait des dossiers controversés, car les magazines – « Cinq colonnes à la une », « Panorama », « Dim Dam Dom »… – étaient moins contrôlés par le directeur des programmes et le cabinet du ministre de l’Information que le journal télévisé.

42Quelques films mémorables sortirent dans les salles, Pierrot le fou de Godard à l’automne 1965, Masculin féminin au printemps, ainsi que Au hasard Balthazar de Bresson, Un homme et une femme de Lelouch, palme d’or à Cannes en mai, Le Deuxième Souffle de Melville à l’automne 1966, mais le secrétaire d’État à l’Information, Yvon Bourges, interdit La Religieuse de Rivette en avril 1966, ce qui fit un beau scandale. Plusieurs films étrangers marquèrent également la saison, comme Juliette des esprits de Fellini, Les Amours d’une blonde de Milos Forman, ou Cul-de-sac de Polanski. À l’automne 1965, le prix Renaudot fut attribué aux Choses de Georges Perec, au titre décalqué des Mots de Sartre, paru à l’automne précédent, tandis Les Mots et des choses de Foucault, publié au printemps 1966, serait un best-seller sur les plages avec les romans d’Albertine Sarrazin. En mai 1966, la mise en scène des Paravents de Genet à l’Odéon provoqua des manifestations violentes des anciens combattants et de l’extrême droite.

43Les bacheliers du  baby-boom envahirent les facultés à partir de 1964, alors que la durée des études, on l’a dit, augmentait déjà depuis la fin de la guerre d’Algérie. En 1965-1966, la France franchit le seuil des 400 000 étudiants. Et le pays comptait 25 000 enseignants du supérieur contre seulement 2 000 à la Libération : grâce à cette croissance phénoménale, ils étaient désormais plus nombreux que les enseignants du secondaire à la Libération, environ 20 000 à cette date, passés, eux, à plus de 70 000 en 1965-1966.

44Pour répondre à la demande du public étudiant et enseignant, pour satisfaire les prétentions culturelles et intellectuelles des nouvelles couches passées par les études supérieures, la presse et l’édition, notamment le secteur des sciences humaines, se mirent promptement en ordre de bataille. L’Express et France-Observateur, rebaptisé Le Nouvel Observateur, s’éloignèrent de leur militantisme originel contre la guerre d’Algérie et devinrent des « news magazines » à l’américaine en 1964. À droite, pour leur faire pièce, Le Nouveau Candide fut lancé, financé sur les fonds secrets de Matignon. Le Mercure de France fit paraître son dernier numéro à l’été 1965, Les Lettres française changèrent de formule à l’automne 1965, La Quinzaine littéraire se lança en mars 1966, et Le Magazine littéraire en novembre, Le Monde créa son supplément, Le Monde des livres, en février 1967, et en confia la direction à Jacqueline Piatier. Les revues intellectuelles à la page – Critique, fondée par Georges Bataille, reprise après sa mort par Jean Piel, Tel Quel, avec Philippe Sollers, Jean-Pierre Faye donnèrent un air soudain démodé aux Temps modernes. En 1965-1966, Le Nouvel Observateur s’imposa, à l’intersection de l’université et du journalisme, comme le terrain de rencontre de la nouvelle intelligentsia éprise d’enseignement supérieur et de sciences humaines : s’y succédaient semaine après semaine les articles de Sartre, Lévi-Strauss, Marguerite Duras, Roland Barthes, Gilles Deleuze, Jean-Luc Godard, Pierre Boulez… Alors que Le Nouvel Observateur était attentif à la rénovation du parti communiste, L’Express, plus proche de l’entreprise, se montrait atlantiste : Jean-Jacques Servan-Schreiber devait publier Le Défi américain en 1967. Les deux hebdomadaires avaient l’antigaullisme en partage, mais L’Express laissa le choix à ses lecteurs entre Lecanuet et Mitterrand lors du premier tour de décembre 1965.

45Les collections de poche à haute ambition intellectuelle se multiplièrent à partir de 1964, comme « 10/18 » chez Plon, « Idées » chez Gallimard, puis « Poésie/Gallimard », ou « Gonthier/Médiation ». Du côté des collections populaires remontant au milieu des années 1950, principalement « Le Livre de poche », les titres devinrent plus audacieux, comme les deux premiers tomes d’À la recherche du temps perdu, publiés en 1965. Signe des temps, on assistait à un tournant dans la réception de Proust, pris dans la mode : les derniers témoins disparaissaient, les premières thèses s’achevaient, celles d’Émilien Carassus, sur Le Snobisme et les lettres françaises de Paul Bourget à Marcel Proust (Armand Colin, 1966), et de Michel Raimond, sur La Crise du roman, des lendemains du naturalisme aux années vingt (Corti, 1966). Avec la plaquette de Gilles Deleuze, Marcel Proust (PUF, 1964), et la biographie de George Painter, dont la traduction au Mercure de France fut un best-seller de l’année 1966, il y avait de quoi satisfaire à la fois les partisans de l’ancien régime proustien et ceux du nouveau.

46Le succès de vente de quelques titres notoires de l’année 1965-1966 resterait incompréhensible si l’on ignorait le contexte démographique, économique, politique, social, culturel du milieu des années 1960 : Pour Marx et Lire le Capital d’Althusser chez Maspero pour lancer la collection « Théorie » ; Problèmes de linguistique générale de Benveniste pour inaugurer la « Bibliothèque des sciences humaines » de Pierre Nora chez Gallimard, avec Les Mots et les Choses ; Figures de Gérard Genette et Relevés d’apprenti de Pierre Boulez au Seuil, dans la collection « Tel Quel » ; les Écrits de Lacan également au Seuil à l’automne 1966. Sans oublier Critique et vérité de Barthes, aussi dans la collection « Tel Quel », riposte du printemps 1966 à Nouvelle critique, nouvelle imposture, le méchant pamphlet de Raymond Picard paru à l’automne 1965 chez Pauvert, dans la collection « Libertés ».

47Les acheteurs qui firent la réussite de cette série d’ouvrages difficiles étaient manifestement las de l’existentialisme, et tout le monde tapait sur Sartre en cette année de l’apothéose du structuralisme et des sciences humaines, si bien que Les Temps modernes eux-mêmes sacrifièrent à la mode dans une numéro spécial intitulé « Problèmes du structuralisme » en novembre 1966, avec des articles signés par Jean Pouillon, A. J. Greimas, Maurice Godelier, Pierre Bourdieu et Pierre Macherey, entre autres. Sartre eut beau faire de la résistance dans un entretien paru dans le numéro que la revue L’Arc lui consacra à l’automne 1966, il ne se remit jamais du coup de vieux que l’année lui donna.

48Dès 1971, Barthes, dans l’avant-propos de la réédition de ses Essais critiques (Seuil, 1964), évoquant la discipline de la sémiologie à laquelle il identifiait désormais ses travaux, ne cherchait pas à « lui trouver une borne originaire », mais à lui fixer « plutôt un repère central, d’où le mouvement puisse sembler irradier avant et après », et il la déterminait sans la moindre hésitation : « Pour la sémiologie, cette date est 1966. » À Paris, ajoutait-il, « il y a eu cette année-là un grand brassage » et ce fut un moment de « mutation », parfaitement symbolisé par le lancement, par les jeunes Turcs de l’École normale supérieure, des Cahiers pour l’analyse, « où l’on trouve présents le thème sémiologique, le thème lacanien et le thème althussérien », où s’opéra la « jonction du marxisme et de la psychanalyse ». Le moment fut celui de la « substitution théorique et polémique du texte à l’œuvre », du « procès de la notion de signe », que le structuralisme avait jusque-là repris trop naïvement à son compte, « procès marqué dès 1967 par les livres de Derrida, l’action de Tel Quel, le travail de Julia Kristeva ». Pour Jacques Derrida, Barthes songe à De la grammatologie (Minuit, 1967), dont l’article éponyme parut très symboliquement dans deux livraisons de Critique en décembre 1965 et janvier 1966, et à L’Écriture et la différence (Seuil, 1967), et pour Kristeva, il garde à l’esprit l’importation du « dialogisme » de Bakhtine et  sa transformation en « intertextualité » – divers symptômes du passage du structuralisme au post-structuralisme.

L’Ancien et le Nouveau

491966 fut l’année des derniers soubresauts de l’ordre moral, avec l’interdiction de La Religieuse et les manifestations contre Les Paravents, mais les censures avaient perdu de leur efficacité et on en faisait peu de cas. Pierrot le fou fut interdit aux moins de 18 ans pour « anarchie intellectuelle et morale », mais j’ai vu le film de Godard dans une salle du quartier de l’Opéra en février 1966, à quinze ans et demi, sans même me rendre compte que je commettais une transgression.

50Depuis le succès de « Salut les copains », l’émission d’Europe 1, puis le magazine du même nom, suivi de Mademoiselle âge tendre et autres succédanés catholique et communiste, comme Bonjour les amis et Nous les garçons et les filles, un vent de jeunesse soulevait la culture, laquelle se concentrait autour de la chanson de variétés. 1966 est l’année du Baby Pop, avec Sylvie Vartan, France Gall, Chantal Goya, qui joue son propre rôle dans Masculin féminin de Godard. C’est aussi une grande année Gainsbourg, par la voix de France Gall dans « Les sucettes » et en son nom propre dans  « Docteur Jekyll et Monsieur Hyde » et « Qui est In qui est Out ». Comme Antoine, Mireille Mathieu, la nouvelle Piaf, fait un tabac, après son apparition à la télévision au « Jeu de a chance » en novembre 1965. En août 1966, la naissance de David, le fils de Johnny Halliday et de Sylvie Vartan passionne les yéyés, accablés un mois plus tard par la tentative de suicide de Johnny.

51Les anciens phares de la culture n’en restent pas moins très actifs et il est beaucoup question d’eux en 1966. C’est une petite bande des quatre qui occupe largement le terrain littéraire et politique, de manière controversée. Ces géants sont François Mauriac, dont les quatre-vingts ans sont célébrés avec faste en octobre 1965, Louis Aragon, qui fêtera ses soixante-dix ans en 1967, André Malraux qui a soixante-cinq ans en 1966, et Sartre, qui a eu soixante ans en 1965, l’année de son prix Nobel refusé et de la publication des Mots. À part Aragon, ils ont renoncé au roman, mais interviennent à tout propos, Mauriac dans son « Bloc-notes » hebdomadaire du Figaro littéraire, Aragon dans L’Humanité et Les Lettres françaises, par exemple pour soutenir Godard. C’est Rome et Moscou, le Vatican et le Kremlin. Aragon  a publié La Mise à mort en avril 1965 et il écrit Blanche ou l’oubli, qui paraîtra à la rentrée de 1967. Malraux, qui traverse une dépression que son voyage en Asie de l’été 1965 et son dialogue avec Mao Tsé-Toung n’ont pas guéri, est traîné dans la boue par Godard après la censure de La Religieuse, alors qu’il n’y est pour rien, et insulté par Boulez, qui comptait devenir son directeur de la musique. Mais il se réfugie dans la rédaction des Antimémoires, qui paraîtront aussi à la rentrée de 1967. Quant à Sartre, il se débat contre la génération suivante qui le passe par pertes et profits.

52Les nouveaux maîtres des sciences humaines qui les talonnent figurent tous en librairie en 1965-1966. C’est le moment de leur consécration et d’une intense lutte de pouvoir dans la nouvelle université, sous l’égide de la linguistique. Théorie de la littérature, l’anthologie des formalistes russes préparée par Tzvetan Todorov paraît en janvier 1966 au Seuil. La polémique entre Althusser et Garaudy, entre l’« antihumanisme théorique » et l’« humanisme socialiste », occupe le comité central du parti communiste à Argenteuil, sans que le débat soit tranché.La querelle de la nouvelle critique n’en finit pas, et Genette publie son premier Figures. Mais c’est surtout Les Mots et les choses qui fait date. La fine de l’année 1966 verra la parution des Écrits de Lacan et de Du miel aux cendres, le deuxième volume des Mythologiques de Lévi-Strauss. Tous passent à « Lectures pour tous » sur la première chaîne. Foucault y fait un tabac, très à l’aise, souverain, enterrant Sartre. Le structuralisme explose dans les médias. Sartre a beau le traiter de dernière ruse de la bourgeoisie pour réprimer le marxisme et de qualifier les structuralistes de technocrates – Beauvoir ajoute que Foucault est « poussiéreux » –, l’année s’achèvera par l’apothéose du structuralisme en Amérique, à l’université Johns Hopkins où un colloque réunit les ténors du mouvement.

53Du côté de la littérature, le nouveau roman semble en panne. Publiée en octobre 1965, La Maison de rendez-vous d’Alain Robbe-Grillet ne convainc pas. Robbe-Grillet passe d’ailleurs au film, avec Trans-Europe-Express, qui sortira en 1967. Philippe Sollers, qui a publié Drame au début de 1965, « mon premier vrai bon livre » dira-t-il en 200712, a remplacé Robbe-Grillet comme écrivain type auprès de Barthes, qui fait l’éloge du roman dans Critique en juillet 1965, se réjouissant des attaques de la littérature contemporaine contre le personnage : « Cette littérature connaît toujours un “sujet”, mais ce “sujet” est dorénavant celui du langage », dira-t-il encore de Drame en 1966. Ainsi adoubé, Sollers s’en prend méchamment à Robbe-Grillet dans une conférence de Tel Quel donnée en décembre 1965, « Le roman et l’expérience des limites ».

54Des nouveaux romanciers, seule Marguerite Duras tire son épingle du jeu, et en beauté. Elle est omniprésente, publiant Le Vice-consul au début de 1966, tandis que Le Square est joué au Théâtre Daniel-Soriano et que Des journées entières dans les arbres, à l’Odéon - Théâtre de France, avec Madeleine Renaud dans une mise en scène de Jean-Louis Barrault, a été un des grands événements de la saison dramatique 1965-1966. Duras s’active aussi à la télévision où elle participe à peu près chaque mois à « Dim, Dam, Dom », l’émission culte de Daisy de Galard. Elle y fait des interviews et tournera bientôt La Musica avec la même équipe.

55Comme on l’aura compris, une enquête sur 1966 ne saurait se limiter à la littérature ; elle doit s’étendre à la culture au sens le plus large du terme, inclure la haute culture comme la culture de masse, et faire appel à la démographie, l’urbanisme, l’éducation, la philosophie, la sociologie, le film, la télévision, la chanson. Sans oublier le féminisme, car sur ce front lui aussi, à mi-chemin entre les accords d’Évian et les événements de Mai, 1966 fut en effet un tournant de la France contemporaine. Non seulement la contraception fut le sujet des sujets de l’année, comme dans Masculin, féminin, où il n’est à peu près question que de cela, mais la loi du 13 juillet 1965, entrée en vigueur le 1er février 1966, portant réforme des régimes matrimoniaux, rendit effective la capacité juridique de la femme mariée. Le mari ne put plus s’opposer à l’exercice par son épouse d’une profession séparée. La loi établit l’égalité des époux dans la gestion des biens et introduit la communauté réduite aux acquêts qui devint le régime légal en l’absence d’un contrat de mariage. Chaque époux put désormais ouvrir un compte bancaire en son nom propre, et disposer de ses propres biens. Dans Commune en France. La métamorphose de Plodémet, l’enquête menée en 1965 par Edgar Morin, dans le cadre de la DGRST, de l’INED, du CNRS, sur un village de Bretagne, écrite en 1966 et publiée en 1967 (Fayard), les femmes, avec les jeunes, sont les agents de la modernisation de la société.

56Dernière justification, plus personnelle, de mon intérêt pour 1966 : c’est l’année où j’ai découvert la France après une adolescence aux États-Unis. Quelle était donc la France de 1966 ?