Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Dossier
Fabula-LhT n° 9
Après le bovarysme
Colette Camelin

Bovarysme et Tragique

1Qu’en est-il de notre relation au réel ? À la fin du xixe siècle, de nombreux Européens croyaient qu’on finirait par connaître tout le réel grâce à la science : on remonterait la chaîne des causalités jusqu’à la cause suprême, on bâtirait ainsi un système qui rendrait compte de l’ensemble de la nature — ce qui laisserait intacte la « Chose en Soi », que Kant tenait pour inconnaissable : c’est le domaine de la foi. Les uns vénéraient la science, les autres Dieu, et le plus grand nombre, la science et Dieu. Ces divergences se manifestaient aussi dans les arts ; les naturalistes proclamaient « hors du réel, point de salut ! ». Zola, dans L’Œuvre, attaquait les illusions idéalistes : c’est pour s’être lui-même « conçu autre » et pour avoir conçu le réel « autre » à travers des mythes et des allégories symbolistes, que Lantier s’est pendu de désespoir. Pour des artistes comme Gustave Moreau, des poètes comme Mallarmé, en revanche, l’ennemi était le réel et tous les au-delà, philosophiques ou religieux, sont bons à prendre car ils sont des ailleurs. Comme « ici-bas a une odeur de cuisine1 », le poète chante « l’azur ». Si le réel est insupportable, reste à le fuir « anywhere out of the world» ou à le « concevoir autre » par l’imagination. Quand Emma Bovary se mettait à table, « toute l’amertume de l’existence lui semblait servie sur son assiette2 » et elle s’évadait par ses lectures, ses manigances, ses mensonges, ses rêveries. « Se concevoir autre » selon l’expression de Jules de Gaultier étaitpour elle une forme d’aliénation, de « pathologie » écrit-il. Mais le Bovarysme peut aussi être puissance d’imagination, « pouvoir de mouvement » et capacité de dépasser les limites de l’individu. En ce sens, il relève de la métaphysique du spectacle de Schopenhauer dont Jules de Gaultier est l’interprète. J’aborderai ensuite la notion d’exotisme de Segalen, plus influencée par Nietzsche que par Schopenhauer, part du bovarysme pour s’en écarter : l’exotisme correspond à une intensification de l’existence inséparable du tragique de la condition humaine.

1. Le Bovarysme comme aliénation

2Si le Bovarysme est pour Jules de Gaultier une forme d’aliénation au sens propre, « le pouvoir départi à l’homme de se concevoir autre qu’il n’est » (B. p.103), c’est aussi un pouvoir de l’imagination. C’est une « puissance » définie à partir de l’énergie engagée par l’individu dans l’acte de « se concevoir autre ». Selon la première analyse tirée du « cas » d’Emma Bovary, le Bovarysme préfère une énergie faible (imaginaire) à une énergie forte (réelle) : le Bovarysme a mené l’héroïne de Flaubert au désastre, à cause de « la présomption idéaliste d’avoir tenté d’asservir le réel à son imaginaire » (B. p. 15). Captive à Yonville, elle se met souvent à la fenêtre en rêvassant à partir des souvenirs de ses lectures de pensionnaire. Emma est incapable d’être en prise avec le réel ; elle a du plaisir à mentir et à manigancer des subterfuges, des intrigues. Elle traverse magiquement les obstacles en s’imaginant, par exemple, avec son amant le long des côtes italiennes : « au galop de quatre chevaux, elle était emportée depuis huit jours vers un paysage nouveau4. » Elle n’invente rien, elle bricole sa vie avec des morceaux de fiction. Ses lectures entretiennent son narcissisme, puisqu’elle n’y cherche que « des assouvissements imaginaires pour ses convoitises personnelles5 ». À la différence de Flaubert, qui, en tant qu’artiste, a appris à dominer ses émotions pour construire une œuvre, Emma rêvasse entre les lignes des livres, « étant de tempérament plus sentimental qu’artiste, cherchant des émotions plus que des paysages6 ». Elle est restée fixée aux émois poétiques de sa jeunesse ; avec Léon, c’est « Le Lac » qu’elle déclame le long de la Seine, or, pour Flaubert, Lamartine est un « robinet » auquel « nous devons tous les embêtements bleuâtres du lyrisme poitrinaire7 ». Flaubert attaque ce qui l’agace chez les romantiques : le sentimentalisme et le goût d’un pittoresque facile — Schopenhauer critique, lui aussi, « le radotage de la passion lunatique et suprasensible8 » des romantiques. Emma se sert de la poésie romantique en tant qu’adjuvant à son excitation amoureuse, ce qui est une forme répandue de Bovarysme : utiliser sa culture littéraire pour « se concevoir » autre que ce que l’on est, « enjoliver » son existence sous un vernis de références et de citations, sans que cela constitue un véritable travail de déplacement du sujet. Dans ce cas Bovarysme peut rimer avec snobisme, comme le précise Jules de Gaultier : le snobisme est « un Bovarysme triomphant » (B. p. 49) qui remplace la médiocrité réelle d’un individu par des simulacres brillants. Swann « conçoit » Odette autre qu’elle est, Legrandin se conçoit lui-même autre : À Recherche du temps perdu, comme l’a montré Anne Henry, questionne la pensée de Schopenhauer : le « monde comme représentation » (l’art) doit-il l’emporter sur « le monde comme volonté » (la vie)9 ? L’entreprise littéraire et humaine de la Recherche tend à dépasser cette dichotomie.

3Emma, elle, « se conçoit » comme une héroïne de roman sentimental, c’est ainsi que la voit aussi Léon, mais les tableaux vaporeux qu’elle a composés l’ont menée à la catastrophe. Serait-elle une « victime du livre », selon l’expression de Jules Vallès ?

4La suspicion de Vallès s’étend à toutes les formes de lecture, scolaires et d’évasion, mais l’aliénation vient-elle du livre ? N’est-ce pas le lecteur qui reste soumis à ses réactions affectives jusqu’à perdre la conscience du réel extérieur ? Jacques Vingtras lit Robinson Crusoé « collé aux flancs de Robinson […], remué jusqu’au fond de la cervelle et jusqu’au fond du cœur11. » Jacques « se conçoit » marin, aventurier, naufragé, avant que son installation à Nantes ne lui retire ses illusions sur l’existence réelle des matelots. Michel Picard remarque que Jacques fait « un mauvais usage de la fiction12 » qui ne sert que de tremplin à la rêverie. Pour Jacques, la lecture de romans d’aventure est une évasion opposée aux pensums du lycée et au triste « ragoût » familial. Quant à Vallès, « il impose de force un sens à ses lectures, c’est-à-dire une solution artificielle à ses propres conflits13. » Pourtant la lecture joue un rôle essentiel dans la construction du sujet : en s’identifiant à Robinson Crusoé, Jacques a ouvert dans sa propre vie des chemins de liberté qui préparent la révolte de « l’insurgé ». Si empathique que soit sa lecture, elle constitue un véritable instrument d’émancipation car elle permet « l’ouverture d’accès et de désirs d’être nouveaux14. »

5La pratique issue de cette lecture diffère du détachement de la métaphysique du spectacle schopenhauerienne. Les extases de l’adultère d’Emma, qui ont succédé aux élans mystiques de son adolescence, n’en relèvent pas non plus. En termes schopenhaueriens, Emma est dominée par la « volonté » : « L’homme en proie à la passion amoureuse, tandis qu’il croit poursuivre un but personnel, accomplit le vœu de l’espèce », écrit Gaultier (B. p. 87), interprète fidèle de Schopenhauer. Assujettie à ses désirs, elle ne soupçonne pas que se délivrer de son « moi » égoïste pourrait lui permettre d’atteindre une paix intérieure. Elle ignore que le plaisir esthétique exige la mise entre parenthèses de l’affectivité : « dans cet état, nous sommes affranchis de notre triste moi […] Le monde considéré comme représentation demeure seul, le monde comme volonté s’est évanoui15. »

6Emma Bovary et Jacques Vingtras, chacun à sa manière, sont travaillés par la volonté, ils recherchent une évasion dans la lecture, la rêverie, l’imaginaire car ils ne supportent pas le sort mesquin qui leur est échu. Ils lisent à la manière de Don Quichotte, aveuglé par les romans de chevalerie : « Le chevalier subsume sous les concepts qu’il a puisés dans les romans de chevalerie les réalités très hétérogènes qui se présentent à lui ; par exemple pour aider les opprimés, il s’avise de délivrer des galériens » écrit Schopenhauer16. Il y a pourtant une différence majeure entre Madame Bovary et L’Enfant. Alors que la position de Vallès à l’égard des illusions de la lecture et de la relation entre le livre et le réel reste ambiguë (le livre, selon les cas, libère ou aliène),celle de Flaubert vise à mettre le lecteur en garde contre les prestiges de l’illusion, comme l’a fait Cervantès17.

7Si maladroites, égoïstes et vaines que soient les tentatives d’Emma et de Jacques pour échapper au réel, elles révèlent cependant une dimension dynamique du Bovarysme : le refus d’une médiocrité bourgeoise que Flaubert était le premier à exécrer. Aux antipodes du Bovarysme, on pourrait placer l’épilogue de Guerre et Paix de Tolstoï : la comtesse Marie « qui aspirait toujours à l’infini, à l’éternel, au parfait » consent avec la plus complète hypocrisie à sacrifier la charité chrétienne aux intérêts matériels de son mari Nicolas Rostov. Ce dernier se soucie uniquement de ses affaires, de ses propriétés, de ses richesses, aussi, écrit Tolstoï, « longtemps après sa mort, le peuple conserva le pieux souvenir de son administration ». Léon Chestov commente cet épilogue dans La Philosophie de la tragédie : « il n’y a pas en Rostov le moindre élément d’idée ; c’est la matière brute, l’immobilité, l’inertie18. » Il s’agit, selon Chestov, d’un défi que Tolstoï a lancé à l’idéalisme quand il « s’incline devant Rostov, et non pas devant Pouchkine et Shakespeare19. » À la fin de Madame Bovary, on apprend que Homais « fait une clientèle d’enfer ». « Il vient de recevoir la croix d’honneur » : telle est la dernière phrase du roman. Rostov et Homais sont les gagnants par leur matérialisme, leur obstination et leur égoïsme, quant aux idéalistes qui « conçoivent autre », ils sont fracassés. Jusqu’à quel point ont-ils choisi cette voie ?

8Le Bovarysme d’Emma relève-t-il de sa nature profonde (dans ce cas elle ne se concevrait pas autre qu’elle est !) ou bien est-il le résultat des influences romantiques qu’elle a subies ? La réponse de Jules de Gaultier n’est pas claire. Sa démarche repose sur un présupposé positiviste hérité de Taine : l’individu « serait » « réellement » quelqu’un qu’on pourrait définir par son hérédité, son appartenance sociale, la culture de son milieu, le caractère forgé par son éducation. Gaultier considère donc la croyance au libre arbitre comme une « fausse conception » bovaryque, conséquence de « l’illusion de la personnalité, la croyance à l’unité du moi » (p. 86). L’homme « se conçoit un » alors qu’il est fait d’instincts et de moments multiples. L’individu serait entièrement déterminé, aussi le criminel est-il un « automate » que l’on prend (et qui se prend lui-même) pour un homme libre. Pour Nietzsche, il n’y a pas de « sujet transcendantal » ; le « moi » est une « construction de la pensée », « une fiction régulatrice20 ». L’unité du sujet n’est pas donnée « quelque part », elle est toujours à venir, elle est « émergeante » dirait Morin, construite par les expériences, les rencontres, les lectures ; c’est « une ligne d’horizon » qui met tout le reste « en perspective21 ». Si le sujet du Bovarysme, lui, est déterminé par son origine génétique et sociale, il n’est pourtant pas unifié par la conscience, il est travaillé par des forces multiples et contradictoires comme l’ont montré, à cette époque, Nietzsche et Freud.

2. Le Bovarysme comme libération d’un moi « situé au-dessus de soi ».

9Jules de Gaultier fait du Bovarysme un principe d’explication universel puisque l’humanité se distingue des autres espèces par son insatisfaction, la conscience de sa finitude, la nostalgie d’un « absolu ». C’est ce qui pousse les hommes à « concevoir autre ». L’ennui et le manque sont le propre de l’homme selon Gaultier. Son « mécontentement » devant sa condition mortelle et les limites de l’existence humaine sont à l’origine des illusions métaphysiques qui ont fait place à « la religion du progrès et de la science » (B. p. 93), mais les progrès techniques autant que les avancées de la connaissance ne sauraient satisfaire pleinement les hommes :

10Gaultier reprend ici l’analyse généalogique de Schopenhauer en demandant non si Dieu existe ou si la philosophie atteint la vérité, mais en interrogeant le besoin de religion, de science, d’art. Sa pensée tient compte d’un autre aspect philosophique débattu à son époque : le vitalisme ­— la puissance, que Bergson appelle « l’élan vital », traverse les individus. Gaultier définit « le Bovarysme comme appareil de mouvement » (B. p. 109), c’est-à-dire capacité de « concevoir » des actions permettant de s’adapter au devenir. Selon Schopenhauer, repris par Gaultier, les passions ne sont que des illusions par lesquelles se manifeste le « Génie de l’espèce » ; de même les religions, depuis les plus anciennes jusqu’à celle du progrès scientifique, ne sont que des ruses du Génie de la Connaissance qui utilise à son profit l’insatisfaction qui pousse l’homme à chercher à comprendre le monde. Gaultier, à la fin de son essai, montre que « le pouvoir de déformation », observé chez Emma Bovary « avec un relief pathologique », peut devenir, en d’autres circonstances, « un pouvoir créateur » (B. p. 128). Sans lui, le monde « se figerait dans l’identique » (B. p. 112). Le Bovarysme est donc une forme de résistance à l’entropie. La pensée de Jules de Gaultier, selon la perspective vitaliste de son époque, insiste sur l’intensité de l’énergie vitale : « La vie se montre le support et le moyen indispensable de connaissance, son intensité détermine strictement l’horizon de la connaissance future » (B. p. 137). La vie est définie, de manière nietzschéenne, comme un conflit incessant de forces contradictoires où « le pouvoir de se concevoir autre » permet à l’individu de « se différencier quelque peu de lui-même pour persister dans l’existence » (B. p. 149). La capacité de changer, de « se concevoir autre », est même une supériorité des individus et des peuples les plus dynamiques, alors que ceux qui sont demeurés « durant un long intervalle sous le joug de coutumes immuables ont perdu le pouvoir de se modifier » (B. p. 119), c’est pourquoi il est légitime de les coloniser…

11Dans le domaine historique, le Bovarysme est en effet particulièrement ambigu : soit il entraîne un peuple à dévier du « génie national » formé au cours des siècles, ainsi l’enthousiasme de la Renaissance pour l’Antiquité est-il tenu pour un « bovarysme » préjudiciable au génie français constitué au cours du Moyen Âge — période valorisée par les romantiques et les symbolistes. Soit le Bovarysme est considéré comme un principe d’évolution, d’adaptation des sociétés à des conditions nouvelles : « L’homme modelé par la fatalité se conçoit libre de déterminer son évolution, de se façonner à son gré, d’être le créateur volontaire de son être » (B. p. 83). Dans ce cas, le Bovarysme est une pensée de l’énergie conçue comme force issue de la « race » et de l’histoire nationale, aussi les influences étrangères lui sont-elles nuisibles, par exemple, celle des Juifs attachés à un idéal humanitaire : tout « groupe social se concevant à l’image d’un modèle étranger s’affaiblit et se ruine » (B. p. 71). Certains passages prônent une forme inquiétante d’eugénisme : par exemple, il serait dangereux de guérir les malades de la tuberculose car cela aurait pour effet « de créer, par l’hérédité, une race naturelle de malades qui ne pourront vivre qu’avec le secours de la médecine » (B. p. 95). Si, comme le fait remarquer Per Buvik dans son essai, la xénophobie et l’antisémitisme de Jules de Gaultier sont moins affirmés que ceux de Maurras, il n’en demeure pas moins qu’il s’inscrit dans un courant de pensée « antimoderne ». Selon Antoine Compagnon, Gaultier dénonce une « maladie moderne » qu’il appelle Bovarysme : « la substitution d’une sensibilité esthétique à une sensibilité morale22 », et cette sensibilité est marquée par l’art décadent. Mais c’est pourtant cette sensibilité que Gaultier défend…

12Le principe bovaryque « créatif » nécessite une civilisation avancée, et, dans cette civilisation, une élite cultivée, « un petit nombre d’individus », capables de parvenir à « une attitude esthétique », « sereine où la joie du spectacle qu’ils ont institué leur compense les angoisses où parfois ils se débattent comme acteurs » (B. p. 124). Jules de Gaultier considère en effet la connaissance comme seul but de l’existence phénoménale puisque « l’utilité humaine s’exprime par la joie de connaître » (B. p. 136). La connaissance a pour but d’améliorer la vie ; pour ce faire, l’esprit doit « créer le réel » en l’immobilisant puisque la vie est mouvement, devenir incessant. Remarquons ici au passage combien Gaultier est proche de la philosophie du devenir de Bergson, qui a lui-même beaucoup médité Schopenhauer. La connaissance donne une forme au chaos des phénomènes, que ce soit une œuvre d’art ou une équation, mais ni l’une ni l’autre n’apportent de vérités « absolues », elles proposent des vérités transitoires, des « notions », utiles aux hommes à une époque donnée : « ce qui importe, c’est de considérer dans quelle mesure cette conception nouvelle est propre à s’agencer avec la réalité actuelle » (B. p. 146). Ce principe aboutit ainsi à démontrer la relativité de toutes les conclusions scientifiques puisqu’elles sont construites à partir de notions abstraites et que le « réel » dans son mouvement incessant et sa diversité ne peut être appréhendé par l’esprit tel qu’il est : « il y a identité entre connaître les choses et les connaître autres qu’elles ne sont » (B. p. 102, souligné par l’auteur). Gaultier reprend le scepticisme de Nietzsche en affirmant que le mensonge et les jugements faux sont la condition fondamentale de la vie23. Il s’ensuit que les théories scientifiques ne sont pas des « vérités » absolues et définitives car elles s’inscrivent toujours dans une perspective limitée, celle du sujet percevant et qu’elles ont de la valeur en tant qu’elles permettent aux hommes de s’adapter à leur milieu. La faculté de « concevoir autre » correspond, à la fin de l’essai de 1902, à une adaptation créative de la connaissance aux mouvements incessants de la vie. Comme il n’y apas de « chose en soi », mais des interprétations situées dans un contexte donné, « le monde est interprétable : il n’a pas un sens par-derrière soi, mais d’innombrables sens : perspectivisme24. » La science du xxie siècle tiendra compte en effet de l’historicité de ses théories et d’un certain perspectivisme : la connaissance avance par approximations, par invention d’hypothèses toujours à reprendre.

13La connaissance se réalise selon deux modes : celui du savant qui « fait sa joie du seul fait de connaître, du seul spectacle de toutes les choses créées par l’activité objective de l’être », méprisant les applications techniques (B. p. 125) et celui de l’artiste parvenu à la jouissance du spectacle. Ce qui caractérise ces « héros », c’est qu’ils préfèrent le spectacle de l’art à l’activité spontanée : « Chez les poètes, chez les artistes de tous ordres que possède à quelque degré le Génie de la Connaissance, il existe une tendance à faire de leurs émotions des spectacles, et, cette transformation de leur activité les dispense parfois de la satisfaire, d’une façon durable, sous sa première incarnation » (B. p. 130). La « tendance passionnelle » exprimée ainsi, « fonder son bonheur dans la sensation » (B. p. 136, souligné par l’auteur), doit aboutir à un « pur intellectualisme » résumé en une formule : « transmuer la sensation en perception, transformer en spectacle les émotions ». L’intensité de la sensation et la joie esthétique rendent possible la connaissance.

14Selon Nietzsche, « éduqué » lui aussi par Schopenhauer, il s’agit de libérer un moi « situé au-dessus de soi », de faire advenir le philosophe, l’artiste ou le saint. Affranchis de la volonté, « ils ont déchiré le voile de la Maya » — le flux des apparences et l’illusion de leur individualité séparée du monde, selon Schopenhauer. Comme ils sont ainsi détachés de la réalité quotidienne et des passions, ils voient la réalité même. Nietzsche ajoute qu’ils parviendront à « cette humanisation suprême à laquelle toute la nature aspire et conspire pour se délivrer d’elle-même25. » Dans une perspective idéaliste, le jeune Nietzsche imaginait que la finalité de la Nature serait de « rendre l’existence intelligible » grâce à des génies. Gaultier, lui, insiste sur l’artiste, délivré de la volonté : « par la production de l’œuvre d’art, écrit Gaultier, l’intelligence annonce qu’elle s’est retirée de la scène où elle agissait sous l’empire de l’illusion et qu’elle s’est fixée en spectatrice sur les rives du devenir, au bord du fleuve où les barques, chargées de masques et de valeurs inventées par la folie de Maya, continuent de descendre le courant parmi tous les bruits de la vie26. » L’artiste parvient à jeter sur la nature un regard dégagé de l’instinct, à distance des phénomènes, c’est cette distance que Segalen recherche aussi à travers l’exotisme, mais d’une manière bien différente.

3. Bovarysme et exotisme

15Après la publication des Immémoriaux et la mise en chantier de nombreux textes, Segalen confie à son ami Henry Manceron : « Je me disais qu’ayant posé pour Raison de vivre l’œuvre d’art, le but était incessamment visé, ou atteint, sitôt que je réalisais27. » Cette profession de foi est schopenhauerienne. Segalen mentionne Schopenhauer dans sa correspondance avec Jules de Gaultier comme « l’un des hommes qui aidèrent à éloigner l’Absolu de la Vie28 » — en d’autres termes, à libérer la Vie de l’idéalisme et de la morale au nom du principe esthétique : se consacrer à la Vie et à la réalisation de l’œuvre d’art dans un même mouvement. Per Buvik a consacré un chapitre de son essai Le Principe bovaryque à l’analyse de « l’influence de la pensée de Gaultier sur Victor Segalen29 » (B. p. 283-292), attestée par la correspondance et par l’Essai sur l’exotisme. Segalen a dédié Équipée à Jules de Gaultier ; il lui écrivait dès 1906 :

16Segalen souligne la distinction faite par Gaultier entre le Bovarysme, « généralisable » de l’héroïne de Flaubert et « le sens spectaculaire », restreint au très petit nombre de gens possédant « un sens esthétique » assez développé pour faire de l’œuvre d’art « l’unique Objet valable31 ». Un texte publié dans La Chronique médicale fait l’éloge du Bovarysme de Gaultier :

17La définition de « l’exotisme universel » qu’il donne dans son Essai reprend celle du Bovarysme : « le pouvoir de Concevoir autre33 ». Gaultier, à la suite de Flaubert, de Schopenhauer et de Nietzsche, est parti de la ruine de l’idéalisme romantique, tel qu’il est « incarné » par le personnage d’Emma Bovary : comme « elle se conçoit autre qu’elle n’est », elle succombe aux mirages exotiques les plus dégradés. En revanche « le sens spectaculaire » implique le pouvoir, réservé à des happy few, d’éprouver le choc du Divers. Aussi Per Buvik fait-il remarquer plusieurs différences essentielles entre Bovarysme et exotisme : alors que le comportement bovaryque est communément répandu, le comportement de l’Exote « relève d’une sensibilité exceptionnelle » (B. p. 286). Les Exotes s’apparenteraient plutôt alors aux penseurs du Bovarysme. Une seconde différence entre Bovarysme et exotisme tient au statut du réel : si le critère du Bovarysme est l’illusion, celui de l’exotisme est la « surprise », la « secousse » éprouvée lors de la perception du Divers, parfois même au contact du « bon gros réel », selon l’expression d’Équipée. Per Buvik insiste à juste titre sur une opposition fondamentale : « “Concevoir autre”, pour Segalen, c’est concevoir ce qui est différent de soi-même et de ce que l’on connaît déjà. “Concevoir autre”, pour Gaultier, c’est concevoir les phénomènes du monde autres qu’ils sont en réalité » (p. 287). « Concevoir autre », cependant, suppose à la fois une disponibilité au Divers et une puissance de l’imagination qui transforme le spectacle du monde en un jeu délectable : « Voici un fait : je conçois autre et sitôt, le spectacle est savoureux. Tout l’exotisme est là34. » L’exotisme est finalement une manière d’accroître la jouissance de la vie au contact de ce qui, irréductiblement différent, émeut. Cela peut être, pour Segalen, une statue chinoise, un morceau de Debussy, un paysage de « terre jaune », un tableau de Gauguin, une danse maorie ou, simplement, une jeune fille35. Per Buvik met en évidence le lien intrinsèque pour lui entre l’exotisme, l’érotisme et l’esthétique.

18Le roman inachevé de Segalen, Le Maître-du-Jouir, conjugue exotisme (la restauration de la culture maorie), érotisme (la vie du maître avec ses diverses « épouses »)etesthétique (la création de statues d’une puissance formidable)36. La fin héroïque du Maître-du-Jouir, restaurateur de mythes, s’oppose à l’échec de Claude Lantier, qui, selon Zola, a subi « le tourment d’un symbolisme secret, un vieux regain de romantisme37 », alors que « seule, la vérité, la nature, est la base possible, la police nécessaire, en dehors de laquelle la folie commence38. » Le Maître-du-Jouir met en scène un artiste libéré de « cette précision stupide qui nous livre à la chaîne de la réalité matérielle39 », un sculpteur de dieux, un Exote qui « fuit le présent méprisable et mesquin » ; en se tournant vers « les ailleurs et les autrefois40 », il ouvre la voie à l’art moderne. Le travail artistique est en effet inséparable d’un art de vivre : c’est grâce à l’intensification des sensations « diverses » que la création artistique peut avoir lieu et, réciproquement, l’énergie créatrice rend la vie « savoureuse ». Segalen, d’ailleurs, exprime une certaine déception après la rencontre de Jules de Gaultier, en raison du contraste entre les idées de l’interprète de Nietzsche et l’existence rangée du percepteur. Pour l’auteur des Immémoriaux et d’Équipée, l’exotisme n’est pas seulement une « notion » abstraite, c’est une pratique qui allie les expériences du corps à l’émotion esthétique et au plaisir de la création. Revenant sur ses œuvres, Segalen écrit : « cherchant d’instinct l’Exotisme, j’avais donc cherché l’Intensité, donc la Puissance, donc la Vie41 ». Per Buvik montre que Segalen s’intéresse peu à la dimension épistémologique du Bovarysme, car il est avant tout « un artiste rêvant d’un monde divers capable d’augmenter l’intensité vitale propre à la création » (p. 288).

19Il est un point, cependant, où la pensée de Segalen rejoint celle de Gaultier, c’est la critique du progrès, ce « fanal obscur » selon Baudelaire, qui uniformise les peuples et les cultures sous sa loi d’airain,annihile les savoureuses différences entre les civilisations. De plus, les explications scientifiques empêchent les délicieuses secousses provoquées par le mystère. Mystères que le Maître-du-Jouir fait revivre en restaurant de somptueux cultes païens ou que rencontre le voyageur en Chine, égaré dans la ville fantomatique des Trous de Sel noir42. Les Arrière-mondes ont d’infinies séductions pour Segalen, c’est pourquoi, comme Jules de Gaultier, il défend les différences entre les peuples et les hiérarchies entre les hommes, contre le progrès, la démocratie et la colonisation qui uniformisent les sociétés humaines. Le Divers perçu par l’artiste le sauve de l’ennui, de la platitude, du conformisme, de « l’automatisme » dirait Bergson. Pendant la guerre, Segalen présente l’exotisme comme une forme de résistance à l’érosion des singularités entre les individus et les peuples brassés par la grande machine du conflit mondial. C’est par la puissance de son imagination créatrice que l’individu peut échapper à la médiocrité générale. Per Buvik souligne dans sa conclusion que « le Bovarysme, c’est ce qui fait de nous plus que nous ne sommes, parfois au risque d’en mourir » (B. p. 326). Segalen, par sa vie et son œuvre, le confirmerait…

4. Bovarysme et tragique

20On peut se demander si Emma Bovary n’est pas de ces jeunes idéalistes, amantes passionnées qui finissent mystiques comme Marie-Madeleine ou, au masculin, comme Rancé. Flaubert a choisi de mettre fin à ses élans par l’arsenic. Si madame Bovary partage avec son créateur la « haine du réel », platement « bourgeois », « qui lui fait imaginer en face de toute réalité présente une réalité nouvelle et différente » (B. p. 148), elle ne peut évidemment prendre le point de vue distancé de l’auteur. L’artiste affirme sa liberté par son ironie, Emma, elle, est prise au piège de l’idéalisme : « les pires ennemis de l’idéalisme sont les apostats de l’idéalisme », écrit Léon Chestov43 — Flaubert, Dostoïevski et Nietzsche.

21Pour Emma, il y a « quelque part » un monde idéal, dans les châteaux des nobles, les théâtres de Paris, sur les rivages italiens et même dans le Ciel confus de ses élans religieux. Pour le héros tragique, il n’y a pas « d’Ailleurs », le monde est sans origine ni finalité. Il n’y a pas de « chose-en-soi ». Tandis que la métaphysique regarde le devenir comme l’altération d’un état originel considéré comme « la chose même » ou l’Être, Bergson affirme au contraire que la « chose elle-même » est le vivant, l’acte de vivre, « l’événement-vie », le progrès créateur, le mouvant. Le problème est bien celui de la finalité du processus, c’est ce que critique Nietzsche : le devenir ne tend pas vers un état final qu’on l’appelle « l’Être », « la chose en soi », « le monde-vérité ». C’est l’être qui est apparence, illusion et le devenir réalité : « L’être (Wesen) manque : le devenant, le phénoménal est la seule sorte d’être (Sein)44. »

22Le Bovarysme, en tant que fuite dans l’illusion et qu’idéalisme impénitent, est donc le contraire de la pensée tragique qui accueille toute réalité, si terrible soit-elle ­­— ce que Nietzsche appelle amor fati. Aucune explication, ni rationnelle, ni morale, ni métaphysique, ne peut justifier les absurdités et les souffrances d’une existence particulière : « la vie contemple avec indifférence la comédie et la tragédie humaines45. » Nietzsche appelle « dionysiaque » la réalité même, la force vitale, l’énergie puissante de la vie : « ce qu’il y a de plus doux, de plus léger et de plus terrible, jaillit d’une seule source avec une immortelle certitude46. » Nietzsche écrit cela à propos de son Zarathoustra, or Segalen a vécu l’éblouissement de la vie polynésienne tout en lisant Ainsi parlait Zarathoustra. Pour construire sa théorie de l’exotisme en tant que « suractivation » énergétique, Segalen s’est fondé sur le vitalisme nietzschéen. Dans un texte intitulé « Imago Mundi » (1917), il définit l’exotisme comme « la Loi fondamentale de l’Intensité de la Sensation, de l’exaltation du Sentir ; donc de vivre. C’est par la Différence, et dans le Divers, que s’exalte l’existence47. »

En guise de conclusion

23Segalen s’est appuyé sur la philosophie tragique pour contrer l’idéalisme « bovaryque ». En marge d’un texte intitulé Gustave Moreau, Maître imagier de l’orphisme, il note : « le Bovarysme en peinture lyrique48 » car Moreau se présente comme « l’illustrateur admirable d'un courant déplorable et divers, douloureux, angoissé et sceptique, Père de tous les Messies, Père des angoisses humaines... L’Orphisme49. » À l’opposé, se trouve Gauguin, Exote aux prises avec la vie intense — jouissance et douleur extrêmes. Gauguin a gravé sur le fronton de sa maison, aux Marquises, « Maison du jouir » et Segalen a repris cette inscription pour nommer le héros de son « roman Gauguin », le « Maître-du-Jouir ». En héros dionysiaque, il sculpte des « dieux du jouir », conduit les cortèges de danseurs dans la nuit, mais il doit finir dépecé par les greffiers et les gendarmes. Le dionysiaque est force vitale élémentaire mais cruelle et désespérée ; il implique le consentement à se perdre avec volupté dans le courant de la grande vie.

24Résumons au risque de schématiser : matérialisme bourgeois (Rostov et Homais), esthétisme idéaliste (des Esseintes contemplant la Salomé de Gustave Moreau50), bovarysme (Emma, Swann), tragique (le Maître-du-Jouir).

2515  Arthur Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, op. cit., p. 256.