Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Essais
Fabula-LhT n° 8
Le Partage des disciplines
Ronald Shusterman

Partage des disciplines : rhizomes ou chasses gardées?

1Dans l’un des premiers films de la série Superman, Lex Luthor (personnage joué par Gene Hackman) formule très solennellement la remarque suivante : « Certains peuvent lire Guerre et paix et conclure qu’il s’agit d’un simple roman d’aventure. D’autres vont parcourir les ingrédients listés sur un emballage de chewing-gum et y découvrir les secrets de l’univers. » Tout débat (implicite ou explicite) sur le « partage des disciplines » évoque inévitablement les polémiques sur le « canon », car nous trouverons en arrière plan à l’ensemble de ces discussions la même série de questions philosophiques et axiologiques : qu’est-ce que la valeur ? Comment fonctionne-t-elle ? Quelles seraient la ou les valeurs des différentes œuvres et des différentes disciplines ? Comment définir l’autorité ? Qui la détient ?

2Citer Superman en guise d’introduction à cet article d’une prestigieuse revue de théorie littéraire n’est donc pas un acte anodin. C’est en premier lieu une façon de prétendre que le fait « littéraire » peut s’appréhender à la fois de plusieurs manières et à partir de toutes sortes d’objet, indépendamment d’une quelconque hiérarchie officielle. Ce serait donc un appel, ou peut-être un rappel, d’une autre vision de la valeur littéraire et du rapport entre l’objet et la théorie. Mais mon allusion à cette « citation » de Lex Luthor sert également un autre objectif précis : si on peut en effet apprendre des « secrets » à partir de n’importe quel texte (ou presque), si on peut tirer des conclusions en examinant, par diverses méthodes, une grande variété d’objets d’études, c’est que le savoir est essentiellement un tout, et que son « partage » est largement un acte arbitraire. Ce partage est nécessaire, certes, pour des raisons de commodité administrative et d’organisation pragmatique. Mais il se révèle être profondément artificiel et même potentiellement néfaste, dès qu’on le regarde avec un peu de recul.

3Si Lex Luthor a raison de prétendre qu’il est possible de percer les secrets de l’univers grâce à un emballage de chewing-gum, ce serait donc parce que tout savoir est rhizomatique, et qu’il importe peu par quel point du rhizome on aborde la connaissance, puisque chaque point est relié aux autres. Sans aller jusqu’à dire que tout se vaut, que Superman nous apporte autant que Hamlet ou Tartuffe, je pense qu’il est temps de mettre fin aux chasses gardées. Autrement dit, il est temps de mettre fin à l’élitisme et à cette hiérarchisation excessive de nos domaines de recherche, afin d’instaurer un véritable respect et une véritable interdisciplinarité. Il me semble que le partage des disciplines est un acte politique apparenté à ce que Jacques Rancière appelle le partage du sensible : le « partage du sensible » est « ce système d'évidences sensibles qui donne à voir en même temps l’existence d’un commun et les découpages qui y définissent les places et les parts respectives1. » Donner une telle « place » à quelqu’un peut être une façon de l’emprisonner. Certains effets dévastateurs du partage actuel, et du protectionnisme qu’il recouvre trop souvent, peuvent se voir non seulement dans la configuration de nos institutions universitaires, mais aussi au sein de la recherche elle-même.

1. Partage, existence, individuation

4Idéalement, il faudrait situer le débat sur le partage des disciplines dans le cadre métaphysique et épistémologique qui rend un tel débat possible et lui donne sa nature. Quel que soit l’objet du partage, chacun veut bien sûr sa part du « gâteau ». La notion même de partage repose sur une métaphysique d’individuation et de particularité. C’est parce que l’Être est spatialement et temporellement individué et divisible que nous pouvons faire des partages, tracer des frontières, séparer les choses. Ensuite, c’est parce que l’être humain possède une volonté individuelle que nous sommes obligés de le faire. Cela peut paraître un peu simplet, mais si tout le monde veut une part du gâteau, c’est parce qu’il est possible de distinguer entre le gâteau et son absence. Sans le néant, le non-être, sans « l’existence » paradoxale de ce « rien » qui est évoqué en philosophie depuis au moins le Parménide, il n’y aurait pas lieu de s’inquiéter du partage puisqu’il n’y aurait pas de mesure. Mesurer ma part du gâteau, c’est mesurer non seulement ce que j’ai, mais aussi ce que je n’ai pas (et que l’Autre m’a pris). Sans individuation, il ne peut y avoir comparaison, et donc il ne peut y avoir mesure.

5Tout mesurer, tout classer – voilà quelques nécessités de notre univers. Comme le remarque François Dagognet, la « question de la mesure » paraît « fondamentale, parce que directement liée à la connaissance, au savoir, à l’appréhension du réel2… » Selon lui, « nous tenons cette activité apparemment unificatrice ou réductionniste » (car on critique les approximations de la mesure depuis des siècles) « pour un instrument qui favorise la compréhension… Comment douter que la mesure généralise et impose la rationalité3 ? » « En somme, » conclut-il,

la mesure nous donne de l’être une vue, prise assurément sous un certain angle… Si toutes ces « images » ne nous donnent qu’une vue plongeante sur la chose…, cette chose, à la croisée de ces multiperspectives sur elle, s’en sort alors de l’ombre où elle était plongée ; c’est pourquoi la mesure ne se sépare pas du problème de la connaissance même4.

6C’est par une vue plongeante, et par l’emploi d’une mesure-étalon, que nous procédons à nos partages. C’est bien cette vue plongeante qui nous permet de passer du particulier aux classes, aux ensembles, aux universaux. L’histoire de la philosophie peut en effet être conçue comme l’histoire des différentes théories de l’abstraction, comme on le voit dans L’Art des généralités d’Alain de Libera. Mais pour théoriser les universaux, il faut d’abord qu’il existe des particuliers et que l’on ressente le besoin de dépasser leur particularisme.

7On peut toutefois se demander si la mesure et l’abstraction, même si elles nous sont indispensables, ne constituent pas parfois une trahison du réel. Dagognet le signale lui-même en citant Valéry : « [I]l est extraordinaire, paradoxal, que la “Science”, celle fondée sur mètres et nombres, soit arrivée à de tels résultats que l’abstraction, c’est-à-dire la privation de la plupart des caractères des choses, combinée à elle-même, ait donné tant de choses et tant de pouvoir sur les choses5. » Nous vivons dans un monde de corps distincts, d’entités numériquement séparés et identifiables, qu’il faut mesurer. Mais la mesure et l’abstraction sont parfois une trahison du relationnel, et nous vivons aussi dans le relationnel. Or le relationnel a un caractère infini qui dépasse toute mesure. Bien avant Deleuze et son rhizome, Henry James l’avait déjà fait remarqué : « Relations stop nowhere6. »

8Je me suis amusé dernièrement à imaginer un univers où les relations seraient parfaitement infinies et où l’individuation n’existerait pas. Dans cette expérience de pensée, l’univers est habité par un être unique que je vais appeler l’éponge infinie. Cet être multicellulaire est non seulement infini et éternel, il a la propriété de remplir entièrement son univers et d’être composé de cellules partageant par télépathie instantanée la conscience totale et unique qui résulte de leur symbiose. Chez l’éponge infinie, alors, l’individuation, la division, le particularisme et même le mouvement n’existeraient pas, et il n’y aurait pas lieu de parler de communication, d’échange ou d’interprétation, puisqu’une conscience unique occupant la totalité de l’espace-temps n’a pas à exercer des capacités herméneutiques. L’herméneutique – comme le mouvement – naît de l’écart entre êtres individués, et un tel écart n’existe pas dans l’univers de l’Éponge infinie. La monade n’a pas à exprimer son être, elle est, tout simplement, elle est tout entière, et elle n’a pas à faire des partages.

9Nous ne vivons pas dans l’univers de l’éponge infinie. Le problème pour les universités, pour les chercheurs, pour les administratifs, c’est que dans notre univers, il faut organiser les choses. C’est donc pour des raisons pragmatiques qu’il faut diviser le savoir, en adoptant cette vue plongeante qui permet de tracer des frontières. Mais on peut se demander si le savoir lui-même, vécu de l’intérieur, en quelque sorte, n’est pas un peu comme notre éponge infinie, comportant peut-être des zones et une vague topographie, mais pas de structure fixe, pas de divisions absolues, pas de centre et donc pas de périphérie. Une telle vision des « disciplines » pourra remettre en cause la notion même de partage.

2. Questions de partage et de valeur

10Selon Jacques Rancière, le « réel doit être fictionné pour être pensé7 ». Il ne s’agit néanmoins pas là d’une simple opération mentale :

La politique et l’art, comme les savoirs, construisent des « fictions », c’est-à-dire des réagencements matériels des signes et des images, des rapports entre ce qu’on voit et ce qu’on dit, entre ce qu’on fait et ce qu’on peut faire8.

11Décider ce que nous pouvons faire est un acte éminemment politique, et c’est en cela que toute fiction produisant un partage aura son effet non seulement sur le sensible mais aussi sur le social (si une telle distinction a un sens quelconque…). De tels partages engendrent inévitablement une organisation des différents agents participant à la forme de vie en question. Le partage structure la forme de vie en plaçant certains dans une position d’autorité et d’autres dans un rôle inférieur. Si cet agencement était basé sur des valeurs absolues et immuables, cela n’aurait rien de choquant. Mais comme on sait que la philosophie actuelle délaisse l’absolutisme pour un relativisme plus ou moins avoué, il faut admettre que ces agencements sont davantage le lieu d’une lutte de pouvoir que la reconnaissance de la juste nature des choses.

12Certains penseurs ont décelé récemment des choses analogues dans les nouvelles formes d’évaluation qui viennent d’arriver en France. Voici Yves Charles Zarka, par exemple : « L’inversion idéologique consiste à faire passer pour une mesure objective, factuelle, chiffrée, ce qui est un pur et simple exercice de pouvoir. L’évaluation est un mode par lequel un pouvoir (politique ou administratif, général ou local) exerce son empire sur les savoirs ou les savoir-faire9… » Noter, classer, mesurer, critiquer, évaluer : ce sont là des actes de jugement qui semblent inscrits dans notre nature depuis nos tout premiers sourires ou grimaces au contact du lait maternel. À défaut de vivre dans l’univers de l’éponge infinie, nous ne pouvons que juger, nous devons différencier les choses – le tout est de le faire de façon souple et juste.

13Rentrons davantage dans le détail qui nous concerne et reprenons l’une des questions de l’appel à communications de ce numéro : Que prétendons-nous étudier lorsque nous disons « faire de la recherche en littérature » ? Idéalement, il faudrait faire reconnaître que nous faisons tous la même chose, quel que soit l’objet de notre étude : on décrit l’œuvre, parfois comme une fin en soi, parfois aussi pour en tirer des conclusions sur le fonctionnement, les possibilités, les modalités ou les « règles » de la littérature toute entière. De cette perspective, il n’y a aucune raison de dire que telle ou telle littérature est plus apte à dire ce qu’est « la littérature » que telle ou telle autre. Nous faisons tous la même chose et nous évitons tous difficilement les trois écueils, les trois impasses qui guettent les études littéraires :

141) Faire uniquement de l’histoire littéraire, sans jamais tirer aucune conclusion plus générale à partir de ce que l’on aura appris sur l’œuvre de Mallarmé ou Shakespeare.
2) Faire uniquement de l’illustration « civilisationniste », de l’histoire tout court, en quelque sorte, en utilisant l’œuvre comme simple document, comme témoignage d’une époque, au même titre que le registre de naissances ou les archives des ventes immobilières.
3) Faire uniquement de la géographie culturelle, en montrant en quoi telle ou telle œuvre nous révèle l’ « âme » de tel ou tel pays. Ainsi lira-t-on Calvino pour cerner « l’âme de l’Italie » ou Pessoa pour saisir « l’essence du Portugal » ; ainsi ira-t-on jusqu’à prétendre que toute différence géographique engendra une littérature spécifique qui mérite ses propres spécialistes. Puisque les deux villes sont distinctes, la littérature de Massy ne sera pas exactement celle de Palaiseau, et on enverra nos jeunes chercheurs faire des enquêtes « sur le terrain » en leur finançant un ticket du RER B.

15Je prétends donc que « faire de la recherche en littérature » demande un minium d’effort de théorisation. Mais ce que je veux surtout faire admettre, c’est que cet effort se pratique un peu partout, et que les écueils ne sont pas limités à telle ou telle sous-discipline. Si nous sommes tous capables des mêmes écueils et des mêmes richesses, alors le partage du gâteau intellectuel devrait être plus égalitaire.

3. Systèmes, disciplines, autorités

16Je laisserai aux autres le soin de faire l’histoire des « facultés » en France. Nous savons tous que le découpage actuel des études et des disciplines universitaires n’est pas gravé dans le marbre. Certains domaines très en vogue aujourd’hui n’existaient pas il y a cinquante ans et n’existeront peut-être plus d’ici quelques décennies. La réalité administrative de la recherche en France n’est pas forcément la seule réalité scientifique possible ; elle n’est pas forcément spécialement logique ou cohérente. Le poids de certaines traditions locales ou nationales peut empêcher la mise en place des passerelles entre disciplines qui travaillent ensemble dans d’autres pays. « Comment nous accommodons-nous des frontières institutionnellement établies10 ? » Répondons brutalement. C’est souvent une affaire de chasses gardées, et non d’échanges véritables. Parfois les divisions et les barrières sont inscrites dans l’architecture elle-même. Au campus de Bordeaux 3, les différentes UFRs sont reliées au rez-de-chaussée, mais le travail se passe surtout dans les étages, et chaque étage est un bâtiment à part, sans lien avec celui d’en face. Un « système » rigide « de répartition des domaines de connaissance » (pour citer encore l’appel à communication) est ainsi « concrétisé »11 et un chercheur peut passer des semaines sans croiser son collègue d’une autre discipline (qui travaille pourtant sur une problématique proche).

17Car, il faut le reconnaître, si le système administratif a son utilité, la connaissance elle-même supporte mal cette division. Quand on regarde la recherche elle-même, on voit tout de suite qu’il n’y a pas de système. Il n’y a que des rhizomes, il n’y a qu’un tissage de disciplines et de savoirs qui s’entrecoupent constamment. C’est précisément à cause de la proximité des disciplines que le partage des disciplines est le lieu de jalousies, de protectionnisme, de snobisme, et de craintes. Plus les disciplines sont proches, plus les jalousies sont vives, et lorsque l’on sent que cette proximité pourrait servir comme prétexte pour « fermer la filière » (comme on dit en jargon administratif), alors la jalousie devient hystérique.

18Prenons un cas de figure que l’on peut rencontrer fréquemment dans les petites et moyennes universités. N’ayant pas la « masse critique » pour faire une équipe à eux tout seuls, les chercheurs des disciplines A, B, et C fusionnent en une seule équipe pour « mutualiser » leurs forces. Mettons que cette équipe a 33% de chercheurs de la discipline A, 33% de B, et 33% de C. Logiquement, son directeur pourrait appartenir à n’importe laquelle des disciplines. Or, si c’est presque toujours un A qui dirige, cela veut-il dire que A est réellement une discipline plus importante, plus fondamentale ? Or est-ce seulement le signe d’un jeu de pouvoir entre les domaines ? Prenons un autre exemple, inspiré de Marx (Groucho, en l’occurrence, mais Karl n’est peut-être pas très loin)12. Le Professeur W est le grand spécialiste de la littérature de son pays, la Freedonie. Son collègue, le Professeur X, enseigne en Sylvanie mais se spécialise sur cette même littérature. Le Professeur Y est freedonien mais spécialiste de la littérature de la Sylvanie, tout comme le Professeur Z qui habite, en revanche, la Sylvanie même. Dans l’univers démocratique et égalitaire de l’éponge infinie, ils seraient tous logés à la même enseigne. Dans le nôtre, le Professeur W ne manquera pas de faire comprendre au Professeur X que c’est lui le vrai spécialiste, puisqu’il est du pays.  Ainsi le grand spécialiste de la littérature freedonienne devient un chercheur de second ordre du moment où il n’exerce pas dans le pays concerné. Supposons par ailleurs que notre chercheur ait quelques prétentions à pratiquer la théorie littéraire. S’il est professeur freedonien de littérature freedonienne, il aura droit à la parole ; s’il est professeur freedonien de littérature sylvanienne, il sera sans doute exclu du tronc commun lors des inévitables mutualisations, car en Freedonie, les vrais spécialistes de la théorie sont bien sûr les freedonienistes.

19Si vous croyez que je caricature excessivement, allez voir dans les universités françaises le nombre de « professeurs de langue » (ce titre est déjà tout un programme…) qui assurent des cours de théorie littéraire dans des cursus mutualisés.  En France, c’est la littérature française qui est la discipline noble, la discipline reine ; en Grande-Bretagne, ce seront les professeurs d’anglais qui tiendront le haut du pavé, en Italie, ce seront les italianistes, et ainsi de suite. Cette hégémonie des professeurs de chaque littérature nationale pourrait se justifier si on montrait empiriquement que les « professeurs de langue » étaient devenus démunis en matière de réflexion théorique, suite à leur formation dans une langue étrangère. Ainsi seraient-ils tellement occupés à apprendre les règles de base de cette langue autre qu’ils n’auraient plus le temps de théoriser. La langue étrangère les rendrait inaptes. On pourrait au contraire prétendre, avec Deleuze, que leur lutte avec les « bégaiements » d’une langue « autre » constitue une formation bien plus fine pour celui qui veut comprendre la littérature. On pourrait prétendre que leur contact avec une langue minoritaire les rendrait encore plus fort pour saisir l’emprise des signes. Dire que les enseignants de langues n’ont pour tâche que de maîtriser la langue et (à la rigueur) d’illustrer l’âme du pays, c’est faire régner une hégémonie purement géographique sur les études littéraires. C’est établir un système de castes.

20De tels systèmes de castes sont entérinés par nos structures administratives. Prenons le cas (plus ou moins fictif) d’un Professeur spécialiste de la pensée de Kant. Imaginons qu’il publie deux articles sur la pensée scientifique de Kant dans le Journal of the History of Philosophy. Imaginons ensuite que l’instance évaluative de son pays souhaite savoir si ce chercheur est « publiant » ou non en consultant la liste « ERIH » dressé par l’ESF. Or, dans le listing « Philosophy » d’ERIH, ce journal est classé « A », et il suffit de deux publications de rang A pour être automatiquement déclaré « publiant ». Dans le listing ERIH en « History and Philosophy of Science », en revanche, ce même journal est classé « B », et donc ses deux articles ne vont pas suffire à notre collègue pour trouver grâce aux yeux des évaluateurs. S’il est professeur 17ème Section, il est publiant ; s’il est historien des sciences, tant pis pour lui. Mais, à dire vrai (si je peux me permettre une telle expression dans la petite fiction que je vous livre), notre collègue n’est ni historien des sciences, ni philosophe – il est professeur d’allemand. Comme ce Journal of the History of Philosophy ne fait pas partie du listing ERIH en littérature, il sera donc impossible de déterminer la valeur de ses publications. Les instances évaluatives risquent de le déclarer « non-publiant ». Par prudence, donc, les germanistes publieront uniquement en Germanistique, les anglicistes en Anglistique, et tant pis si leur savoir n’est plus visible en dehors de leurs domaines.

21Si le savoir lui-même est rhizomatique, les structures d’organisation et de gouvernance peuvent difficilement rester aussi souples. Pour meubler notre vie socio-professionnelle, cases et tiroirs sont nécessaires. Comment faut-il organiser la recherche en littérature ? Pour répondre à cette question, il faudrait pouvoir définir la littérature elle-même ; il faudrait saisir l’essence de la « littérarité » et décider comment il convient de l’étudier. Je laisserai à Lex Luthor le soin de répondre, je n’ai pas de formule magique.

22Mais on peut et on doit poser des questions plus concrètes sur l’organisation de la recherche – il faut les poser, puisque les instances administratives et ministérielles exigent des décisions, des fusions et des regroupements. Nous ne pouvons y échapper. Très pragmatiquement, un certain nombre de choix se présente à tout VP Recherche soucieux de faire en sorte que les labos qu’il gère puissent atteindre la masse critique : faut-il mettre tous les littéraires ensemble, y compris les professeurs de langues ? Faut-il mettre tous les « civilisationnistes » à part ? Faut-il les regrouper avec les historiens ? Faut-il, en concevant nos « UFRs » et nos laboratoires de recherche, regrouper les petites langues pour la seule chose qu’elles ont en commun, à savoir leur manque d’effectifs ? Voilà le genre de questions que l’on doit poser. Et puisque nous examinons le partage administratif des disciplines, prenons le cas de la 15ème section du CNU qui regroupe, selon l’intitulé officiel, les « Langues et littératures arabes, chinoises, japonaises, hébraique [sic], d’autres domaines linguistiques ». Quel rapport y a-t-il entre l’arabe et le japonais, sans parler des « autres domaines linguistiques » qui n’ont même pas le droit d’être cités expressément ? Si (pour des raisons somme toute métaphysiques) nous devons répondre à de telles questions, si nous devons partager les disciplines, il ne faudrait pas que de tels partages figent la recherche et empêchent le germaniste spécialiste de Kant de publier dans une revue anglaise, à côté d’un francisant spécialiste de Descartes et d’un philosophe passionné de Musil. Une fois les disciplines partagées administrativement, il faut qu’elles puissent explorer le rhizome du savoir aussi librement que possible, sans subir les diktats de telle ou telle autorité, sans s’agenouiller devant telle ou telle discipline reine. Car le rhizome n’est pas un royaume, et il n’y a pas de discipline reine.

23Ou peut-être si… Il y a peut-être une seule discipline qui peut prétendre à une certaine hégémonie partielle. Il s’agit là, d’ailleurs, d’une conclusion qui découle directement des écueils que j’ai soulignés plus haut. Tout au long de ce petit pamphlet, j’ai prétendu ou laissé entendre que la recherche en humanités ne doit pas se contenter du tout descriptif. Il faut un effort de théorisation, faute de quoi la recherche se transforme en recensement. On pourrait donc prétendre que la philosophie est cette discipline reine puisqu’elle analyse les fondements des autres disciplines, puisqu’elle est toujours du côté du conceptuel et non du factuel et du descriptif. Il y aurait un peu de vérité dans une telle conclusion, mais il faudrait également reconnaître que tous les vrais philosophes de la planète n’appartiennent pas forcément aux départements de philosophie. Il faudrait admettre que tout chercheur qui théorise effectivement devient par là même philosophe. Enfin, il faudrait également admettre que certaines pratiques sont par leur nature même imprégnées du conceptuel.  Si, en dernière analyse, aucun savoir n’a un monopole absolu du concept, le partage des disciplines peut être, en effet, un vrai partage.

4. Conclusion

24Je doute fort que le poète romantique William Wordsworth ait lu Deleuze, mais l’on trouve une vague affirmation de la nature riche et plurielle des choses (et de notre regard sur les choses) au sein de l’un de ses poèmes les plus singuliers13. Voici ce que l’on lit au milieu de Simon Lee (1797), poème narratif qui tarde curieusement à narrer quoi que ce soit :

My gentle Reader, I perceive
How patiently you've waited,
And now I fear that you expect
Some tale will be related.

O Reader! had you in your mind
Such stores as silent thought can bring,
O gentle Reader! you would find
A tale in every thing.

25J’allais proposer à mon lecteur la traduction de ces strophes, mais j’ai préféré laisser l’extrait en langue étrangère, en langue mineure, pour qu’il puisse expérimenter le bégaiement et l’altérité.

26Si on peut trouver un conte dans chaque objet, si on peut découvrir les secrets de l’univers dans un emballage de chewing-gum, c’est que chaque discipline apporte sa tige au rhizome du savoir.