Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Entretiens
Fabula-LhT n° 8
Le Partage des disciplines
Nathalie Kremer

Entretien avec Philippe Caron

Philippe Caron, professeur à l’Université de Poitiers, est l’auteur de Des « Belles-Lettres » à la « Littérature » : une archéologie des signes du savoir profane en langue française (1680-1760), Louvain-Paris, Peeters, 1992, dont une réédition va prochainement paraître. On se reportera au compte rendu de Clarisse Barthélemy publié dans le numéro d’Acta Fabula consacré au dossier « Le Partage des disciplines ».

1Dans un article récent (« Un descripteur à référence déformable : la lexie Belles-Lettres », dans Le Français pré-classique, sous la dir. de Philippe Selosse, n° 10, 2007 p. 75-88) vous montrez comment les termes de « belles-lettres » et « bonnes-lettres » sont en concurrence l’un avec l’autre au xviie siècle, et comment le néologisme « belles-lettres » finira par s’imposer. Pouvez-vous nous dire en quoi la notion de « belles-lettres » est un néologisme et ce qu’elle signifie exactement pour la reconfiguration du champ du savoir dans la France de l’Ancien Régime ?

2- Parlons d’abord de néologie : selon mes données, la lexicalisation du syntagme « belles lettres » et corrélativement le concept nouveau qui lui est attaché, date des années 1620. Ce qui reste encore obscur, c'est la question de savoir s’il s’agit d’un calque sur un hypothétique « belle lettere » italien qui lui serait donc antérieur1. Quoi qu'il en soit, il est clair que cette décennie est propice à la mise en service de cette lexie. Il y a néologisme de signe en ce sens que nous n’avons pas de trace de cette lexicalisation en amont.

3Passons maintenant à la néologie conceptuelle que véhicule ce signe dans la reconfiguration du champ du savoir au xviie siècle. Je vous renvoie bien sûr à l’article cité plus haut. En bref, une néologie correspond à un nouveau besoin conceptuel. Ce que « Belles-Lettres » traduit, c’est un nouveau regard sur le savoir. Les textes de la tradition sont lus d’une façon plus mondaine, on s’arrête davantage sur un beau trait ou sur un barbarisme que sur un passage à méditer ou à approfondir. La culture humaniste des Robins le cède devant celle des Mondains. Le Prince encourage cette culture aulique parce qu’elle ne remet pas autant son pouvoir en cause que la culture parlementaire. Enfin, si les bonnes lettres sont presque toujours des œuvres gréco-latines, les belles-lettres sont beaucoup plus ouvertes aux textes en langue vulgaire. Il n'y a pas vraiment de bonnes lettres françaises, il peut y avoir désormais des Belles-Lettres françaises.

4Comment ce terme de « Belles-Lettres » se redéfinit-il en « Littérature » au cours du xviiie siècle ?

5- Belles-Lettres, comme je viens de l’expliquer, est un terme historiquement motivé par une phase de la civilisation française classique. L’essor du mot « littérature » au détriment de Belles-Lettres remonte, lui, à la deuxième moitié du xviiie siècle. On peut attribuer ce changement de prédominance, là encore, à un changement de point de vue. Le point de vue « Belles-Lettres » sur les textes était un regard rhétorique et mondain : on lisait à la fois pour se divertir et pour s’approprier un bien-dire. Les Belles-Lettres, en quelque sorte, étaient des modèles d’élocution.

6Or avec le signe « Littérature », c’est beaucoup plus un point de vue spéculatif, pré- positiviste qui intéresse la lecture du texte: rendre compte d’une forme d’écriture, comprendre par les causes matérielles le pourquoi de l’essor du roman, analyser contrastivement une œuvre par rapport à une autre en cherchant à expliquer leur différence par les auteurs, les milieux, les lieux, etc. Le bénéfice de la lecture devient spéculatif, on analyse le texte comme un chimiste examine un composé, le physicien un phénomène d'attraction. Le célèbre De la littérature de Madame de Staël, paru en 1799, effectue cette charnière et l’auteure définit les frontières de son objet de façon plus large, incluant par exemple les ouvrages philosophiques et tout le champ de l'essai dans l'orbite de la littérature.

7En quoi la reconfiguration du savoir à l’âge classique telle que vous la définissez prépare-t-elle la configuration moderne du savoir ? Et plus particulièrement : comment expliquer l’actuel « partage des disciplines » à la lumière des mouvances dans le champ épistémologique des xviiie et xixe siècles ?

8Bonne question à laquelle je vais essayer de répondre intelligemment. « Belles-Lettres », au départ était d’abord et avant tout le vecteur d’un nouveau regard plus mondain sur les textes. Mais dans la foulée, il a servi de signe fédérateur pour un corpus de textes, essentiellement poétiques et oratoires, qui passaient pour les modèles d’une belle diction en vers et en prose. La Physique comme discours savant ne pouvait donc plus prétendre entrer dans les Belles-Lettres. Ainsi on peut dire que « Belles-Lettres » a pavé référentiellement la classe des objets textuels que la Littérature comme science se donne aujourd’hui comme lieu d'étude. Il aurait pu en être autrement si la phase « Belles-Lettres » n’avait pas restreint le champ au pré carré du poétique et de l’oratoire. Le partage des disciplines dont vous parlez dans la question est donc à attribuer principalement, dans ses causes
- à la culture des Belles-Lettres d’une part dans le domaine des discours sur les textes
- à l’essor post-galiléen des méthodes de calcul et d’observation dans le champ des discours sur la Nature d’autre part.

9De là le divorce que consomme l’antonymie Les Lettres vs Les Sciences.

10À votre avis, quel est le sens aujourd’hui des termes de « lettres » et de « littérature ». Ces concepts sont-ils voués à disparaître ?

11- On sent bien qu'actuellement ces mots sont devenus flous. Surtout Lettres. La culture française a, pour le meilleur et pour le pire, consacré une antonymie lexicale et conceptuelle entre « lettres » et « sciences ». C'est cette antonymie qui régit encore aujourd’hui la référence de ce descripteur flou « les lettres ». En gros, les lettres sont devenues, graduellement, ce qui restait de l’encyclopédie lorsque le secteur des « sciences » s’est individualisé par ses méthodes de calcul et d’observation.

12Cette antonymie dynamique et malheureuse a isolé des secteurs du savoir qui n’étaient pas ontologiquement destinés à diverger de façon aussi antithétique. En Angleterre, en Allemagne, les lignes de partage sont loin d’être aussi tranchées et c’est plutôt heureux. Cette antonymie est à mon sens devenue obsolète. Mais elle a la vie dure puisqu’elle régit encore des institutions savantes, des mentalités. Aujourd’hui on parle souvent de sciences dures mais l’antonyme caché, « sciences molles », ne figure pas. Tout cela traduit un malaise grandissant dans la désignation des parties du savoir. Un vide conceptuel s’esquisse en ce moment. Un collègue de sciences de l’ingénieur me parle parfois dans ses courriels, cum grano salis, de sciences inhumaines en parlant de ses disciplines à lui. Le lexique exhibe ici des vides. Les vieilles antonymies ne sont plus fonctionnelles, et rien ne les remplace.

13Quant au mot « littérature », entendu comme la science des textes (et pas seulement la science du canon des textes littéraires), je pense qu’il n’est pas voué à l’oubli. Il ne périclitera que si, par malheur, une nouvelle civilisation ne s’intéressait plus aux œuvres d’art composées avec nos langues naturelles comme matériau.