Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

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Fabula-LhT n° 7
Y a-t-il une histoire littéraire des femmes ?

"Masculin et féminin" : une réponse

Le Matin, Paris, 13/08/1891, n°2722.

1Dans une lettre adressée à l’Académie française, Mme M.-L. Gagneur sollicitait qu’on complétât notre langue en donnant à tous les mots d’un usage courant, et en particulier à ceux qui se rapportent aux carrières libérales, leur équivalent féminin. Un de nos collaborateurs s’en fut demander alors à deux académiciens, MM. Leconte de Lisle et de Mazade, leur sentiment sur cette requête. Nous aurions voulu publier en même temps les explications complémentaires de Mme Gagneur, mais celle-ci était à ce moment à la campagne. Nous recevons d’elle, aujourd’hui, la lettre suivante, que nous nous empressons d’insérer en bonne place :

À Monsieur le Directeur du « Matin »

2Monsieur. – Au retour d’un voyage, on me communique un numéro du Matin, du 26 juillet, où se trouve un article intitulé Masculin et féminin, concernant une lettre adressée par moi à M. le chancelier de l’Académie française.

3Un de vos rédacteurs aurait désiré savoir ce que je répondrais à l’Académie, si celle-ci me demandait les voies et moyens pour faire aboutir la réforme.

4Permettez-moi donc de répondre aujourd’hui à la fois à votre obligeant interviewer qui ne m’a pas rencontrée, aux deux académiciens consultés par lui, MM. Leconte de Lisle et de Mazade, et, enfin, aux nombreux journaux qui ont si diversement commenté ma lettre.

5Je suis partie de ce principe que la première qualité d’une langue est d’être claire, précise, concise ; que, par conséquent, tous les mots pouvant donner lieu à une obscurité, une équivoque, un embarras dans l’expression de la pensée, doivent être modifiés.

6Or, je croyais que perfectionner, enrichir notre langue, statuer sur les locutions nouvelles, selon les besoins et les progrès de l’époque, telle était, sinon la raison d’être, du moins la principale fonction de l’Académie française. Mais il paraît, de l’avis même de M. Leconte de Lisle, que sa mission est de conserver et non d’innover.

7En sa qualité de poète très mélodieux, il se place surtout, pour étudier la question, au point de vue euphonique.

8« Ainsi, dit-il, docteur, doctoresse, cela est harmonieux ; mais il y a d’autres féminins qui seraient horribles : autrice ou auteuse, par exemple, me déchirent absolument les oreilles. »

9Soit. Mais si M. Leconte de Lisle admet doctoresse, qui vient, non du français docteur, mais de l’anglais doctor, doctoress, pourquoi n’admettrait-il pas également, de l’anglais : autoresse ?

10L’illustre poète veut qu’on dise : une écrivain, une auteur, une professeur. C’est à mon tour de trouver qu’une professeur est absolument inharmonique. En quoi l’oreille se trouverait-elle froissée du mot professeuse ? Il n’y a là qu’un manque d’habitude. Aujourd’hui que nous avons, en France, presque autant de femmes que d’hommes qui professent, il semble indispensable de donner un féminin à ce mot journellement employé.

11Quant à M. de Mazade, ses objections sont d’un autre ordre :

12« La question des féminins, dit-il, se représentera prochainement à l’Académie, lorsque le dictionnaire arrivera au mot auteur. Naturellement aussi, reparaîtra la lettre de Mme Gagneur. Je ne vois pas de mal à ce qu’on féminise certains mots, pourvu qu’on le fasse d’une manière logique. Mais il en est quelques-uns qui ne comportent pas le féminin. Tels : auteur, écrivain, confrère, par cette raison qu’il n’existe pas de femmes ou de jeunes-filles qui se destinent à la carrière d’écrivain. »

13L’éminent académicien me permettra-t-il, de mon côté, d’invoquer la logique ? Le fait est là : quelles que soient les raisons qui les déterminent à embrasser cette carrière, des femmes écrivent. Pourquoi donc ne pas les distinguer des hommes, comme chez nos voisins ?

L’égalité des sexes devant la grammaire.

14Dans son intéressant article, le Journal des Débats, s’étonnant des susceptibilités féminines à ce sujet, pense que la grammaire, en conservant les mots masculins, consacra ainsi d’une façon éclatante l’égalité des sexes. La thèse est imprévue. Mais voilà qui va bien surprendre mon spirituel confrère : c’est que je ne réclame aucunement cette égalité. Aujourd’hui surtout que toutes les entraves s’abaissent pour permettre à la femme son libre développement, qu’avons-nous à demander de plus ?

15Nos anthropologistes démontrent scientifiquement, prouvent que les organes cérébraux de la femme sont en tous points semblables à ceux de l’homme. Il en est même qui vont jusqu’à prétendre que son système nerveux plus impressionnable, plus affiné, percevant des sensations plus subtiles, lui constitue une supériorité. Quoi qu’il en soit, il existe au moins autant d’hommes-femmes que de femmes-hommes. Le littérateur proprement dit (je ne parle ici ni du philosophe ni du journaliste politique) est nécessairement un délicat, un nerveux, un sensitif, un féminin en un mot.

16La science, dans l’avenir, se chargera donc, en assignant à chacun sa valeur et sa fonction, de réduire à néant les railleries masculines.

17Aussi, n’est-il jamais entré dans ma pensée la moindre intention de revendication en faveur de l’égalité des sexes. Ma lettre n’avait d’autre but qu’une réforme grammaticale, nécessitée par des besoins nouveaux.

18Revenons à la féminisation. En m’adressant à l’Académie, je me suis évidemment trompée de voie. C’est aux gens de lettres à prendre l’initiative de cette réforme, en mettant, dès à présent, en circulation les mots féminisés. Tel est d’ailleurs l’avis de M. Leconte de Lisle, et de la plupart de mes confrères.

19J’ai découvert dans le dictionnaire Littré que partisane avait déjà droit de cité. Oratrice serait-il plus discordant à l’oreille qu’auditrice ? et sauveuse plus choquant que receveuse ?

20Essayons donc de nous passer du concours académique ; car si dans la révision [revision] du dictionnaire, nos quarante en sont encore à la lettre A, en quel siècle arriverait par exemple la lettre S pour désigner le féminin de sculpteur ? À moins toutefois que les femmes, franchissant un jour le pont des Arts… Mais je m’arrête, épouvantée de ma révolutionnaire hypothèse.

21Qui sait cependant si, en cette fort lointaine époque, un homme courageux n’adressera pas une lettre à une Académie féminine pour obtenir qu’on masculinise un certain nombre de mots correspondants à des situations, à des fonctions nouvelles, spéciales aux femmes, comme à présent on voit fleurir des couturiers, corsetiers, etc., etc. Rien n’est impossible dans la marche de plus en plus rapide du progrès.

22Je veux croire que la requête de l’audacieux recevrait du cénacle féminin une réponse plus favorable et plus prompte, que la mienne de nos doctes et prudents académiciens.

23Recevez, etc.

24M.-L. Gagneur.