Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Dossier
Fabula-LhT n° 5
Poétique de la philologie
Sophie Rabau

Pour une poétique de l’interpolation

« Interpolation : voir émendation »

1L’interpolation n’a pas très bonne réputation. Une interpolation est « grossière » ou encore « maladroite »1, quand elle n’est pas diabolique : Chez Tertullien, le diable est interpolateur, car il fausse et contrefait la création divine, ou intercale l’ivraie dans le bon grain semé par Dieu (« interpolator segetis frumentariae2 »). Même si l’on en reste au seul domaine de la philologie, la notion d’interpolation renvoie d’abord à un défaut du texte que doit corriger le philologue. Sorte de pendant de la lacune, le terme désigne, en effet, un trop plein de texte, plus précisément l’insertion dans un texte d’une phrase ou d’un passage qui n’est pas de l’auteur. Elle appelle, en première analyse, non pas tant une analyse littéraire, qu’une émendation, ou tout au moins un repérage, chasse à l’inauthentique que faciliterait son caractère grossier ou maladroit. « Interpolation : voir émendation », comme le rappelle un Dictionnaire des termes littéraires paru récemment3. D’un point de vue philologique, l’interpolation constitue donc un défaut du texte ; elle émane, en outre, d’une tentative de parasiter l’acte de création originale en modifiant partiellement l’œuvre, en y greffant des morceaux inauthentiques.

2Or si l’on passe de l’édition textuelle à la poétique, l’interpolation n’est plus une manière de défigurer la création, mais une technique d’écriture, un moyen de création comme un autre. Le terme renvoie bien à une insertion dans le texte, mais par un effet de l’art qui ne suppose donc aucune émendation. On l’emploie, par exemple, assez régulièrement pour désigner l’insertion d’un récit secondaire ou d’une description. Cet emploi, en apparence différent du premier, se rencontre couramment dans un certain nombre d’analyses littéraires majoritairement publiées par des critiques anglophones ou hispanophones4.

3Mais que passerait-il si ces deux sens, attestés mais jamais mis en rapport, se rencontraient, si, par exemple, un philologue en venait à parler interpolation avec un poéticien. Gageons que c’est d’hétérogénéité qu’ils finiraient par discuter. Car c’est un traitement divergent de l’hétérogène décelé dans le tissu du texte qui sépare l’interpolation du philologue de l’interpolation du poéticien. D’un point de vue philologique, l’élément disparate que constitue l’interpolation est toujours perçu comme un défaut, qui ne peut être attribué à l’auteur. Il ne peut y avoir intention de l’hétérogène, encore moins évidemment quand l’interpolation résulte d’une conjecture fondée sur des raisons esthétiques et qu’aucune preuve objective, par exemple une collation ou une forme grammaticale non attestée à l’époque de l’auteur, ne vient corroborer cette hypothèse. C’est alors le seul présupposé de l’homogénéité de l’œuvre qui permet de repérer l’interpolation. D’un point de vue poétique, l’idée d’une intention de l’hétérogène est non seulement acceptable, mais encore valorisée : un auteur peut vouloir, et à bon droit, ce qui est différent de l’ensemble de son texte, ce qui y tranche, ce qui semble ne pas être de lui, voire ce qui n’est pas de lui. Jusqu’à quel point, donc, un interprète peut-il admettre l’idée qu’un auteur ait voulu qu’existe dans son texte une manière de corps étranger ? C’est en posant cette question aussi bien aux philologues qu’aux poéticiens, que nous parviendrons peut-être à esquisser une poétique de l’interpolation, c’est-à-dire à concevoir une intention de l’autre qui ne puisse se réduire à une intention du même. L’entreprise n’ira pas sans quelques surprises, où l’on finira par abandonner le point de vue du lecteur pour explorer, une fois n’est pas coutume, l’art de ce personnage étrange, que l’on nomme l’interpolateur, où l’on découvrira aussi que les philologues, qui conçoivent et décrivent les manières de cet interpolateur, sont peut-être plus poéticiens qu’il ne semble…

Du côté de la philologie : l’interpolation comme échec du commentaire ou la haine de l’autre5.

4Du côté de la philologie, et plus précisément de l’édition textuelle, la notion d’interpolation présuppose une homogénéité du texte et de l’intention auctoriale. Cette conception est d’abord celle d’un commentateur qui fait l’hypothèse que tel ou tel mot, phrase ou passage n’est pas de l’auteur, mais d’un tiers qui intervient dans le texte pour le modifier, par exemple un acteur, un commentateur, un copiste ou, sans autre précision, « un interpolateur ». Par définition cet interpolateur ne signe jamais son intervention supposée ; c’est donc toujours l’éditeur ou le commentateur qui délimite et désigne le passage incriminé. Ce repérage s’appuie souvent sur des raisons probantes : on peut gager, par exemple, que dans le cas de la dittographie, redoublement d’une lettre ou d’un mot, le copiste, et non l’auteur, est bien le seule responsable d’une insertion inopportune. Mais dans de nombreux cas, l’interpolation se conjecture en vertu d’une interprétation, voire d’une impression de lecture. Ainsi de cette phrase de Mazon où le mot « analyse » renvoie à un travail d’interprétation du texte, tandis que le mot « effet » semble directement désigner une impression de lecture :

La seule analyse indique suffisamment que l’œuvre a subi des altérations : plusieurs morceaux de la Théogonie y font l’effet de « corps étrangers ». Il importe d’abord de les reconnaître et de les éliminer, si l’on veut apprécier équitablement la composition du poème6.

5L’interpolation est donc supposée quand l’interprétation se heure à la présence d’un élément qui semble ne pas correspondre à l’intention de l’auteur perçue comme homogène et constante. Cette conception du texte et de l’intention s’inscrivent évidemment dans le cadre de la méthode des parallèles, née avec la bibliothèque d’Alexandrie7 : il faut expliquer Homère par Homère, et, en général, tout auteur par lui-même ; on juge de l’authenticité d’un passage, voire on résout une difficulté en se reportant au reste du texte. C’est encore cette méthode qui anime l’herméneutique de Schleiermarcher, qui la rapporte explicitement au traitement d’un élément hétérogène dans le texte: « Ce qui dans un discours est importé d’un domaine étranger peut être expliqué à partir de tous les discours dont il est le sujet principal8. »

6Par quoi on présuppose que tout passage, phrase, mot authentiques constitue comme un miroir du texte qui le comprend, et qu’il est homogène à ce texte. Par quoi on entend encore que l’auteur ne peut avoir qu’une intention unique et unifiée forcément homogène : par exemple, il ne peut à la fois vouloir faire rire et pleurer. Dès lors tout élément qui tranche par son ton, sa thématique, son appartenance générique… ne pourra pas être rapporté à l’auteur et sera considéré comme le résultat d’une interpolation. C’est ainsi, pour en rester à un exemple canonique, que les amours d’Arès et d’Aphrodite, interlude comique au chant VIII de l’Odyssée, ont souvent été condamnés parce qu’ils tranchent sur l’ensemble du texte d’Homère, ne peuvent donc pas avoir été écrits par Homère9. Il va de soi que cette intention de l’auteur homogène n’est en fait qu’une construction elle-même homogène. Soient, par exemple, ces deux phrases qui justifient le soupçon qu’une interpolation est présente dans le texte :

Le paragraphe se termine dans le texte de nos manuscrits par quatre vers que l’on peut traduire ainsi : « Et loin de l’échelle, comme des traits de fronde, se dispersèrent ses membres, la chevelure vers l’Olympe, le sang sur le sol, tandis que les mains et les pieds, pareils à la roue d’Ixion, tournoyaient, et qu’à terre tombait le cadavre en feu ». Malgré les efforts d’interprétation ou de correction tentés par certains critiques, on ne peut attribuer à Euripide les vers 1183 à 1185 dont l’absurdité le disputent au mauvais goût10.

7Ou encore :

The passage has often been suspected ; it offers a rather unconvincing variation on the theme of Telemachus’ressemblance to his father, and contains some oddities of expression. Elsewhere it is his physical likeness to Odysseus which excites comment, and this is what leads us to except here. But in fact the ressemblance on which Nestor remark lies in their ways of speaking, though the idea is rather confusingly expressed (and wholly unconvincing in the case of a young man who has not seen his father since he was an infant)11.

8Dans ces deux analyses, un passage tranche sur l’image que l’éditeur critique a de l’auteur, étant entendu que cette image est le principe régulateur de son interprétation. Pour Louis Méridier, il semble qu’Euripide ne soit jamais absurde et toujours de bon goût, tandis que pour les auteurs du Commentary on Homer’s Odyssey, Homère est toujours soucieux de vraisemblance et de clarté.

9L’idée d’homogénéité doit être reliée à une certaine conception économique du texte littéraire. Si l’auteur est doté d’une intention homogène et écrit avec un unique dessein, tous ses efforts doivent tendre à l’achèvement de ce projet dont rien ne saurait le détourner. En conséquence, détour, retard, digression ou répétition sont bien souvent associés au soupçon d’interpolation. C’est ainsi que des deux assemblées des dieux narrées respectivement au chant I et V de l’Odyssée, les savants ont souvent considérés que l’une était de trop et n’était donc pas d’Homère12. Madame Dacier fait preuve, dans son commentaire à l’Odyssée, d’un même sens de l’économie, textuelle autant que domestique :

Après ce vers il y a en cinq que j’ai retranchés, parce qu’ils sont d’ailleurs, et répétés mal à propos. Nous avons déjà vu une des quatre nymphes mettre la table, Homère n’a donc garde de faire venir une autre esclave apporter de l’eau et mettre la table13.

10Cette idée d’un texte homogène, cohérent et économique reflète évidemment les exigences du travail de commentaire et de l’interprétation littéraire dont le but est de prendre en compte un maximum d’éléments à partir d’une hypothèse unifiée sur l’intention de l’auteur14. L’élément hétérogène fait autant obstacle à l’homogénéité du texte qu’à celle du commentaire et le repérage comme l’émendation de l’interpolation ont pour préalable, souvent implicite, une opération herméneutique où il est fait une hypothèse de lecture que l’on assimile à l’intention de l’auteur. Ce commentaire implicite qui précède l’émendation est en même temps un moyen d’assurer le commentaire en aval de la correction, car une fois supprimé tout élément ne cadrant pas avec l’hypothèse de lecture, il va de soi que le commentaire est largement facilité et gagne évidemment en efficacité.

11C’est donc bien de lecture, de commentaire et d’interprétation qu’il s’agit en matière d’interpolation.

12La preuve a contrario en est d’ailleurs que lorsqu’un critique entend montrer l’authenticité d’un passage et réfuter par là l’hypothèse de l’interpolation, il s’appuie encore sur une homogénéité de l’intention (et donc du commentaire). En effet, ce type de réfutation consiste à réintégrer le passage suspect dans le tissu homogène du texte, à montrer que, malgré les apparences, il n’est pas hétérogène, mais participe de la même poétique, découle de la même intention que le reste du texte. Ainsi pourra-t-on transformer une apparente répétition en une prolepse qui annonce la suite du texte ou une analepse qui procède d’un jeu d’écho voulu par l’auteur. Dans la même optique, Victor Bérard distingue, à propos du texte homérique, les « répétitions », procédé « habituel » dans la poésie homérique et les « insertions », les vers qui sont « illégitimement répétés en des endroits où ils n’ont que faire »15. Les répétitions sont donc jugés authentiques parce qu’elles peuvent être ramenées à une poétique générale et que le commentateur peut ainsi les expliquer. En revanche, les insertions sont rejetées non pas tant parce qu’elles se trouvent en des endroits où elles n’ont que faire, mais bien parce que le commentateur n’a que dire à leur endroit, ne peut les subsumer sous un phénomène général et global. N’est donc inauthentique que l’hétérogène qui ne s’explique pas ou que l’on se refuse à expliquer. Est authentique, à l’inverse, tout passage, même disparate en apparence, que l’on peut faire entrer dans la logique d’un commentaire, que l’on peut, en un mot, homogénéiser. Ainsi pourra-t-on voir dans une rupture de ton ou de genre un subtil effet de mise en abyme : dans le passage apparemment hétérogène, l’auteur cherche à refléter son texte en un miroir, certes déformant, mais non pas au point que le critique avisé ne le reconnaisse pas.

13De même la digression ne sera dans ses conditions qu’une apparence trompeuse, et servira encore à redire ce que l’on dit déjà, à moins qu’elle ne ménage une attente, voire un suspens qui donnera plus de valeur encore à la suite du texte dont elle retarde la venue. En d’autres termes, l’auteur ne voudrait jamais l’hétérogène ou l’altérité, mais seulement une apparence d’altérité qu’un commentateur habile pourra toujours ramener au même.

14En somme, dans le contexte de l’édition textuelle, une seule possibilité n’est jamais envisagée : que l’auteur ait voulu une hétérogénéité radicale, qu’il existe un art de l’interpolation au sens où l’insertion d’un élément disparate ou d’une rupture soient en effet délibérés, que, par là, il faille, pour commenter, dire la rupture et non pas la réduire.

15Or c’est pourtant cette idée d’un art de l’hétérogène que semble suggérer l’emploi poétique du mot interpolation. Nous allons en effet découvrir que les critiques qui emploient le mot en ce sens n’admettent pas véritablement, contrairement à ce que l’on pourrait croire, l’idée d’une intention de l’altérité ou, plus simplement, d’une étrangeté du texte à lui-même. En outre, et de manière plus surprenante peut-être, même les auteurs qui semblent revendiquer une poétique de l’interpolation et les critiques qui la décrivent exercent, en fait, un contrôle sur l’hétérogène dont ils semblent admettre pourtant l’existence et même, dans le cas des auteurs, appeler de leurs vœux.

Du côté de la poétique ou le contrôle de l’hétérogène

16En première analyse, parler d’une poétique de l’interpolation, c’est transformer en procédé conscient d’écriture ce qui est décrit par la philologie comme un défaut du texte dont l’auteur ne porte pas la responsabilité. L’auteur se voit imputer ce que la philologie attribue systématiquement à l’autre qu’est l’interpolateur. Par là il est bien dit qu’un auteur peut être responsable d’effet d’étrangeté, d’incohérence, de rupture : le critique doit souligner cette rupture et non plus l’éradiquer. Nous parlerons donc d’interpolation au sens poétique quand un auteur revendique comme sien ou se voit attribuer des passages hétérogènes que la philologie nomme interpolation. C’est en ce sens que la critique anglophone et hispanophone emploie couramment le terme, qui peut être, en premier lieu, synonyme d’insertion ou d’interruption. Ainsi G. Prince parle-t-il d’« interpolated narrating16 » pour désigner les interventions du narrateur entre deux moments de l’action. Dans la plupart des cas, le terme renvoie plus nettement à un effet d’altérité. On parle couramment d’interpolation à propos du « Curieux impertinent », cette nouvelle insérée dans le Don Quichotte : l’emploi de la notion est alors lié à l’intuition très simple que cette nouvelle raconte une autre histoire, tranche sur l’ensemble du texte que nous sommes en train de lire. À plus forte raison on pourra parler d’interpolation quand un fragment de texte renvoie à un document d’une nature autre que le texte littéraire : annonce publicitaire comme chez Dos Passos, ou encore, document historique dont l’insertion dans la fiction a été récemment caractérisée comme une interpolation17.

17Dans tous ces cas, il est admis que l’effet de rupture ne reflète pas une différence d’identité de l’auteur. C’est en ce sens également que Goethe dans une lettre à Schiller décrit une partie de son travail d’écriture comme l’acte d’interpoler son texte, mais d’une manière qui nous intéresse particulièrement parce qu’il met en perspective l’interpolation au sens philologique et au sens poétique :

Certains vers d’Homère qu’on présente comme des faux complets et de date récente sont du même genre que ceux que j’ai moi-même interpolés (interpolieren) en petit nombre dans mon poème déjà terminé, cela pour rendre le tout plus clair et plus compréhensible, ainsi que pour préparer à temps des événements à venir. Je suis très curieux de savoir ce que je serai tenté d’ajouter ou de retrancher à mon poème une fois que j’aurai mené à bien mon étude présente ; en attendant que la première version affronte le monde18 !

18Goethe commence par évoquer la notion d’interpolation au sens philologique du terme en évoquant les vers dont on pense qu’ils ne sont pas d’Homère. Puis il emploie le verbe « interpoler » (interpolieren) pour désigner un procédé d’écriture qu’il a employé ; l’interpolation entre donc dans la continuité d’un processus de création au lieu de renvoyer à l’intervention inopportune d’un autre : en l’occurrence Goethe a voulu éclairer son poème et y insérer des effets d’annonce. La référence à Homère souligne que la revendication d’une interpolation au sens poétique ruine les présupposés qui fondent la chasse à l’interpolation d’un point de vue philologique.

19En outre, Goethe nous permet d’ajouter une caractéristique essentielle à notre approche de la poétique de l’interpolation, cela en termes de temps de la création. Le philologue qui traque l’interpolation suppose, en effet avec l’hypothèse d’une intention homogène et unifié, l’idée d’un plan préétablie, qui précède l’acte de création, de même que l’hypothèse de lecture précède le commentaire. Or Goethe décrit ici une création dispersée. Son écriture ne se ramasse pas dans l’instant d’un dessein complet et unique qui se développerait comme un tout, mais se nourrit d’après-coup et d’interventions ponctuelles. La création inclut la relecture, une relecture qui n’est pas le fait de l’autre, l’interpolateur, mais de l’auteur lui-même. La coupure que présuppose la philologie entre le moment de la création originale et le moment de l’insertion d’éléments hétérogènes, est donc mise à mal. La critique génétique confirme d’ailleurs que la création participe souvent de ce mouvement continu d’ajouts ponctuels au moment de la relecture qui est aussi une réécriture : Joyce19 et Proust20, notamment, travaillent de la sorte.

20Toutefois, même s’il ouvre la voie à une poétique de l’interpolation, Goethe reste assez modeste dans sa revendication de l’hétérogène. Sa description n’est pas très éloignée de la manière des éditeurs de textes qui justifient une apparente interpolation en lui redonnant une fonction dans le tissu homogène de l’œuvre, notamment une fonction d’annonce ou d’éclaircissement de l’ensemble.

21Or cette tendance à réduire l’interpolation au même est en fait courante dans l’appréhension de l’interpolation au sens poétique du terme. Le critique, même s’il ne soulève pas la question de l’authenticité, n’en tente pas moins – car il est un commentateur – de montrer que les passages apparemment différents de l’ensemble s’y ramènent en fait. S. K. Howard fait même de cette réduction de l’autre au même un trait définitoire de l’interpolation, quand il définit le récit interpolé (interpolated narrative) comme « a rhetorical devise that is often used to miror the action of external frame21 ».

22Une véritable poétique de l’interpolation supposerait que l’hétérogène ne soit pas réductible, que l’on puisse associer l’intention auctoriale à l’hétéroclite et à la rupture, que l’auteur ait l’intention non de refléter le même, mais bien de l’interrompre, d’y introduire du heurt. James Joyce, dans Ulysses, s’est approché au plus près de cette manière, en particulier dans l’épisode dit des « Rochers errants » (Wandering Rocks).

23Cet épisode décrit, à l’aide de vignettes successives, différentes scènes qui se passent simultanément en différent lieux de Dublin. Plus on progresse dans la lecture, plus on s’aperçoit que des phrases, utilisées pour décrire une action qui se déroule dans un lieu, se retrouvent glissées dans d’autres vignettes. Rien dans le procédé ne fait entorse à la vraisemblance : les scènes ayant lieu en même temps, il est normal que des phrases décrivant des actions simultanées puissent être mises sur le même plan. Mais, à la lecture, l’effet d’incongruité est fort et il s’accompagne de l’impression que certains syntagmes ne sont pas à leur place, puisqu’on vient de les lire dans un contexte où ils font sens, ce qui n’est pas le cas lors de leur deuxième apparition. Ce type d’effet n’est d’ailleurs pas limité à cet épisode : sous couvert de la technique du stream of consciousness, Joyce fait revenir d’un épisode à l’autre des phrases déjà lues, notamment des bribes de dialogue dont un personnage se souvient, peut-être par association d’idées, mais dont le lecteur a surtout l’impression qu’elles ont été déplacées par un scribe étourdi. Ce type de procédé met en crise, de manière bien plus forte que dans le cas de Goethe, le traitement philologique de l’interpolation. L’effet d’incohérence provoqué par l’interpolation s’accompagne d’un effet de reconnaissance (j’ai déjà vu cette phrase quelque part) qui renvoie à la première occurrence où la phrase était, si l’on peut dire, « à sa place ». Mentalement le lecteur se trouve donc dans la situation d’un éditeur textuel qui ferait l’hypothèse qu’un vers ne se trouve pas au bon endroit mais a été déplacé ou répété. Comme dirait Bérard, dont Joyce connaissait le travail, certaines phrases donnent l’impression chez Joyce de « n’avoir rien à faire là ». Mais là où Bérard peut réparer l’incongruité, le lecteur de Joyce au moment où il en fait l’expérience, est simultanément confronté à l’évidence qu’il lit le bon texte, que toute émendation vaudrait incompréhension et intolérance à l’écriture joycienne. Joyce active un réflexe de correction, tout en marquant que la correction serait impertinente.

24Un procédé assez proche se retrouve à la fin de « L’immortel » de Borges. À la fin de la nouvelle, on trouve l’indication insistante que le texte que nous venons de lire est interpolé. Ainsi lit-on dans la postface fictive qui clôt le texte : « El doctor Nahum Cordovero […] denuncia, en el primer capitulo, breves interpolaciones de Plinio […]. Palabras, palabras desplazadas y mutiladas, palabras de otros, fue la pobre limosna que le dejaron las horas y los siglos22 ». Il se pourrait même, ironie supplémentaire ou fable de l’interpolé interpolateur, que ce soit des vers d’Homère (par ailleurs une figure centrale de cette nouvelle) qui aient été insérés dans le texte : « En el primer capitulo el jinete quierre saber el nombre del rio que baña las murallas de Tebas ; Flaminio Rufo, que antes ha dado a la ciudad el epiteto de Hekatompilos dice que el rio es el Egipto ; ninguna de esas locuciones es adecuada a el, sino a Homero[…]23 ».

25Dans ce cas aussi, la tentation est grande de suivre le programme philologique de relecture qui est ainsi indiqué au lecteur. Mais le lecteur n’est pas, précisément, en position d’éditeur, il ne peut pas émender le texte. Gageons d’ailleurs qu’il vient de le lire sans y remarquer particulièrement d’effets de rupture, puisqu’aussi bien il n’en cherche pas. Comme dans Joyce bien que de manière différente, l’hétérogène est signalé, mis en avant, mais le texte est donné à lire, intangible, dans cette hétérogénéité même.

26Est-ce l’appartenance de ces deux œuvres à la modernité qui explique la mise en œuvre d’une poétique de l’hétérogène et du montage ? On aura beau jeu, dans ce cas, de remarquer que les manuscrits généralement étudiés par la philologie classique datent d’une époque où les textes hétéroclites n’étaient pas de saison. Une poétique de l’interpolation est possible chez Joyce mais non pas chez Homère ou chez un auteur du Moyen âge.

27Rien n’est moins sûr, cependant. Des œuvres conçues dans un contexte où l’auctorialité est peu fermement définie, où la variation est un principe de composition24, échappent plus encore, après tout, aux critères de la philologie ; l’idée d’intention auctoriale y fait même beaucoup moins sens qu’au temps de Joyce et de Borges.

28La modernité de ces deux textes se marque beaucoup plus dans leur traitement de la pratique philologique et, partant, dans le rapport qu’ils instaurent aux textes classiques. Joyce, par exemple, reproduit un mécanisme de lecture très proche de celui, contemporain, de Bérard sur l’Odyssée. Par là il met son lecteur en position de lire son texte comme celui d’Homère est lu à son époque. Mais, au même moment, il interdit cette lecture en faisant de ce déplacement un effet de l’art. Finalement de Goethe à Joyce, c’est le même mouvement qui s’observe. Il s’agit à la fois de rendre son texte susceptible d’une traque philologique qui permettrait de repérer les interpolations et, en même temps, d’interdire cette chasse à l’hétérogène, parce que l’interpolation est revendiquée comme un effet de l’art, que le texte est présenté comme le bon texte, celui qu’a voulu l’auteur. Il s’agit de ruiner le travail philologique au moment même où l’on l’appelle, de dire son texte classique mais résistant pourtant à une lecture classique. Il s’agit, inversement, de poser, voire d’instaurer la modernité du texte classique : et si comme Goethe, comme Joyce, Homère ou Euripide avaient voulu l’hétérogène ?

29C’est dans ce mouvement où l’auteur contemporain revendique pour son œuvre le traitement réservé aux textes canoniques, tout en relisant le texte classique à la lumière du présent, que réside surtout la modernité de ces textes. Une poétique de l’interpolation, au sens fort, ne se réduirait pas alors à l’introduction d’effets d’hétérogénéité, mais prendrait son essor quand l’auteur rend son texte susceptible d’un travail d’édition qu’il interdit pourtant.

30Mais le travail philologique est-il vraiment ruiné, ou même seulement ébranlé, par de tels dispositifs ? De fait, l’impression d’étrangeté ou d’hétérogénéité est immédiatement corrigée par le fait qu’une source unique d’énonciation, James Joyce ou Jorge-Luis Borges, est clairement donnée à l’origine du texte, et cela avant même que l’on en ait commencé la lecture. Il est certes dit qu’un seul auteur peut dire plusieurs choses, voire mettre en scène des énonciations hétérogènes, mais il n’est dit en aucun cas qu’un auteur peut admettre dans son œuvre une intervention dont il ne serait pas responsable et qui viendrait la modifier ou la mettre en désordre. L’hétérogénéité manifeste de ces textes est donc corrigée et, si l’on peut dire, affadie par l’unicité de la source auctoriale, qui est clairement établie, et même, dans le cas de Joyce, renforcée puisque c’est bien souvent avec son propre texte, déjà écrit et déjà lu, que Joyce s’interpole.

31Que serait alors un texte dont l’auteur accepterait qu’un autre – qu’il ne connaît pas et dont il ne contrôle pas l’intervention – modifie son œuvre par insertion de fragments étrangers ? Furetière est allé assez loin dans ce sens, quand il écrit, dans Le Roman bourgeois :

Je ne tiens pas nécessaire de vous rapporter ici par le menu tous les sentiments passionnés qu’il étala et toutes les raisons qu’il allégua […]. Car vous n’êtes guère versés dans la lecture des romans, ou vous devez savoir 20 ou 30 de ces entretiens par cœur […]. Vous entrelarderez ici celui que vous trouverez le plus à votre goût, et que vous croirez mieux convenir au sujet. J’ai même pensé de commander à l’imprimeur de laisser en cet endroit du papier blanc, pour y transplanter plus aisément celui que vous aurez choisi, afin que vous l’y puissiez placer25.

32Si l’on suit la logique fictive de son propos, Furetière se montre fort libéral et tolérant à l’égard des possibles « entrelardeurs » de son œuvre qu’il appelle même de ses vœux. Pourtant cet apparent laxisme auctorial s’accompagne en fait d’un contrôle exacerbé sur toute intervention d’autrui. Si l’on reste à la lettre de la fiction, le projet, pour être évoqué, n’est pas mis en œuvre : le narrateur a « pensé » à laisser un blanc pour l’interpolateur, mais il ne semble pas l’avoir fait. L’évidence matérielle de la page contredit l’intention déclarée de laisser à l’autre loisir d’intervenir. Et pour cause : c’est précisément par le biais de cette évidence matérielle que Furetière contrôle l’interpolation ; s’il est possible au lecteur d’interpoler mentalement – nous le faisons tous, et couramment, en lisant – il lui est interdit d’interpoler réellement, c’est-à-dire en changeant le texte dans sa matérialité, en modifiant la version qui sera transmise à la postérité. Quand bien même, d’ailleurs, Furetière aurait effectivement laissé un blanc, la nature allographique de l’œuvre littéraire fait que nous ne modifierions qu’un exemplaire du Roman Bourgeois, mais non pas l’œuvre de Furetière.

33Le fait matériel de la page imprimée interdit la modification qu’elle semble appeler. On parlera ici d’un contrôle matériel de l’interpolation. Et tout de suite se lève le rêve (ou le cauchemar, c’est selon) d’un support matériel différent, plus aisément modifiable, qui permettrait de réaliser ce que Furetière ici ne fait qu’esquisser. Un support qui permettrait au lecteur d’intervenir vraiment et matériellement dans le texte et même dans l’œuvre.

34On pense ici aux expériences de récit « coopératifs » qui se développent en ligne depuis quelques années et où, dans certains cas, il est permis aux lecteurs d’insérer des fragments de leur cru dans le texte. Ne reculant devant aucun sacrifice quand la Science est en jeu, l’auteur de ces lignes a tenté l’expérience et a proposé à l’un de ces sites un (modeste) fragment à insérer. C’est le site http://www.3espaces.com qui nous a paru le plus propre à accueillir nos interpolations : ne propose-t-il pas à l’internautepolateur quatre niveaux d’intervention, selon qu’il désire simplement insérer un fragment hétérogène ou entend également modifier la trame narrative. Nous contentant, pour commencer, du niveau 1, nous proposâmes donc un modeste slogan publicitaire à insérer. Or voici ce qu’il nous fut répondu :

Dépôt de texte.
Votre texte a bien été enregistré.
Nous vous remercions de votre participation à la construction du Récit des 3 Espaces. Nous vous tiendrons informé(e) des prochaines étapes : validation du texte, sélection éventuelle pour le récit « in », proposition de modifications si nécessaire pour la cohérence du récit, édition.

35Il y avait là de quoi doucher l’enthousiasme du plus aguerri des interpolateurs… Alors que l’on pouvait espérer un auteur enfin ouvert à l’hétérogénéité et un support permettant de lever tout contrôle sur l’intervention d’autrui, voici que surgissait l’idée, que ne dédaignerait pas les philologues les plus traditionnels, qu’un récit doit être cohérent et que toute intervention hétérogène doit être rapportée à un ensemble dont l’unité doit évidemment être rapportée à l’intention d’un auteur unique, en l’occurrence Carole Lipsyc, l’auteur du dispositif 3 Espaces.

36Au moment où le support matériel est plus aisément modifiable, c’est à nouveau l’idée de cohérence et d’unicité qui est appelé à la rescousse pour contrôler l’hétérogène. Il ne faut pas confondre « récit participatif » et intention de l’hétérogène.

37S’il est possible de parler d’une poétique de l’interpolation au sens où certains auteurs viennent contredire par leur écriture les présupposés mêmes de la philologie, il n’en reste pas moins qu’il est difficile de parler d’une véritable intention de l’hétérogène, tant un contrôle est exercé soit par l’unicité de la source, soit par la distinction établie entre l’intervention mentale et la modification effective de l’œuvre par un tiers, soit encore, dans notre dernier exemple, quand la possibilité d’une modification matérielle de l’œuvre est compensée par la réactivation de l’idée de cohérence. Effet d’interpolation sans doute, dans tous ces cas, mais pas de véritable intention de l’interpolation qui viendrait fonder une poétique.

38Décidément les auteurs sont bien décevants quand il s’agit de dessiner une poétique de l’interpolation. Abandonnons-les donc, pour nous placer du point de vue de ce mystérieux interpolateur qu’évoquent parfois les philologues, de cet autre qui s’introduit dans un texte qui n’est pas le sien. L’expression « intention de l’autre » s’entendrait dans ce cas non comme un génitif objectif (vouloir de l’autre dans son texte) mais subjectif (vouloir être l’autre du texte, s’y introduire comme autre).

Du côté de l’interpolateur

39Tout de suite, nous nous heurtons à un premier obstacle. Il n’est pas si facile de rencontrer des interpolateurs, encore moins de les observer à l’œuvre, si ce n’est sous la plume imaginative des philologues qui décrivent leur travail, parfois avec une précision appréciable.

40Ainsi de ce passage de Mazon qui dans son commentaire à la Théogonie d’Hésiode nous donne à voir, non pas un, mais trois interpolateurs :

C’est l’expression « demeure de la Nuit » qui a amené l’interpolation suivante. On situe généralement cette demeure à l’extrême Occident. Un autre poète a donc placé ici une image d’Atlas portant le ciel sur ses épaules, et un tableau de genre : la rencontre de Lumière et de Nuit. – La mention de Sommeil et de Trépas a provoqué ensuite un développement nouveau sur ces deux fils de la Nuit : ce ne sont plus maintenant des enfants qu’on porte sur les bras, mais des dieux actifs et puissants. – Puis, comme le domaine de Nuit est aussi celui d’Hadès, un troisième interpolateur a cru bon de peindre là à son tour l’entrée des enfers, avec Cerbère sur le seuil. – Et enfin, comme on ne conçoit pas l’Hadès sans Styx, un long morceau sur la déesse de ce nom est venu s’insérer ici26.

41Ce passage permet de mieux de comprendre ce que peut-être une poétique de l’interpolation vu du côté de l’interpolateur. En premier lieu, il va de soi que Mazon spécule plus qu’il ne décrit, en créant de manière assez peu vérifiable trois auteurs successifs pour trois passages qui lui semblent trancher sur l’ensemble du texte. Ce caractère spéculatif ne doit pas nous arrêter, bien au contraire : de fait, toute poétique est spéculative autant que descriptive : elle décrit toutes les écritures possibles et non pas seulement celle qui sont répertoriées27. Dans le cas de l’interpolation ainsi considérée, il s’agit bien de dégager une possibilité d’écriture plus que de l’observer, dans la mesure où le travail de l’interpolateur est, dans la plupart des cas décrit, à l’occasion d’une hypothèse explicative. Car, pour être hypothétique, cette description n’en est pas moins riche d’enseignements et permet de concevoir ce que pourrait être le curieux travail d’un interpolateur. En premier lieu, l’anonymat est la règle absolue de l’interpolation. L’interpolateur ne signe jamais de son nom si bien qu’il se distingue uniquement par des traits stylistiques ou par le statut digressif de son intervention. Au plan du travail d’écriture, l’interpolateur décrit par Mazon vise clairement à saturer le texte, à en combler les manques, ici notamment par amplification. Il travaille en outre par fragment et, semble-t-il, de manière erratique : aucun projet d’ensemble ne se laisse dessiner et l’interpolateur disparaît, à peine est-il venu, pour laisser place à un autre interpolateur. Enfin l’interpolateur est un lecteur, ou plutôt un écrivain qui n’écrit qu’autant qu’il lit : c’est une réaction de lecture, par exemple une association d’idée, qui provoque l’interpolation. Au point que le travail décrit par Mazon pourrait facilement se décrire comme un travail de commentaire si ce n’est qu’il est inclus dans le texte. Enfin, dernier trait marquant de cette description, l’interpolateur modifie l’œuvre intrinsèquement, c’est-à-dire qu’il ne produit pas une nouvelle version ou une variante de l’œuvre, qu’il ne réserve pas un lieu particulier au discours que lui inspire l’œuvre, et qu’idéalement il prend soin de ne pas laisser traîner des exemplaires qui ne seraient pas modifiés par lui : c’est bien sûr possible – et c’est alors la collation qui permet de débusquer ses interventions – mais, dans la spéculation de Mazon, le philologue est confrontée à une version corrompue que seule sa connaissance des manières de l’auteur et de celles, par contraste, de l’interpolateur peuvent lui permettre d’émender. Ce dernier point nous conduit à distinguer la version radicale de l’interpolation de sa version édulcorée. Dans sa version édulcorée, l’interpolation modifie, en effet, un état du texte ou en propose une variante, sans modifier l’œuvre : rien ne m’empêche de recopier une œuvre en l’interpolant, si tel est mon bon plaisir. Rien ne m’empêche non plus de réécrire une œuvre par interpolation, c’est-à-dire en y comblant une ellipse : par exemple Le Télémaque de Fénelon (mais aussi les « Rochers errants » de Joyce) peuvent se lire comme des interpolations de l’Odyssée, au sens où ces textes comblent une ellipse ou un non dit du texte premier. Enfin, les travaux de Tarrant28 ont montré que le travail de l’interpolateur, tel qu’il est décrit par la philologie est très proche d’exercices rhétoriques, au premier chef l’amplification, qui permettaient à l’écrivain en formation, disciple du maître de rhétorique, de s’entraîner à l’écriture. Dans tous ces cas, l’interpolation ne modifie pas l’œuvre intrinsèquement, mais donne lieu simplement à la création d’une variante ou même d’une autre œuvre qui est d’ailleurs signée d’un nom, contrairement au travail de l’interpolateur. Dans la version radicale que nous essayons de définir, la modification de l’œuvre devrait être effective : le but de l’interpolateur semble bien être que son intervention soit attribuée à un autre, tout en étant éventuellement repérable par un œil aguerri.

42On peut alors essayer d’esquisser une description systématique de cette curieuse manière d’écrire.

43L’interpolation est d’abord une écriture de lecteur. L’interpolateur a besoin que l’œuvre existe et que son intervention ne peut se faire que dans l’après coup, quand l’œuvre est achevée, abandonnée en tout cas par son auteur. En outre, chacune de ses interventions sont des réactions au texte et notamment à ses manques ou aux possibilités qu’il laisse ouvertes : tout se passe donc comme si l’interpolateur entendait transformer le texte non seulement mentalement – comme tout lecteur est susceptible de le faire – mais aussi matériellement.

44En second lieu, cette écriture hésite curieusement entre l’affirmation et l’effacement de l’individualité auctoriale.

45D’abord l’interpolateur signe sans signer. Il ne signe pas au sens où il n’inscrit pas son nom, mais en même temps son style ou sa manière, font office de signature, dans la mesure où elles permettent de le distinguer de l’auteur. C’est en ce sens d’ailleurs que Bérard parle de « signature » de l’interpolateur :

Nous avons, je crois, la signature du faussaire dans le vers 14 qu’il est impossible de traduire, si l’on veut donner au mot stèle et au verbe qui le suit leur sens propre et précis. Cette étrange alliance de mots naquit, je crois, d’une mauvais réminiscence des deux vers iliadiques29.

46On relève, dans la même optique, une hésitation entre la distinction et la fusion stylistique, comme si l’interpolateur entendait faire comme l’auteur, mais en même temps s’en distinguer. Les adjectifs « grossiers » ou « maladroits » qui accompagnent souvent le repérage philologique de l’interpolation ne doivent pas seulement nous conduire à l’idée plaisante que seuls les mauvais interpolateurs passent à la postérité, incapables qu’ils sont de faire aussi bien que l’auteur. L’idée d’un interpolateur forcément maladroit révèle surtout un trait intrinsèque de cet art d’écrire : pour être lu, c’est-à-dire repéré par un lecteur l’interpolateur doit être suffisamment « maladroit » pour être reconnu en ses œuvres. Trop d’habilité lui fait courir le risque de ne pas être lu ou, en tout cas, de ne pas être lu en tant que lui-même car il passerait inaperçu. Quant au cas où il ferait mieux que l’auteur interpolé, il ne lui est guère plus favorable, car le risque est grand encore que l’auteur, tout au moins l’auteur reconnu et prestigieux, se voit attribué cette soudaine amélioration de son style.

47Cette hésitation entre l’affirmation et effacement de soi se retrouve dans la curieuse conception de la postérité qui est en jeu dans l’interpolation ainsi conçue : l’interpolateur est une sorte de passager clandestin de la gloire, il n’existe qu’en tant que l’auteur interpolé, existe, tout en se distinguant cependant de lui. Dès lors, dernière marque de l’hésitation, son but est à la fois d’être reconnu et d’être pris pour un autre, si bien qu’il s’adresse, par un effet de double énonciation, à un double public : le public de l’auteur interpolé, mais aussi un public privilégié, celui qui sait le repérer, celui, surtout, qui consacre une grande partie de son énergie à déceler ses interventions ; le philologue, ennemi déclaré de l’interpolation, est pourtant celui qui donne gloire à l’interpolateur, qui peut le désigner, sans jamais le nommer. C’est bien de gloire qu’il s’agit, et pas seulement au sens de notoriété, mais bien au sens plus positif de célébrité méritée. C’est ainsi que Bérard, qui d’ordinaire n’est guère tendre pour les interpolateurs dont certaines interventions supposées sont taxées de « bavardages et sottises30 », laisse parfois transparaître une admiration certaine pour l’interpolateur, soit qu’il lui prête une intention parodique31, soit qu’il en fasse l’égal de poètes, certes mineurs, mais honorables, lui donnant de la sorte un statut auctorial :

Ces beaux vers ne sont pas homériques ; mais rien n’empêche de les attribuer à un autre vrai poète, bon ou médiocre. La Grèce archaïque a fait durant trois siècles et quatre siècles des épopées, comme la France moderne a fait durant deux cents ans des tragédies : dans Quinault et dans Pradon, serait-il impossible de trouver des vers assez beaux pour ne pas sembler indignes de Racine32.

48L’interpolateur dépend et de la postérité d’un auteur qui n’est pas lui et de la sagacité d’un lecteur qui sait extraire son « œuvre », d’une œuvre qu’il n’a pas écrit. C’est un renom bien incertain qu’il quête et c’est un curieux et audacieux projet que de prendre le risque d’écrire sans être reconnu ou, pire d’être reconnu là où l’on n’est pas intervenu.

49Or, troisième trait définitoire, si l’interpolateur a besoin de la gloire d’un autre pour exister et être lu, on ne peut pas dire que son action soit exactement destructrice. De fait l’interpolation ne vaut que si l’œuvre interpolée existe et si elle est conservée. On peut même aller plus loin et noter que la défiguration doit être limitée : où l’on comprend que l’interpolateur aime le fragment et la forme brève qui garantissent que l’œuvre interpolée continuera d’exister comme un tout et d’être interpolée.

50Nous voici donc devant une proposition d’écriture relativement inédite : un individu tente de s’affirmer tout en se dissimulant, en modifiant après coup l’œuvre d’un autre, qu’il ne détruit pourtant pas.

51Une telle entreprise ne se conçoit pas aisément et on peine à en trouver des exemples autres que ceux fournis par les conjonctures philologiques. Cette difficulté s’explique essentiellement par les présupposés qui sous tendent l’idée philologique d’interpolateur. En effet ces présupposés sont contradictoires à deux niveaux. En premier lieu l’action d’interpoler suppose un respect assez faible de l’individualité auctoriale (je peux modifier le texte d’un autre et je ne me soucie pas de signer mon intervention) mais en même temps le philologue personnalise fortement la figure de l’interpolateur, l’auctorialise. Ainsi s’expliquent non seulement l’impression étrange qu’il s’affirme tout en se dissimulant, mais aussi la difficulté où nous sommes à concevoir un acte d’écriture anonyme bien qu’individuel et personnalisé, surtout dans notre contexte culturel où la gloire (nomen) littéraire est fortement valorisée et associée à la transmission du nom. Ensuite, deuxième niveau de contradiction, la philologie présuppose l’idée d’une œuvre originale achevée, mais, en même temps, nous oblige à concevoir une autre idée de l’œuvre, plus inachevée et en perpétuel devenir. Cette conception de l’œuvre n’est pas problématique dans un contexte de littérature orale, tel qu’ont pu le décrire Nagy ou Zumthor, mais est beaucoup plus étrange si on conserve l’idée d’œuvre achevée et fixée une fois pour toutes par son auteur : or c’est bien sur cette idée que repose le travail philologique qui cherche quand même à débusquer des interventions tardives, comme si la création pouvait se continuer d’une manière ou d’une autre, après que l’auteur a mené à bien son plan initial

52Devant ces difficultés, cette quasi-impossibilité même de l’idée d’interpolation, on peut être tenté se reporter au plan de l’imaginaire, de constater que l’idée d’une poétique de l’interpolateur, vue du coté de l’interpolateur, contient en germes des fictions séduisantes. Il reste à écrire, sauf ignorance de notre part, une fiction mettant en scène un interpolateur dont on repérerait l’anonyme présence dans une série d’œuvres et dont par on finirait à partir de ses interventions à pouvoir reconstituer la vie et les choix esthétiques33. La fiction permettrait aussi, au plan des modifications apportées à l’œuvre de concevoir un livre magique qui se verrait modifié par toute intervention mentale d’un lecteur, où s’inscrirait, interpolées, les inférences, associations, amplifications auxquelles tout lecteur est susceptible de se livrer. La question de la modification radicale de l’œuvre, et non seulement de l’une de ses versions, serait ainsi réglée aisément. Surtout inscrire l’interpolation dans un cadre fictif permet de se demander dans quel imaginaire plus général il convient de la situer. Il se trouve que la représentation du diable dans la culture européenne est très plus proche de l’acte de l’interpolation. L’interpolateur partage en effet avec le diable deux traits essentiels : une tendance à parasiter la création, notamment par l’insertion d’ivraie ou de fragments dans le bon grain ou le bon texte ; l’anonymat, ensuite, qui est celui de l’interpolateur, mais aussi du démon dont on sait que l’un des bons moyens de le mettre en difficulté est de lui demander son nom34. Or c’est en tant qu’il contrefait la Création divine, parce qu’il crée mais faussement, que le diable n’a pas d’individualité et peine à se nommer. Comme l’écrit O. Clément, pour expliquer l’anonymat du démon :

Une personne n’est telle que par son lien avec Dieu, c’est-à-dire avec la vérité. Le diabolos étant refus de Dieu, il n’y a pas de vérité en lui, il semble qu’il ait perdu l’image de Dieu. Quand il parle, c’est donc de « son propre fonds », c’est-à-dire du néant35.

53Par là même on comprend mieux l’anonymat de l’interpolateur : perçu par les éditeurs textuels comme celui qui parasite l’œuvre de l’auteur, il ne peut être nommé parce qu’il n’est qu’un pseudo-créateur. Il se pourrait bien qu’un imaginaire théologique implicite sous-tende en l’espèce le travail philologique.

54Un dernier point d’analogie entre le diable et l’interpolateur peut encore éclairer l’une des contradictions que nous notions. Comme l’interpolateur a besoin qu’une œuvre existe pour la parasiter, de même il le démon a besoin de la Création divine dans la mesure où son action n’existe qu’en tant qu’il s’y oppose, en est l’Adversaire et la contrefait. On comprend mieux alors que l’interpolateur ne se conçoive que dans un contexte qui pense et valorise la création individuelle, de même que le diable ne se conçoit que comme l’adversaire, dans un contexte de toute puissance accordée à la création divine.

55Il n’est donc pas difficile de penser ce que pourrait être une fiction de l’interpolation, d’inscrire cette action dans un imaginaire diabolique au sens large, ce qui permet de supposer la création individuelle tout en pensant l’acte qui la parasite.

56Il est revanche beaucoup plus difficile de penser à des pratiques littéraires répertoriées ou même inédites mais possibles, qui se fonderaient sur l’interpolation. Quelques suggestions peuvent néanmoins être faites en ce sens, à condition toutefois d’en rabattre à chaque fois sur l’idéal spéculatif que nous avons définir. D’abord on peut concevoir de publier des œuvres interpolées par un interpolateur qui signerait son œuvre d’interpolateur. Pourquoi pas un Baudelaire interpolé par Sartre ou un Homère par Racine. On aurait là un produit très proche du commentaire paraphrastique tel que justement le pratiqua Racine sur l’Odyssée. Au fil d’une reformulation, parfois traduction, parfois paraphrase et parfois simple citation, Racine ne lasse pas en effet d’insérer dans le fil du texte qu’il paraphrase, réactions de lecture et citations d’autres auteurs.

57Mais ces interpolations signées pourraient bien être aussi le fait des maîtres de l’interpolation, j’entends les éditeurs de textes quand ils comblent la lacune : il suffirait qu’il assument leur état d’interpolateur et qu’au lieu de prétendre revenir au sens de l’auteur, ils se donnent comme les seuls responsables des conjectures qu’ils placent dans le texte, ce qui justifierait d’ailleurs la nécessité de recommencer, à chaque nouvelle étape de la réception du texte, un nouveau travail d’interpolation.

58Si l’on juge que la signature ne sied décidemment pas à l’interpolateur, on pourra encore se tourner vers les pratiques médiévales de la translatio où, dans certains cas, le texte est traduit par un auteur anonyme qui retranscrit en langue vernaculaire le texte ancien et y interpole amplifications, explications, variations ou réactions : je pense par exemple au Roman d’Enéas où de surcroît l’ensemble du texte interpolé est présenté comme étant de Virgile. On est alors très proche d’une œuvre bouleversée par l’interpolation à la nuance près que le texte originel de Virgile en latin reste disponible, au moins pour les clercs.

59Mais, dans tous ces cas, l’œuvre interpolée n’est pas radicalement modifiée ; elle n’est pas seulement disponible dans son état interpolé ce qui pose problème, car, du coup, l’interpolateur n’est plus soumis à la règle de se distinguer uniquement par sa manière et de se dissimuler tout en se révélant ; c’est là enlever à son art un pan essentiel : l’incertitude où il se trouve d’être jamais lu en tant qu’interpolateur, mais aussi l’espoir où il est peut-être que son intervention soit attribuée à l’auteur.

60Peut-être alors pour pouvoir concevoir une version plus radicale de l’interpolation devons-nous concevoir un nouveau type d’œuvre, une œuvre qui se laisse interpoler au sens propre. De cette œuvre il n’existerait qu’une unique version originale transmise sous une forme telle qu’il serait possible de la modifier définitivement et sans possibilité de retour en arrière.

61Il faudrait juste dans ce cas, limiter les interventions de tiers pour éviter que l’interpolation au bout d’un certain temps l’emporte sur l’œuvre originale, ce qui la viderait de son sens. Il faudrait donc clore l’expérience au bout d’un certain temps. Cette œuvre que nous tentons de concevoir ne serait proche qu’en apparence des « récits coopératifs » en ligne que nous évoquions36. Car dans les différentes expériences disponibles sur la toile, le projet auctorial ne se conçoit pas sans l’intervention du lecteur : interpoler, c’est donc aller vers ce que veut le créateur et non parasiter sa création. Il n’y a donc pas interpolation au sens où l’œuvre n’a pas d’existence sans l’interpolation, n’est lisible qu’en tant qu’elle est interpolée, alors que l’interpolation suppose une intervention sur une œuvre qui peut vivre sans interpolateur. En outre, il est paradoxalement toujours possible de revenir au noyau original, si bien que le jeu de l’incertitude propre à l’interpolation n’est pas respecté. À cela il faudrait ajouter que paradoxalement, dans beaucoup de ces textes coopératifs, le droit de l’auteur est réaffirmé, au point que sur 3Espaces.org, l’interpolateur se voit averti qu’il devra céder ses droits d’auteur… Il n’existe donc pas, autant que nous le sachions, une œuvre telle que nous tentons de la concevoir, c’est-à-dire disponible en une unique version originale, transmise sous une forme telle qu’il est possible de la modifier, sans qu’on puisse revenir à la version originale. À la poétique spéculative de l’interpolation répond une poétique spéculative de l’œuvre à interpoler.

62Or, outre le plaisir intrinsèque qu’il y a à concevoir ce qui peut-être n’existe pas encore, l’intérêt de cette spéculation est de nous conduire à inventer, finalement, de nouvelles manières de lire. Car la lecture et le commentaire d’une telle œuvre devraient, de manière inédite, accepter l’idée de l’incertitude : lire et commenter cela serait accepter de jouer une partie de jeu de cache-cache où l’on fait l’hypothèse de l’interpolation sans jamais être sûr de ne pas attribuer à l’autre ce qui vient du même ou vice versa. Cela est déjà le cas dans le travail de l’édition textuelle, mais bien souvent le caractère interprétatif et spéculatif n’est pas mis en avant mais masqué Dans ce cas, au contraire, le caractère purement interprétatif d’une quête de l’interpolation serait mis en avant, si bien que toute lecture serait productive de manière ouverte : elle construirait d’une œuvre à chaque fois nouvelle, selon les passages que l’on désignerait comme interpolés.

63De telles opérations de lectures seraient donc validables à deux niveaux : comme pour tout interprétation d’un texte, on pourrait vérifier leur caractère économique et leur cohérence, à la nuance près qu’il faudrait vérifier et la cohérence du texte « édité », mais aussi la cohérence de la description de l’interpolateur : est-ce ma description de la poétique de l’interpolateur fait sens et à partir de quels présupposés fait-elle sens ? Quelle figure, et pourquoi, suis-je en train de construire ? De plus, de telles lectures seraient aussi à valider en termes de productivité : une fois l’interpolation désignée, le texte produit est-il intéressant d’un point de vue esthétique ? Le portrait de l’interpolateur, qui se dégage en contrepoint est-il lisible et intéressant ?

64Un changement plus radical, encore, interviendrait dans nos habitudes de lecture. Il deviendrait acceptable, dans les cas où, dans sa version édulcorée, l’interpolation serait signée, d’évaluer l’état d’un texte par un autre critère que la fidélité à l’intention de l’auteur : je préfère Baudelaire interpolée par Sartre à Baudelaire interpolée par Gide… et à Baudelaire sans interpolation.

65Enfin, troisième changement qui intéresse plus directement le travail de l’édition du texte, une nouvelle fonction s’offrirait aux philologues : ces derniers n’auraient pas à repérer l’interpolation mais à en assurer un certain contrôle, non pas en tentant à toute force de conserver la cohérence du texte, mais en évaluant, ce qu’ils savent déjà faire, l’intérêt des interpolations proposés – une interpolation est plus ou moins habile, plus ou moins grossière, en s’assurant enfin que l’œuvre originelle reste majoritaire, qu’elle reste donc interpolable. Au lieu de supprimer les interpolations qu’il repère, il se contenterait de les évaluer et d’en limiter le nombre.

66À essayer de concevoir une poétique de l’interpolation, nous sommes revenus aux philologues et avons oublié les poéticiens. La chose n’est pas si étonnante. C’est la leçon de ce parcours que le plus poéticien des deux n’est pas celui qu’on aurait cru, que les philologues, à l’envers de leur chasse à l’inauthentique, dressent en creux le dessin d’une écriture inédite qu’ils nous aident à concevoir et à imaginer. On a dit que l’un des propos de la poétique est de spéculer sur la pratique de l’écriture, ou pour le dire à peu près comme Genette, la théorie ne servirait à rien si elle ne permettait d’inventer la pratique. C’est parce qu’elle est bien souvent, et toujours dans le cas de l’interpolation, fortement spéculative que la philologie est bien une poétique, qu’elle nous permet non pas seulement d’éditer des textes, mais aussi d’en inventer.