Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Dossier
Fabula-LhT n° 5
Poétique de la philologie
John Nassichuk

Du commentaire à la paraphrase poétique chez Marcantonio Flaminio

1En 1546, Marcantonio Flaminio, humaniste originaire de Serravalle dans le Veneto, publia pour la première fois son édition des Psaumes accompagnée à la fois d’une paraphrase en prose pour certains des pièces, et des trente-deux paraphrases dites « poétiques »1. Flaminio, qui figure parmi les poètes lyriques néo-latins les plus distingués de son temps, fut aussi, à l’époque de la jeune Pléiade en France, l’un des poètes latins les plus imités des poètes vernaculaires des deux cotés des Alpes2. Connu principalement pour ses odes latines dans le style d’Horace, qui apparaissent, en cinq livres, dans le célèbre compendium Carmina quinque illustrium poetarum, Flaminio fut aussi un poète sacré de grande renommée.3 La présente étude examinera le procédé de l’humaniste qui, dans l’édition des psaumes, propose au lecteur une version des 150 poèmes sacrés, un commentaire « ad lineam », une paraphrase en prose à tendance amplificatrice, et, pour trente-deux des psaumes, une paraphrase en vers. À travers l’analyse des textes qui accompagnent le premier psaume dans l’édition de 1545, il convient de montrer que le commentaire et la paraphrase, qui précèdent les paraphrases en vers, constituent un véritable chantier « philologique » dans lequel l’humaniste explore le sens et les champs lexicaux des mots qui apparaissent dans le texte biblique. Cette réflexion soutenue, sur le lexique des psaumes et les synonymes possibles, constitue le fondement d’une poétique, dont le trait distinctif est sa liberté relative à l’égard du texte sacré. Au lieu d’emprunter la technique de l’amplification qui caractérise souvent les paraphrases, ces compositions en vers se distinguent par leurs dimensions plutôt modestes, proches de celles des psaumes. Nourries du travail des commentaires et des paraphrases en prose, elles maintiennent leur proximité au texte « source » par le moyen de l’allusion poétique.

Les principes de l’ouvrage

2Dans la préface à son édition, Flaminio décrit les objectifs de sa fréquentation du texte latin des Psaumes. Il cherche à corriger la traduction lorsqu’elle est fautive, mais il précise que son édition laisse intact maint passage qui, de prime abord, paraît mal traduire le texte hébraïque. Aussi l’humaniste explique-t-il ce choix de philologue et d’herméneute. Le mot d’ordre du correcteur latinisant est celui de la prudence ; souvent les mêmes versions qui paraissent erronées lors d’une première lecture, se révèlent véridiques au lecteur plus patient et attentif :

Hymnos Davidis, qui non satis diligenter expressi fuerant de Hebraeo, adhibita summa diligentia correximus, usi consilio et opera hominum doctissimorum : sed ita correximus, ut multa non immutaremus, quae tametsi prima specie male conversa videntur ex ea lingua, tamen si paulo diligentius attendas, sententiam tibi fideliter exprimunt, quanvis verbum pro verbo non reddant…4.

3Il lui reste donc de lever autant que possible « l’obscurité de ce poème excellent » par le moyen d’une explication claire et brève5. De cette manière, il espère apporter un concours utile à ceux qui souhaitent acquérir une connaissance réelle des chants de David.

4Selon Flaminio, l’état présent des connaissances et des sensibilités exige que le travail de l’herméneute soit effectué au niveau sémantique le plus élémentaire. Il note que la pratique traditionnelle de l’interprétation de l’Écriture amène les théologiens et les savants à négliger le sens « historique », ou « littéral », des Psaumes. Il existe en effet plusieurs genres d’interprétation des textes sacrés :

Cumque unum genus, quod historicum Theologi vocant, ab apertiore orationis argumento non recedat, reliqua vero sententias interiores sanctioresque persequantur, quas Graeci tum ̉αλλήγωρίας, tum ̉αναγωγην appellant, animadvertimus Theologos veteres, cum libros sanctorum vatum explanarent, in his reconditis generibus diligenter elaborasse, in communi illo et populari parum esse versatos6.

5Cette erreur fondamentale dans la manière d’aborder le texte biblique conduit les lecteurs insuffisamment renseignés à mal comprendre l’Écriture. Faute d’avoir bien saisi le sens primitif de l’Écriture, ces lecteurs se livrent à des interprétations abusives, car trop rapides, d’un texte dont le sens exige une reconstruction informée et patiente. À ce risque évident s’ajoute celui de l’égarement spirituel et même de la perte de la foi :

Iam vero si quis ab huius vitae tenebris, et tractatione rerum humanarum ad literas sanctas sese conferat, non hic statim mea quidem sententia cogendus sit in splendorem illum ingentem mysteriorum coelestium aciem mentis intendere, ne forte nimio fulgore perstringatur, et nihil intueri valens referat oculos ad ea, quae iam reliquit, res divinas aut intelligendi posse desperans, aut certe (quod nonnullis accidisse vehementer doleo) res commentitias, et inanes fabulas existimans7

6Il s’agit donc pour Flaminio de s’astreindre à un seul sens du texte sacré. En saisissant correctement le sens littéral ou historique des Psaumes, qui constitue, pour ainsi dire, la porte d’entrée de l’interprétation et du commentaire théologique, le lecteur se protège contre la menace de l’erreur qui guette non seulement sa compréhension du texte, mais sa foi elle-même.

7Or, malgré cette revendication d’une lecture à caractère presque exclusivement littéral, Flaminio n’hésite pas d’affirmer la validité des lectures figuratives, qui trouvent dans les paroles et les gestes des prophètes vétérotestamentaires l’annonce des paroles et des gestes de Jésus. Il accepte d’emblée la validité de ce principe de la lecture informée – « cum praesertim nemo de nostris non sciat » –, préférant orienter son propos sur la compréhension littérale ou historique du texte. Afin de bien souligner l’importance d’une première lecture littérale, il fait une série de remarques de portée technique, sur la constitution de sa propre version du texte latin, sur la difficulté de rendre avec précision certaines formulesde langue hébraïque et sur la nature et la qualité même de sa propre expression latine. C’est ainsi qu’il revendique le choix de laisser dans les caractères hébreux originaux les inscriptions qui divisent les poèmes individuels en parties discrètes, suivant en cela la pratique traditionnelle des traductions latines des psaumes. Ces inscriptions souvent ambiguës désignent, selon lui, « tantôt, les instruments de musique, tantôt les nombres et les modes, tantôt encore les sons divers qui conviennent aux paroles8 ». Flaminio souligne encore le caractère resserré, concis, de l’expression hébraïque, et déclare que malgré cette propriété frappante de la langue sémitique, sa pratique de traducteur a été d’amplifier la version latine afin de la rendre plus limpide.

8Pour expliquer ce parti pris de l’amplification, qui, de prime abord, semble transgresser quelque peu les exigences naturelles de la langue des Psaumes, l’humaniste avance l’idée que les ampleurs de expression latine apportent un véritable accomplissement à la source hébraïque : « pour cette raison il m’a paru nécessaire, explique Flaminio, d’ajouter en plusieurs lieux quelque chose du mien, grâce auquel le discours atteindrait sa plénitude et perfection9 ». Ici, l’emploi du participe perfecta pour qualifier le substantif oratio, n’est pas sans rapprocher l’auteur d’une expression cicéronienne, qui apparaît dans le Brutus lorsque le personnage de Cicéron lui-même évoque, avec beaucoup d’éloges, les talents oratoires de Caius Gracchus. « Pour l’éloquence du moins, s’exclame Cicéron, il n’eût pas eu, je crois, son pareil. Il est sublime dans l’expression, profond dans la pensée, d’une gravité imposante dans l’ensemble10 ». Pour cette raison, l’Arpinate déplore l’état mutilé dans lequel les textes de Gracchus sont parvenus à la postérité : « La dernière main n’a pas été mise à ses ouvrages : chez lui, beaucoup d’ébauches, qui n’ont pas été poussées jusqu’au bout11 ». Cicéron se réfère évidemment à des textes que Gracchus n’aurait pas eu le temps de revoir et corriger en vue de les léguer à la postérité dans un état qui fasse honneur à sa mémoire. Flaminio emploie la même terminologie pour décrire le labeur de la traduction de l’hébreu au latin. Ce travail comporte naturellement, selon lui, une part d’interprétation qui est loin d’être négligeable. La traduction latine apporte au texte originel un accroissement légitime, apte à en révéler, au moins partiellement, le sens profond. Dans le texte des Psaumes publié par l’humaniste italien, l’imposant apparat de commentaires et de paraphrases qui accompagne la traduction ne fait qu’apporter son concours à cette méditation fondamentale sur la poésie davidique. Il participe ainsi du même travail herméneutique dont le noyau essentiel est la mise en place d’une version latine.

Description de l’ouvrage

9L’ouvrage de Flaminio présente une version latine de chaque psaume, basée sur le texte de la Vulgate et précédée d’un paragraphe qui en résume « l’argument ». Dans la grande plupart des cas, la version du psaume est suivie d’un commentaire ad lineam, qui doit éclaircir le sens d’expressions obscures ou subtiles et renvoyer à des parallèles bibliques. Ainsi, le commentaire qui s’attache à l’expression Et in cathedra derisorum non sedit du premier psaume allègue, comme parallèles, la formulation semblable qui se trouve dans le psaume 26 : Non sedi cum concilio vanitatis, et cum iniqua gerentibus non introibo… et la description de la fausse pénitence dans le livre de la Sagesse. Il propose aussi, plus rarement, quelques références à des textes patristiques. Plus rares encore sont les explications philologiques qui puisent dans le corpus littéraire de l’Antiquité païenne. De toute évidence, l’exhaustivité des témoignages linguistiques parallèles n’est pas le principal objectif de Flaminio dans ces commentaires.

10Une particularité frappante de ses remarques sur les Psaumes réside dans l’emploi continuel du discours rapporté, qui sert à marquer une distance entre le propos du commentateur et la voix du psalmiste. On peut citer à titre d’exemple l’explication attachée à l’incipit du premier psaume, Beatus vir : « Il rappelle que ce qui intéresse la vie bienheureuse en premier lieu, c’est que nous fuyions les conseils de ceux qui cherchent à nous détourner de l’amour de Dieu et d’une vie honorable12 ». Pour la majorité des psaumes, le commentaire est suivi d’une paraphrase en prose, dans laquelle le discours rapporté disparaît, l’humaniste lui-même assumant la matière des chants sacrés. Ces paraphrases tendent à amplifier sensiblement les propos du psalmiste. Ainsi, la matière du premier verset du premier psaume (Beatus vir…) inspire au paraphraste un élan qui remplit plus d’une page entière. Bien qu’elle soit moins prononcée que ne l’est la même pratique dans les Ennarationes d’Erasme13, cette tendance à la copia, qui se déclare dans les paraphrases en prose, constitue une ressource puissante dans la constitution du trésor lexical fondamental au lyrisme dévotionnel de Flaminio.

11Ces trois parties, présentées selon l’ordre qui procède de la version latine du psaume jusqu’à la paraphrase en prose en passant par le commentaire ad lineam, constituent ensemble le noyau essentiel du travail sur les Psaumes dans ce livre. À ce fondement essentiel, Flaminio ajoute toutefois, pour certains psaumes, un quatrième et dernier élément. Il s’agit d’une deuxième paraphrase, rédigée en vers. Ici, l’humaniste déploie sa virtuosité de poète latin capable d’écrire dans une variété de mètres lyriques. En effet, ces paraphrases poétiques se distinguent des versions en prose grâce à une élégance d’expression qui évite les excès de l’abondance lexicale. Quant à la distribution de ces poèmes dans le texte, il semble qu’aucun procédé systématique, d’ordre technique ou thématique, n’ait été adopté. L’édition renferme 33 pièces en vers arborant le titre Paraphrasis, auxquels il convient d’ajouter le poème en 26 trimètres ïambiques, intitulé Ad lectorem, qui clôture le recueil. En général, les paraphrases poétiques apparaissent nombreuses au début et à la fin du livre : on en compte une dizaine dans les trente premiers psaumes, aucune dans le milieu, entre les psaumes quarante-deux et cent, puis vingt-deux dans la dernière partie, entre les psaumes 113 et 150. La plupart des psaumes reçoivent une seule paraphrase poétique, à trois exceptions près : chacun des psaumes 1, 12 et 114 en reçoivent deux14.  

Psaume I

Le commentaire

12À plusieurs égards, la panoplie textuelle qui accompagne les Psaumes ressemble à un vaste chantier poétique, dans lequel l’humaniste déploie les trésors de sa langue afin d’en prendre la mesure. Cette panoplie se constitue de la juxtaposition des divers stades du travail philologique. Elle révèle notamment que la récriture sous plusieurs formes d’une méditation sur le texte biblique permet à l’humaniste de réfléchir à la fois sur le sens des mots et sur les diverses modalités de ton et de structure qui conviennent aux chants du psalmiste. Un exemple remarquable de cette pratique apparaît dès le début du livre, dans la réflexion féconde et diverse que l’humaniste attache au premier psaume. Flaminio propose une version latine, proche du texte de la Vulgate corrigé d’après la traduction de la Septante :

Beatus vir qui non ambulavit in consilio impiorum, et in via peccatorum
non stetit, et in cathedra derisorum non sedit.
Sed in lege domini voluntas eius, et in lege eius meditabitur die ac nocte.
Et erit tanquam lignum, quod plantatum est secus decursus aquarum, quod
fructum suum dabit in tempore suo.
Et folium eius non defluet, et omnia quaecunque faciet prosperabuntur.
Ideo non resurgent impii in judicio, neque peccatores in consilio justorum.
Quoniam novit dominus viam justorum, et iter impiorum peribit15.

13Les versets 3 et 4 de ce psaume élaborent la comparaison célèbre, de la vie de l’homme pieux à la verdure et à la durée d’un arbre vigoureux. Au verset 3, l’adverbe tanquam annonce la comparaison sans adverbe corrélatif (sic ou ita), si bien que le verset suivant décrit, non la relation qui subsiste entre deux objets explicitement comparés, mais un seul objet métaphorique, le « feuillage » qui ne se flétrira pas et ne tombera jamais. Le génitif eius désigne ainsi un double objet : l’homme pieux et l’arbre vigoureux. Et lorsque, deux versets plus loin, le même adverbe tanquam apparaît pour la seconde fois, c’est pour comparer les « impies » à « de la poussière que jette le vent ». La répétition de l’adverbe impose ainsi un certain ordre à cette partie du psaume, soulignant du coup le contraste entre l’homme pieux et les « impies ». C’est bien ici qu’apparaît pour la première fois l’adverbe corrélatif sic non sic impii –, pour mettre en évidence ce contraste. Dans le psaume, la métaphore de l’homme-arbre n’est pas développée autrement que par la référence négative à son contraire moral, l’homme impie emporté par le vent.

14Dans le commentaire qu’il attache à ce premier psaume, Flaminio examine attentivement la célèbre métaphore de l’arbre. Ses remarques, très imagées, expliquent avec clarté le rapprochement de l’homme pieux et de l’arbre vigoureux et fécond. Elles touchent le domaine du style et celui de la morale :

Et erit tanquam lignum quod plantatum est secus decursus aquarum. Ut enim aqua humore suo vitali arborem educat, atque confirmat, illamque laetissimorum copia fructuum exornat, ita piorum animus meditatione rerum divinarum alitur ad aeternitatem, uberrimosque virtutum fructus, et illos quidem tempestivos edit : sapiens enim suo quaeque tempore agit. Eleganter autem virum pium, et religiosum comparat arbori foecundae : ut enim haec ubertate sua non sibi, sed aliis utilitatem affert, sic vita illis fructuosa quidem est, sed ita, ut commoditates suas non quaerat, tota autem in juvandis aliis occupata sit. Caeteri omnes omnia referre solent ad utilitatem propriam, nec facile animum inducere possunt, ut aliquid gratuito agant16.

15L’adverbe tanquam disparaît dans ces lignes, remplacé par la séquence comparative utita, dont la rigoureuse simplicité permet à l’auteur d’élaborer copieusement les deux parties de la comparaison. Il apporte à celle-ci une considération supplémentaire, d’une importance capitale, on le verra, pour la reconstruction poétique de ces versets. Le commentateur décrit d’abord le processus de l’irrigation, grâce auquel l’arbre situé sur la rive se nourrit des richesses apportées par l’eau. C’est bien de cette même manière, explique-t-il ensuite, que l’esprit de l’homme pieux se nourrit d’une méditation continuelle sur les choses divines.

16Le commentaire, on le voit, amène une précision qui tend à renforcer le lien, entre le deuxième verset du psaume et la comparaison de l’homme pieux à l’arbre qui pousse, verdoyant, sur les rives du fleuve. La méditation continuelle que le fidèle consacre à la gloire de la divinité, est comme l’eau qui irrigue et nourrit l’arbre riverain. A force d’étendre ainsi la comparaison, Flaminio lui prête une assise rationnelle, dont la logique implicite raffermit la disposition des motifs et des images. La structure comparative, qui éclaircit le sens fondamental d’une métaphore élégante, lui permet notamment de se prononcer, dans sa propre voix, sur le procédé de l’auteur biblique : Eleganter autem virum pium, et religiosum comparat arbori foecundae. Son emploi du verbe comparare réduit la métaphore à ses parties constitutives. Cette remarque souligne aussi le motif de la fécondité, qui demeure implicite lorsque le psalmiste déclare que jamais la feuille de l’homme-arbre ne tombera. Elle représente à ce titre une véritable prise en compte, de ce motif auquel Flaminio accordera une importance particulière dans les paraphrases en prose et en vers.

17Il convient de noter enfin que le commentaire ne signale d’aucune notation technique la métaphore du quatrième verset du premier psaume. L’élégance de l’image végétale des versets 3 et 4 réside, au moins en partie, dans le glissement de la comparaison à la métaphore qui se cristallise dans l’ambiguïté polysémique du génitif « eius ». Mais le commentateur passe sous silence cet aspect de l’elocutio afin de bien soutenir, en l’élaborant, la justesse du parallèle fondamental qui attribue à l’homme pieux les qualités positives de l’arbre verdoyant. Tout se passe en effet comme si l’humaniste s’efforçait moins d’analyser les procédés rhétoriques du psalmiste que de renforcer la dignité de la prière par les moyens de sa propre éloquence. Il existe de toute évidence, entre le psalmiste et son interprète humaniste, un rapport de sympathie qui amène ce dernier à concevoir la relation entre texte et paratexte, entre le psaume et son appareil critique, comme étant de caractère profondément organique.  

La paraphrase en prose

18Si le commentaire sert à organiser les données de la métaphore de l’arbre, la paraphrase en prose ajoute de la matière nouvelle à ce motif. Au début de la paraphrase, Flaminio explique longuement le sens du premier verset du psaume, celui de la « bonne voie » des pieux qui ne prennent pas la « voie des impies ». Cette longue glose montre avec clarté le sens de la remarque préliminaire de l’auteur qui, dans la préface, annonçait que s’il ne comptait pas faire une explication allégorique des Psaumes, il n’hésiterait pas, en revanche, d’en examiner la portée morale. L’humaniste conclut cette réflexion initiale, qui doit dévoiler le sens des deux premiers versets, de la manière suivante :

Itaque beatum illum judicamus, qui et sese a vitiis purum et integrum servat, et praeceptis legum divinarum studiose paret, et in ea meditatione dies noctesque consumit, ut intelligat, quid jubeat deus, quidve prohibeat17.

19Telle est donc la vie, telles sont les mœurs, de l’homme pieux. Ici, le commentaire ajoute une nouvelle interprétation possible au sens du substantif meditatio : l’homme pieux, selon le paraphraste, obéit jour et nuit aux préceptes des lois divines et il demeure sans cesse dans la méditation sur cet objet sacré. L’introduction du terme « préceptes » (praeceptis) concrétise de façon remarquable la matière et les moyens de la méditation. Elle suggère qu’il existe un objet d’étude, une doctrine, un corpus de lois disponible à la curiosité de l’homme, dont la contemplation le nourrit spirituellement.

20La paraphrase en prose des versets 3 et 4, et de la comparaison de l’homme à l’arbre dont la feuille ne tombera jamais, procède de cette longue explication morale qui introduit la notion des préceptes à étudier. À ce stade de sa réflexion sur la figure centrale du psaume, l’humaniste propose une nouvelle métaphore qui soudoie le lien, entre l’image de l’arbre sur la rive et la vertu chrétienne qui, soigneusement entretenue, apporte toujours des fruits abondants :

Qui ita se gerit, itaque vitam instituit suam, is instar foecundae arboris satus ad uberrimos fontes, et flumina sancta literarum divinarum atque illarum doctrina perpetuo irrigatus, pulchrrimos virtutum fructus, et illos quidem tempestivos feret. Sapiens enim suo quaeque tempore agit18.

21Ces lignes jettent une nouvelle lumière sur le symbolisme et de la « source » dans la lecture du premier Psaume, ici proposée par Flaminio. En effet, la « source » n’est autre que l’immense fontaine des lettres sacrées, qui, nourrissant l’esprit de l’homme, constituent aussi l’objet de sa méditation perpétuelle, jour et nuit. Approfondissant le sens de la métaphore de l’arbre, Flaminio construit une lecture figurée de l’expression biblique decursus aquarum, qu’il nomme ici la « très-riche source » (uberrimos fontes). Malgré son projet, présenté dans l’introduction du volume, de restituer uniquement le sens littéral du texte vétérotestamentaire, il invente ici une véritable allégorie de la lecture, au sein de laquelle l’eau à la liquide vitale (aqua humore…vitali) signifie évidemment le « fleuve » abondant de l’Écriture.

22La paraphrase, on le voit, élabore les deux motifs qui apparaissent consécutivement dans le premier Psaume : la méditation de l’homme pieux et l’image de l’arbre. Or, dans la confection de cette image centrale, elle introduit un verbe qui n’apparaît ni dans le texte du psaume, ni dans le commentaire qui la précède. Il s’agit du verbe « irrigare », que le poète emploie dans un sens métaphorique lorsqu’il affirme que l’homme pieux est « abreuvé par la doctrine des Saintes Lettres ». On retrouve ici le motif de la fécondité, introduit d’abord dans le commentaire, lorsque l’humaniste soulignait l’élégance de la comparaison aux versets 3 et 4, et repris comme naturellement dans le registre métaphorique de la nourriture de l’arbre. L’ajout du motif de l’irrigation constitue en quelque sorte l’accomplissement ultime de ce registre, dans la mesure où il semble parachever le lien entre le « fleuve de l’Écriture », objet d’une méditation perpétuelle, et l’arbre fructifère qu’est l’homme pieux. Ces détails montrent que l’acheminement vers la « poétique » sacrée dans l’œuvre de Flaminio procède dans l’élaboration progressive d’un système de références qui renforce et qui rationalise des liens d’association déjà implicites dans le texte du psaume.

La paraphrase en vers

23La paraphrase poétique, qui succède à celle en prose, constitue à bien des égards la culmination de ce lent travail préparatoire à travers lequel Flaminio invente le champ de significations qui encadre les formes graciles du psaume. Il faut préciser toutefois que cette culmination n’est pas le versement massif d’un trésor lexical qui livrerait toutes les ressources d’une abondance accumulée. L’accomplissement poétique du travail de l’humaniste se manifeste au contraire dans la remarquable élégance de ses choix lexicaux, dans la parcimonie rigoureuse des cadences du petit poème intitulé alia paraphrasis carmine.

24Au lieu d’imiter de près le psaume, la paraphrase poétique se construit sur les acquis sémantiques déjà réalisés dans le commentaire et dans la paraphrase en prose. Une certaine légèreté de mouvement et d’expression, suggère qu’elle présuppose l’existence d’un registre métaphorique, au sein duquel les motifs de l’arbre et de l’homme, de la méditation pieuse et du fleuve nourricier, se trouvent désormais liés. C’est ainsi que le verbe « irrigare » apparaît de nouveau dans ce poème rédigé en distiques composés d’un sénaire suivi d’un quaternaire ïambiques. Le participe parfait de ce verbe apparaît au quatrième distique, inséré à la fin du quaternaire :

Seu nox sopore amabili seu lumine
Sol candido terram irrigat19.

25Ce distique correspond à l’expression « meditabitur die ac nocte » dans le texte biblique. Ici toutefois, le verbe « irrigare », déjà associé à la métaphore du fleuve de la Sainte Écriture dans la paraphrase en prose, désigne la bienfaisance inhérente à la rotation des temps nocturne et diurne. Le verbe suffit dès lors à évoquer le mouvement même de l’alternance cosmique. Au lieu de reproduire la métaphore naturelle de l’arbre, dont il élabore les implications sémantiques dans le commentaire et la paraphrase en prose, Flaminio se contente de rester dans le même registre métaphorique en élargissant la portée de la figure.

26La liberté du poète se construit donc sur le travail, que l’on peut appeler philologique, du commentaire et de la paraphrase, qui met en place un véritable réseau de topiques riches en équivalences lexicales. Cette liberté lui de construire une paraphrase poétique qui, au lieu de reformuler la matière lexicale du psaume, l’évoque sur le mode de l’allusion. C’est bien grâce à ce mode allusif que le poète humaniste construit une vision qui est souvent complémentaire à celle qui transparaît dans le texte biblique. Ainsi, au lieu d’affirmer une nouvelle fois, de l’homme pieux, que la feuille de sa descendance « ne tombera pas », Flaminio propose une amplification qui développe l’image de l’arbre porteur d’une abondance de fruits. Il déploie ici, comme dans le commentaire, une formule comparative à deux termes :

Qualis perennes orta propter rivulos
  Arbor feraces ramulos
Ornat quotannis fructuum laetissima
  Pulcherrimorum copia,
Suumque honorem servat omni tempore
  Densis amicta frondibus :
Talis piorum est vita, talis omnium
  Colentium leges dei20.   

27Sans doute convient-il de noter, dans ces vers, la proximité de la formulation latine du deuxième distique à l’expression en prose qui apparaît dans le commentaire : « illamque laetissimorum copia fructuum exornat… ». L’emploi du superlatif « pulcherrimorum », absent du psaume, est anticipé par une expression semblable qui apparaisait déjà au même endroit de la paraphrase en prose : « atque illarum doctrina perpetuo irrigatus, pulcherrimos virtutum fructus… ». On le trouve également dans le commentaire : « pulcheriimum certe pietatis praemium… ». Ce jeu de récurrences permet de voir de quelle manière l’élégance lexicale de la paraphrase poétique est préparée par le travail d’équivalences et d’associations qui occupe, à des stades successifs, le commentateur et le paraphraste. Le poète use librement d’un lexique dont il a bien confirmé la pertinence dans les textes en prose qui précèdent sa paraphrase en distiques.

28Un aspect de la présentation de ce premier psaume chez Flaminio, distingue ce texte célèbre de tous les autres psaumes. L’humaniste ne se contente pas d’y attacher une seule paraphrase poétique. En effet, deux poèmes en distiques apparaissent après la longue paraphrase en prose. De ces deux poèmes, seul celui que nous venons d’examiner, qui apparaît  deuxième dans l’ordre du volume, correspond clairement au contenu même du premier psaume. Quant au premier texte, il semble être d’une portée plus générale. Il propose une sorte d’introduction aux paraphrases poétiques du chant sacré, une préface à la maigre collection de pièces éparses qui suivront certains des psaumes. C’est bien à ce titre que l’auteur y multiplie les références à sa propre activité de chanteur latin :

Dum nigra jucundos per languida membra sopores
      Nox irrigat mortalium,
Tu mecum tacitis hymnos meditare sub umbris
      Cantu Latino barbite
Jesseo quondam heroi modulate, tyranno
      Qui sive pulsus a fero
Montibus in solis erraret, sive reversus
      In patriam ditissimas
Urbes, et latos populos ditione teneret,
      Noctes, diesque maximo
Caelicolum regi laudes cantare solebat.
      At vos beati caelites,
Est tutela quibus vatum commissa piorum :
      Adeste quaeso dexteri,
Et quaecunque Syros docuit rex optimus olim,
      Per te Italas urbes lyra
Dum memorare juvat, facilem concedite cantum,
      Rebusque dignum maximis21.

29La situation de ce chant à l’intérieur de la séquence de paraphrases du premier psaume suggère qu’il existe en effet quelque lien symbolique entre le Psaume 1 – frontispice traditionnel du Psautier, qu’Eobanus Hessus, dans sa propre édition des paraphrases latines des psaumes, avait décrit comme la « convenientissima praefatio in psalmos » – et la présentation générale du lyrisme sacré dans les paraphrases en vers22. À travers ces distiques élégants, qui consistent d’un hexamètre dactylique suivi d’un quaternaire ïambique, Flaminio se présente comme l’humble héritier des chants du psautier.  

30De toute évidence, ce poème n’est pas une paraphrase du premier psaume, car il ne présente aucun développement analogue à celui de la comparaison des Justes et des Impies. Seules quelques résonances lexicales permettent de croire à l’existence d’une relation symbolique entre les deux textes. Aussi s’agit-il d’un lien, non seulement avec le psaume, mais aussi avec les commentaires et paraphrases du psaume. Ainsi, la référence aux vertus restauratrices du temps nocturne dans le premier distique – « Dum nigra jucundos per languida membra sopores / Nox irrigat mortalium… » – évoque la même idée dans le quatrième distique de la paraphrase poétique précédemment analysée : « Seu nox sopore amabili, seu lumine / Sol candido terram irrigat ». La présence constante du verbe « irrigare », ainsi que celle du substantif sopor, renforce le parallèle. Ce poème semble s’inspirer aussi de la fin du deuxième verset du premier psaume : « et in lege eius meditabitur die ac nocte ». Flaminio décrit dans les mêmes termes l’ardeur et la fidélité avec lesquelles David chantait l’éloge de Dieu, dans toutes les circonstances : « Noctes, diesque maximo / Caelicolum regi laudes cantare solebat. »

31Les résonances discrètes, du premier psaume et de sa paraphrase poétique, parachèvent le mouvement qui conduit de la création du psautier latin, au lyrisme sacré de Marc-Antoine Flaminio. Ce développement poétique, qui procède du travail philologique d’un poète humaniste, passe par les stades intermédiaires que sont le commentaire ad lineam et la paraphrase en prose dont la tendance amplificatrice rapproche Flaminio de la pratique d’Erasme dans les Enarrationes in Psalmos. Enfin, toutes ces étapes de la réflexion philologique sont mises à contribution dans la paraphrase en vers, qui témoigne d’une véritable élégance lyrique. Le trait le plus remarquable de la paraphrase poétique chez Flaminio est sans doute celui de la liberté dont elle fait preuve dans son rapport au texte biblique. Le secret de cette liberté du poète réside dans la multiplicité de versions parallèles, toutes différentes, en vers et en prose, qui sous-tend l’invention poétique comme son trésor virtuel.