Fictions philologiques : entre parodie et poétique de la matérialité du livre
« for better or worse, it is the commentator who has the last word »
Vladimir Nabokov, Pale Fire1
1Fiction et philologie : deux notions apparemment peu conciliables puisque la prétention scientifique de l’étude des textes devrait interdire le recours à l’imaginaire qu’implique, au contraire, la fiction. A priori étranger à toute créativité, le travail d’édition du texte suppose pourtant parfois l’élaboration d’hypothèses de lecture où la démarche du philologue rejoint celle de l’écrivain. À l’inverse, certaines fictions s’emparent des possibilités créatrices qu’offrent les pratiques philologiques pour inventer de nouvelles formes d’écriture. C’est la mise en fiction de cet imaginaire philologique que l’on se propose d’envisager à partir de quatre romans de la deuxième moitié du xxe siècle que l’on pourrait qualifier de « fictions philologiques2 » : Feu pâle3 de Vladimir Nabokov, L’Œuvre posthume de Thomas Pilaster4 d’Eric Chevillard, La Caverne des idées5 de José Carlos Somoza et La Maison des feuilles de Mark Danielewski6. Des textes ouvertement romanesques qui se présentent comme l’édition critique d’un manuscrit fictif, commenté par une figure de philologue, spécialiste ou amateur.
2Ces romans transposent, sur le plan fictionnel, des problématiques propres à l’étude des textes, pour interroger les limites de l’approche philologique, notamment la prétention à l’objectivité. Ces fictions seraient-elles alors une simple mise en procès de l’entreprise philologique ? On voudrait se demander dans quelle mesure, au-delà de la dénonciation et de la parodie de l’érudition, l’imitation du geste philologique permet l’invention de nouvelles formes d’écriture, relevant soit d’une poétique de la simultanéité, par l’inscription dans le texte de la variante et de l’interpolation, soit d’une poétique de la matérialité du livre, qui prend en compte l’ensemble de l’objet livre en modifiant l’architecture visuelle de la page imprimée.
I. La philologie en question
1) L’impossible objectivité
3Les fictions philologiques transposent sur le plan fictionnel des questions propres à la science de l’établissement des textes, remettant en cause certains de ses présupposés. Elles interrogent la prétention de la philologie à l’objectivité, au moyen d’une « simulation7 » de paratexte d’édition critique, qui met en fiction la dimension subjective de tout travail sur le texte.
4Dans ces romans, ce n’est pas le texte publié qui constitue l’essentiel de L’Œuvre mais la fiction philologique elle-même, c’est-à-dire la mise en fiction des rapports du texte et de son premier lecteur, l’éditeur ou traducteur-philologue. L’intrigue repose sur la « tension entre le manuscrit édité et son exégèse, entre le discours de l’auteur supposé et les remarques de son pseudo-éditeur »8. Marc-Antoine Marson, dans L’Œuvre posthume de Thomas Pilaster, accuse ce dernier de l’avoir plagié et laisse transparaître sa jalousie dans les critiques acerbes qu’il fait des inédits posthumes qu’il publie. Dans Feu pâle, l’éditeur scientifique Charles Kinbote avoue une fascination obsessionnelle pour son voisin et soi-disant ami, le poète John Shade, sombrant dans un voyeurisme inquiétant. Ces deux éditeurs fictifs sont même impliqués dans la mort des auteurs fictifs dont ils publient les œuvres9.
5Comme le remarque Andréas Pfersmann, « le lieu véritable de ces passions est l’appareil critique » où l’ « on […] cherche en vain la neutralité voulue par la communication scientifique »10. Le caractère subjectif de tout travail sur un texte est exacerbé par Nabokov et Chevillard, au travers de personnages d’éditeurs et philologues ayant côtoyé l’auteur du texte qu’ils commentent et auxquels fait manifestement défaut la distance critique nécessaire à la démarche philologique, comme le souligne Gérard Genette à propos de Feu pâle dans Seuils :
Parfait exemple de captation de texte, cet apparatus est aussi une exemplaire mise en scène de ce qu’il y a toujours d’abusif et de paranoïaque dans tout commentaire interprétatif, appuyé sur l’infinie docilité de tout texte à toute herméneutique, si dénuée de scrupules qu’elle puisse être […]11.
6Charles Kinbote dans Feu pâle applique, en effet, une grille de lecture préétablie pour interpréter le poème de son ami John Shade : il cherche, en vain, à y détecter les traces de l’influence du récit de sa propre vie dans l’inspiration du poète, tandis que Marc-Antoine Marson dans L’Œuvre posthume de Thomas Pilaster entreprend de démontrer le caractère immérité du succès littéraire de son prétendu ami Pilaster. Pour établir son édition d’inédits, il choisit donc toujours, entre deux variantes, la version qu’il juge la plus médiocre : ainsi parmi quatre « suggestions de titres », inscrites « au crayon, dans la marge de la première page » d’un recueil d’haïku et « suivies d’un grand point d’interrogation : Opinions pour piano, Pies grises, Tortues retournées, et Capacités réduites12 », il préfère ce dernier titre aux autres. Ce choix du titre peut-être le moins représentatif de ces poèmes et, assurément, le plus négatif est censé illustrer et renforcer l’hypothèse de l’éditeur selon laquelle Pilaster se serait « adonné à cette pratique » du haïku parce qu’« incapable d’écrire autre chose, définitivement sec, il se donnait ainsi l’illusion de poursuivre son œuvre13 ». Ces deux romans soulignent, de manière outrée pour les besoins de la fiction romanesque, le rôle de la subjectivité du philologue dans ses choix et l’impact qu’elle peut ainsi exercer sur l’orientation de la réception du texte édité.
7L’importance du rôle du philologue-commentateur dans l’élaboration du sens ultime du texte est représentée, dans Feu pâle, par la disproportion entre le poème et son exégèse. Le « commentaire » de l’éditeur Kinbote occupe presque deux cent pages, excroissance monstrueuse écrasant sous son poids le poème de 999 décasyllabes qu’il est supposé éclairer. Représentation formelle de l’inversion du rapport entre poème et commentaire, qui correspond, sur le plan textuel, aux digressions de Kinbote, transformant le poème en un « pré-texte » pour raconter sa propre histoire fantasmée. Le poème ne prend sens, selon l’éditeur, que grâce à son commentaire, l’ensemble des deux faisant œuvre. En effet, tout en feignant de respecter l’ordre usuel des éditions critiques de poésie, Kinbote prescrit un ordre de lecture inhabituel :
Bien que ces notes, conformément à l’usage, viennent après le poème, il est conseillé au lecteur de les consulter d’abord et d’étudier ensuite le poème en s’aidant de ces notes, de les relire naturellement en parcourant le texte, et peut-être, après en avoir fini avec le poème, de les consulter une troisième fois pour obtenir une vue d’ensemble14.
8L’éditeur fictif souligne ainsi la quasi autonomie du commentaire par rapport au poème et son caractère indispensable, allant même jusqu’à « affirmer que, sans [ses] notes, le poème de Shade est dépourvu de toute réalité humaine15 ». La place du commentaire, regroupant les notes en « fin » de volume, sous couvert de simuler une édition critique sérieuse, devient alors symbolique du fait que « pour le meilleur ou pour le pire, c’est le commentateur qui a le dernier mot16 ».
9Même les romans dans lesquels l’annotateur n’a pas connu personnellement l’auteur du texte qu’il commente, mettent en scène l’influence de la subjectivité du philologue dans son interprétation du texte. Dès le deuxième chapitre, l’éditeur de La Maison des feuilles, Johnny Truant17, attire dans une note l’attention du lecteur sur une coïncidence entre le texte qu’il édite et ce qu’il vit : dans la réalité, comme dans la fiction, « le chauffe-eau est nase18 ». Or, dans cette même note mais quelques pages plus loin, Johnny révèle qu’il s’agit peut-être moins d’une coïncidence que d’une intervention de sa part sur l’édition, c’est-à-dire d’une projection de sa propre réalité dans la fiction du texte :
Est-ce juste une coïncidence si cette galère d’eau froide que j’ai connue apparaît dans ce chapitre ?
Pas du tout. Zampanò a seulement écrit « chaudière ». Le mot « chauffe-eau », là-haut – c’est moi qui l’ai ajouté19.
10Cette dimension créatrice du travail philologique est nettement revendiquée dans une note du chapitre X dans laquelle Johnny affirme que le manuscrit du Navidson Record20 « a besoin de [lui] maintenant comme un enfant » et il ajoute :
Après tout, je suis sa source, celui qui le nourrit, qui lui redonne la santé […], ossements de papier à lettres, transfusions d’encre, cryptage génétique en langue xerox […] ; sans moi il périrait21.
11C’est le travail de déchiffrement et de mise en ordre par Johnny qui, seul, a permis au texte d’exister, c’est-à-dire de faire l’objet d’une publication et donc d’une lecture.
12Au chapitre X de La Caverne des idées, le traducteur s’étonne également de la coïncidence entre son commentaire en note de bas de page et le texte qu’il traduit : « Mes propres mots ! Ceux que je viens d’écrire dans une note précédente ! […] Je les ai bien écrits avant de traduire cette phrase22 ». Quand il discute avec son ravisseur, qui n’est autre que le philologue érudit ayant réalisé la première et seule édition du texte qu’il est en train de traduire, celui-ci essaye de lui démontrer qu’il ne fait que projeter sur le texte ses fantasmes personnels, dans un processus d’identification au personnage qui va jusqu’à modifier le physique de ce dernier pour qu’il lui ressemble davantage :
Leptos signifie « mince » en grec, mais aussi « subtil », tu le sais. Et tous les lecteurs, sur ce point, comprendraient qu’il est plutôt question de l’intelligence subtile d’Héraclès Pontor que de sa complexion… […] Bien sûr, tu avais intérêt à traduire « leptos » par « mince », et j’imagine bien pourquoi ! Mais tu n’es pas le seul, ne t’inquiète pas : chacun lit ce qu’il souhaite lire. Les mots ne sont qu’un ensemble de symboles qui s’accommodent toujours à notre goût23.
13Dans ces romans, le philologue de fiction, figure du premier lecteur, interprète le texte qu’il commente et crée d’une certaine manière un texte nouveau, guidant voire forçant la réception du lecteur « réel ». Le texte se commente lui-même, comme pour interdire tout commentaire, en saturant à l’avance l’espace qui lui est normalement réservé. Tout nouveau commentaire est en effet désormais voué au même soupçon de fictionalité et de subjectivité. Ainsi le commentateur « réel » de Feu pâle prend-il le risque de la surinterprétation, étant sans cesse confronté à la menace de céder au spectre du délire interprétatif du contre-modèle constitué par le commentaire de Charles Kinbote. Cette dénonciation du caractère potentiellement abusif de tout commentaire philologique et critique passe notamment par la parodie des pratiques et présupposés de la science philologique.
2) Parodie de la philologie
14Parodie est à prendre ici dans un sens plus large que celui que lui assigne Genette dans Palimpsestes24. Selon la « définition opérationnelle » qu’en a proposé Yen-Mai Tran-Gervat, inspirée des travaux anglo-saxons de Linda Hutcheon25 et de Margaret Rose26, la parodie serait à envisager comme « la réécriture ludique d’un système littéraire reconnaissable (texte, style, stéréotype, norme générique…), exhibé et transformé de manière à produire un contraste comique, avec une distance ironique ou critique27 ». À partir de cette extension de la notion de parodie, on peut constater, à la suite d’Andréas Pfersmann, que la fiction philologique met en scène « deux parodies distinctes, greffées l’une sur l’autre qui ne renvoient pas au même modèle textuel »28 : d’une part la parodie de genres, à l’œuvre dans le ou les textes commentés29, d’autre part la parodie du travail philologique, qui est la seule à intéresser notre propos.
15L’insertion de notes dans un texte de fiction joue souvent un rôle d’imitation des textes à prétention universitaire. Elle semble établir une sorte de parité avec l’écriture scientifique, garantissant, ou feignant de garantir, l’exactitude du texte et sa crédibilité. Les notes en fiction tendent donc à brouiller la frontière entre littérature et érudition, la note étant l’un des indices privilégiés de la « prose du savoir » et tendant à créer un « effet de non-fiction »30.
16Les fictions philologiques, se fondant sur un paratexte fictionnel (préface, notices, notes, index, annexes), censé imiter celui d’une édition critique sérieuse, en dénoncent ainsi les limites. Le délire paranoïaque de l’éditeur fictif Kinbote permet à Nabokov de ridiculiser la démarche philologique et critique, en forçant le trait pour mieux souligner le caractère biaisé de tout commentaire interprétatif. Même lorsqu’il se réfère à un passage qui se trouve réellement dans le poème « Feu pâle », le commentaire de l’éditeur Kinbote tend à le rattacher au seul sujet qui l’intéresse, à savoir son destin de roi déchu et en danger : il croit par exemple déceler dans le mot « stillicide » « l’ombre de régicide31 », alors que le mot signifie « stalactite » comme l’indique la définition que lui fournit son dictionnaire.
17Mais la parodie qui tend le plus vers la charge et la satire de la philologie, se trouve dans L’Œuvre posthume de Thomas Pilaster. Une note au « Journal 1952 » parodie par exemple le travail de déchiffrement du philologue à l’aide d’outils modernes :
Mauvais jeu de mots barré, gratté sur le manuscrit, que nous avons pu déchiffrer malgré tout en laboratoire – après de vains examens au scanner – grâce au pinceau très fin du laser spécialement mis au point dans ce but par le professeur H. Opole sur notre demande32.
18La parodie réside dans la disproportion entre les moyens technologiques déployés et le résultat dérisoire obtenu, à savoir le déchiffrement d’un « mauvais jeu de mots » (« La nuit tombe pour proxénétisme33 »). La vanité de la quête de l’état « d’origine » du texte est rendue d’autant plus flagrante que l’éditeur, sous couvert de fidélité au texte original, a choisi de rétablir la formule malgré le désaveu explicite de l’auteur. Cette note souligne le pouvoir exorbitant de l’éditeur sur le texte final, encore accentué par le caractère posthume de l’édition. En effet, rien dans le texte proprement dit n’indique matériellement sur la page le geste correctif de l’auteur ni celui, tout aussi décisif, de restauration effectué par l’éditeur, dont seule la note signale l’intervention.
19Le paratexte fictionnel imite également des formulations et des types de commentaires caractéristiques du style des éditions critiques pour mieux jouer de l’écart avec l’horizon d’attente du lecteur, comme dans cette note au « Journal 1952 », où, parodiant les critiques qui louent la valeur des œuvres de jeunesse en cherchant à y déceler les traits stylistiques caractéristiques des textes postérieurs de l’écrivain, pour révéler la cohérence interne de l’ensemble de l’œuvre, l’éditeur emploie des termes apparemment élogieux qu’il retourne contre l’auteur, dans une pointe finale assassine :
On admirera la maîtrise parfaite déjà, chez ce très jeune homme, du ton pontifiant qui convient pour énoncer des idées générales34.
20Au lieu de la valorisation, ou au moins de la neutralité, exigée de ce type de commentaire éditorial, Marc-Antoine Marson se livre à une attaque perpétuelle du style de Pilaster, par des critiques dont la violence et la mauvaise foi discréditent la pertinence, aucun inédit ne trouvant grâce à ses yeux. La satire vise sans doute avant tout, pour Chevillard comme pour Nabokov, à dénoncer toute entreprise de critique littéraire35, notamment celle qui se prétend détentrice du sens caché du texte.
21Cependant, au-delà du verrouillage interprétatif créé par la prolifération de l’autocommentaire et la parodie de la démarche philologique et critique, ces romans, en remettant en cause la prétention à l’objectivité dans l’établissement des textes, ouvrent un nouvel horizon pour la philologie. Tout en critiquant les présupposés de la science philologique, ces romans mettent, en effet, en œuvre la fécondité de ses pratiques – en particulier la prise en compte des variantes, lacunes et interpolations – dans l’invention de nouvelles formes poétiques. Ce qu’elle perd en objectivité, la philologie pourrait donc le gagner en possibilité de productivité créatrice.
II. La philologie comme modèle
1) Variantes et interpolation : une poétique du « non-choix »
22Le roman Feu pâle repose sur le complet détournement d’un poème par la lecture qu’en propose l’éditeur fictif, véritable captation de texte puisqu’il ne voit dans le poème que ce qui résonne avec son histoire personnelle fantasmée en tant que dernier roi de Zembla en exil. D’où l’importance à ses yeux de la restitution des « inestimables variantes », dans lesquelles il croit découvrir « des échos et des paillettes de [son] esprit, les vaguelettes du long sillage de [sa] gloire », comme autant de « dettes subliminales contractées envers [lui]36 » par le poète. La mention des variantes dans le commentaire est donc censée redonner au poème son sens caché et démontrer l’irremplaçable contribution de Kinbote à l’inspiration du poème. Ainsi le récit de la fuite du roi de Zembla ne se retrouve que dans « quelques vers non numérotés qui ont pu être destinés à quelques parties ultérieures du poème » et qui figurent, selon l’éditeur, « sur le brouillon (daté du 3 juillet) », « accompagnés d’un point d’interrogation37 ». Tous les efforts de l’éditeur consistent à retrouver les traces de son influence dans le poème et à les révéler au lecteur, grâce à la restitution des variantes. Il se laisse même parfois aller à rêver l’existence de variantes imaginaires, comme dans ce commentaire du vers 822, « tuant un roi des Balkans », à l’image d’un philologue qui imaginerait un épisode vraisemblable pour combler les lacunes d’un manuscrit :
Avec quelle ferveur ne désirerais-je pas signaler que le texte du brouillon était :
tuant un roi de Zembla
– mais hélas, il n’en est rien : la fiche sur laquelle le brouillon a été écrit ne fut pas conservée par Shade38.
23La mention des variantes montre la part de création et de subjectivité qui entre dans tout travail d’édition philologique. Le choix de mentionner ou non certaines variantes participe clairement de l’élaboration d’une interprétation du texte. Le roman présente la confrontation de plusieurs versions parallèles du même poème : bien qu’un texte définitif soit clairement identifié dans l’édition, la mention des nombreuses variantes créé un texte sous-jacent, latent, auquel l’éditeur accorde explicitement sa préférence quand il prétend, dès sa préface, qu’« en un sens, beaucoup d’entre elles sont artistiquement et historiquement plus valables que quelques uns des meilleurs passages du texte final »39.
24Cette poétique du « non-choix », de l’indétermination, se retrouve également dans La Caverne des idées à travers une fiction de l’interpolation. Confronté à l’impossibilité de rattacher le chapitre VIII au reste du texte, car il constitue une rupture à la fois stylistique et thématique qui semble briser la cohérence idéale du récit, le traducteur-philologue émet l’hypothèse d’une interpolation. Ce chapitre ne ferait pas, selon lui, partie du texte original, comme l’indique la note qui fait suite au premier chapitre VIII : « J’ai résisté à la tentation impérieuse de détruire ce faux chapitre VIII que mon ravisseur a sans doute glissé dans L’Œuvre […]40 ». Et il conclut la note ainsi : « je commence la traduction de ce que j’imagine être le véritable chapitre VIII41 ». Le roman possède donc deux chapitres VIII, dont l’un est présenté comme « faux » et relevant d’une interpolation malveillante et le deuxième comme authentique, le point essentiel étant que le traducteur choisit, à contrecœur, de conserver les deux chapitres, renonçant à faire un choix en faveur du deuxième chapitre VIII, ce qui rétablirait pourtant la cohérence de l’œuvre. Tout en s’inscrivant logiquement dans l’intrigue du roman, ce passage permet aussi à l’auteur de mettre en œuvre une poétique du refus du choix entre les possibles textuels, une poétique de la simultanéité dont la philologie, qui choisit un état du texte mais mentionne en note les variantes, lui offre le modèle. Et, contrairement à ce qui se passe dans Feu pâle, où les variantes, bien qu’essentielles aux yeux de l’éditeur, ne sont mentionnées qu’en note de fin, le passage interprété comme interpolé est intégré au texte au même titre42 que le chapitre considéré comme authentique, sans différence de présentation matérielle sur la page, la note seule signalant l’interpolation présumée.
25Le dialogue que La Maison des feuilles instaure entre le texte commenté et son appareil critique permet l’invention de nouvelles formes d’écriture qui modifient le rapport du lecteur au texte, par l’inscription du commentaire et de la variante au cœur de sa poétique. Figure du premier lecteur, Johnny Truant cherche à donner du sens au texte, même quand celui-ci en paraît dénué : ainsi, dans la note 198, il corrige une prétendue « coquille » du texte, affirmant qu’« il faut lire “pour” au lieu de “de” ». Or, si l’on relit le passage concerné (« Dans le dernier plan, Jed braque la caméra sur la porte. Quelque chose est de l’autre côté, qui martèle le battant de façon incessante. Quelle que soit la chose qui vient chercher ceux qu’on ne revoit jamais, elle est là, et c’est de lui qu’elle vient. Jed ne peut rien faire d’autre que filmer les charnières alors que la porte commence lentement à céder43), on constate que les deux prépositions sont possibles : la correction proposée par Johnny modifie le sens du texte en le rendant plus rationnel. Face à une difficulté de compréhension, Johnny Truant s’appuie sur une stratégie de remédiation fréquente dans le processus de lecture : confronté à une apparente incohérence, au lieu d’essayer de comprendre le texte tel qu’il est, le lecteur-philologue suppose une coquille, produisant alors un sens plus satisfaisant pour son univers de pensée et inscrivant concrètement sa lecture dans le texte par l’intermédiaire de la note. Il a, en effet, du mal à admettre que le danger puisse venir de Jed lui-même et non de l’extérieur, comme le suggère le texte de Zampanò. Le roman trouve dans la démarche philologique le modèle d’une poétique de la simultanéité fondée sur le refus de l’imposition d’un sens figé, en permettant la coprésence des diverses interprétations possibles d’un même texte, sans avoir besoin de trancher en faveur de l’une ou l’autre. Cette productivité poétique de l’acte philologique se prolonge, en particulier chez Danielewski, par la mise en œuvre d’une écriture qui imite le geste philologique, au point de modifier l’architecture visuelle de la page.
2) Une poétique de la matérialité du livre
26Dans la plupart des fictions philologiques, l’état matériel du manuscrit édité n’est qu’évoqué, sans être représenté concrètement dans la matérialité de la page. Dans Feu pâle, Kinbote signale par exemple la présence sur le brouillon de « quatre vers biffés complètement44 » dans une variante des vers 131 à 134, mais le texte du poème ne s’en trouve pas modifié. De même, dans La Caverne des idées, alors que le traducteur retranscrit les notes d’un érudit décrivant l’état du manuscrit, « sale, truffé de corrections et de taches45 », le lecteur ne peut que l’imaginer car il n’a accès qu’à un texte imprimé, parfaitement lisible, sans tache ni rature. Ce roman met cependant en œuvre certains procédés philologiques qui touchent à la matérialité du livre : les lacunes sont inscrites typographiquement dans la traduction d’un « fragment en mauvais état46 », signalées par des points de suspension ou des phrases tronquées47. Le traducteur rapporte les hypothèses de l’éditeur du manuscrit original pour tenter d’expliquer ces lacunes, comme au chapitre III : « Quelques lacunes du texte – dues à des mots écrits “précipitamment” qui sont “illisibles”, d’après Montalo – rendent difficile la compréhension de ce mystérieux paragraphe48. »
27L’auteur de La Maison des feuilles exploite avec davantage d’inventivité formelle la productivité d’opérations proprement philologiques pour mettre en œuvre une poétique de la matérialité du livre. Johnny Truant explique en note 276 sa décision de transcrire le texte de Zampanò en l’état, avec ses lettres manquantes, alors qu’il aurait parfois été facile de combler ces lacunes, puisque le lecteur n’a aucun mal à lire le passage auquel fait référence la note suivante :
Une espèce de cendre est tombée sur les pages suivantes, faisant à certains endroits un petit trou, ou en d’autres éradiquant des blocs entiers de texte. Plutôt que de reconstruire ce qui était détruit, j’ai décidé de mettre simplement entre crochets les lettres carbonisées – [ ]49.
28De même, il tente de reproduire graphiquement les taches qui rendent certains passages du manuscrit illisible, en les représentant par des lignes de croix noires, qui peuvent couvrir des pages entières50 ou quelques lignes, comme l’explique la note 45 de Johnny à propos de la note 44 de Zampanò :
44. Fred de Stabenrath aurait prononcé ces paroles juste avant d’être tu [xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxx partie manquan-texxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxx]45
45. Zampanò a laissé le reste de note enfoui sous une coulée particulièrement sombre d’encre. […] Dans certains cas, je suis parvenu à récupérer le texte perdu (voir chapitre IX). Mais ici, je n’ai pas réussi. Quatre lignes disparues avec le reste de Mr. Stabenrath.
29Ce souci de donner à voir le texte tel qu’il apparaît sur le manuscrit du Navidson Record implique aussi un travail de déchiffrement et de restitution des passages barrés. Johnny a réussi à reconstituer « avec un peu de térébenthine et une bonne vieille loupe51 » « les passages biffés » par Zampanò au chapitre IX, passages consacrés à son interprétation originale du mythe du Minotaure. Il les livre au lecteur en conservant les passages barrés pour rendre visible l’autocensure de l’auteur qui « a essayé de s’en débarrasser52 ». Quel est le statut de ces passages à la fois lisibles et marqués par une autocensure ? Comment les lire ? Le geste de biffure, représenté visuellement sur la page, devient ici aussi important que le contenu du passage barré, puisqu’il révèle le malaise de l’auteur face à sa propre interprétation originale du mythe du Minotaure53.
30Le travail du philologue s’inscrit également matériellement dans la mise en page expérimentale du roman. Celle-ci représente graphiquement, en effet, la réception et l’interprétation du texte par l’éditeur. La disposition du texte est bouleversée : il faut parfois tourner le livre pour pouvoir lire le texte imprimé dans le sens latéral, en rond, en diagonal ou à l’envers. Tout se passe comme si l’éditeur tentait, par l’architecture visuelle inhabituelle de la page54, de susciter chez le lecteur l’effet que produit la lecture du texte sur lui, une impression de désorientation et d’oppression qui est, elle-même l’effet que la maison des Navidson produit sur ses habitants. Le titre du roman prend ainsi tout son sens : maison et livre s’équivalent, ce dernier n’étant qu’une « maison de feuilles », dans laquelle peut se perdre le lecteur, comme se perdent les personnages dans la maison de Navidson. Le désordre des notes au chapitre IX est tel qu’il rend difficile leur repérage pour le lecteur et s’accorde parfaitement au thème du labyrinthe traité dans le chapitre. Les appels de note ne se suivent plus dans un ordre croissant mais leur succession devient aléatoire. Le texte de la note 144 qui occupe une vingtaine de pages55 est, par exemple, inséré dans un carré bleu et écrit comme en transparence, c’est-à-dire à l’endroit page de droite, à l’envers page de gauche. Elle se compose de l’énumération des détails architecturaux qu’ « il n’y a pas »56 dans le couloir. D’autres notes (146 et 147), qui occupent les colonnes de gauche ou de droite, énumèrent respectivement, pour l’une les monuments auxquels la maison des Navidson ne « ressemble »57 pas, puisqu’ elle possède un « agencement qui ne rappelle en rien les plans modernes et encore moins les conceptions d’antan »58, et pour l’autre, des noms d’architectes du plus récent au plus récent pour finir avec « Dédale ». D’autres encore, encadrées d’une marge blanche et orientées de façon inhabituelle, soit à l’envers, soit de côté, se prolongent sur plusieurs pages. Le lecteur doit sans cesse « revenir sur ses pa(ge)s », ou au contraire sauter des pages, et tourner le livre en tout sens pour retrouver les notes correspondant au texte.
31La philologie constitue un double apport pour la fiction : soit elle est mise en scène et en question dans une parodie qui peut virer à la charge, rappelant les satires de l’érudition du xviiie siècle, soit elle constitue le modèle privilégié d’une écriture de la simultanéité et d’une poétique de la matérialité du livre. Les deux approches se rejoignent dans le fait que la productivité poétique de la démarche philologique n’est possible qu’au prix du renoncement à l’idéal de l’objectivité, dont l’impossibilité est dénoncée par la parodie.
32La mention des variantes, des interpolations supposées, des lacunes et des passages biffés s’apparente à une « poétique du brouillon », qui donne à voir l’atelier d’écriture, en mentionnant les traces de la genèse de L’Œuvre, les strates de son élaboration. L’emprunt aux méthodes de la philologie devient un moyen de représenter une nouvelle idée de l’œuvre qui ne peut plus être considérée comme un texte définitif, mais dont doit être prise en compte la nature plurielle et mouvante, une « œuvre ouverte », en train de se faire, que le lecteur est chargé de (re)composer. La fiction philologique représente donc à la fois le texte en train de s’écrire et l’œuvre en train d’être lue, en refusant de choisir entre les multiples versions et interprétations possibles du texte.Cependant, le cadre de la fiction d’éditeur, reprenant le topos du manuscrit trouvé59, n’est-il pas trop littéral ? Il donne une raison d’être aux procédés philologiques et leur ôte une partie de leur force d’invention formelle. Comme le roman parodique envisagé dans cette perspective par Christine Montalbetti, le roman philologique est sans doute un « objet trop commode » pour l’étude de la lacune et de l’interpolation dans la fiction, un cas limite qui joue le rôle de « lieu de sensibilisation60 » à la question de la fécondité du modèle philologique, à partir duquel il faudrait prolonger la réflexion, en cherchant des exemples de fiction qui s’inspirent de l’écriture de la variante, de l’interpolation et de la lacune hors de la mise en scène d’une édition critique fictive, des romans où le refus du choix entre plusieurs versions n’est pas motivé par la présence d’un personnage de philologue et qui échappe ainsi à l’artificialité, voire au formalisme qui menace toujours la fiction philologique.